LI - Impuissance du gouvernement de la République

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II - CATILINA (63-62)

Sylla croyait avoir fait de ses vétérans des laboureurs paisibles, et de ses sicaires enrichis d'honnêtes citoyens. Mais ces soldats paresseux firent travailler pour leur compte, puis vendirent leurs terres et ne gardèrent que leur épée, dans l'espérance d'une autre guerre civile et de nouveaux pillages. Il avait fallu moins de temps encore à leurs anciens chefs pour dissiper l'or des proscrits. Les classes riches, aisées, virent avec effroi au-dessous d'elles, non plus les pauvres de Rome, populace oisive, résignée maintenant à ses misères, et ne demandant pour vivre dans le repos que quelques mesures de blé, mais une autre populace ayant le goût et le besoin de la débauche, des hommes aux regards sinistres, à la main prompte, ennemis de l'ordre et de la société, quelque gouvernement qui la régît, et vivant à ses dépens de mille industries criminelles. Chaque jour, cette tourbe menaçante augmentait.

Longtemps il ne sortit de là que des crimes individuels ; mais un homme vint qui voulut se faire de cette classe, en guerre avec la société, une arme pour son élévation. Catilina avait toutes les qualités d'un chef de parti : une naissance illustre, l'air noble, un corps de fer qui supportait tous les excès, de grands talents, une audace et un courage sans bornes, au besoin la tempérance du plus rude soldat. Libéral, officieux, insinuant, il savait être austère, grave ou enjoué, selon le caractère et l'âge de ceux qu'il voulait gagner. Toujours prêt à servir ses amis de son argent, de son crédit et de sa personne, n'épargnant pour eux ni les travaux ni le crime, il exerçait autour de lui, dans cette sphère de la débauche, un irrésistible ascendant. Deux siècles plus tôt, Catilina eût été un grand citoyen, mais l'état social et les moeurs de la Rome nouvelle lui donnèrent une autre ambition, et il en poursuivit le succès avec l'emportement de sa fougueuse nature. Par son âge, Catilina appartenait à cette génération qui était arrivée à la vie publique sous la dictature de Sylla. Les temps où la terreur est dans les cités, que ce soit la nature qui frappe par la contagion ou les hommes qui tuent par le glaive, ces temps sont souvent mêlés, toujours suivis de la plus effroyable licence. C'est au milieu d'une pareille époque, quand la fortune et la vie n'étaient qu'un jeu, que Catilina, préparé par les désordres de sa jeunesse, avait achevé son éducation politique. Aussi, comme il se jouait lui-même de la vie et de la fortune ! Nous avons dit qu'il se signala parmi les massacreurs les plus féroces ; il avait tué son beau-frère pour être libre dans un amour incestueux ; il égorgea son épouse et son fils pour décider une femme à lui donner sa main. Durant sa propréture en Afrique, il commit de terribles concussions (67) ; à son retour, il brigua le consulat, mais une députation de la province étant venue l'accuser, le sénat raya son nom de la liste des candidats. Catilina se retira frémissant ; on lui interdisait même la brigue légale : il prépara une révolution.

Il y avait longtemps qu'il s'était uni à tout ce que Rome renfermait de gens infâmes et coupables. Mais c'était un parti qu'il voulait, et non pas seulement des complices ; il s'étudia donc à gagner les pauvres et la jeunesse ruinée en se faisant le ministre de ses passions. Il avait toujours, pour qui lui en demandait, de beaux chiens de chasse, des chevaux, des gladiateurs, de folles femmes ; puis du plaisir il les faisait passer au crime : il les tenait alors. Cette jeunesse débauchée ne faisait pas encore une armée. De longue main Catilina s'eu était préparé une par ses relations avec les colons militaires, ses anciens compagnons d'armes. Il leur rappelait Sylla et ses dons, leurs terres engagées à des usuriers ; s'il arrivait au consulat, lui, s'il devenait le maître, il saurait bien conserver aux vainqueurs les fruits de leur courage. Une abolition des dettes serait le prélude de nouvelles gratifications. Aussi les vétérans s'étaient-ils tenus prêts à venir en foule voter pour lui. Catilina avait donc déjà de grandes ressources. La sévérité des nouveaux tribunaux lui fournit d'autres alliés.

Un jugement venait de condamner les deux consuls désignés pour l'année 65, P. Autronius Paetus et P. Corn. Sylla, comme coupables d'avoir acheté les suffrages ; les accusateurs L. Aurelius Cotta et L. Manlius Torquatus avaient été élus à leur place. Catilina envenima leur ressentiment, et un complot fut formé pour égorger, aux calendes de janvier, les nouveaux consuls, quand ils iraient sacrifier au Capitole. Crassus et César entrèrent, dit-on, dans cette conjuration ; le premier aurait été créé dictateur, et, dans cette charge, aurait réintégré au consulat Autronius et Sylla. Ce doit être une calomnie. Crassus, si riche, avait tout à perdre en s'associant à des gens ruinés, dont le premier soin eût encore été de bouleverser les fortunes. Pour César, sa douceur répugnait aux violences préméditées par les conjurés ; mais tous deux ne voyaient certainement pas cette agitation avec colère, et, sans s'y mêler, ils ont dû en attendre l'issue pour la faire tourner au profit de leur ambition. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient donner la main à ces désespérés en révolte contre tout l'ordre social, et ils n'entendaient pas davantage se faire les souteneurs de l'oligarchie. Ils se réservaient donc, laissant les grands et Catilina s'affaiblir mutuellement en un mortel combat.

Deux fois le coup manqua, aux calendes de janvier et aux nones de février, par l'attitude des consuls, qui avaient été avertis. Il semble qu'alors un rapprochement ait eu lieu, ou plutôt que le sénat tremblant ait cherché, par des concessions, à désarmer ces furieux. Cn. Pison, un des conjurés les plus redoutés, fut envoyé comme préteur en Espagne ; il est vrai que son escorte espagnole l'assassina. Mais lorsque Clodius reprit contre Catilina l'accusation de concussion, l'un des consuls qui avaient failli être tués, Torquatus, défendit l'accusé, et nous ne savons pas si Cicéron ne partagea point avec lui cette défense. Du moins il s'y prépara, et, dans une lettre qui nous est restée, il se félicite d'avoir obtenu tons les juges qu'il souhaitait. «S'il est acquitté, ajoute-t-il, j'espère m'entendre avec lui pour notre candidature». Voilà une lettre qui donne beaucoup à penser au sujet de la grande journée des nones de décembre 63. Mais il nous faut raconter cette histoire avec les seuls documents que le temps nous a laissés, sauf à faire de discrètes réserves.

Catilina fut acquitté, mais ruiné. Tout l'or qu'il avait apporté d'Afrique était passé à ses juges (65).

Ce qui disposait le sénat à fermer les yeux sur de tels projets, c'était le sentiment de sa faiblesse et la crainte que lui inspirait César. L'ambition de Catilina paraissait encore n'être que celle d'un seul homme ; derrière César, les sénateurs voyaient tout un parti. Cette année même (65), il avait été nommé édile curule, et n'avait pas perdu cette occasion de faire légalement une brigue plus sûre que celle du jour des comices, en achetant d'un coup le peuple entier par la magnificence de ses jeux et par des prodigalités inouïes. Il décora de tableaux et de statues le Forum, les basiliques, les temples ; et, pour honorer la mémoire de son père, il fit paraître trois cent vingt couples de gladiateurs, couverts d'armures dorées ; jamais le cirque n'avait vu un tel carnage ; jamais le peuple n'avait si bien rassasié ses joies féroces. Le sénat s'alarma de cette boucherie, ou plutôt des facilités que fournissaient pour un coup de main tant de bravi qui formaient une armée ; un décret fixa le nombre de gladiateurs qu'à l'avenir on ne pourrait plus dépasser. Les Mégalésies et les grands Jeux romains furent célébrés avec la même pompe : aux malheureux condamnés à combattre les bêtes, il avait donné des lances d'argent.

A ces fêtes, à ces jeux, Bibulus, son collègue, qui faisait alors l'apprentissage de l'abnégation, disait d'un air étonné : Nous nous ruinons tous deux, et il semble que lui seul paye ; le peuple ne voit que lui. César eut bien d'autres applaudissements quand un matin on découvrit de toute la ville, aux portes du Capitole, des statues étincelantes d'or : c'était le vieux Marius qui reparaissait avec ses trophées de la guerre de Jugurtha et des Cimbres. Déjà quelques années auparavant, César avait fait porter l'image de Marius aux funérailles de sa tante Julie, et, du haut de la tribune, il avait prononcé l'éloge de cette femme, veuve du vainqueur des Cimbres. Mais ces trophées, le sénat les avait proscrits, Sylla les avait arrachés, et un édile les rétablissait ! Les grands restèrent muets devant tant d'audace et devant la joie de la multitude, accourue pour saluer l'image de l'homme qui, malgré son égoïste ambition, avait toujours été aimé, comme le plus glorieux représentant du peuple. Catulus eut beau s'écrier : Ce n'est plus par de sourdes menées mais à la face du ciel que César attaque la constitution, personne n'osa le soutenir, et les trophées du héros populaire continuèrent de briller au-dessus de la tête des sénateurs tremblants.

Cette journée était décisive ; un parti venait de retrouver son vrai chef et son drapeau : dans les affections du peuple, Pompée descendait au second rang, César montait au premier. Le vainqueur de Sertorius, des pirates et de Mithridate peut maintenant revenir, l'édile est en état de le forcer à compter avec lui.

Au sortir de l'édilité (64), César essaya de se faire donner la mission d'aller réduire l'Egypte en province, en vertu d'un testament de Ptolémée Alexandre Ier. Ce royaume, par où passait alors tout le commerce de l'Orient avec l'Europe, était le plus riche pays du monde. S'il n'avait pas les trente-trois mille villes que Théocrite lui donne, il est certain qu'il payait, chaque année, un impôt de 14.800 talents. Avec de tels revenus, on pouvait solder bien des dettes, et avec les moissons de l'Egypte faire au peuple bien des largesses. Crassus et César se disputèrent cette riche proie. Ils ne l'eurent ni l'un ni l'autre. L'affaire fut remise, et le tribun Papius chassa par une loi tous les étrangers que les deux compétiteurs, surtout César, déjà en relation intime avec les Transpadans, avaient attirés à Rome pour faire passer leur demande.

Au lieu de cette brillante mission, César fut appelé à présider le tribunal chargé de punir les meurtriers, de sicariis. Jusqu'alors il s'était borné à protester contre la dictature de Sylla : il voulut la frapper d'une flétrissure légale. Parmi les affaires qu'il évoqua à son tribunal, fut celle de deux meurtriers des proscrits, L. Bellianus, le centurion qui avait tué Lucretius Ofella, et un autre assassin plus obscur ; il les condamna. Pour frapper le sénat, il remonta plus haut encore. A son instigation, un tribun du peuple, Labienus, accusa, l'année suivante, le vieux sénateur Rabirius d'avoir, près de quarante ans auparavant, sur un décret du sénat, tué un magistrat inviolable, le tribun Saturninus, et il réclama l'application de la vieille loi de perduellion, qui ne laissait pas, comme la loi de majesté, la faculté de l'exil volontaire. Condamné par les duumvirs, Rabirius en appela au peuple. Mais Labienus plaça sur la tribune aux harangues l'image du tribun égorgé, et n'accorda au défenseur de l'accusé qu'une demi-heure pour son plaidoyer. Malgré les éloquents efforts de Cicéron, malgré les prières, les larmes des principaux sénateurs, Rabirius eût été déclaré coupable, si le préteur Metellus Celer n'eût arraché le drapeau blanc qui flottait sur le Janicule. Ce peuple formaliste céda, en riant de lui-même, au vieil usage ; l'assemblée fut déclarée dissoute, et César, content d'avoir encore une fois prouvé sa force, laissa tomber l'affaire ; mais les sénateurs étaient avertis que, s'ils essayaient un jour des coups d'Etat, le peuple briserait leurs instruments.

Ce même Labienus, qui lui servait de lieutenant dans le tribunat, comme il lui en servira dans la guerre des Gaules, fit encore abroger la loi cornélienne relative aux pontifes, dont la nomination fut rendue aux comices. Le peuple en témoigna aussitôt à César sa reconnaissance en lui donnant le grand pontificat, charge à vie qui le rendait inviolable. Ni ses moeurs ni l'athéisme qu'il professait ouvertement n'avaient été pour lui des obstacles. Ses moeurs et ses opinions étaient celles de la plupart des hommes de son temps ; en ce moment même, Lucrèce écrivait son poème audacieux contre la crédulité populaire. La religion officielle n'était plus qu'une institution d'Etat ; mais elle donnait à son chef une grande situation, et César ne voulait pas laisser à d'autres ce moyen d'influence. Catulus, un de ses compétiteurs, le sachant obéré, avait essayé de le désintéresser en lui offrant des sommes considérables : J'en emprunterai de plus grandes pour réussir, dit-il ; et l'on pourrait croire qu'il s'était préparé à recourir à la force, si sa dernière parole à sa mère, en partant pour les comices, était vraie : Aujourd'hui je serai banni ou vous me reverrez grand pontife. La même année (63), il fut désigné pour la préture, et, continuant ses bons rapports avec Pompée, il lui fit accorder par un plébiscite le droit d'assister aux jeux avec une couronne de laurier et la robe triomphale.

César grand pontife - Musée du Louvre

Cicéron - Monnaie de Magnésie de Lydie

Cicéron était alors consul. La crainte de César et de Catilina avait fait accepter de la noblesse l'homme nouveau, le brillant avocat qui avait su gagner tant de causes, et qui répétait tout bas à chaque consulaire : De coeur, j'ai été toujours, avec vous, du parti des grands, jamais du côté du peuple. Si j'ai parfois parlé dans le sens populaire, c'est qu'il me fallait gagner Pompée, dont le crédit est si nécessaire à une candidature. D'ailleurs ceux qui se présentaient ne valaient guère mieux que Catilina. Galba et Cassius étaient inconnus ; Antonius avait été chassé du sénat, et il n'aurait pu, disait-il lui-même, plaider dans Rome à crédit égal contre un Grec. Rejeter, par un refus, du côté de Pompée ou de César, un homme que sa modération classait naturellement parmi les conservateurs, c'eût été une imprudence et de plus un effort inutile. Soutenu par les publicains et l'ordre équestre qu'il avait tant servis ; par les municipes italiens, qui se souvenaient de son origine ; par la jeune noblesse, enthousiaste de son éloquence, et par les principaux meneurs des tribus, qui lui avaient fait depuis deux ans des promesses formelles, Cicéron serait arrivé au consulat sans le sénat et malgré lui. En l'accueillant de bonne grâce, les nobles gagnaient le dévouement du parvenu, et ils donnaient à leur parti, pour les luttes du Forum, un grand orateur, c'est-à-dire une force considérable.

Cicéron fut élu d'une voix unanime, sans même que le peuple voulût aller au scrutin. Ce succès blessa César au vif, mais il était facile de mettre cette popularité à l'épreuve en soulevant une question où il faudrait se prononcer entre le peuple et le sénat. - Le tribun Rullus proposa une loi agraire, dont les dix commissaires investis de l'imperium auraient pendant cinq années un pouvoir absolu pour vendre en Italie, en Sicile, en Espagne, dans la Macédoine, la Grèce, l'Asie Mineure et jusque dans le Pont, les terres du domaine public, excepté celles qui avaient été assignées pendant la dictature de Sylla. Avec le produit de cette vente et les revenus de toutes les provinces, moins ceux de l'Asie, réservés à Pompée, que César ménageait toujours, avec la restitution du butin de guerre et de l'or coronaire que les généraux n'auraient pas remis au trésor ou employés en monuments publics, les décemvirs devaient acheter en Italie des champs labourables pour les distribuer aux pauvres, notamment dans la Campanie et dans le fertile territoire de Venafrum et de Casinum. La rogation leur reconnaissait enfin le droit d'exiger la redevance due au trésor pour toute terre du domaine publie, qu'ils laisseraient aux détenteurs. En offrant aux colons de Sylla un échange contre espèces ou une garantie de leur propriété, et en accordant un dédommagement à ceux qui, dépossédés par le dictateur, étaient tombés dans la misère, on aurait fait cesser les haines excitées par les proscriptions. Le but de Rullus, ou plutôt de César, était donc patriotique. Ils voulaient réconcilier les anciens et les nouveaux propriétaires, et en même temps abolir le prolétariat, cette plaie des grandes cités et des sociétés riches, qu'aujourd'hui nous cherchons à former par une distribution plus équitable des bénéfices de l'industrie, et qui alors ne pouvait être guérie qu'avec des concessions de terre. Mais la loi eût aussi renversé toutes les fortunes aristocratiques, en forçant les grands à restituer le butin de guerre, qui appartenait aussi bien à l'Etat que les terres conquises par ses armes et dont Rullus disposait. Pour les Romains de l'âge vraiment républicain, ce droit de l'Etat avait toujours été respecté ; un siècle plus tôt, Caton le censeur agissait encore conformément à ce principe, et Caton d'Utique ne détourna pas une drachme du trésor cypriote. Dans la nouvelle république on avait pensé autrement : les soldats de Rome combattaient et mouraient, plus encore pour donner de l'or à leurs chefs que des provinces à leur patrie. La clause introduite par le tribun eût ruiné le fils de Sylla, Lucullus, Metellus, Catulus et cent autres. C'était donc une refonte de l'Etat et une conception profonde qui révèle l'inspiration de César, et de son génie réformateur ; mais c'était aussi une loi bien compliquée et d'application difficile. Les nobles, détenteurs du domaine public, les chevaliers, fermiers de l'impôt, étaient également menacés ; ils annonçaient qu'une dictature sortirait d'une loi qui conférait de tels pouvoirs. Ce fut une raison pour Cicéron, leur avocat ordinaire, de l'attaquer ; il le fit dans quatre discours éloquents. Avec une suprême habileté, il démontra aux pauvres qu'en leur donnant des terres, on les dépouillait ; qu'en leur parlant de liberté, on allait les asservir ; et, au milieu de cette fertile Campanie qu'on voulait leur partager, il leur montra le fantôme menaçant de Capoue ressuscitée et aussi redoutable pour Rome qu'aux jours d'Annibal. Son éloquence, aidée de l'argent des riches, empêcha la loi de passer. Mais, tout en répétant qu'il voulait être un consul populaire, Cicéron avait été forcé, par sa nouvelle position, d'expliquer comment il comprenait la popularité. Ses raisons sont excellentes. Cependant le peuple, en ne l'entendant parler que de soumission à l'ordre établi, devait trouver que le portrait fait par son consul d'un chef populaire ressemblait singulièrement à celui d'un ami dévoué des grands. César, que Cicéron avait attaqué à mots couverts, était battu ; il avait toutefois atteint un but important : le brillant avocat qui venait de plaider si bien était désormais classé ; aux yeux de tous, Cicéron n'était plus que l'orateur des riches.

Un autre tribun proposa de mettre un terme à la dégradation civique dont Sylla avait frappé la postérité de ses victimes. Ce décret était une cruauté, Cicéron l'avouait, et le premier acte de la dictature de César sera la suppression de cette iniquité. Mais, après avoir recouvré leurs droits politiques, les fils des proscrits redemanderaient peut-être aux clients de Cicéron leurs biens confisqués ; il fit encore rejeter cette rogation. Quand le peuple siffla le tribun Roscius, pour avoir donné aux chevaliers des places séparées au théâtre, le consul, qui aimait à monter à la tribune, entraîna la foule au temple de Bellone, lui fit honte de céder à une basse envie, magnifia l'ordre équestre, et la ramena repentante au théâtre. Ce fut, dit Quintilien, son plus beau triomphe oratoire. Mais, quand le peuple n'était plus sous le charme de ce beau langage, il retrouvait ses rancunes et sa colère. La popularité de Cicéron ne paraissait plus redoutable.

Durant tout ce consulat, César avait harcelé sans relâche Cicéron. Les attaques du parti populaire ne furent cependant pas pour le consul sa plus grande affaire. Catilina l'inquiétait bien davantage. Effrayé des progrès que faisait la conjuration dans Rome et dans toute l'Italie, il commençait à voir que, s'il y avait entre le sénat et César une question d'influence et de pouvoir, entre Catilina et les grands il y avait une question de vie ou de mort. Aux dernières élections consulaires, Antonius ne l'avait emporté sur Catilina que de quelques voix, et celui-ci s'était remis sur les rangs pour l'année 62. Afin de l'écarter, Cicéron et le sénat appuyèrent Silanus et Murena, l'un et l'autre amis de Crassus et de César, afin de gagner ces deux puissants personnages, qu'on soupçonnait de voir avec plaisir les dangers dont Catilina menaçait l'oligarchie. Comme dernière ressource, le cas où ce dernier serait élu, Cicéron fit ajouter aux peines portées par les lois contre la brigue un exil de dix ans pour le coupable. Catilina, à bout de patience, était décidé, s'il ne réussissait pas cette fois, à jouer enfin le tout. Ses préparatifs étaient achevés ; des armes étaient réunies en divers lieux. Des vétérans de l'Ombrie, de l'Etrurie et du Samnium, depuis longtemps travaillés par ses émissaires, se préparaient sans bruit. La flotte d'Ostie paraissait gagnée. Sittius Nucerinus, en Afrique, promettait de soulever cette province et peut-être l'Espagne. A Rome sans doute Cicéron montrait une fâcheuse vigilance, mais il n'avait pas de forces sous la main, toutes les légions étant en Asie avec Pompée, et Catilina croyait pouvoir compter sur l'autre consul, Antonius ; enfin un des conjurés, L. Bestia, était tribun désigné, un autre préteur. Il espérait donc qu'il suffirait d'un signal pour que des armées apparussent tout à coup sous les murs de Rome, où d'autres complices allumeraient sur divers points l'incendie, afin d'arriver, au milieu de la confusion, jusqu'au sénat et aux consuls. Quelques conjurés, surtout le préteur Lentulus Sura, homme ruiné et flétri, parlaient d'armer les esclaves qui remuaient dans l'Apulie. Catilina hésita à déchaîner une tourbe qu'il craignait de ne pouvoir ensuite maîtriser. Ses complices ne voulaient qu'échapper à leurs créanciers et à leurs juges ; il avait une ambition plus haute. En plein sénat, il osa dire : Le peuple romain est un corps robuste, mais sans tête ; je serai cette tête. Et une autre fois : On veut porter l'incendie dans ma maison, je l'éteindrai sous des ruines. Moins habile que César et que Pompée, il se plaçait en dehors de la constitution pour la renverser d'un coup, sûr que les siens, une fois gorgés d'or, lui laisseraient le pouvoir, même ce Lentulus qui se croyait prédestiné à régner sur Rome.

Il attendait avec anxiété l'issue des comices consulaires. Cicéron, qui, par les révélations d'un des conjurés, tenait déjà tous ses secrets, vint présider l'assemblée avec une cuirasse qu'il laissait voir sous sa toge ; des soldats occupaient les temples voisins, et la foule des chevaliers entourait le consul. Silanus et Murena, les deux candidats du parti sénatorial, l'emportèrent.

Le même jour, des émissaires sortaient par toutes les portes de Rome, et, à quelque temps de là, le sénat apprenait que des rassemblements armés avaient été vus dans le Picenum et l'Apulie ; que la place forte de Préneste avait failli être surprise ; que dans Capoue l'on redoutait un soulèvement d'esclaves ; qu'un ancien officier de Sylla, Mallius, campait devant Fésules avec une armée de soldats tirés des colonies militaires et de paysans ruinés ; qu'enfin, à Rome, deux conjurés avaient essayé de pénétrer au point du jour chez Cicéron pour l'assassiner. Par bonheur, deux proconsuls, Marcius Rex et Metellus Creticus, venaient d'arriver d'Orient, et attendaient aux portes de la ville, avec quelques troupes, le triomphe qu'ils sollicitaient. Le premier fut aussitôt dirigé contre Mallius, le second sur l'Apulie ; un autre préteur alla dans le Picenum, et Pompeius Rufus courut à Capoue pour en faire sortir les gladiateurs, qu'il distribua par petites bandes dans les municipes voisins. Rome même fut mise, comme nous dirions, en état de siège. Les consuls, investis par le sénat d'un pouvoir discrétionnaire, provoquaient des révélations par des promesses ; ils levaient des troupes, plaçaient des gardes aux portes, sur les murailles, et ordonnaient des rondes dans tous les quartiers. Cet appareil militaire, ces craintes contre un ennemi invisible, augmentaient l'effroi : tous les riches se sentaient menacés d'un grand péril, qui n'était pas aux frontières, mais autour d'eux, sur leurs têtes, et ils ne savaient où le combattre. Cicéron comprenait que, au milieu de cette terreur, il suffirait du plus léger incident pour déranger tous les calculs, mais il ne voulait rien précipiter : on n'était plus au temps de Servilius Ahala ; la violence n'eût peut-être pas réussi ; et il savait qu'un acte d'énergie qui échoue tue un gouvernement débile : le sénat devait couvrir sa faiblesse de son respect pour la légalité. Il avait bien d'autres ennemis : quel parti prendraient Crassus et César ? A coup sûr, ils s'opposeraient à une justice qu'il serait facile d'appeler proscription et tyrannie. Pour isoler les conjurés, il fallait donc les contraindre à démasquer leurs projets incendiaires ; et Catilina restait dans Rome, Catilina venait au sénat !

Cicéron - Musée Saint Marc - Venise

Le 8 novembre, le consul avait réuni les sénateurs dans le temple de Jupiter Stator. Catilina s'y présente ; à sa vue, Cicéron éclate : «Jusques à quand abuseras-tu, Catilina, de notre patience ? Quoi ! ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les troupes réunies dans la ville, ni la consternation du peuple, ni ce concours des bons citoyens ni ce lieu fortifié où le sénat s'assemble, ni les regards indignés que tous ici jettent sur toi, rien ne t'arrête !... O temps ! ô moeurs ! Tous ces complots, le sénat les connaît, le consul les voit et Catilina vit encore ! Que dis-je, il vit ? Il se rend au sénat, il désigne aux poignards ceux de nous qu'il veut immoler et nous, qui avons reçu du sénat le décret dont Opimius frappa Caïus Gracchus, nous le laissons inutile, comme un glaive qu'on n'ose tirer du fourreau !... Oui ! j'attends encore, car je veux que tu ne périsses que quand tu ne pourras plus trouver quelqu'un d'assez pervers pour te plaindre et te défendre. Jusque-là tu vivras, mais tu vivras comme tu vis maintenant, entouré, assiégé d'hommes qui à ton insu te gardent et te surveillent ; des yeux toujours ouverts, des oreilles toujours attentives, suivront et recueilleront tes paroles.... Renonce, crois-moi, à tes desseins ; tu es enveloppé, tes projets nous sont connus. Veux-tu que je te les dise ? Rappelle-toi que le 20 octobre j'avais annoncé pour le 27 la prise d'armes de Mallius : me suis-je trompé ? Pour le 28, le massacre de toute la noblesse : n'est-ce pas ma vigilance qui ce jour-là t'a arrêté ? Et le 1er novembre, quand tu as voulu surprendre la colonie de Préneste, n'était-elle pas bien gardée ? Va, tu ne fais pas une action, tu n'as pas un projet, pas une pensée, que je n'entende, que je ne voie, que je ne comprenne.

Je te dirai encore ce que tu as fait la nuit dernière : tu as été chez Laeca ; tu as partagé l'Italie entre tes complices ; tu as désigné ceux qui partiraient avec toi, ceux qui resteraient à Rome ; à ceux-ci tu as marqué les lieux où ils devaient allumer l'incendie ; aux autres tu as demandé quelques instants encore, jusqu'à ce que j'aie été assassiné, et deux chevaliers sont venus dans ma maison pour te débarrasser de ce dernier souci ; mais déjà je savais tout... Quoi donc t'arrête encore ? Achève tes desseins, sors de Rome, les portes te sont ouvertes. Si j'ordonnais ta mort, la lie impure que tu as soulevée resterait dans notre ville ; pars, et qu'avec toi elle s'écoule hors de nos murs. Dans cette enceinte même, plusieurs ne paraissent pas convaincus ; si je te frappais, ils diraient que je fais le roi. Mais, quand tu sens dans le camp de Mallius, qui doutera encore ? Alors d'un coup nous écraserons nos ennemis, et ce mal qui a tant grandi sera enfin arraché du sein de la république. Ecoute, je crois entendre la patrie elle-même qui te crie : Catilina, depuis quelques années, il ne s'est pas commis un forfait dont tu ne sois l'auteur, aucun scandale où tu n'aies trempé ; contre, toi les lois sont muettes et les tribunaux impuissants. Ne me délivreras-tu pas des terreurs que tu causes ?»

Et en disant ces mots Cicéron se hâtait, pour empêcher que Catilina ne les regardât comme une faiblesse, de lui montrer les chevaliers romains qui entouraient la curie en frémissant, prêts à frapper, sur un signe, l'ennemi de tous les riches. Mais le consul voyait la populace favorable au rebelle ; il craignait que le sang du coupable ne retombât un jour sur sa tête comme celui d'une victime, et il le poussait de toutes ses forces à la guerre ouverte, afin de pouvoir le déclarer légalement ennemi public. Il se rappelait Scipion Nasica et Opimius morts misérablement pour avoir servi une oligarchie bien autrement forte que celle qu'il défendait maintenant, et il se serait contenté de l'exil volontaire de Catilina.

Chassé par l'éloquente parole du grand orateur, Catilina sortit du sénat, la menace à la bouche. La nuit venue, il quitta Rome, et, après quelques hésitations, il alla se mettre à la tête des troupes de Mallius, leur portant, comme gage de victoire, une aigle d'argent sous laquelle les soldats de Marius avaient combattu à Aix et à Verceil.

En partant, il avait mis sa femme Orestilla sous la protection de Q. Catulus par une lettre où il disait : «Poussé à bout par l'injustice qui me prive des récompenses méritées par mes services, tandis qu'on les accorde à des hommes indignes, j'ai embrassé la cause des malheureux. C'était le seul parti qui me restât à prendre pour sauver mon honneur». Aux yeux de ces patriciens, un échec électoral était un outrage, parce qu'il diminuait leur dignité. Catilina n'avait peut-être pas le droit de parler ainsi, mais le sentiment de ce qui était dû à un Romain de grande race remplissait l'âme de ces nobles, lors même qu'ils étaient tombés dans le mépris public.

Avant de s'éloigner, Catilina avait mandé aux conjurés qu'il laissait dans la ville, de compter toujours sur lui, et que bientôt il serait aux portes de Rome. Cicéron essaya de se débarrasser d'eux, comme il avait fait du chef, en dévoilant dans une assemblée du peuple leurs projets, en les accablant tour à tour de ses sarcasmes et de ses menaces.

«Enfin, Quirites, cet audacieux est sorti de nos murs ; Catilina a fui ; sa frayeur ou sa rage l'a emporté loin de nous. Les coutumes de nos ancêtres, la sécurité de l'Etat, demandaient son supplice. Mais combien parmi vous refusaient de croire à ses crimes ! Combien les traitaient de chimères ou les excusaient ! Maintenant personne ne doutera, et vous le combattrez face à face, puisqu'il se déclare publiquement votre ennemi. Que n'a-t-il emmené avec lui ses dangereux complices ! Pour son armée, pour cette tourbe de vieillards désespérés, de paysans sans ressources et de débiteurs fugitifs, j'ai le plus profond mépris : ce n'est pas devant l'épée qu'ils fuiront ; il suffira de leur montrer l'édit du préteur. Mais il en est d'autres qui, parfumés d'essences et habillés de pourpre, courent çà et là dans le Forum, assiégent les portes du sénat, entrent même dans la curie. Voilà ceux de ses soldats que j'aurais voulu voir partir avec lui. Les portes sont ouvertes, les chemins sont libres. Qu'attendent-ils ? Ils se trompent étrangement, s'ils croient que ma longue patience ne se lassera pas. Qui remuera dans la ville, qui entreprendra contre la patrie apprendra que Rome a des consuls vigilants, un sénat courageux, des armes, une prison, où nos ancêtres ont voulu que les crimes manifestes fussent expiés».

Un petit nombre seulement de conjurés s'effrayèrent et partirent. Parmi eux était le fils d'un sénateur ; son père, averti, le fit poursuivre et tuer par ses esclaves. Mais Lentulus, Cethegus, Bestia, restaient à Rome, tantôt parlant d'accuser Cicéron pour avoir exilé un citoyen sans jugement, tantôt s'arrêtant au projet d'un massacre général des magistrats pendant les Saturnales. Cicéron, servi par de nombreux espions, suivait tous leurs mouvements ; il n'osait cependant frapper, parce qu'il manquait de preuves écrites ; l'imprudence des conjurés lui en donna.

Il y avait alors à Rome des députés allobroges, qui depuis longtemps réclamaient vainement justice pour leur peuple, ruiné par les exactions des gouverneurs. Lentulus les fit sonder par Umbrenus, comptant exploiter leur mécontentement au profit de sa cause. Ils cédèrent, promirent l'assistance de leur cavalerie ; puis, réfléchissant aux dangers d'une telle alliance, ils allèrent tout révéler à Fabius Sanga, leur patron. Celui-ci se hâta de les conduire au consul, qui leur commanda d'exiger de Lentulus un engagement écrit, sous prétexte que leurs compatriotes ne pourraient, sans cela, croire à leurs paroles. Lentulus, Cethegus et Statilius scellèrent de leurs sceaux les lettres demandées, et donnèrent leurs pleins pouvoirs à Volturcius qui partit en même temps que les députés. Le pont Milvius, par où ils devaient passer, était cerné : on les saisit avec leurs dépêches, et, avant que la nouvelle s'en fût répandue, Cicéron manda les principaux conjurés, qui, n'ayant aucun soupçon, se rendirent à son appel. Sans les interroger, sans décacheter leurs lettres, il les mena au temple de la Concorde, où le sénat s'était réuni, pour commencer l'instruction. Accablés par les dépositions de Volturcius et des Allobroges, les accusés reconnurent leurs sceaux, n'osant rien avouer, n'osant non plus rien nier. Lentulus, plongé dans un indigne abattement, abdiqua, séance tenante, la préture ; il fut remis à la garde de l'édile Spinther, Statilius à César, Gabinius à Crassus, Cethegus à Cornificius, Ceparius au sénateur Cn. Terentius. Avant de se séparer, le sénat vota des actions de grâces au consul dont la vigilance avait sauvé la république, et décréta que de solennelles supplications seraient adressées aux dieux, comme pour les victoires des armées : Cicéron était le premier qui, sans avoir revêtu l'habit de guerre, eût mérité cet honneur.

Il se hâta de porter au peuple ces révélations, et la foule, jusque-là indifférente aux dangers de l'oligarchie, s'émut de cette alliance des conjurés avec un peuple barbare, de cet appel fait à Catilina d'accourir sur Rome, fût-ce avec une armée d'esclaves, tandis que ses complices mettraient le feu en divers endroits de la ville et commenceraient le massacre. Chacun, même le plus pauvre, se sentit menacé, et le consul, rassuré du côté du peuple, précipita les choses au sénat. Le 5 décembre, ce jour des nones qu'il célébra si souvent, Cicéron ouvrit la délibération sur le sort des conjurés. Plusieurs songeaient à profiter de cette circonstance pour faire envelopper leurs ennemis personnels dans la proscription qu'on allait prononcer. Catulus, Pison surtout, fatiguèrent Cicéron de leurs instances pour qu'il fît parler les Allobroges contre César. D'autres suscitèrent des accusateurs contre Crassus. Mais Cicéron savait bien qu'en les attaquant le sénat aurait affaire à trop forte partie. C'était bien assez de Catilina à vaincre, d'une guerre civile à terminer, d'une exécution illégale à accomplir.

Le sénat n'avait pas le pouvoir judiciaire ; à l'assemblée du peuple seule était réservé le droit de prononcer une sentence capitale. Le sénat allait donc commettre une usurpation, et la responsabilité devait en retomber sur celui qui s'en faisait honneur, sur le consul. Aussi la conduite de Cicéron était-elle à la fois pleine de réserve et d'audace. Il poursuivait la tâche qu'il s'était donnée pour le repos de l'Etat, pour sa propre gloire et pour sa fortune politique ; mais, s'il ne reculait pas devant les périls du moment, il tâchait, à force de prudence, de conjurer ceux de l'avenir. Tout en violant l'esprit de la constitution, il suivait scrupuleusement les formes : il ne faisait pas arrêter les conjurés dans leurs maisons, afin de respecter le domicile des citoyens ; il ne livrait pas Lentulus aux licteurs : il le conduisait lui-même par la main au milieu du sénat, parce qu'un consul seul pouvait contraindre un préteur ; enfin il faisait déclarer les conjurés ennemis publics, perduelles, pour qu'on pût procéder contre eux comme s'ils n'étaient plus citoyens. Mais il semblait craindre d'augmenter le nombre des accusés, et, au milieu de tant de coupables, il ne demandait que cinq têtes. Dans la curie, s'il disait hautement qu'il prenait tout sur lui, il n'oubliait pas de montrer la solidarité qui unissait le sénat à son consul. Pendant près de deux mois il avait laissé inutile le décret qui lui donnait toute puissance ; aujourd'hui encore il voulait que la sentence fût portée par cette assemblée, afin qu'il ne parût qu'un instrument, et que sa cause devînt celle du sénat.

Il n'avait, du reste, négligé aucun moyen de rassurer les sénateurs par un déploiement de forces inusité. Tous les citoyens avaient dès la veille prêté le serment militaire ; beaucoup étaient enrôlés et gardaient en armes le Capitole et les principaux édifices ; de fortes patrouilles parcouraient les rues, et l'escorte ordinaire du consul, les jeunes chevaliers, entouraient le temple de la Concorde, où les Pères étaient réunis. Le consul désigné, Silanus, interrogé le premier, vota pour la peine dernière ; tous les consulaires se rangèrent à son avis. César, alors préteur désigné, osa soutenir une opinion plus douce ; il vota pour la détention perpétuelle dans un municipe avec la confiscation des biens. Chef du parti populaire, il était dans son rôle d'invoquer les lois pour s'opposer au coup hardi que voulait frapper une oligarchie tremblante et irritée. Le peuple d'ailleurs ne voyait pas la conspiration du même oeil que les grands. Le manifeste, publié quelques jours auparavant par Mallius, semblait être celui de tous les pauvres de Rome. Parler en faveur des conjurés, c'était donc braver l'oligarchie au milieu de sa victoire et plaire au peuple, qui oublie si vite, connue César le disait, les crimes des grands coupables pour s'apitoyer sur leur supplice.

Déjà la plupart des sénateurs, ébranlés, passaient à son avis, même Quintus, le frère du consul, et Silanus expliquait ses propres paroles dans le sens de César. Cicéron alors se leva, fit voir le danger de s'arrêter après être allé si loin ; mais, quoiqu'il eût encore, dans ce discours, courageusement assumé sur lui seul la responsabilité à force de la montrer terrible et menaçante, pour agrandir son rôle, il avait effrayé ses collègues, qui l'eussent peut-être abandonné si Caton ne fût venu à son aide avec sa rude éloquence et d'amères récriminations contre César. L'assemblée, entraînée, vota la mort. Cicéron, pour compromettre César, voulut y faire joindre la confiscation des biens qu'il avait proposée ; la discussion recommença, mais pleine de colère et de violence. «Il est odieux, disait César, de rejeter ce que mon avis avait d'humain et de n'en prendre que la disposition rigoureuse». Le consul, pressé de terminer l'affaire, consentit à ce que le sénatus-consulte ne parlât point de confiscation. Un moment le tumulte avait été si grand que les chevaliers qui entouraient le temple avaient envahi la curie ; ils cherchaient César, pour l'égorger ; des sénateurs lui firent un rempart de leur corps.

Coupe de la prison du Tullianum

Cicéron ne perdit pas un instant, pour ne pas laisser à César le temps de faire intervenir les tribuns, ni au sénat, qu'il avait enchaîné à sa cause, celui de se rétracter. Il alla prendre lui-même Lentulus dans la maison où il était détenu au Palatin, et le conduisit au Tullianum, où les préteurs amenèrent les autres conjurés. Les triumvirs capitaux les attendaient. Lentulus fut étranglé le premier. Sur son cadavre, Cethegus, Gabinius, Statilius et Ceparius subirent l'un après l'autre la même mort. Quand le consul traversa pour la seconde fois le Forum, en descendant de la prison, il ne dit que ces mots : ils ont vécu ; et la foule, frappée de stupeur, s'écoula en silence (5 décembre 63). Personne ne se dit alors que les Pères et leur consul venaient de faire un coup d'Etat, en usurpant le pouvoir judiciaire que la loi ne leur donnait pas. Mais un jour Clodius en demandera compte à Cicéron et César au sénat. Tôt ou tard, les fautes politiques sont expiées.

Les succès des généraux du sénat avaient sans doute donné à Cicéron la confiance d'accomplir ce qu'il regarda comme l'honneur de son consulat et un grand service rendu à son pays. Partout les mouvements avaient été réprimés par la seule présence des troupes. Il n'y avait eu de résistance sérieuse qu'en Etrurie. Cicéron, qui avait acheté, par la cession du gouvernement lucratif de la Macédoine, la coopération de son collègue Antonius, l'avait placé à la tête des troupes dirigées contre Catilina, mais en faisant surveiller toutes ses démarches par un de ses amis les plus dévoués, le questeur Sextius. Cette armée couvrait Rome, tandis qu'une autre, sous les ordres de Metellus, occupait la Cisalpine et menaçait les derrières de Catilina. Celui-ci avait réuni vingt mille hommes, dont le quart seulement était armé. Au lieu d'attaquer à l'improviste, il perdit un temps précieux à négocier la défection d'Antonius. Mais, à la nouvelle de l'exécution de Lentulus, le consul sentit que la cause des conjurés était perdue, et il ébranla enfin son armée. La désertion se mit aussitôt dans celle de Catilina ; au bout de quelques jours, il ne lui restait plus que trois à quatre mille hommes. Il voulut battre en retraite, percer l'Apennin, gagner les Alpes et la Gaule pour recommencer Sertorius. Derrière lui Metellus gardait tous les passages ; il se retourna en désespéré sur l'armée consulaire qu'Antonius avait placée sous les ordres d'un vieux et habile soldat, Petreius, et la rencontra non loin de Pistoïa. Avant la bataille Catilina renvoya son cheval, comme Spartacus, et se plaça au centre avec un corps d'élite. L'action fut acharnée ; pas un de ses soldats ne recula ou ne demanda quartier ; lui-même fut trouvé, bien en avant des siens, au milieu d'un monceau de cadavres ennemis, et respirant encore. On lui coupa la tête et on la fit porter à Rome. L'histoire, tout en les condamnant, garde quelque pitié pour ces grands factieux qui savent bien mourir, et l'imagination populaire fait mieux encore que l'histoire : à Rome, on couvrit de fleurs son tombeau, comme on le fera plus tard pour Néron, et dans les plus vieilles chroniques de Florence, Catilina joue le rôle d'un héros national.

A voir ce facile succès et le peu de sang qu'il fallut verser, à Rome celui de cinq personnages obscurs ou décriés, sur le champ de bataille celui d'une troupe, plutôt que d'une armée, de vieux soldats que tout le monde abandonnait, on est contraint de penser que l'éloquence de Cicéron a fait illusion sur l'importance véritable de cette affaire. Il croyait avoir étouffé une grande faction, il n'avait tué qu'une conspiration vulgaire. Les éléments impurs que Catilina réunissait n'avaient pu prendre, en effet, la consistance d'un parti politique. De ces conciliabules pouvaient bien sortir le meurtre et l'incendie, mais non une révolution : car les révolutions sont faites par les idées et par les besoins d'une classe nombreuse qui est ou qui va être la majorité. Les passions égoïstes n'enfantent que des complots stériles.