LI - Impuissance du gouvernement de la République |
III - TROUBLES DANS ROME JUSQU'A LA FORMATION DU
PREMIER TRIUMVIRAT (62-60)
Cependant ce coup hardi contre la société fut
un moment utile à ceux qui la gouvernaient et qui
semblaient l'avoir sauvée. Le sénat avait fait
preuve de vigilance et d'énergie ; on crut à sa
force. Lui-même s'abandonna à cette douce
illusion. Pompée lui parut moins grand, César
moins à craindre, et il oublia l'indignation qu'il
avait montrée le jour où Tarquinius accusa
Crassus de complicité avec Catilina. Cicéron
surtout se flattait d'avoir à jamais effrayé
les ambitieux et les partis. Que les armes le
cèdent à la toge, s'écriait le
consulaire ébloui. Et, pour rester le héros de
la paix, de la cité, il ne voulait pas même de
son gouvernement de la Cisalpine. Il fut vite
détrompé. Il avait écrit à
Pompée d'égal à égal, de
vainqueur à vainqueur ; le général ne
daigna pas lui répondre. Déjà, pour
rabaisser l'orgueil du parvenu, Pompée avait
dépêché à Rome un de ses
officiers, Metellus Nepos, qui obtint aisément le
tribunat et se déclara l'ennemi du consul. En
déposant les faisceaux, Cicéron s'était
promis d'adresser un discours au peuple pour glorifier son
consulat immortel, qui pourtant, si l'on met à part
l'exécution de Lentulus et de ses complices, n'avait
été marqué que par deux lois sans
importance. L'homme qui n'a pas permis aux accusés
de se défendre, ne se défendra pas, dit le
tribun, et il lui ordonna de se borner au serment d'usage,
qu'il n'avait rien fait de contraire aux lois. Je
jure, s'écria Cicéron, je jure que j'ai
sauvé la république ! A ce cri
éloquent, Caton et les sénateurs
répondirent en le saluant du nom de Père de
la patrie, que le peuple confirma de ses
applaudissements.
Mais, quand l'ivresse de ce dernier triomphe fut
passée, Cicéron, redevenu plus calme, vit mieux
la situation. Pompée s'éloignait et de lui et
du sénat ; Crassus accusait Cicéron de l'avoir
calomnié, et lui en gardait une mortelle rancune ; un
tribun enfin semblait le menacer d'une accusation capitale,
malgré le sénatus-consulte par lequel toute
action était interdite contre ceux qui avaient
aidé à punir les conjurés. Le prudent
consulaire s'étudia à calmer tous ces
ressentiments : il tâcha d'apaiser Crassus ; il
proclama bien haut le zèle qu'avait montré
César, et il s'humilia devant Pompée, qu'il mit
au-dessus de Scipion, en demandant près de lui la
place de Laelius. Il alla chercher des amis jusque parmi les
complices de Catilina. Publ. Sylla, un des conjurés,
fut défendu par lui et acquitté, malgré
l'évidence des preuves. Faut-il croire Aulu-Gelle
affirmant que l'accusé avait prêté
à son avocat 2 millions de sesterces, qui lui
servirent à acheter une magnifique maison ?
Quant à Metellus Nepos, il avait pour collègue
dans le tribunat un citoyen sur qui Cicéron et le
sénat pouvaient compter, M. Porcius Caton. Homme tout
d'une pièce, ne transigeant sur rien ni avec personne,
et jamais avec lui-même, Caton fut peut-être, de
tous les personnages fameux de l'antiquité, celui qui
porta le plus haut l'idée du devoir. Comme son
aïeul, dont il avait la rudesse, il se fit le censeur
des hommes de son temps ; sans relâche et sans mesure,
il combattit pour ce qu'il crut être le droit ; et
quand il pensa qu'il devait à sa cause un dernier
exemple, il se tua, pour que son sang rejaillît sur la
couronne triomphale du vainqueur et y restât comme la
protestation suprême de la liberté.
Malheureusement cet homme de bien, qui, préteur,
venait siéger à son tribunal nu-pieds et sans
tunique sous sa toge, était ridicule par son
affectation de rusticité, et il ne comprenait ni les
choses ni les hommes au milieu desquels il vivait.
C'était un de ces conservateurs à outrance qui
veulent arrêter le temps et ressusciter les morts.
Caton l'Ancien, esprit original et sain, exerça une
grande influence ; son arrière-petit-fils n'en eut
aucune ; il n'arriva même pas au consulat et n'a
vécu que par sa mort dans la mémoire de la
postérité.
Il avait été déjà questeur ; ses
prédécesseurs, tous jeunes nobles, bien vite
ennuyés de chiffres et d'affaires de finances,
laissaient, pour courir à leurs plaisirs, ces
fatigantes fonctions aux greffiers du trésor. De
là un affreux gaspillage des deniers publics, de
fausses créances qui étaient admises, des
dettes au trésor qui n'étaient pas
payées. Caton avait surveillé ces officiers,
et, malgré leurs clameurs et la protection
intéressée de quelques hauts personnages, il
était parvenu à les faire rentrer dans l'ordre
et le devoir. Les meurtriers des proscrits s'étaient
fait payer jusqu'à 2 talents pour chaque tête
qu'ils apportaient. Caton les avait poursuivis comme
détenteurs de deniers publics, et forcés
à restitution. Ayant trouvé des registres
où étaient marqués tous les revenus de
la république, il les avait achetés 5 talents,
et depuis qu'il était sorti de charge, il avait tenu
toujours quelqu'un de ses amis dans la chambre du
trésor, pour y prendre note de tous les actes, de
même qu'il se faisait envoyer des provinces les
ordonnances et les jugements de tous les gouverneurs.
Les sénateurs le craignaient, parce qu'il ne
ménageait personne ; mais le sénat l'aimait,
parce que ce corps avait en lui un champion intrépide.
On a vu sa conduite dans le jugement de Lentulus. Peu de
temps auparavant il était sur la route de Lucanie,
où il allait visiter ses terres, quand il rencontra un
long convoi de bêtes de somme et de bagages. Il demanda
à qui tout cela appartenait, et sur la réponse
que était à Metellus Nepos, qui retournait
à Rome pour briguer le tribunat : «Il n'est plus
temps d'aller aux champs et de se reposer, dit-il : cet agent
de Pompée va tomber sur le gouvernement comme la
foudre» ; et aussitôt il rebroussa chemin et
demanda pour lui-même le tribunat. Le peuple venait de
vendre à Murena les faisceaux consulaires :
Cicéron le savait, mais, en face de Catilina, qui
n'était pas encore abattu, il crut qu'il y avait
danger à condamner un noble, à rouvrir
l'élection, et, malgré sa loi Tullia, il prit
la défense de Murena, que Caton, étranger
à toute prudence intéressée, accusait.
Pour détruire l'ascendant d'un tel nom, il poursuivit
de sarcasmes cette trop rigide vertu. «Voulez-vous
savoir, juges, ce qu'est un sage du Portique ? Il n'accorde
rien à la faveur, il ne pardonne jamais. Lui seul est
beau, fût-il estropié, bancal et de travers ;
seul il est riche, fût-il gueux ; il est roi,
fût-il esclave. Nous autres, qui n'avons pas la
sagesse, nous sommes des fugitifs, des exilés, des
ennemis, des fous. Toutes les fautes sont égales, tout
délit est un crime. Etrangler son père, ou
tordre le cou à un poulet sans
nécessité, c'est la même chose. Le sage
ne doute jamais, ne se repent jamais, ne se trompe jamais et
jamais ne change d'avis». Il continua longtemps ainsi.
Nous avons, dit Caton, un consul bien plaisant.
Pourtant il ne lui en garda pas rancune, le soutint contre
César, et le salua le premier du nom de Père
de la patrie.
Cicéron espérait avoir réuni en un seul
parti ceux qu'il appelait les honnêtes gens,
c'est-à-dire, les riches ; les chevaliers s'y
étaient ralliés. Le but de ce parti devait
être la défense du pouvoir
prépondérant du sénat, la conservation,
pour les nobles, de leurs privilèges, pour les
chevaliers, des sources de leur fortune ; en un mot, le
maintien de l'ordre établi, sans désir
d'améliorer et de légitimer ce gouvernement en
diminuant les abus. Pour conserver cette union,
Cicéron se prêtait à tout, même
à jeter un voile sur les fautes des grands : juge de
Lentulus, il venait de faire absoudre Sylla. Caton seul
démasquait brutalement les coupables, dans le peuple
comme dans la noblesse ; mais partout aussi il rencontrait un
noble pour arrêter sa main : Cicéron lui
enlevait Murena, et Catulus allait jusqu'à la violence
pour sauver un greffier obscur. Caton essaya cependant de
donner à ce parti quelque popularité en faisant
décréter par le sénat une distribution
de blé aux pauvres, qui coûta par an à
l'Etat 1250 talents.
A cette mesure, les chefs populaires répondirent,
malgré une vive opposition des Pères, par la
suppression, en faveur des marchands, des droits
d'entrée et de sortie dans toute l'Italie ;
bientôt César proposera d'aliéner au
profit des pauvres les derniers restes du domaine public en
Campanie. Ainsi chacun, même Caton, dans un
intérêt de parti, augmente les dépenses
de l'Etat et diminue les recettes : tactique dont l'usage ne
s'est pas perdu. Du moins les mesures de Metellus et de
César seront un encouragement au commerce et à
l'agriculture, tandis que la loi frumentaire de Caton
accroîtra la foule paresseuse du Forum, que, durant sa
dictature, le vainqueur des grands sera obligé de
réduire.
Catulus, le chef du sénat, avait commencé la
reconstruction du Capitole et s'était
hâté de s'assurer l'honneur, auquel un Romain
tenait beaucoup, de graver son nom sur le monument.
Dès le premier jour de sa préture, César
proposa de confier à Pompée le soin d'achever
le nouveau temple, ce qui lui donnerait le droit de mettre
son nom à la place de celui de Catulus. La chose
était de peu de conséquence, car ce
n'était qu'une question de vanité, mais elle
montre la persistance de César dans sa politique
à l'égard de Pompée, et l'opposition
croissante entre les populares et les nobles. Ceux-ci,
à la nouvelle de la proposition de César, en
avaient oublié de porter, suivant l'usage, leurs
félicitations aux nouveaux consuls, et ils
étaient accourus en si grand nombre au Forum, que le
préteur, content d'avoir, une fois encore,
manifesté ses intentions, laissa tomber
l'affaire.
Metellus alla plus loin : il demanda que le proconsul d'Asie
fût rappelé avec toutes ses forces et
chargé de rétablir l'ordre dans la ville. La
rogation semblait ne menacer que Catilina, qui tenait
toujours ; en réalité, elle était
dirigée contre Cicéron et l'oligarchie : Caton
jura que, tant qu'il vivrait, la proposition ne passerait
pas.
Le matin du jour où les tribus votaient, Metellus fit
occuper par des gladiateurs le temple de Castor qui donnait
sur la place, et s'assit au haut des degrés, à
côté de César. Caton traverse hardiment
la foule armée, et vient se placer entre le tribun et
le préteur, pour les empêcher de communiquer
ensemble. Quand le greffier commence à lire le texte
de la rogation, il l'en empêche. Metellus ayant pris
les tablettes, il les lui arrache et les brise ; le tribun
veut la réciter de mémoire, un ami de Caton lui
ferme la bouche. Le peuple battait des mains ; mais, sur un
signe de Metellus, les gladiateurs chassèrent la foule
; Caton, qui ne voulait pas reculer, fut sauvé
à grand'peine par Murena. Au bout de quelque temps les
nobles revinrent en force, et Metellus, à son tour,
s'enfuit de la ville dans le camp de son patron.
Les sénateurs, trompés sur leur force
réelle par cette nouvelle victoire, et prenant
l'habitude des coups d'Etat, déclarèrent le
tribun et César suspendus de leurs fonctions.
César d'abord ne tint compte de ce décret,
voulant amener les grands à quelque violente
démarche qui lui permît de se présenter
au peuple comme une victime du sénat. Quand les nobles
le menacèrent d'employer la force s'il
n'obéissait, il renvoya ses licteurs ; mais l'effet
qu'il espérait était déjà produit
: on accourut en foule vers lui, on lui offrit de le
maintenir, envers et contre tous, dans la charge que le
peuple lui avait donnée, et le sénat, pour ne
pas mettre cette apparente abnégation à une
trop longue épreuve, supprima son décret.
Quelque temps après, Vettius, un des espions dont
Cicéron s'était servi pour découvrir les
fils de la conjuration, et qui, depuis ce temps, avait des
dénonciations toutes prêtes pour qui le payait,
cita César par-devant le questeur Novius Niger, comme
complice de Catilina, et un autre l'accusa en plein
sénat d'avoir été affilié au
complot ; il le savait, disait-il, de Catilina
lui-même. Quand ce bruit se fut répandu dans la
ville, le peuple accourut encore pour sauver son chef, et fit
entendre autour de la curie des cris menaçants. On se
hâta de déclarer l'accusation calomnieuse ;
Cicéron parla contre elle, et Vettius, livré
à César, faillit être mis en
pièces par la foule irritée. Quant au questeur
qui avait reçu une citation à son tribunal
contre un préteur, magistrat supérieur,
César le fit traîner en prison, pour lui
apprendre à respecter l'ordre des pouvoirs.
César avait le don des grands politiques qui savent
faire servir jusqu'à leurs rivaux au succès de
leurs desseins. Il s'était aidé de
Pompée pour renverser l'oeuvre de Sylla : il s'aida de
Crassus pour battre en ruine l'ouvrage de Cicéron,
cette seconde renaissance du parti sénatorial. Plus
qu'aucun autre des contemporains de César, Crassus lui
a été sacrifié ; on a fait de lui un
ridicule personnage, véritable héros de
comédie, sorte d'appoint dans cette partie terrible
que jouèrent les deux autres triumvirs. On oublie que
comme général, il pouvait marcher l'égal
de Pompée et de Lucullus, et que, si ses victoires
avaient été moins retentissantes, elles
étaient plus honorables, car elles avaient, contre les
gladiateurs et contre Telesinus, sauvé deux fois
l'existence de Rome. Tandis que Pompée passait au
peuple, Crassus était resté fidèle
à la constitution cornélienne ; et durant sept
années, il fut, avec Catulus, le chef du sénat.
Ses immenses richesses, butin de la guerre civile, lui
donnaient des clients jusque dans cette assemblée ; et
ses esclaves, dont il eût pu former une armée,
ses affranchis, ses débiteurs, ses locataires (il
possédait plusieurs quartiers de Rome), rendaient son
appui précieux pour faire ou pour arrêter un
mouvement. Les grands commirent la faute de se
l'aliéner, et ils lui montrèrent quel devait
être son allié, lors qu'ils
l'enveloppèrent, avec César, en de vagues
soupçons de complicité avec Catilina. Dans le
sénat, il n'y avait plus d'attention que pour
Cicéron, Caton et Lucullus, et l'on parlait du
prochain retour des légions pompéiennes. Contre
l'oligarchie redevenue confiante et hautaine, contre le
proconsul d'Asie, son ancien adversaire, Crassus dut se
rapprocher de l'homme que l'oligarchie aussi
persécutait. César se hâta de mettre
à profit l'intimité du riche capitaliste, mais
d'abord pour un autre.
Clodius, patricien de pétulante et ambitieuse nature
comme tous ceux de sa race, et chargé, bien jeune
encore, de dettes et de vices, s'était introduit sous
des vêtements de femme dans la maison de César,
durant la célébration des mystères de la
Bonne Déesse, que jamais les regards d'un homme
n'avaient profanés. A peine entré, il fut
découvert ; les dévotes crièrent au
scandale, et les pontifes firent recommencer les
mystères souillés. Par ses liaisons avec le
parti populaire, Clodius s'était aliéné
les grands ; ils saisirent cette occasion de perdre ce nouvel
ennemi et d'embarrasser César, dont il avait compromis
la femme : ils le firent accuser de sacrilège.
Cicéron et les gens tranquilles hésitaient,
mais Caton pressait, et les matrones, qui se croyaient
insultées, mettaient pieusement toute la ville en
émoi ; surtout on attendait la conduite de
César. Il trompa tout le monde. Pour concilier son
honneur et ses intérêts, il répudia sa
femme : non qu'elle fût coupable, mais parce que la
femme de César, disait-il, ne devait pas même
être soupçonnée, et il sauva Clodius en
lui faisant prêter, par Crassus, l'argent
nécessaire pour acheter ses juges. Cicéron,
contraint par sa femme Terentia, qui se mêlait de
toutes les affaires, et qui, ce jour-là, voulait le
brouiller avec les Clodius, fit une déposition
accablante, qu'il expia plus tard cruellement. Le
sénat croyait la cause gagnée ; il avait
accordé une garde aux juges sur leur demande, et
confié aux magistrats le soin de voilier à leur
sûreté ; mais, dans l'urne, il se trouva trente
et un bulletins favorables contre vingt-cinq qui
condamnaient. «C'était donc pour sauver votre
argent, dit Catulus à un des juges, que vous nous
demandiez une garde ?» «Tu connais ce chauve
(Crassus), écrit Cicéron : c'est lui qui a tout
conduit. Il a promis, cautionné, donné ; ses
bandes d'esclaves ont envahi le Forum, et les gens de bien
ont fait retraite en masse». Aussi le tribunal qui
prononça l'acquittement n'est-il pour lui qu'un tripot
qui jamais n'avait réuni pareils coquins : des
sénateurs flétris, des chevaliers en guenilles,
des tribuns du trésor aussi cousus de dettes que
décousus d'argent.
César, qui venait de répudier sa femme pour
l'ombre d'un soupçon, s'accordait à
lui-même beaucoup de licence ; mais il faisait servir
le plaisir à la politique. Ce n'est point par hasard
qu'on trouve ses maîtresses dans les maisons où
elles pouvaient le mieux aider à ses desseins :
Tertulla, femme de Crassus ; Muria, femme de Pompée ;
Postumia, femme de Sulpicius, dont elle fit un ami de
César ; bien d'autres encore, et, avant toutes,
Servilia, soeur de Caton et mère de Brutus le
tyrannicide. Celle-ci, qui était veuve, eut pour lui
une longue et vive affection, mais n'eut malheureusement pas,
sur son frère et sur son fils, l'influence de Postumia
sur son mari. Les femmes prenaient donc part à la
politique ; c'était un état nouveau des moeurs,
qui a été précédemment
signalé et qui marque, avec tant d'autres
symptômes, la fin de la vieille société,
où il n'était question d'une femme que pour en
dire : Elle reste au logis et file la laine.
L'échec subi par les grands dans le procès de
Clodius était grave, car il fallait le mesurer sur
l'importance donnée par les partis à cette
affaire et y ajouter les suites qu'elle eut. Au sénat,
on déclara que les juges s'étaient vendus, et
une information fut commencée. L'ordre équestre
en fut blessé, y voyant une tentative pour chasser ses
membres des tribunaux, et leur irritation augmenta lorsque,
quelque temps après, Crassus poussa les publicains
à demander, sur le pris des fermes de l'Asie, une
diminution que les Pères refusèrent.
Déjà mécontents de la flétrissure
infligée aux juges de Clodius, les chevaliers se
séparèrent hautement du sénat, et
l'union des ordres, la pensée constante de
Cicéron, fut brisée.
Avant l'issue du procès de Clodius, César
était parti pour son gouvernement de l'Espagne
Ultérieure. Il laissait derrière lui Crassus
engagé avec Clodius et eu rupture ouverte avec
l'oligarchie ; lui-même s'était attaché
l'opulent consulaire en se faisant cautionner par lui,
auprès de ses créanciers, pour 850 talents (5
millions de francs), et les chevaliers regardaient avec
complaisance du côté de ces hommes qui
défendaient leurs intérêts et leur
honneur. Enfin le proconsul d'Asie arrivait. Il arrivait,
disait-on, à la tête de ses légions pour
en finir avec la république. Mais Pompée
n'avait ni cette ambition ni cette hardiesse ; ne sachant que
mettre à la place de ce gouvernement, il entendait
seulement y prendre la première place, et, pour y
parvenir, il ne pensait pas, en ce moment, avoir besoin de
soldats ; sa gloire devait suffire : dès qu'il eut
touché Brindes, il licencia son année.
Cette démarche jeta les nobles dans l'aveuglement :
ils se crurent maîtres de la situation, et lorsque
Pompée demanda que les comices consulaires fussent
retardés pour qu'il pût solliciter en faveur
d'un de ses amis, Caton lui fit refuser cette permission.
Quelque temps auparavant (63) le sénat avait
accordé à Lucullus le triomphe vainement
sollicité par lui pendant trois ans ; il venait
d'autoriser encore celui de Metellus Creticus ; autant
eût valu dire au peuple : Voilà les
vainqueurs véritables de Mithridate et des
pirates. Pompée en avait été
cruellement blessé. Toutefois, dans son premier
discours au peuple, il parla sans colère et avec de
grands ménagements pour tous les partis ; il chercha
même à gagner jusqu'à Caton. Cette
modération, en un temps où le forum
était habitué aux violences de la parole,
laissa tout le monde froid, et personne ne prit au
sérieux ce rôle d'arbitre suprême qu'il
semblait réclamer. Vers la fin de septembre, il
célébra son triomphe. Le sénat avait-il
voulu ne pas accorder plus de deux jours ? La
cérémonie du moins ne dura pas davantage, et il
resta assez d'objets pour décorer un autre triomphe.
On y avait porté les bijoux et les pierres
gravées de Mithridate, sa statue en argent, son
trône et son sceptre, trente-trois couronnes en perles,
trois statues d'or de Minerve, Mars et Apollon, le lit en or
de Darius fils d'Hystaspe, puis des tableaux sur lesquels il
était écrit que Pompée avait
subjugué douze millions d'hommes, pris huit cents
navires, mille forteresses, trois cents villes, fondé
ou repeuplé trente-neuf cités, versé
dans le trésor 20.000 talents et presque doublé
les revenus publics. Des médailles frappées
à son nom montraient le globe de la terre
enveloppé de laurier et au-dessus la couronne d'or
décernée au vainqueur de l'Afrique, de
l'Espagne et de l'Asie. Il avait distribué à
chacun de ses légionnaires 6.000 sesterces. Les
soldats de la république sont déjà les
mercenaires de l'empire.
Mais, en descendant de son char, où il s'était
montré avec le costume d'Alexandre, Pompée se
retrouva seul dans cette ville, un moment auparavant pleine
de sa gloire. Lucullus l'attaquait, le sénat lui
était hostile, Caton prétendait qu'il n'avait
eu à combattre que des femmes, Cicéron
même trouvait que son héros d'autrefois
était sans dignité et sans
élévation. Des deux consuls, l'un, Metellus
Celer, était son ennemi ; l'autre, Afranius, dont il
avait paré la charge, était, dit
Cicéron, la nullité même,
jusque-là qu'il ne savait pas ce que valait la place
qu'il avait achetée. Pompée fit bientôt
l'épreuve de son crédit. En Orient il avait
disposé des couronnes, fait et défait des
royaumes, fondé des villes, enfin tout
réglé souverainement de la mer Egée au
Caucase et de l'Hellespont à la mer Rouge. La
confirmation de tous ses actes était pour lui une
question d'honneur ; il demanda au sénat une
approbation générale et prompte. Lucullus,
appuyé de Caton, proposa de délibérer
séparément sur chaque fait. Cette lente
discussion, où mille échecs étaient
inévitables, eût singulièrement
rabaissé celui qui jouait naguère en Asie le
rôle de roi des rois : il la refusa. Dans le même
temps, il faisait demander au peuple, par le tribun Flavius,
des terres pour ses vétérans. Au Forum, comme
à la curie, il rencontra Caton et le consul Metellus.
Les choses allèrent si loin, que Flavius fit
traîner le consul en prison : tout le sénat
voulait l'y suivre. Mais le patron du tribun eut honte de ces
violences ; il céda une seconde fois, le coeur
profondément ulcéré contre ces nobles
qui le déshonoraient aux yeux de ses soldats et de
toute l'Asie.
Alors, s'il faut en croire un historien, il se repentit
d'avoir licencié ses troupes : c'était trop
tard. Repoussé par les grands, il ne lui restait plus
qu'à recommencer le rôle de démagogue
pour lequel il était si peu fait ; mais, du
côté du peuple, la première place
était prise, il fallait partager : César
l'attendait là.