LII - Le premier triumvirat et le consulat de César (60-59) |
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I - FORMATION DU PREMIER TRIUMVIRAT (60)
![]() Jules César |
Pendant les événements racontés à la fin du chapitre précédent, César était au fond de l'Espagne, dans l'Ultérieure, dont le sort lui avait donné le gouvernement après sa préture (61). Comme don de bienvenue, il avait apporté aux Espagnols la remise des impôts dont Metellus Pius les avait chargés, et il s'était signalé, dans les affaires civiles, par un arrangement des dettes et la pacification de Gadès, à qui il donna de meilleures lois ; dans les affaires militaires, par des expéditions contre les Lusitaniens des montagnes et les Gallaïques, d'où il revint avec le titre d'imperator (juin 60). Il sollicita aussitôt le triomphe et le consulat. Ces deux demandes étaient inconciliables. Pour obtenir l'un, il fallait garder l'imperium, les licteurs et l'habit militaire, c'est-à-dire ne pas entrer dans Rome, car aux portes de la ville ce pouvoir et cet appareil cessaient ; pour briguer l'autre, il fallait venir en personne, trois nundines avant l'élection, donner son nom au président des comices et solliciter, au Forum, les suffrages. Maintes fois le sénat avait dispensé des généraux de ces prescriptions, mais, sur les instances de Caton, il refusa. |
Entre une affaire de vanité et une question de
pouvoir, César eut vite fait son choix ; il
renonça au triomphe, renvoya ses licteurs, et courut
au Forum avec la robe blanche des candidats ; Crassus et
Pompée l'accompagnaient, et briguaient pour lui.
Comment s'était formée cette triple alliance
?
Catilina vaincu, Pompée désarmé et
humilié, le peuple et ses tribuns deux fois battus,
César enfin relégué comme en exil
à quatre cents lieues de Rome, tant de succès
avait inspiré à l'oligarchie cette confiance
qui, pour leur perte, rend aux partis épuisés
une énergie d'un moment. Cicéron n'était
déjà plus le chef qu'elle aimait. Aux
réserves, aux ménagements du prudent
consulaire, le sénat préférait le
zèle aveugle de Caton. Mais Caton, par son respect
pour de vieilles lois que personne n'observait plus, ne
gagnait rien et compromettait tout. «Avec les
meilleures intentions, écrivait Cicéron
à Atticus, notre Caton gâte toutes les affaires
; il opine comme dans la république de Platon, et nous
sommes la lie de Romulus». C'était lui qui avait
chassé de Rome Metellus Nepos, provoqué la mise
en accusation de Clodius, et fait tout refuser à
Pompée. Après l'élection d'Afranius que
Pompée avait payée, il avait obtenu qu'on
déclarât ennemis publics tous ceux qui aidaient
à ces marchés, et il avait vivement soutenu une
nouvelle loi contre la brigue du tribun Lurco. A la suite du
procès de Clodius, contrairement à l'avis de
Cicéron qui voulait qu'à tout prix l'on
ménageât l'ordre équestre, Caton avait
fait procéder à une enquête contre les
juges. Quand les fermiers de l'Asie avaient demandé la
résiliation de leurs baux, Caton encore, malgré
Cicéron, les força de s'en tenir aux anciens
contrats. Aussi, dans les débats soulevés par
la loi agraire de Pompée, les publicains, refusant
leur appui au sénat, étaient restés
spectateurs indifférents.
Cette fois encore l'oligarchie avait vaincu, mais grâce
à la modération de son adversaire. Aussi,
tandis que les grands se félicitaient d'avoir fait
tout plier devant eux, Cicéron voyait se former
l'orage. Dans tout ce monde-là, disait-il,
il n'y a pas même l'ombre d'un homme politique ;
et prudemment il s'arrêtait, il carguait ses voiles, il
se ménageait un retour vers Pompée, en
soutenant la loi agraire de Flavius par des raisons qui
étaient la contrepartie de ses discours sur celle de
Rullus. C'était une nouvelle palinodie. «Mais,
écrivait-il, depuis l'acquittement de Clodius, je sais
quel fond on peut faire sur la justice puis j'ai vu les
publicains aliénés du sénat, et nos
heureux du jour, ces grands amateurs de viviers, ne plus
cacher l'envie qu'ils nourrissent contre moi ; alors j'ai
cherché de plus solides appuis». Et
Pompée l'avait accueilli ; Pompée, qu'il peint
plus haut, solennellement drapé dans sa robe
triomphale, avait enfin parlé avec éloge du
fameux consulat. Aussi, comme il traite ses anciens amis
Lucullus, Hortensius, et tous ces grands personnages qui se
croient au ciel, quand ils ont dans leurs piscines de vieux
barbeaux dressés à venir manger dans la main
!
Si l'orateur ne charge pas les portraits, afin d'excuser
à ses propres jeux sa défection, de tels hommes
étaient peu redoutables, et le zèle,
l'activité de l'intraitable Caton, ne faisait
qu'accroître l'illusion sur leur force réelle.
Tout récemment, un sénatus-consulte n'avait pu
être converti en loi, et Cicéron en avait pris
occasion pour s'écrier : Des deux choses que mon
consulat avait affermies, l'union des ordres et
l'autorité du sénat, l'une est rompue, et
chaque jour achève de briser l'autre. César
revenait donc à point de sa province : le sénat
était à la fois faible et menaçant,
Pompée irrité, Cicéron mécontent,
et Crassus en pleine opposition.
Depuis le jour où César avait osé braver
Sylla tout-puissant, il n'avait rien dit, il n'avait rien
fait qui ne fût d'accord avec ce premier acte de sa
vie. Les trophées de Marius relevés au
Capitole, les sicaires du dictateur traînés en
justice, les proscrits rappelés, les concussionnaires
poursuivis, le tribunat retrouvant ses droits et les pauvres
ramenés à l'espérance par la proposition
de lois agraires, toutes ces choses montraient en lui une
fidélité aux opinions de sa jeunesse et de son
parti qui avaient doublé la force que lui donnaient
l'éloquence de l'orateur, les séductions de
l'homme et l'antiquité de la race. Aussi avait-il,
dans Rome, une situation qui lui permettait de traiter
d'égal à égal avec les plus puissants.
Son premier soin fut de réconcilier son ancien et son
nouvel ami, Pompée et Crassus : il promit à
l'un de lui faire donner par le peuple ce qu'il n'avait pu
obtenir du sénat ; à l'autre, de renvoyer
à leurs villas ces meneurs de l'oligarchie qui
l'avaient relégué au second rang, et de lui
rendre dans l'Etat l'influence due à ses services.
Tous trois se jurèrent de mettre en commun leur
crédit et leurs ressources, de ne parler, de n'agir en
toute affaire que conformément aux
intérêts de l'association. La gloire militaire
de Pompée, les richesses de Crassus, la
popularité de César, allaient faire de ce
monstre à trois têtes, comme on nomma le
triumvirat, une puissance qui domina le peuple, le
sénat, et le gouvernement tout entier. Mais chacun des
triumvirs gardait ses projets particuliers. Pompée ne
voyait dans cette union qu'une combinaison d'influences,
grâce auxquelles il devait être certainement
porté, sans secousses ni révolution, au premier
rang. Crassus prévoyait la rivalité de ses
collègues et les facilités qu'elle lui
donnerait de s'élever au-dessus d'eux, en rendant
à chacun son appui nécessaire. César,
aussi, songeait à disputer un jour ce premier
rôle que tous les trois rêvaient, mais il voulait
d'abord abattre, avec les forces réunies du
triumvirat, l'aristocratie, qui était un parti,
pensant avoir ensuite bon marché de Pompée et
de Crassus, qui n'étaient que des hommes. Maître
alors de la république, il entreprendra les
réformes dont son grand esprit entrevoyait la
nécessité et qu'il commença dès
qu'il fut en possession du consulat (60).
Ses deux associés s'étaient engagés
à soutenir sa candidature. Les grands firent tout pour
l'écarter. On se cotisa en vue d'acheter les suffrages
; Caton même crut cette fois que le but justifiait les
moyens, et il fournit sa part. Quand ils reconnurent que
leurs efforts seraient inutiles, ils se vengèrent
d'avance de cette élection qu'ils ne pouvaient
empêcher, en n'assignant, pour provinces consulaires,
que des bois et des pâturages à surveiller. Ils
croyaient réduire ainsi le futur consul à
l'impuissance, au sortir de son consulat. Mesure imprudente
et vaine qui autorisa César à demander au
peuple réparation de l'outrage infligé à
l'élu du peuple. César fut nommé, mais
les grands réussirent à lui donner pour
collègue Bibulus, depuis longtemps son ennemi.