LVII - De la mort de Pompée à celle de Caton (48-46) |
III - GUERRE D'AFRIQUE (46). THAPSUS, MORT DE
CATON
Monnaie de Cornificius |
Cette sédition apaisée, César
partit pour accabler en Afrique les débris de
Pharsale. Après la perte de cette bataille, Octavius,
un chef pompéien, avait réuni quelques troupes
en Macédoine ; de là il était
passé en Illyrie, avait été contraint
par Cornificius et Vatinius de fuir en Afrique, où
Juba et Atius Varus commandaient la seule armée
pompéienne qui pût se vanter d'une victoire. Les
chefs réunis à Corcyre, Labienus, Scipion,
Afranius, Petreius, Faustus Sylla, fils du dictateur,
résolurent de gagner cette province. Caton
était à Dyrrachium avec une flotte et des
soldats. Il en offrit le commandement à
Cicéron, qui était consulaire, tandis que
lui-même n'avait été que prêteur.
Mais, depuis Pharsale, Cicéron était dans les
plus vives angoisses, craignant de rester avec ces
forcenés, honteux de partir, et ne sachant comment
excuser auprès de César sa fuite d'Italie. La
proposition de Caton le décida. Lui commander, lui
combattre, quand il ne fallait pas poser les armes, mais les
jeter : c'était une dérision.
Le fils aîné de Pompée, Cneus, irrité de ces paroles, courut sur lui l'épée à la main et l'aurait tué, sans Caton qui protégea son départ. Il revint à Brindes toujours accompagné de ses licteurs avec leurs faisceaux couronnés du laurier triomphal ; et pendant une année il y maudit la guerre d'Alexandrie, celle de Pharnace et les lenteurs de César, coupable cette fois d'éterniser ses anxiétés, en laissant aux pompéiens le temps de se relever, et peut-être d'amener une nouvelle péripétie. |
Cnaeus Pompée |
Tandis que ses amis faisaient route vers Utique,
Caton, soupçonnant que Pompée s'était
dirigé sur l'Egypte, se résolut à lui
conduire ses trois cents vaisseaux et les troupes qui les
montaient. Sans la trahison des Egyptiens, ces dix mille
hommes, trouvant dans Alexandrie Pompée vivant,
auraient pu changer la face des choses. Prudemment, il les
mena sur les côtes de la Cyrénaïque pour y
recueillir de plus sûres nouvelles. Ce fut le fils
même de Pompée qui lui apprit la catastrophe. Il
ne lui restait donc qu'à gagner à son tour la
province romaine d'Afrique. Les mêmes vents qui
empêchaient César de quitter Alexandrie,
forcèrent Caton à laisser sa flotte tout
l'hiver dans les ports de la Cyrénaïque. Mais, vu
l'urgence de rejoindre l'armée qui se reformait autour
d'Utique, il s'approvisionna d'eau et de vivres à
Cyrène et s'engagea au travers du désert de
Barca. Lorsqu'au bout de trente jours il atteignit Leptis
Magna, ses troupes se trouvèrent si fatiguées,
qu'il dut se résigner à y attendre la fin de
l'Hiver. Du reste, il était là à
portée de Scipion et assuré de pouvoir faire sa
jonction avec lui.
On avait reconnu pour chef ce consulaire qui portait un nom
de bon augure dans mue guerre d'Afrique, mais Scipion
était un fort mauvais général. Il prit
pour second un ancien lieutenant de César, Labienus,
dont l'habileté ne pouvait balancer les
inconvénients du choix malheureux qu'on avait fait.
Si, à Dyrrachium, à Pharsale, les
pompéiens étaient déjà
divisés, qu'était-ce maintenant que le seul
homme qui pouvait les contenir n'était plus ?
Quelqu'un cependant prenait les façons d'un chef
suprême : c'était le roi barbare. Sans Caton,
tous ces Romains si fiers lui eussent cédé,
même Scipion, à qui Juba interdit de porter le
manteau écarlate des commandants en chef, parce que la
pourpre, disait-il, n'appartenait qu'aux rois. Il voulait
qu'on saccageât Utique, l'accusant d'être
dévouée à César, en
réalité pour détruire la capitale
romaine de l'Afrique ; Caton encore l'en empêcha. Mais
Scipion ne voyait pas si loin ; il s'engagea à payer
la solde de la cavalerie numide, et, entrant à son
insu dans les vues du roi, il dévasta la province,
sous prétexte de ruiner d'avance l'ennemi.
Dès que César avait quelques troupes sous la
main, il allait en avant. Cette fois encore il parut jouer sa
fortune sur un coup de dé. Renouvelant la
témérité qui lui avait fait franchir le
canal d'Otrante sans tenir compte de la flotte
pompéienne qui eût pu le couler, il s'embarqua,
malgré la saison contraire, franchit le canal de Malte
et, après quatre jours de navigation, arriva au
voisinage d'Hadrumète (Souza). En débarquant,
il tomba : c'était un mauvais augure ; il le changea
en heureux présage : Terre d'Afrique,
s'écria-t-il, je te tiens, et ses soldats ne
doutèrent pas qu'ils n'allassent en prendre
possession. Il n'avait pourtant que cinq mille fantassins et
cent cinquante cavaliers gaulois (1er janv. 46).
C'était à peine une escorte, et il s'exposait
à rencontrer un adversaire qui avait soixante mille
hommes sous les armes, cent vingt éléphants et
une nombreuse cavalerie. Mais il pensa que la flotte ennemie,
prudemment retirée dans ses ports, lui livrerait
encore libre passage, et ses légions, lasses de
guerre, avaient besoin d'être entraînées
par le sentiment du péril où leur chef se
jetait. Il avait d'autres motifs de confiance : le bruit
s'était répandu que, pour payer les secours de
Juba, Scipion lui avait promis l'abandon de la province
romaine, et les nombreux citoyens qui s'y étaient
établis s'indignaient d'un marché qui les
faisait passer sous la domination du roi barbare. Parmi eux
se trouvaient des descendants de vétérans
marianistes qui, avec la tenace fidélité des
Romains aux traditions de famille, voyaient un patron dans le
neveu du général de leurs pères. Les
pompéiens punissaient ce sentiment comme une
félonie et dévastaient les districts où
ils avaient cru le trouver. Tout césarien tombé
en leurs mains était mis à mort. Cicéron
même s'indigna de ces cruautés. Malgré
leurs défaites répétées, ces
héritiers de Sylla étaient animés de son
esprit, et tout démontre que, s'ils avaient
triomphé, une violente réaction eût fait
couler des flots de sang à Rome, en Italie et dans les
provinces.
Ce régime de terreur n'assurait pas la
fidélité de leurs soldats. Leur armée,
en grande partie formée d'affranchis, d'esclaves, de
paysans dont on avait brûlé la ferme, et de
provinciaux enrôlés de force, n'avait point de
consistance. Le nom de leur adversaire effrayait ces troupes
novices qui ne partageaient point les passions de leurs
chefs, et les déserteurs arrivaient au camp de
César en si grand nombre qu'il put former d'eux toute
une division.
Sittius |
Il lui vint un autre secours sur lequel il ne comptait pas. Le désordre était tel et depuis si longtemps dans cette république en décomposition, qu'un italien, Sittius, ancien complice de Catilina, s'était fait en Afrique une sorte de royauté nomade. Il avait autour de lui des aventuriers de tout pays, en avait formé une petite armée, qui avait une escadre de guerre, et il errait le long des côtes ou dans les terres, vivant tantôt de pillage et tantôt de la solde que lui payaient les chefs auxquels il vendait son assistance. Sittius était fort indifférent à la grande querelle qui ébranlait le monde romain ; mais la fortune des pompéiens lui inspirait peu de confiance, tandis qu'il en avait une grande dans celle de César ; et puis, il ne se peut pas que, dans sa vie vagabonde, quelques démêlés avec Juba ne lui aient point attiré l'inimitié de ce roi. Sittius avait une grande connaissance des lieux, et des intelligences dans les deux royaumes numide et maure : César lui donna la mission de décider Bocchus à envahir les Etats de Juba, quand ce prince les quitterait pour rejoindre ses alliés. |
Monnaie de Juba Ier |
Le dictateur comptait enlever sans peine
Hadrumète. Considius l'occupait avec des forces
supérieures ; il vint même menacer les
césariens, qui reculèrent jusqu'à
Ruspina, harcelés dans leur marche par deux mille
Numides. Mais chaque fois que les cent cinquante Gaulois de
César, pesamment armés, chargeaient cette
cavalerie, qui menait ses chevaux sans bride et n'avait qu'un
javelot à lancer, elle tournait le dos et fuyait. Les
villes marchandes de la côte étaient pour celui
qui finirait au plus tôt ces interminables guerres,
c'est-à-dire pour César. Une d'elles, Ruspina,
lui envoya des députés ; il se hâta
d'occuper cette place qui avait un port où il pouvait
attendre les six légions restées en Sicile. De
meilleures nouvelles lui arrivèrent encore. Leptis la
Petite, qui malgré son nom était une riche et
importante cité, lui offrit son port, un des meilleurs
de cette côte ; il était assez vaste pour que
César pût y mettre ses vaisseaux à
couvert. Bientôt un convoi arriva ; d'autres
étaient en route ; César allait partir à
leur rencontre pour les empêcher de tomber aux mains de
l'ennemi, quand ils parurent en vue du camp. Aussitôt
il reprend l'offensive, et, à trois milles de Ruspina,
il vient heurter avec trente cohortes l'innombrable cavalerie
de Labienus. Celui-ci laissa ses Numides combattre à
leur manière ; ils arrivaient à quelque
distance du front de bataille, lançaient leurs traits,
puis fuyaient, entraînant après eux les
légionnaires en désordre, qui prêtaient
le flanc alors et tombaient sous les coups des fantassins
ennemis. César fit publier par tous les rangs qu'on ne
s'éloignât pas des enseignes de plus de quatre
pieds. Cette immobilité encouragea l'ennemi, et
Labienus, s'approchant des césariens, leur cria :
«Eh ! Mais, conscrit, tu fais bien le brave ! Il vous a
donc tourné la tête, à vous aussi, avec
ses belles paroles ? Par Hercule ! il vous a mis dans un
mauvais pas, et je vous plains. - Tu te trompes,
répondit un soldat, je ne suis pas un conscrit, mais
un vétéran de la dixième», et,
ôtant son casque : «reconnais-moi, ou mieux
à ceci», et il lui lança son javelot, que
Labienus n'évita qu'en faisant cabrer son cheval, qui
le reçut au milieu du poitrail. Cependant
l'armée, formée en cercle, était
enveloppée ; la position ne paraissait plus tenable.
Mais c'était un piège pour attirer l'ennemi
à portée du javelot et de l'épée.
A un signal, le cercle s'ouvrit et s'allongea rapidement en
deux lignes qui refoulèrent tout ce qui se trouvait
devant elles, puis vinrent, par la droite et la gauche, se
joindre au front de bataille que César porta, par une
vive attaque, sur les rangs dégarnis et
troublés des pompéiens. Ceux-ci ne purent
résister et se débandèrent. Un secours
amené par Petreius engagea Labienus à
recommencer l'action, quand César la croyait finie.
Depuis leur victoire du matin, ceux de ses soldats que la
veille, on pouvait encore appeler des conscrits
étaient des vétérans ; une charge
à fond balaya la plaine.
César venait de courir un grand péril ; il s'en
était tiré par son sang-froid, en improvisant
une manoeuvre audacieuse que l'admirable discipline de ses
légionnaires lui permit d'exécuter. Mais
Scipion se trouvait à trois marches en arrière,
à la tête de huit légions et de trois
mille cavaliers ; une autre armée et cent vingt
éléphants arrivaient avec Juba. Pour ne pas
rencontrer en plaine de telles forces, César
s'établit entre Ruspina et la mer, dans un camp qu'il
rendit inexpugnable et d'où il pressa l'arrivée
de ses convois. Il commençait à souffrir de la
disette, lorsque Salluste, alors préteur, surprit
l'île de Cercina où étaient les magasins
de l'ennemi et en emporta les provisions. Dans le même
temps, Sittius avait pris Cirta, capitale de la Numidie,
soulevé les Gétules, qui ne pardonnaient pas
à Pompée de les avoir soumis aux rois numides,
et par cette heureuse diversion il avait rappelé Juba
à la défense de son royaume ; enfin deux
légions débarquèrent de Sicile.
La situation de César n'en restait pas moins des plus
étranges ; l'histoire militaire n'en connaît
point de pareille. De l'Afrique, il ne tenait que le terrain
renfermé dans ses lignes. Tout lui manquait, et il lui
fallait tout créer : des ateliers pour forger des
armes, des chantiers pour construire des machines ; il
désarma plusieurs galères, afin d'avoir du bois
à faire des palissades ; et comme il n'avait pas de
fourrage à donner aux chevaux, il imagina de les
nourrir avec des algues marines, bien lavées dans
l'eau douce. A son départ de Sicile, comme la flotte
était insuffisante, il n'avait voulu à bord ni
bagages ni esclaves, et les soldats n'avaient emporté
que leurs armes. Un tribun légionnaire ayant
contrevenu à cet ordre, il l'appela, aussitôt
débarqué, en présence des tribuns et des
centurions de toute l'armée, et lui dit : «C.
Avienus, parce que tu as été inutile à
la république et à moi, en remplissant mes
vaisseaux de tes gens et de tes chevaux au lieu d'y mettre
mes soldats, je te chasse de mon armée, avec la note
d'ignominie, et je t'ordonne de quitter l'Afrique aujourd'hui
même». Jamais homme de guerre n'a mieux compris
la nécessité de réduire le plus possible
les impedimenta qui rendent les armées
paresseuses et lourdes.
Ses soldats réparaient tout à force d'industrie
et d'activité. La guerre des Gaules où il avait
fallu improviser à chaque instant des camps, des
forteresses, des flottes, des ponts sur de grands fleuves,
des routes à travers les marais, leur avait appris
à être ingénieurs, pontonniers,
mécaniciens. Aussi faisaient-ils sans murmurer tous
les métiers, et ils ne se plaignaient pas de manquer
du nécessaire, parce que leur général
vivait comme eux. Le légionnaire romain était
habitué à loger au camp sous une tente de peau
; eux couchaient à la belle étoile ou se
faisaient des huttes de roseaux et de branchages ; et quand
survenait un de ces violents orages d'Afrique, ils
s'abritaient en riant sous leur bouclier. Mais nul retard
dans les manoeuvres ; le camp était levé ou
dressé avec une extrême rapidité, et
César pouvait lancer en plaine, à portée
de l'ennemi, ces hommes toujours alertes. Un jour, en moins
d'une demi-heure, ils se couvrirent d'un fossé et d'un
retranchement contre la cavalerie de Scipion.
Ce général méthodique n'avait pas su
profiter des avantages que lui donnaient la
témérité de César, la
supériorité de sa flotte et sa nombreuse
armée ; il voulait affamer son terrible adversaire,
et, pour donner à Juba le temps de le rejoindre avec
trois légions, son unique souci fut d'éviter la
bataille que César cherchait. Deux mois se
passèrent en marches et en campements, sans
résultats, dans l'étroit espace compris entre
les villes de Leptis, Ruspina, Achilla et Agar, que tenait
César, Hadrumète, Thapsus, Uzita et Thysdrus
que Scipion occupait. Il n'était pas dans les
habitudes de César de rester si longtemps près
de l'ennemi sans trouver le moyen de l'amener à une
bataille, comme à Pharsale, ou de le cerner, comme
à Lérida. Mais il n'avait que quelques
centaines de chevaux, quand il s'en trouvait des milliers
dans l'armée pompéienne, et il était
attaché au rivage par la nécessité
d'attendre ses convois de Sicile, car les provisions des
villes qui avaient reçu ses garnisons et les silos des
indigènes avaient été vite
épuisés. Pour l'eau, il était
obligé de creuser des puits dans la plaine qui
s'étendait des collines à la mer et, par
conséquent, de laisser les hauteurs à ses
adversaires ; enfin ses troupes peu nombreuses comptaient
beaucoup de recrues dont il ne faisait des
vétérans que par des escarmouches de tous les
jours.
Un dernier convoi lui ayant amené des vivres en
abondance et les dépôts de ses légions,
il se décida à frapper enfin des coups
décisifs. Une tentative sur Thysdrus échoua,
mais, par d'habiles manoeuvres, il réussit à
investir Thapsus, place importante dont le port,
ajouté à ceux de Ruspina et de Leptis, devait
lui donner une grande étendue de côtes et par
conséquent faciliter ses approvisionnements.
Située entre la mer et un lac d'eau salée,
Thapsus communiquait par une seule route avec le continent.
En quelques heures César coupa cet isthme, et les
anciens étaient si incapables de battre des
retranchements de manière à y faire
brèche, qu'il suffisait d'un fossé et d'une
levée de terre exécutés dans une nuit
pour arrêter une armée. Scipion ne pouvait sans
honte ni péril abandonner Thapsus ; il accourut
dès qu'il fut informé de la marche de l'ennemi,
mais s'arrêta devant ses lignes et se décida
à accepter une bataille. César donna pour mot
d'ordre à ses troupes Felicitas. La
journée, en effet, fut heureuse. Les
éléphants causaient de l'effroi, la
cinquième légion demanda à les combattre
et en eut facilement raison, en les forçant à
coups de pierres et de javelots à se rejeter sur les
lignes pompéiennes. «Depuis ce jour, dit un
écrivain du second siècle de notre ère,
cette légion a toujours eu sur ses enseignes
l'éléphant qu'on y voit encore».
Malgré leur nombre, les pompéiens furent
battus, leurs trois camps enlevés, et ils
laissèrent trente mille hommes sur le terrain [6 avril
(6 février)]. Tout ce qui restait de l'armée
républicaine se débanda ; Thapsus,
Hadrumète et Thysdrus ouvrirent leurs portes ; Zama,
capitale du roi numide, lui ferma les siennes ; Bulla Regia,
une autre de ses résidences, doit avoir fait de
même. Dans ce sauve-qui-peut général, la
clémence de César parut aux soldats le refuge
le plus sûr ; les officiers secondaires, presque toute
la cavalerie de Juba, se rendirent à lui.
Les chefs ne pouvaient agir ainsi. Après Pharsale, nul
parmi eux n'avait songé à prendre contre
lui-même une résolution extrême.
C'était une guerre loyale qui finissait, et les
cruautés de Bibulus et de Labienus n'étant
tombées que sur des matelots et des soldats, on les
avait oubliées, de sorte que personne n'avait craint
des représailles. Le lendemain de la bataille, Brutus
était passé dans le camp de César, et
quelques jours après Cassius lui avait livré sa
flotte. La guerre d'Afrique eut un tout autre
caractère, celui d'une lutte sans merci, et que les
pompéiens firent atroce. D'aucun côté les
chefs ne pouvaient espérer que le vainqueur
pardonnât ; il ne restait donc aux
généraux vaincus qu'à chercher, s'ils
pouvaient en trouver, d'autres champs de bataille, ou
à mourir. Labienus, Varus et Sextus Pompée
gagnèrent l'Espagne, où s'était
déjà rendu l'aîné des fils de
Pompée, après une vaine tentative sur les
côtes de la Maurétanie. Scipion s'embarqua aussi
pour cette province, mais le navire qui le portait fut
poussé par la tempête dans le port de
Bône, au milieu de l'escadre de Sittius, qui
l'enveloppa. Où est le général ?
criaient les assaillants. Le général est en
sûreté, répondit Scipion, et il se
jeta sur son épée. Presque tous les autres
périrent ; Considius fut tué dans sa fuite par
son escorte de cavaliers gétules ; Afranius et Faustus
Sylla tombèrent aux mains de Sittius, et furent
égorgés dans une émeute de soldats. Juba
et Petreius, repoussés de toutes les villes, se
résolurent à en finir avec ces misères.
Après un somptueux festin, ils prirent chacun une
épée et engagèrent un combat singulier.
Juba tua sans peine Petreius, qui était
déjà un vieillard, et se fit achever par un
esclave ; ses cendres allèrent rejoindre au Madras'en
celles des rois numides.
Le tombeau des rois de Numidie, forme primitive |
Le duel du jeune Marius et de Telesinus dans les
souterrains de Préneste avait mis ce genre de mort
à la mode. Caton en inaugura un autre, que de fameux
ou illustres personnages imitèrent plus tard et dont
l'histoire parle avec respect.
Caton commandait à Utique ; il y reçut, le 8
avril au matin, la nouvelle de la défaite et assembla
aussitôt les sénateurs restés
auprès de lui, ainsi que les trois cents citoyens
romains établis dans cette ville pour le commerce et
l'exploitation de la riche vallée du Bagradas. Il leur
proposa de défendre la place ; d'abord son
énergie passa dans tous les coeurs ; mais il fallait
commencer par affranchir leurs esclaves pour les armer ; ce
premier sacrifice les arrêta, et ils finirent par
rejeter l'idée de la résistance. Des cavaliers
de Scipion, réfugiés dans la place, voulaient
qu'on tînt ces marchands, ou qu'au moins on les
chassât de la ville avec les autres habitants. Caton
s'opposa à cette cruauté inutile, et les
cavaliers s'éloignèrent lorsqu'il leur eut
donné à chacun 100 sesterces sur l'argent du
trésor, et Faustus Sylla autant sur son propre bien.
Il s'occupa ensuite de sauver ceux qui n'osaient attendre
leur grâce de César. Lorsqu'il apprit que le
dictateur marchait sur Utique : Eh quoi ! dit-il,
César nous traite donc en hommes ! Et, se
tournant vers les sénateurs, il leur conseilla de ne
plus différer, fit fermer toutes les portes,
excepté celle du port, donna des vaisseaux à
ceux qui en manquaient et veilla à ce que tout se
fît avec ordre. L. César, un parent du
vainqueur, que les trois cents avaient chargé
d'implorer pour eux sa clémence, le pria de lui
composer un discours, ajoutant que, quand il faudrait
intercéder pour lui, ce ne serait pas avec des
paroles, mais en se jetant aux pieds de César. Caton
le lui défendit : Si je voulais lui devoir la vie,
j'irais moi-même le trouver seul ; mais je ne tiendrai
rien d'un tyran. Après le bain, il soupa en
compagnie nombreuse, et l'on discuta longtemps sur ce texte
que l'homme de bien est seul libre et que tous les
méchants sont esclaves. Quand il eut
congédié ses convives, il se retira et lut dans
son lit le dialogue de Platon sur l'immortalité de
l'âme. Il s'interrompit après quelques pages,
pour chercher son épée, et, ne la trouvant pas,
s'enquit où elle était, puis continua sa
lecture, afin de ne pas montrer d'impatience ; lorsqu'il
l'eut achevée, il fit venir tous ses esclaves, leur
demanda d'une voix haute son épée et frappa un
d'eux si violemment que sa main en fut ensanglantée.
Son fils entra fondant en larmes, avec ses amis. Caton se
levant alors sur son séant : «Quand m'a-t-on vu,
lui dit-il d'un ton sévère, donner des preuves
de folie ? Tu m'enlèves mes armes pour me livrer sans
défense ; que ne me fais-tu lier aussi les mains
derrière le dos ? Ai-je besoin d'un morceau de fer
pour m'ôter la vie ?» On lui envoya son
épée par un enfant ; il la prit, en examina la
pointe. Maintenant, je suis mon maître, dit-il.
Alors il reprit le Phédon, le relut deux fois
en entier, puis s'endormit d'un si profond sommeil que le
bruit de sa respiration s'entendait au dehors.
Vers minuit, il envoya au port un de ses affranchis pour
s'assurer que tout le monde était embarqué, et
se fit bander la plaie qu'il s'était faite à la
main. Comme les oiseaux commençaient à chanter,
il se rendormit pour quelques instants, puis, tirant son
épée, il se l'enfonça au-dessous de la
poitrine. Sa main blessée l'empêcha de frapper
un coup assuré, et, en luttant contre la douleur, il
tomba de son lit. Au bruit, on accourut ; les entrailles lui
sortaient du corps, et il regardait fixement. La blessure
n'était pas mortelle ; le médecin la banda ;
mais dès qu'il eut repris les sens, il arracha
l'appareil, rouvrit la plaie et expira.
Stoïcien, Caton mettait sa conduite d'accord avec sa
doctrine, en pratiquant, selon les préceptes de
l'école, la sortie raisonnable, eulogos
exagôgê. Il le fit simplement, quoique
l'effet en ait été théâtral, et il
priva le vainqueur de sa plus noble conquête. O
Caton, s'écria César en apprenant cette
fin, tu m'as envié la gloire de te sauver la vie
! Cependant, quand Cicéron, admirateur d'un
courage qu'il n'avait pas, composa un éloge de
l'illustre mort, le dictateur, qui maniait la plume comme
l'épée, y répondit par
l'Anti-Caton, satire railleuse et spirituelle
où le rigide préteur était
représenté passant au tamis les cendres de son
frère, pour retirer l'or fondu sur le bûcher, ou
cédant sa femme jeune et belle à Hortensius, et
la reprenant vieille, mais riche, après la mort de
l'opulent orateur. Chose singulière, Caton a contre
lui les deux Césars, celui des temps anciens et celui
des temps modernes. L'un livre à la risée de
ses courtisans la vertu trop rigide du dernier
républicain ; l'autre, dont tant de fois la mort n'a
pas voulu, l'accuse d'avoir lâchement
déserté son poste. Tous deux ont eu à
peu près raison, mais nous aimons les
dévouements qui accompagnent toute grande chose qui
périt. Caton et la république s'en vont
ensemble ; la mort de l'un achève dignement les
funérailles de l'autre.
La grande et vraie république des anciens jours, qui
avait suscité tant de dévouements obscurs et
silencieux, était depuis longtemps disparue, et la
fausse liberté pour laquelle Caton mourait ne
méritait pas ce sacrifice. Mais il croyait donner sa
vie pour le droit, et il faut honorer, alors même qu'il
s'égare, le sentiment du devoir qui fait aller
jusqu'à la mort. De ce jour, le parti
républicain eut son martyr ; le sang de Caton lui
donna une vertu qui le fit survivre longtemps à sa
défaite et qui fut cause des terribles
tragédies qu'on verra sous l'empire. Caton ne s'est
pas tué seul ; par son exemple et par la
légende qui se forma autour de son nom, il a
entraîné, à sa suite, dans le tombeau
bien des hommes qui eurent, avec son esprit étroit, sa
farouche vertu. N'importe, il reste le premier de ces
héros de la vie civile qui ont protesté par de
belles fins stoïques contre les inclémences du
sort ou la dégradation des âmes.