LXXV - Néron (13 oct. 54 - 9 juin 68) |
III - L'incendie de Rome ; les chrétiens
Heureusement pour le monde, au-dessous de ces palais où habitait la luxure éhontée, sous cette Rome que l’Apôtre appelle « la grande prostituée qui a corrompu les rois de la terre et enivré les nations du vin de son impureté », se formait dans l’ombre un peuple nouveau dont les croyances et les mœurs étaient en contradiction absolue avec les pratiques romaines, puisqu’il remplaçait les joies du corps par les macérations, les préoccupations de la terre par l’amour du ciel, le culte de la vie par celui de la mort. Jamais doctrines et mœurs plus contraires ne s’étaient trouvées en présence ; une lutte mortelle était inévitable, et l’une des deux sociétés devait tuer l’autre. Comme il était juste, ce fut le représentant le plus dépravé de la sensualité païenne qui livra le premier combat.
Au milieu de l’année 64, un incendie qui dura neuf jours dévora dix des quatorze quartiers de Rome. C’était le plus terrible désastre que la ville eût souffert depuis l’invasion gauloise ; encore les Barbares avaient-ils brûlé seulement un amas de cabanes ou de maisons sordides et quelques pauvres temples. Que de chefs-d’œuvre de la Grèce, que de monuments de l’histoire de Rome, périrent alors ? Les rhéteurs et les poètes, dont l’art est de remplacer par de vivants acteurs les causes incertaines ou cachées, ont sans hésiter accusé Néron. Séduits par l’infernale grandeur de la fantaisie qu’aurait eue l’impérial histrion de brûler sa capitale pour la rebâtir à son gré, de détruire tous les souvenirs de l’ancienne Rome pour remplir du sien la Rome nouvelle, ils nous le montrent, pendant que le feu accomplit son œuvre, debout sur la tour de Mécène ou au sommet du Palatin afin de mieux voir l’immense destruction, et là, en costume de théâtre, la lyre en main, chantant des vers sur la ruine de Troie, tandis que les soldats du prétoire et les esclaves du palais attisaient l’incendie, tandis que les machines et les catapultes étaient dressés pour renverser les murailles qui arrêtaient le passage du fléau. Nous voudrions pouvoir laisser aux poètes cette fête babylonienne et ce crime à Néron. Mais Tacite, qui peut-être se trouvait en ce temps-là dans la ville, rapporte les bruits accusateurs, sans les affirmer, et tout son récit donne à croire que le feu qui, durant une nuit brûlante de juillet, et par un vent violent, avait pris dans des magasins d’huile, au milieu d’un quartier marchand, résultait d’un de ces accidents si ordinaires à Rome, où les incendies étaient, avec la malaria, le fléau habituel. Néron habitait alors sa villa d’Antium, à quinze ou seize lieues de Rome ; quand il arriva, le feu avait déjà consumé son palais. Il courut toute la nuit, sans gardes, pour diriger les secours, et les jours suivants il fit ouvrir à la foule sans asile les monuments d’Agrippa et ses propres jardins. On construisit à la hâte des hangars pour recevoir les plus indigents ; on fit venir des meubles d’Ostie et des villes voisines ; enfin le prix du blé fut réduit à 3 sesterces le modius.
Le port d'Ostie
|
Cependant, comme les pauvres avaient beaucoup souffert et qu’il faut toujours à la foule un coupable, on s’en prit naturellement à l’empereur de l’incendie, comme on s’en prenait à lui de la famine. Il y avait d’ailleurs des gens intéressés à propager les bruits accusateurs pour ruiner la popularité de Néron dans le bas peuple : la conspiration de Pison était alors en pleine activité, et ces consulaires qu’on disait avoir vus au milieu du désordre, excitant les esprits, faisaient sans doute partie du complot. Par une habile manœuvre, le gouvernement détourna sur d’autres les soupçons et donna un aliment à la colère publique en accusant les chrétiens d’avoir mis le feu aux quatre coins de la ville.
Les chrétiens étaient alors, pour la foule, confondus avec les Juifs. Sectateurs de l’ancienne ou de la nouvelle loi, tous priaient dans les synagogues aux mêmes jours de fête et semblaient adorer le même Dieu, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui leur avait donné le même signe d’élection, le baptême sanglant, dont beaucoup de chrétiens portaient encore la marque. À Rome, où ils étaient peu nombreux, ils habitaient le même quartier que les Juifs, une espace de Ghetto, centre des petites industries et des bouges où le feu avait probablement commencé. Cependant ils se séparaient des enfants d’Israël par leur foi au Christ et à la résurrection, par l’esprit plus large de leur doctrine dont saint Paul, dans ses enseignements à Rome et dans ses Épîtres, surtout dans l’épître circulaire qui a pour titre Πρὸς Ῥωμαίους aux chrétiens d’Orient, venait de se faire le théologien. Mais, comme ils n’avaient, pour préciser et maintenir le dogme, ni les livres canoniques, ni l’organisation épiscopale, ni les conciles ; leur croyance, encore à l’état de légende transmise oralement, avait quelque chose d’indécis et de flottant qui, à raison même de ce caractère, lui permettait de se répandre plus aisément qu’un formulaire étroit et rigide. Les nouvelles idées, sous la forme chrétienne ou juive, gagnaient de temps à autre quelques prosélytes, parce qu’elles répondaient aux secrètes aspirations des âmes élevées et délicates, que ne satisfaisait pas la stérilité religieuse du culte officiel, ni la sécheresse de l’orgueilleuse philosophie de Zénon. Elles se glissaient même dans le palais du prince. Josèphe raconte qu’il fut introduit près de Poppée par un comédien juif fort aimé de Néron. De grande race parmi les siens, très lettré, encore plus souple et insinuant, Josèphe gagna les bonnes grâces de Poppée, qui, ainsi que beaucoup de femmes de ce temps-là et de tous les temps, mêlait la religion au plaisir. « Elle avait, dit-il, l’esprit très religieux ». Entendez que cette femme sans cœur était cependant troublée au fond de l’âme par le grand problème qui s’agitait alors. Les anciens dieux se mouraient ; elle cherchait un dieu nouveau, et beaucoup faisaient comme elle, cette Acté, par exemple, la première affection de Néron, dont plusieurs affranchies semblent, d’après leurs inscriptions tumulaires, avoir été chrétiennes. Une sévère matrone, Pomponia Græcina, qui ne quittait point ses vêtements de deuil, qu’on ne vit jamais sourire et qui fut accusée de superstitions étrangères, était probablement aussi chrétienne ou juive. Il y avait donc, au sein de la société romaine, jusque dans les rangs les plus élevés, des infiltrations de croyances hostiles à l’ancien culte. Elles n’étaient point bruyantes et se cachaient dans l’ombre ; mais on les sentait cheminer sourdement, et quelques-uns redoutaient la colère des dieux, que devaient irriter ces prédications impies. Juifs et chrétiens, en effet, dans leurs cantiques, maudissaient l’idolâtrie païenne, et on en comprenait assez pour savoir que Rome, ses dieux, son empire, étaient l’objet de leur exécration religieuse. Que devaient penser ceux qui pouvaient lire en grec ces paroles d’Isaïe : « Le sculpteur a coupé un arbre de la forêt, un pin que Dieu a planté et que la pluie du ciel a nourri. Il en prend la moitié pour faire cuire son pain, sa viande ; et après qu’il s’est réchauffé ; après qu’il s’est rassasié, il dit : « Bien, j’ai chaud maintenant ; ce bois a fait bon feu. » Alors, du reste il sculpte un dieu ; il s’incline ; il le prie en s’écriant : « Délivre-moi, tu es mon dieu ! » Oh ! Leur cœur n’est que cendre et poussière ? »
Malgré l’idiome étranger, leurs prophéties menaçantes transpiraient au dehors : « J’ai vu l’impie ; il était plus haut que les cèdres du Liban ; mais j’ai passé ; déjà il n’était plus. — Jéhovah a brisé la verge des tyrans ; il a frappé les peuples du fouet de sa colère. — Tu es tombée du haut des cieux, Étoile du matin ; te voilà jetée à terre, toi qui commandais à toutes les nations ! Tu avais dit dans ton cœur : « Je monterai jusqu’au ciel ; j’établirai mon trône par delà les étoiles et je siégerai sur la cime des monts » ; et maintenant ceux qui te voient te regardent avec étonnement et se disent : « Est-ce donc là celui qui faisait trembler la terre, celui qui précipitait les rois ? » — Je me lèverai, dit le Seigneur ; j’effacerai leur nom ; et de leur pays, je ferai un désert ; il deviendra la demeure des hiboux. » L’Écriture est pleine de ces menaces contre les tyrans de Babylone qu’on pouvait prendre aisément pour ceux de Rome, et le Dieu unique y parle à chaque page de sa toute-puissance qui ruinait celle des divinités de l’Olympe.
Par des raisons politiques et par dédain pour ce petit peuple, Rome avait toléré un culte qui était l’absolue contradiction du sien. Mais avec ses assemblées secrètes qui permettaient de croire à des pratiques criminelles, avec cette adoration d’un homme, mort sur la croix du supplice des esclaves, qui paraissait une provocation révolutionnaire, la secte nouvellement sortie de Judée inspirait une haine violente. Tacite, Suétone, au siècle des Antonins, alors que l’on connaissait mieux les chrétiens, ne parlent encore d’eux qu’avec mépris. « Ces malheureux, dit Tacite, abhorrés pour leurs infamies, doivent leur nom à Christus, qui a été supplicié sous Tibère. Sa mort réprima pour un moment cette exécrable superstition. Elle se répandit en Judée, son lieu d’origine, et jusque dans Rome, où viennent se réunir et se développer les vices et les crimes de l’univers. » Après l’incendie, quelques voix crièrent : « Voilà les coupables ! » Il n’en fallait pas davantage à la foule effarée par un grand fléau pour se ruer sur ces hommes ennemis de ses dieux et qu’elle ne voyait jamais à ses fêtes ni à ses plaisirs. Mais quelles étaient ces voix hostiles ? Celles de la populace au milieu de laquelle vivaient « les judaïsants » et qui, depuis longtemps, leur rendait le mépris qu’ils avaient pour les autres peuples ; peut-être aussi celles qui, du fond du palais, avaient provoqué ce mouvement d’opinion. On sait de quelle haine les sectateurs de l’ancienne loi poursuivaient ceux de la nouvelle. Les prédications de saint Paul avaient avivé ce sentiment au sein de la communauté juive de Rome, et les esclaves ou affranchis du palais qu’il avait convertis faisaient horreur à ces Juifs qu’on a vus protégés de Poppée et admis dans la familiarité de l’empereur. Il n’est pas impossible qu’ils aient cru servir Néron et eux-mêmes en montrant les auteurs du crime dans ces chrétiens qui se plaisaient, disait-on, aux idées de vengeances célestes, de conflagration universelle et de destruction du monde. Et on avait raison de le croire, car si l’Apocalypse, qui témoigne d’une si violente passion contre la société romaine, n’était pas encore écrite, l’esprit apocalyptique, avec sa fièvre de destruction et de renouvellement du monde, était déjà dans l’Église.
Ce plan, s’il a été conçu, était bien combiné et de nature à tromper tout le monde. On saisit d’abord ceux à qui la torture arracha les aveux qu’elle obtient toujours, puis, sur leur indication, « une foule d’hommes qui furent moins convaincus d’avoir brûlé Rome que d’être haïs de tout le genre humain ». Ainsi, pour satisfaire le peuple, on voulut trouver des incendiaires, c’est-à-dire des coupables d’un crime parfaitement défini, mais on ne les chercha que parmi ceux qu’indiquaient la haine publique et sans doute la jalousie intéressée des Juifs de la cour.
Quand Néron eut les victimes qui lui étaient nécessaires et dont il était sûr que personne ne prendrait la défense, il imagina, afin de sceller sa réconciliation avec la populace, de lui préparer une grande fête où il réserva un rôle aux condamnés. Il n’était pas facile de varier les plaisirs de ces habitués de l’amphithéâtre. La croix, la hache, les tenailles ardentes, on voyait cela tous les jours ; jeter ces malheureux au bûcher, c’eût été empiéter sur les droits du cirque ; les enterrer vifs supprimait l’attrait du spectacle, la vue des angoisses, de la douleur et de la mort. On en enveloppa de peaux de bêtes et on les livra à des chiens furieux qui les mirent en pièces. C’était encore une réminiscence de l’arène ; Néron trouva mieux. Ceux qui restaient furent enduits de résine et attachés tout vivants à des poteaux doit ils purent contempler les jeux donnés au peuple dans les jardins du palais. Le soir venu, on les alluma, et ils servirent de flambeaux pour éclairer l’orgie. En racontant ces passe-temps féroces, Tacite, malgré lui, se sent ému d’un peu de pitié pour les victimes.
Quoi qu’en disent deux écrivains chrétiens du quatrième et du cinquième siècle, Sulpice Sévère et Orose, les exécutions ne paraissent pas s’être étendues hors de Rome. Du moins nous ne connaissons ni décret du sénat ni édit du prince ordonnant une recherche générale des chrétiens, et le vrai caractère de cette persécution est marqué par Tacite lorsqu’il dit que les chrétiens furent immolés moins au bien public qu’à la cruauté de Néron. On n’en saurait conclure qu’il n’y eut pas de meurtres isolés, comme celui d’Antipas à Pergame. Un magistrat zélé pour ses vieux autels trouvait dans la législation existante plusieurs moyens de frapper un chrétien en l’accusant de maléfice, c’est le mot même dont Suétone se sert contre eux ; de superstition étrangère, ce qui était bien évident ; de sacrilège, car il niait les dieux ; de lèse-majesté, n’offensait-il pas le souverain pontife chef de l’empire ? enfin de participation à une société secrète et à des assemblées nocturnes, délit imposé aux chrétiens par leur foi même, puisqu’elle les forçait d’assister à des réunions qu’ils étaient contraints de cacher à tous les yeux. Trajan n’agira point par d’autres motifs, et il le fera sans aucun trouble de conscience.
Il ne faut pas que la très légitime indignation qu’on éprouve au spectacle de ces cruautés rende injuste à l’égard de tous ceux qui les ont commises. On ne réclame point l’indulgence pour Néron, mais il est des princes excellents qui, en prononçant des sentences de mort pour cause de religion, les croyaient commandées par les lois de Rome, par ses idées religieuses et par l’intérêt public. La persécution ne prouve rien contre des hommes tels que Trajan, Hadrien et Marc-Aurèle, mais elle prouverait beaucoup contre l’union adultère de la religion et de la politique, si cette union n’avait pas été la vie même de la société ancienne. Alors le culte était une partie du patriotisme et la première des institutions de la cité ; sa prospérité semblait faire celle de l’État, de sorte que tout ce qui menaçait la religion officielle était une menace contre l’État lui-même. Aussi une des maximes les plus anciennes du gouvernement romain était la défense d’introduire de nouveaux cultes sans l’autorisation du sénat ; sous la république on avait souvent chassé de la Ville les divinités étrangères et leurs adorateurs ; plus d’une fois même, jeté les premières au Tibre, du moins leurs images, et les autres au bourreau.
Mais si les Romains défendaient, à Rome, leurs dieux contre les dieux étrangers, hors de Rome ils respectaient les religions nationales, tant qu’elles n’étaient pas, comme le druidisme, une cause de fermentation politique ou, comme il arriva parfois, à la suite des prédications chrétiennes, une occasion de désordre dans les cités. On voit bien cette politique par l’histoire de saint Paul. Quand les Juifs de Corinthe le traînèrent comme blasphémateur au tribunal du proconsul d’Achaïe, celui-ci refusa de les entendre : « S’il s’agissait d’une injustice ou d’un crime, je vous écouterais, leur dit-il ; mais je ne suis pas juge de ces sortes de choses ; c’est à vous d’y pourvoir. » Plus tard, les Juifs de Jérusalem ayant voulu tuer l’apôtre, le tribun qui commandait dans la ville le sauva et l’envoya à Césarée avec cette dépêche pour le gouverneur : « Je n’ai trouvé en lui aucun crime, car les choses dont on l’accuse ne concernent que leur loi. » Toutefois, comme les prêtres continuaient à ameuter le peuple contre « le fauteur de troubles », Félix, afin de prévenir de nouveaux désordres, commença une enquête. Mais Paul était citoyen romain ; il en appela à l’empereur et fut conduit à Rome, où l’affaire tomba : il recouvra sa liberté peu de temps avant le grand incendie, ce qui ne permet pas de supposer qu’un an plus tard la profession de foi chrétienne fût devenue un crime d’État.
Ainsi, Rome ayant laissé aux Juifs leur loi nationale, le judaïsme et ses différentes sectes, au nombre desquelles on comptait le christianisme, jouissaient en Judée d’une liberté complète, et, dans les provinces, d’une tolérance à laquelle le gouvernement ne renonça que de loin en loin, pour arrêter une propagande trop active ou des abus se cachant sous le voile religieux. Telle resta jusqu’à Trajan la condition légale des judaïsants, Juifs ou chrétiens d’origine hébraïque. Cependant la guerre de Judée qui commença en 66 fit peut-être encore des victimes à Rome. L’Église met vers ce temps l’exécution en cette ville de saint Pierre et de saint Paul, tradition qui n’est pas historiquement démontrée ; car, en dehors de la légende chrétienne, on n’a même point la preuve que saint Pierre soit venu à Rome, et, à partir de 64, on ne sait plus rien de saint Paul. Mais l’absence de preuves historiques ne suffit pas pour infirmer cette croyance, parce que les écrivains païens auraient pu même assister à la mort des deux apôtres, gens pour eux inconnus et de petite condition (humiliores), sans y attacher plus d’importance qu’à tant d’autres supplices qu’ils voyaient tous les jours.
On dit que Néron, qui commença cette cruelle guerre de l’empire contre les chrétiens, enveloppa bientôt après les philosophes dans la persécution. Le stoïcien Musonius, impliqué dans la conspiration de Pison, fut exilé à Gyaros et plus tard contraint de travailler enchaîné à l’isthme de Corinthe, tout chevalier qu’il était. Le fameux Apollonius de Tyane, qui vint à Rome pour voir, disait-il, quelle bête c’était qu’un tyran, comparut aussi sous l’inculpation de magie : il échappa cette fois, mais, en partant pour la Grèce, Néron ordonna de chasser de Rome tous ceux qui faisaient profession publique de philosophie. L’authenticité de cet édit n’est attestée que par Philostrate, dont l’autorité est suspecte. Cependant, on peut admettre que les accusations de Tigellinus contre les stoïciens, « secte arrogante qui ne fait que des intrigants et des séditieux », aient produit quelque impression sur le prince. De leurs idées, il n’avait rien à craindre, car elles n’étaient point faites pour descendre dans le peuple ; mais elles impatientaient Néron, et non sans motif, parce qu’elles mettaient les esprits dans une direction où des attentats pouvaient se décorer du nom de dévouement public et de protestation morale contre la tyrannie. Dans le silence du forum et de l’éloquence politique, la philosophie était devenue une mode qui attirait quelques honnêtes gens et beaucoup de mécontents. Tous les beaux esprits philosophaient, d’autant mieux qu’on pensait n’avoir rien à craindre de la loi de majesté en traitant de vieux thèmes d’école et que, sous ce manteau commode, on s’érigeait en censeur du maître. Celui-ci, sans reconnaître dans les vices du méchant ceux qu’il avait, dans les vertus du juste celles qu’il n’avait pas, ressentait contre ces prédications importunes une sourde colère, la même qu’eut Louis XIV lorsque les anciens frondeurs du parlement et la haute bourgeoisie opposèrent l’austérité janséniste aux vices dorés de Versailles. Toutefois entre le gouvernement et les philosophes il n’y aura que des escarmouches, qui feront sans doute des victimes, mais qu’un peu de bon sens, de part et d’autre, arrêtera ; la vraie bataille se livrera au sujet des croyances, et elle durera deux siècles.
Rome avait eu facilement raison du druidisme, religion usée, étroitement nationale et sans force d’expansion. Par les raisons contraires, le christianisme, qui se répand dans la foule inaccessible aux philosophes, deviendra le plus redoutable ennemi pour cette société dont le chef est, à la fois, le maître des choses humaines et des choses divines, l’empereur et le souverain pontife. Il trouvera la force dans sa faiblesse, la vie dans son ardent désir de la mort ; et le magnifique poème dont les martyrs de Néron viennent d’écrire la première page sera un de ses titres à la conquête du monde.
On rebâtit Rome avec plus de régularité d’après un plan arrêté entre les architectes et l’empereur : les rues furent larges et droites ; les maisons moins hautes, isolées, et reconstruites en pierres d’Albe ou de Gabies, avec des portiques pour ombrager les façades, et des réservoirs d’eau en prévision de nouveaux incendies ; les déblais emportés par le Tibre servirent à combler les marais d’Ostie. Néron s’était chargé de livrer aux propriétaires l’emplacement purgé de tous les décombres, de bâtir les portiques et d’allouer une récompense à ceux qui auraient achevé leurs maisons avant un terme fixé. Il s’était adjugé à lui-même un espace immense depuis le Palatin jusqu’aux Esquilies, et y construisit « des ruines de sa patrie » un palais et des jardins où l’on trouva des champs de blé, des prairies, des lacs, des bois, des perspectives ménagées avec un art que les modernes ont cru découvrir, lorsqu’ils ne faisaient que le retrouver ; c’était, au milieu même de Rome, une résidence des champs. Mais cette villa avait été décorée avec une telle profusion de pierreries, d’objets et de métaux précieux qu’on l’appela la Maison d’Or. En avant du vestibule se dressait une statue de Néron, haute de 120 pieds ; des portiques ou arcades à trois rangs de colonnes et de 1000 pas de longueur l’entouraient. L’intérieur était tout doré ; le plafond des salles, fait de tablettes d’ivoire mobiles, laissait échapper par d’étroites ouvertures des parfums et des fleurs. Une de ces salles tournait jour et nuit pour imiter le mouvement du monde. Enfin « donc, disait-il quand tout fut terminé, enfin je serai logé comme un homme ». Comme un satrape d’Orient, devait-il dire, car il y avait en tout cela moins de bon goût que de faste asiatique. Néron, qui se disait artiste et poète, l’était par les mauvais côtés. Ce luxe insensé lui semblait une preuve de sa toute-puissance. « Aucun empereur, disait-il, n’a su tout ce qu’il pouvait faire » ; et il recherchait l’extraordinaire, afin de montrer que la nature même devait lui obéir. C’est ainsi qu’il voulait creuser du lac Averne au Tibre, au travers des montagnes et des marais Pontins, un canal où deux gros navires pourraient passer de front, de sorte que la mer parût arriver jusqu’à Rome, tandis que Rome immensément accrue descendrait jusqu’à Ostie.
Ces ruineuses constructions n’arrêtaient pas les autres prodigalités pour ses jeux et ses festins, où un seul mets coûtait parfois 4 millions de sesterces ; pour ses meubles de nacre et d’ivoire, ses vêtements de soie et de pourpre qu’il ne portait jamais deux fois ; pour ses mules qu’on ferrait d’argent et pour les chevaux de Poppée qu’on ferrait d’or ; pour cette armée de serviteurs qui n’emmenait pas moins de mille voitures dans les plus petits voyages ; pour les largesses aux courtisanes, aux acteurs, à ce musicien, à ce gladiateur, qui reçurent des patrimoines et des maisons où, du temps de la liberté, des citoyens avaient suspendu aux murailles les faisceaux consulaires et la toge triomphale. Ajoutez les distributions au peuple, qu’il habituait à un vice resté traditionnel à Rome, en jetant au hasard la fortune dans la foule, sous forme de bons payables en argent, en or, en pierres précieuses, même en domaines ; et la patrie de Caton vous apparaîtra comme un de ces palais que l’imagination construit pour les khalifes de Schéhérazade.
Mais comment payer ces extravagances ? Le fisc, à la fin, s’épuisait, et le trésor public était pauvre ; il fallait donc des ressources extraordinaires. Les Romains avaient offert un spectacle qui heureusement n’a été donné qu’une fois au monde, celui d’un peuple s’enrichissant des dépouilles de l’univers. Avec l’empire, l’exploitation cessa ; mais comme le travail est le seul producteur de la richesse et que l’on travaillait peu, surtout parmi les vainqueurs ; comme les impôts sur les sujets étaient modérés et que la multiplication du nombre des citoyens tarissait certaines sources de revenus, tandis que les dépenses croissaient chaque jour en faveur des deux puissances nouvelles, l’armée et la cour, les empereurs furent dans la situation où se trouvèrent la royauté capétienne, quand elle sortit de son petit domaine pour gouverner la France, et les Tudors après la guerre des deux Roses. Pressé par le besoin, Philippe le Bel éleva ou avilit arbitrairement la monnaie et brûla les Templiers ; Henri VIII dépouilla l’Église et envoya ses lords à l’échafaud. Les empereurs usèrent de moyens financiers analogues : ils prirent l’or là où il se trouvait, chez les riches, et, pour être bien sûrs de le tenir, ils prirent en même temps la tête de ceux qui le possédaient. Durant des siècles, l’empire ottoman assura ainsi ses revenus. Rois, sultans et empereurs étaient conduits par une mauvaise organisation de l’État à tuer pour voler.
Avant d’en venir à la loi de majesté, pour apurer ses comptes, Néron usa d’autres façons. Reprenant l’idée de Sylla que la monnaie n’est qu’un signe ayant la valeur qu’il plaît à l’État de lui attribuer, il diminua le poids de l’aureus, tailla quatre-vingt-seize deniers d’argent à la livre, au lieu de quatre-vingt-quatre, et doubla l’alliage, 10 pour 100 au lieu de 5. C’était un gain petit et lent ; il en chercha de plus rapides. Il avait, pour la reconstruction de Rome, sollicité, c’est-à-dire extorqué les dons des particuliers et des provinces. Cela ne suffisant pas, il mit au pillage, par tout l’empire, les propriétés publiques, qui sont habituellement mal défendues. En Grèce, en Asie, il arracha des temples les offrandes précieuses et les images des dieux. A Rome, il prit tout l’or que le peuple romain, dans ses prospérités ou dans ses revers, avait consacré à ses divinités tutélaires ; il fit fondre jusqu’aux statues des dieux pénates. Après le vol, l’impôt ; le génie fiscal, qui devait se montrer un jour si inventif, lui révéla une nouvelle source de profits : il fit des édits somptuaires ; il défendit l’usage des couleurs pourpre et violette, puis il excita sous main les marchands à en vendre et confisqua les biens de ceux qui en achetèrent. Un autre moyen lui servit à battre monnaie, la chasse aux testaments : il déclara que les biens de ceux qui dans leur testament se seraient montrés ingrats envers le prince, appartiendraient au fisc ; mais où commençait, où finissait l’ingratitude ? Un préteur pour le compte duquel il joua, avec d’autres acteurs, lui paya son rôle 1 million de sesterces ; c’était dans la même proportion sans doute qu’il entendait qu’on lui fît des legs. Pour la loi de majesté, elle servit surtout après la conspiration de Pison, en l’an 65.