A MONSIEUR DE MONTORON
Monsieur,
Je vous présente un tableau d'une des plus belles
actions d'Auguste. Ce monarque était tout
généreux, et sa générosité
n'a jamais paru avec tant d'éclat que dans les effets
de la clémence et de la libéralité. Ces
deux rares vertus étaient si naturelles et si
inséparables en lui, qu'il semble qu'en cette histoire
que j'ai mise sur notre théâtre, elles se soient
tour à tour entre-produites dans son âme. Il
avait été si libéral envers Cinna que la
conjuration ayant fait voir une ingratitude extraordinaire,
il eut besoin d'un extraordinaire effort de clémence
pour lui pardonner : et le pardon qu'il lui donna fut la
source des nouveaux bienfaits dont il lui fut prodigue, pour
vaincre tout à fait cet esprit qui n'avait pu
être gagné par les premiers ; de sorte qu'il est
vrai de dire qu'il eût été moins
clément envers lui s'il eût été
moins libéral, et qu'il eût été
moins libéral s'il eût été moins
clément. Cela étant, à qui pourrais-je
plus justement donner le portrait de l'une de ces
héroïques vertus, qu'à celui qui
possède l'autre en un si haut degré, puisque,
dans cette action, ce grand prince les a si bien
attachées et comme unies l'une à l'autre,
qu'elles ont été tout ensemble et la cause et
l'effet l'une de l'autre ? Vous avez des richesses, mais vous
savez en jouir, et vous en jouissez d'une façon si
noble, si relevée, et tellement illustre, que vous
forcez la voix publique d'avouer que la fortune a
consulté la raison quand elle a répandu les
faveurs sur vous, et qu'on a plus de sujet de vous en
souhaiter le redoublement que de vous en envier l'abondance.
J'ai vécu si éloigné de la flatterie que
je pense être en possession de me faire croire quand je
dis du bien de quelqu'un ; et lorsque je donne des louanges
(ce qui m'arrive assez rarement), c'est avec tant de retenue
que je supprime toujours quantité de glorieuses
vérités, pour ne me rendre pas suspect
d'étaler de ces mensonges obligeants que beaucoup de
nos modernes savent débiter de si bonne grâce.
Aussi je ne dirai rien des avantages de votre naissance, ni
de votre courage, qui l'a si dignement soutenue dans la
profession des armes, à qui vous avez donné vos
premières années ; ce sont des choses trop
connues de tout le monde. Je ne dirai rien de ce prompt et
puissant secours que reçoivent chaque jour de votre
main tant de bonnes familles ruinées par les
désordres de nos guerres ; ce sont des choses que vous
voulez tenir cachées. Je dirai seulement un mot de ce
que vous avez particulièrement de commun avec Auguste
: c'est que cette générosité qui compose
la meilleure partie de votre âme et règne sur
l'autre, et qu'à juste titre on peut nommer
l'âme de votre âme, puisqu'elle en fait mouvoir
toutes les puissances ; c'est, dis-je, que cette
générosité, à l'exemple de ce
grand empereur, prend plaisir à s'étendre sur
les gens de lettres, en un temps où beaucoup pensent
avoir trop récompensé leurs travaux quand ils
les ont honorés d'une louange stérile. Et
certes, vous avez traité quelques-unes de nos muses
avec tant de magnanimité, qu'en elles vous avez
obligé toutes les autres, et qu'il n'en est point qui
ne vous en doive un remerciement. Trouvez donc bon, Monsieur,
que je m'acquitte de celui que je reconnais vous en devoir,
par le présent que je vous fais de ce poème,
que j'ai choisi comme le plus durable des miens, pour
apprendre plus longtemps à ceux qui le liront que le
généreux M. de Montoron, par une
libéralité inouïe en ce siècle,
s'est rendu toutes les muses redevables, et que je prends
tant de part aux bienfaits dont vous avez surpris
quelques-unes d'elles, que je m'en dirai toute ma vie,
Monsieur,
Votre très humble, très obéissant et
très obligé serviteur,
CORNEILLE.