EXAMEN
Ce poème a tant d'illustres suffrages qui lui
donnent le premier rang parmi les miens, que je me ferais
trop d'importants ennemis si j'en disais du mal : je ne le
suis pas assez de moi-même pour chercher des
défauts où ils n'en ont point voulu voir, et
accuser le jugement qu'ils en ont fait, pour obscurcir la
gloire qu'ils m'en ont donnée. Cette approbation si
forte et si générale vient sans doute de ce que
la vraisemblance s'y trouve si heureusement conservée
aux endroits où la vérité lui manque,
qu'il n'a jamais besoin de recourir au nécessaire.
Rien n'y contredit l'histoire, bien que beaucoup de choses y
soient ajoutées ; rien n'y est violenté par les
incommodités de la représentation, ni par
l'unité de jour, ni par celle de lieu.
Il est vrai qu'il s'y rencontre une duplicité de lieu
particulier. La moitié de la pièce se passe
chez Emilie, et l'autre dans le cabinet d'Auguste. J'aurais
été ridicule si j'avais prétendu que cet
empereur délibérât avec Maxime et Cinna
s'il quitterait l'empire ou non, précisément
dans la même place où ce dernier vient de rendre
compte â Emilie de la conspiration qu'il a
formée contre lui. C'est ce qui m'a fait rompre la
liaison des scènes au quatrième acte, n'ayant
pu me résoudre à faire que Maxime vînt
donner l'alarme à Emilie de la conjuration
découverte, au lieu même où Auguste en
venait de recevoir l'avis par son ordre, et dont il ne
faisait que de sortir avec tant d'inquiétude et
d'irrésolution. C'eût été une
impudence extraordinaire, et tout à fait hors du
vraisemblable, de se présenter dans son cabinet un
moment après qu'il lui avait fait
révéler le secret de cette entreprise et porter
la nouvelle de sa fausse mort. Bien loin de pouvoir
surprendre Emilie par la peur de se voir
arrêtée, c'eût été se faire
arrêter lui-même et se précipiter dans un
obstacle invincible au dessein qu'il voulait exécuter.
Emilie ne parle donc pas où parle Auguste, à la
réserve du cinquième acte ; mais cela
n'empêche pas qu'à considérer tout le
poème ensemble, il n'ait son unité de lieu,
puisque tout s'y peut passer, non seulement dans Rome ou dans
un quartier de Rome, mais dans le seul palais d'Auguste,
pourvu que vous y vouliez donner un appartement à
Emilie qui soit éloigné du sien.
Le compte que Cinna lui rend de sa conspiration justifie ce
que j'ai dit ailleurs, que, pour faire souffrir une narration
ornée, il faut que celui qui la fait et celui qui
l'écoute aient l'esprit assez tranquille, et s'y
plaisent assez pour lui prêter toute la patience qui
lui est nécessaire. Emilie a de la joie d'apprendre de
la bouche de son amant avec quelle chaleur il a suivi ses
intentions ; et Cinna n'en a pas moins de lui pouvoir donner
de si belles espérances de l'effet qu'elle en souhaite
: c'est pourquoi, quelque longue que soit cette narration,
sans interruption aucune, elle n'ennuie point. Les ornements
de rhétorique dont j'ai tâché de
l'enrichir ne la font point condamner de trop d'artifice, et
la diversité de ses figures ne fait point regretter le
temps que j'y perds ; mais si j'avais attendu à la
commencer qu'Evandre eût troublé ces deux amants
par la nouvelle qu'il leur apporte, Cinna eût
été obligé de s'en taire ou de la
conclure en six vers, et Emilie n'en eût pu supporter
davantage.
Comme les vers d'Horace ont quelque chose de plus net
et de moins guindé pour les pensées que ceux du
Cid, on peut dire que ceux de cette pièce ont
quelque chose de plus achevé que ceux d'Horace,
et qu'enfin la facilité de concevoir le sujet, qui
n'est ni trop chargé d'incidents, ni trop
embarrassé des récits de ce qui s'est
passé avant le commencement de la pièce, est
une des causes sans doute de la grande approbation qu'il a
reçue. L'auditeur aime à s'abandonner à
l'action présente, et à n'être point
obligé, pour l'intelligence de ce qu'il voit, de
réfléchir sur ce qu'il a déjà vu,
et de fixer sa mémoire sur les premiers actes,
cependant que les derniers sont devant ses yeux. C'est
l'incommodité des pièces embarrassées,
qu'en termes de l'art on nomme implexes, par un mot
emprunté du latin, telles que sont Rodogune et
Héraclius. Elle ne se rencontre pas dans les
simples ; mais comme celles-là ont sans doute besoin
de plus d'esprit pour les imaginer, et de plus d'art pour les
conduire, celles-ci, n'ayant pas le même secours du
côté du sujet, demandent plus de force de vers,
de raisonnement, et de sentiments pour les
soutenir.