Le dictateur était un magistrat nommé
extraordinairement, à l'effet de concentrer dans une
seule main et pour un temps limité les pouvoirs
exécutif et judiciaire de la république
romaine. Quelquefois cependant un dictateur était
créé uniquement en vue de l'accomplissement
d'un acte solennel spécial ; enfin on appelait aussi
dictator le premier magistrat de certaines villes
municipales. Cet article sera divisé en trois parties
correspondant à ces trois objets.
I. Dictator. - Cette expression vient de
dicere, mot technique employé pour
désigner la création du dictateur par un
consul, ou bien a dictando, parce que chacun
était tenu d'exécuter comme une loi les ordres
émanés de ce magistrat. La dictature
n'était pas une institution propre aux seuls Romains ;
il existait des dictateurs dans les villes latines, avec des
variétés dans la durée et le but de
cette magistrature. Mais il parait qu'à Rome, et
probablement ailleurs, le dictateur fut appelé
primitivement magister populi, dénomination
seule consacrée dans les livres sacrés des
augures ; dictator devint ensuite le nom vulgaire et
usuel.
Organisation. Le sénat avait compris de bonne
heure la nécessité de donner de l'unité
au pouvoir dans un cas de péril public. On jugea utile
d'établir un magistrat unique, avec un imperium
regium, mais pour un temps limité, et incapable de
désigner son successeur, double point de vue qui
sépare la dictature de la royauté.
La première création de dictateur eut lieu en
253 de Rome (501 av. JC.), au profit de T. Larcius,
d'après les plus anciens annalistes à
l'occasion des dangers d'une guerre contre les Latins et les
Tarquiniens ; T. Mommsen et O. Karlowa font remonter la
dictature aux plus anciens temps de la république et
à la lex de imperio. Denys d'Halicarnasse, qui
place cette nomination trois ans plus tard, en attribue le
motif, sans document suffisant, aux agitations des
plébéiens endettés (nexi). Mais
il est vrai que plus tard le sénat employa la
dictature pour mettre fin aux troubles intérieurs, ou
pour échapper aux restrictions imposés au
consulat par la loi Valeria de provocatione [Lex ;
Provocatio]. En effet, si le second dictateur Posthumius
fut nommé à l'occasion d'une guerre, le
troisième au contraire apparut comme ultimum
auxilium contre une secessio plebis. On employa
parfois aussi ce moyen pour remédier au défaut
d'entente ou à l'incapacité des consuls, ou
à leur absence par suite d'une abdication qui devait
laisser un temps trop long avant les élections, ou
enfin pour augmenter le nombre des chefs militaires.
L'institution de la dictature fut établie par une loi,
lex de dictatore creando. Elle portait consulares
legere, ce qui, suivant l'opinion commune, signifie que
le choix devait avoir lieu parmi les anciens consuls
(consularis) ; d'autres croient que la nomination leur
appartenait. Plus tard, d'après Walter, un
sénatus-consulte dut présenter le choix du
sénat à la confirmation des comices-curies
[Comitia], ou patres, populus (sensu stricto) ;
puis l'élu, après avoir pris les auspices,
était revêtu de l'Imperium par une loi curiate.
Ensuite, lorsque les comices-curies ne s'assemblèrent
plus que pour la forme, leur vote tomba de lui-même, et
l'usage s'établit de laisser au consul, qui avait
été invité par le sénat à
choisir un dictateur, le soin de le nommer, dicere
dictatorem. Telle est du moins la théorie de
Niebuhr, parfaitement conforme à son système
sur le rôle habituel des comitia curiata.
Cette opinion, qui nous paraît d'accord avec l'ensemble
des faits primitifs de l'histoire romaine, et avec le
caractère de ses institutions, a été
adoptée par Walter ; mais elle a été
fortement combattue par Becker. Il pensait que le
sénatus-consulte était simplement
confirmé par une loi centuriate, et que les curies se
bornaient à investir le dictateur de
l'imperium. Suivant Mommsen et Karlowa, même
à l'origine, le peuple n'aurait pas pris part à
la nomination du dictateur, dont les seuls consuls avaient le
privilège. Quoi qu'il en soit, à une
époque où les comices curiates ont perdu leur
importance, on voit le sénat et les consuls jouer le
principal rôle dans la création du dictateur.
Comment se partageaient à cet égard leurs
attributions ? Il paraît certain que la
nécessité de l'établissement d'un
dictateur était proclamée par un
sénatus-consulte ; mais le sénat n'avait pas
d'action directe pour contraindre les consuls à
exécuter sa décision. Il y parvint plus tard
indirectement, en employant les tribuns pour amener les
consuls à agir in auctoritate senatus, par la
menace d'un emprisonnement (duci jubere), ou d'une
abrogatio imperii. Mais ordinairement les consuls
étaient disposés à obéir au
décret du sénat. En pareil cas, comment
procédait-on ? le consul désigné, soit
par le sénat, soit d'accord entre les parties ou par
le sort, ou enfin le premier qui apprenait in castris
l'existence du sénatus-consulte, procédait au
choix. Le plus souvent, il nommait le candidat indiqué
par le sénat, ou s'entendait d'avance avec lui. Mais
il était libre, d'après la lex de dictatore
creando, de choisir qui bon lui semblait, et quelquefois
il porta son choix sur un candidat fort hostile au
sénat ; souvent sur son ancien collègue ou sur
un préteur en exercice.
Il paraît que, d'après les termes mêmes de
la loi primitive de dictatore creando, la
dictio devait être faite par un des consuls ; en
leur absence, et faute de pouvoir communiquer avec eux, on
fut obligé, après la bataille de
Trasimène, de faire nommer un prodictateur
(prodictator) par le peuple. De même, il fallut
la décision des augures, en 323 de Rome, pour lever le
doute sur le point de savoir si un tribun militaire
consulari potestate pouvait nommer un dictateur ; ce
qui eut lieu depuis, nombre de fois, sans aucune
difficulté. Mais ce fut en violant tous les
précédents constitutionnels que Sylla se fit
décerner sa dictature illégale par un
interrex, Valerius Flaccus (quoi qu'en disent certains
historiens grecs peu au courant du droit public romain) et
que Jules César se fit nommer par un préteur.
Cependant Tite-Live cite un sénatus-consulte qui avait
prévu cette hypothèse dans un cas
extraordinaire.
L'intercessio d'un des tribuns ne pouvait
empêcher la nomination du dictateur ; car la loi de
dictatore creando, antérieure à la
création du tribunat, n'admettait aucune limitation de
ce genre. D'après la loi, la nomination ne pouvait
avoir lieu qu'à Rome ou dans les limites du territoire
romain [Ager romanus], mais on l'étendit par
une fiction à toute l'Italie. Au milieu de la nuit qui
suivait l'émission du sénatus-consulte, le
consul se levait (surgens vel oriens nocte silentio)
pour prendre seul les auspices suivant les rites
consacrés. Lui seul aurait pu ensuite attester
l'omission d'une forme, ou l'existence d'un mauvais
présage de nature à faire regarder le dictateur
comme vitio creatus. Ensuite, si les auspices lui
paraissaient favorables, le consul désignait un
dictateur (dicebat dictatorem). Primitivement, il est
certain que ce magistrat extraordinaire ne pouvait être
pris que parmi les patriciens ; à raison de
l'imperium regium et des grands auspices dont il
était revêtu. Mais d'assez bonne heure on
s'écarta de la règle qui prescrivait de nommer
un consularis. Dès l'année 386 de Rome
(368 av. JC.), un plébéien avait
été choisi pour maître de la cavalerie
[Magister equitum] ; en 398 de Rome ou 356 av. JC., un
plébéien fut dictateur dans la personne de C.
Martius Rutilus, qui nomma magister equitum C.
Plautius, plébéien comme lui. Mais plus tard
l'usage voulut qu'on ne donnât pas les deux fonctions
à des citoyens du même ordre ; rien
n'empêchait le même individu de revêtir une
seconde fois la dictature l'année suivante.
Dès que sa nomination lui était
notifiée, le dictateur obtenait la potestas
dictatoria : il devait entrer en exercice et choisir son
lieutenant ou maître de la cavalerie et faisait rendre
par les comices-curies la loi de imperio suo. Quant
à ses insignes, ils rappelaient ceux de la
royauté, dont il obtenait pour six mois l'imperium
regium. A partir du moment où chaque consul eut
droit à douze licteurs, le dictateur, qui avait un
pouvoir égal à celui des deux consuls et
même plus étendu, put avoir toujours
vingt-quatre licteurs, avec faisceaux armés de hache,
symbole de leur jus gladii, même à
l'intérieur de la cité. C'est par erreur que
l'Epitome de Tite-Live attribue cette innovation
à Sylla. Il est très probable en outre que le
dictateur avait droit à la toge prétexte et
à la chaise curule. En effet, il faisait partie des
magistratures curules (sensu lato), bien qu'il ne
fût pas un des magistrats curules ordinaires, dans le
sens que Tite-Live donne quelque part à cette
expression. Une clause de la loi curiate autorisait le
dictateur à monter à cheval, aescendere
equum, sans doute comme symbole de l'autorité
militaire des rois.
Le dictateur ordinaire était nommé rei
gerendae causa ou seditionis sedandae causa, pour
gérer les affaires de la République, et la loi
qui lui conférait l'imperium était dite
optima lex, à la différence des cas
où il était nommé un dictateur pour un
objet spécial (voyez la IIe partie de cet article). La
durée normale de la dictature rei gerendae
causa était de six mois, et l'on n'a pas d'exemple
qu'un dictateur ait violé la loi en prolongeant ses
pouvoirs au-delà de ce ternie. Le plus souvent
même il abdiquait avant ce délai, et s'il fut
prescrit à Camille de ne pas le faire nisi
circumacto anno, cela doit s'entendre d'un cas où
il avait pris ses pouvoirs au milieu de l'année. On
trouve cependant aux Fastes capitolins la mention de deux
années 429 et 444 de Rome, où ne figure qu'un
dictateur, mais il y a là sans doute un
expédient pour couvrir une erreur chronologique. Quant
aux dictatures de Sylla et de Jules César, elles
furent en dehors de toutes les règles
constitutionnelles. La dictature finissait par une
abdication, souvent anticipée.
Attributions. En principe, on peut dire que le
dictateur exerçait, pour six mois, le pouvoir royal
dans toute son étendue ; mais il ne pouvait se
désigner de successeur.
Ce n'est pas assez de dire avec Cicéron qu'il avait
les droits de deux consuls, car ses prérogatives
étaient presque indéfinies, sauf en ce qui
concerne l'aerarium ou trésor public, dont il
ne pouvait disposer sans l'autorisation du sénat. Le
pouvoir du dictateur (potestas dictatoria)
différait du proconsulat, en ce que celui-ci ne
s'exerçait que dans la province fixée au
proconsul ; en outre en ce qu'il ne résultait
pas d'une prorogatio imperii et ne pouvait être
prolongé. Du reste la dictature était une
magistrature légitime, puisqu'elle reposait sur une
loi curiate, et sur la loi primitive de dictatore
creando, mais elle était extraordinaria. La
comparaison de la dictature avec le consulat fournit
l'occasion la plus naturelle d'analyser les attributions du
dictateur : celui-ci différait du consul en trois
points principaux, outre la durée de son pouvoir :
1° par son unité, 2° par son
indépendance du sénat, et enfin 3° par son
irresponsabilité.
1° A la différence de la plupart des magistratures
romaines, la dictature, image de la royauté,
n'admettait pas de par potestas, la présence
d'un collègue, ni par conséquent la
possibilité d'une intercessio ; ce qui enlevait
une garantie considérable aux citoyens. C'est tout
à fait exceptionnellement qu'à
côté d'un dictateur en fonctions, on en nomma un
autre pour une affaire spéciale. L'imperium
regium du dictateur ne comportait pas, en effet, une
autorité égale. Bien plus, il n'admettait point
la coexistence d'un imperium indépendant
quoique inférieur. C'est pourquoi tous les pouvoirs
des autres magistrats, excepté le magister
equitum et les tribuns de la plèbe, étaient
suspendus, dès l'investiture du dictateur : il ne faut
pas aller jusqu'à dire, comme on le fait
généralement, que leur autorité
était éteinte. Becker, dont l'opinion a
été suivie par Lange, a très bien
démontré que ce pouvoir était seulement
à l'état latent, puisqu'il revivait de plein
droit sans autre formalité après l'abdication
du dictateur. Celui-ci pouvait même expressément
ou tacitement maintenir en exercice les autres magistrats,
mais alors ils étaient considérés comme
ses subordonnés, plutôt que comme agissant
pro magistratu. Ainsi, en présence du
dictateur, le consul, même maintenu en fonctions, ne
pouvait conserver ses insignes ; c'est donc à tort que
Mommsen voit en lui le collega major des consuls. Mais
l'histoire nous montre souvent le dictateur et les consuls
conduire en même temps des armées distinctes,
des recrues levées par le dictateur prêter
serment au consul, in consulum verba jurare ; un
consul appelé à tenir les comices pendant la
dictature même nommer un second dictateur pour une
affaire spéciale. Il arriva plus d'une fois que,
pendant un seul consulat, un dictateur fut nommé
après l'abdication du précédent.
2° En outre, la dictature se distinguait de
l'autorité consulaire, en ce que la première
était plus indépendante de l'influence du
sénat. Les consuls en effet avaient besoin, dans
certains cas, du concours d'un sénatus-consulte, par
exemple pour procéder à une quaestio
extraordinaria, pour porter la guerre dans telle
contrée, etc. ; il n'en était pas de même
du dictateur, qui n'avait besoin d'une permission que pour
tirer des fonds du trésor. Cette restriction qui
n'atteignait pas les magistrats ordinaires, les consuls,
était de nature à servir de garantie au
sénat contre l'abus de l'autorité royale du
dictateur ; c'était en outre un moyen puissant de le
maintenir in auctoritate senatus, en entente cordiale
avec le conseil suprême de l'Etat.
3° Irresponsabilité. Cette question
comporte deux chefs principaux : 1° l'absence de recours
au peuple, provocatio, contre les arrêts du
dictateur, et 2° la défense de l'accuser,
après son abdication, à l'occasion des actes de
son autorité. Ces deux privilèges
séparent profondément la dictature du consulat
; mais la question de savoir s'ils ont été
maintenus pendant toute la république est fort
controversée. Voyons successivement ces deux points.
Il est incontestable que, jusqu'à la loi Valeria
Horatia, rendue en 305 de Rome ou 449 av. JC., le dictateur
jouit même dans Rome d'un imperium merum ou
jus gladii. C'était la conséquence
logique de la nature et du but du pouvoir dictatorial, comme
aussi des termes de la loi primitive de dictatore
creando, qui n'admettait pas les restrictions
apportées par la loi Valeria Publicolae de 215 de Rome
ou 509 av. JC., au pouvoir des consuls. Aussi le dictateur
conservait-il, dans l'enceinte même du pomerium,
les faisceaux armés de hache, comme symbole du jus
vitae necisque. Mais put-on en appeler au peuple, des
sentences capitales prononcées par le dictateur contre
un citoyen, à partir de la loi Valeria Horatia rendue
en 305 de Rome, 449 av. JC. [Provocatio]. Walter
soutient l'affirmative. En effet, Festus nous apprend en
termes formels qu'une loi autorisa la provocatio
contre le dictateur, et qu'à partir de ce moment, les
pouvoirs de ce magistrat étant diminués, on
n'ajouta plus (sans doute à la loi curiate de
imperio dictatoris) la clause ut optima lege. Or
il est probable que cette innovation se rapporte à la
loi Horatia, rendue à l'occasion de l'expulsion des
décemvirs, magistrats sine provocatione, et qui
réserva le recours contre toute espèce de
magistrature ; il en fut de même du plébiscite
appelé loi Duilia. On ajoute que le maintien du
tribunat pendant la dictature était le moyen naturel
de garantir l'exécution de cette réforme.
Becker, qui semble d'abord admettre ce système, se
pose cependant des objections graves et qui lui paraissent
presque insolubles, à moins d'admettre qu'une loi
postérieure ait établi la provocatio. En
effet, on voit en 316 un consul qualifier, en plein
sénat, le dictateur de magistrat solutum legum
vinculis. Les meurtres de Sp. Manlius et le procès
de Manlius semblent aussi prouver l'impossibilité d'un
recours contre les sentences du dictateur, une mesure de
provocatio est plus tard déclarée une
entreprise contre le jus dictaturae. Lange repousse
encore plus énergiquement la possibilité d'un
appel, et se fonde sur ce que les termes vagues de la loi
Horatia n'avaient pas abrogé la loi spéciale
de dictatore creando. Nous croyons que tel
était bien l'esprit de la loi Horatia, mais que les
jurisconsultes patriciens se fondèrent sur l'absence
d'une clause formelle pour contester l'application à
la dictature de cette prohibition générale.
C'était donc une question de droit constitutionnel,
controversée entre les deux ordres ; car, si d'une
part la provocatio devait énerver la dictature
; d'un autre côté, enlever cette application
à la défense de la loi Horatia, c'était
la rendre illusoire et permettre aux patriciens de
détruire, en créant un dictateur, toute
garantie individuelle (c'est là un problème
analogue à celui que soulevait le prétendu
droit du sénat de donner aux consuls un pouvoir
illimité, par la fameuse formule videant
consules). Du reste, une difficulté toute
semblable s'était élevée à
l'occasion du droit d'intercessio des tribuns contre
les actes du dictateur. La dictature ayant été
créée en 253 de Rome, avant le tribunat qui
date de 260, on se demanda bientôt si les tribuns qui
conservaient leur potestas en présence du
dictateur pouvaient opposer leur veto à ses
ordres. C'eût été un moyen de donner
effet à la provocatio d'un condamné. Il
y eut conflit, et la question ne fut jamais tranchée.
Remarquons toutefois que deux points demeurèrent
incontestables : 1° les tribuns conservèrent leur
inviolabilité personnelle à l'encontre
même du dictateur ; 2° ils ne purent entreprendre
hors du pomoerium contre le pouvoir militaire du
dictateur à l'égard de ses soldats. Mais les
tribuns prétendirent exercer leur intercessio
à Rome, contre des actes civils du dictateur. Walter
admet que cette prétention était fondée,
et il invoque plusieurs exemples indiqués par les
historiens. Karlowa ne l'admet que dans le cas où le
dictateur a violé les limites de l'acte de sa
nomination. Au contraire, Becker conteste formellement la
possibilité et la légalité dans
l'espèce de l'auxilium tribunitium, en
invoquant l'autorité de Zonaras et un passage de
Tite-Live. Mais le premier auteur est de peu
d'autorité et le second affirme seulement la
timidité des tribuns en présence des
prétentions du dictateur. Becker écarte
l'argument de Tite-Live en faisant observer qu'il s'agissait
d'un dictateur spécial, et qu'il en est de même
dans un autre cas, où les tribuns sont appelés
à contester la compétence
générale du magister populi. De
même, suivant Lange, l'intercessio d'un tribun
contre le dictateur n'avait rien de légal,
justum, et ne présentait que la valeur d'une
démonstration, mais ne pouvait arrêter un acte
du dictateur et notamment la levée des troupes.
Suivant Mommsen, l'appel n'était admis contre les
décisions de ce magistrat que lorsque il l'avait
autorisé. Mais le fait raconté par Tite-Live
d'une lutte entre plusieurs tribuns et le dictateur Camille,
qui ne put faire prévaloir l'intercessio des
autres contre les lois liciniennes, montre que le tribunat
prétendait exercer ses prérogatives à
l'encontre du dictateur lui-même, qui abdiqua sous
prétexte d'un vice dans sa nomination.
Reste à traiter la question de savoir si le dictateur
pouvait, à l'expiration de ses pouvoirs, être
mis en accusation à raison de ses fonctions. En
principe, la négative semble avoir prévalu
à raison du caractère royal de
l'imperium du dictateur. Il est vrai que Camille fut
mis en accusation cinq ans après sa dictature, mais
à l'occasion de faits qui ne se rattachaient pas
directement à l'exercice de ses fonctions. Tite Live
rapporte, il est vrai, que Camille fut forcé
d'abdiquer, par une menace des tribuns de le condamner
à une amende énorme, mais lui-même
déclare ce récit invraisemblable et
préfère une version d'après laquelle il
abdiqua comme vitio creatus ; d'un autre
côté les fastes capitolins indiquent
l'abdication comme étant survenue à la suite
d'un sénatus-consulte. On peut remarquer ensuite que
si un dictateur spécial fut accusé en 393 de
Rome (36 av. JC.), ce fut pour excès de pouvoir parce
qu'il avait agi perinde ac reipublicae gerendae ac non
solvendae religionis gratia. Plus tard, un autre
dictateur, C. Maenius, abdiqua pour se soumettre à une
accusation de complicité d'un crime de haute trahison,
qu'il était chargé de poursuivre. Mais nous
devons observer que la gestion d'un dictateur pouvait
être l'objet d'une flétrissure, nota
censoria, de la part des censeurs, magistrats dont la
juridiction était illimitée et irresponsable,
et capable d'atteindre toute espèce de faits. Quelques
auteurs mentionnent comme une limite au pouvoir du dictateur
la défense de sortir d'Italie. Mais ce fut un scrupule
religieux dont se couvrit l'intérêt de la
noblesse pour diminuer l'usage de la dictature à une
époque où les plébéiens y
étaient admis. Cela n'empêcha pas en 505 de
Rome, ou 249 av. JC., pendant la première guerre
punique, le dictateur Atilius Catalinus de conduire une
armée extra Italiam ; ce qui fut mentionné
comme un fait plutôt sans précédents
qu'illégal.
La dictature ne finissait pas de plein droit par l'expiration
du terme légal de six mois, fixé par la loi
primitive de dictatore creando ; il obligeait
seulement ce dictateur à abdiquer son imperium,
sous peine d'être regardé comme aspirant
à la tyrannie (crimen affectati regni) ; un tel
fait eût donné lieu à l'application de la
loi Valeria Publicola, qui consacrait aux dieux, avec sa
fortune, celui qui tentait de s'emparer de la royauté
(qui occupandi regni consilium inisset). Mais jamais
on n'eut besoin de recourir à cette sanction, et les
dictateurs abdiquèrent toujours avant la fin de leurs
six mois d'exercice. Il nous reste à parler de la
décadence de cette magistrature
républicaine.
Après la fin de la lutte des deux ordres,
c'est-à-dire après la loi Hortensia (467 de
Rome ou 297 av. JC.), le besoin d'un dictateur rei
gerendae ou seditionis sedendae causa ne se fit
plus sentir. Au contraire, l'extension du domaine de la
république paraissait devoir rendre plus
nécessaire l'usage de la dictature belli gerendi
causa ; mais le sénat évita ce moyen
extrême par l'augmentation du nombre des
préteurs, ou par la prorogatio imperii. Le
dernier exemple de dictateur de ce genre se présenta
en 538 de Rome après la bataille de Cannes, dans la
personne de Junius Pera. Ainsi l'oligarchie nobiliaire laissa
tomber cette institution qu'avait créée
l'aristocratie patricienne.
Ce ne fut point la dictature républicaine que Sylla
rétablit en 672 de Rome ou 82 av. JC., lorsqu'il se
fit décerner par l'interrex Valerius Flaccus et
confirmer par le peuple le titre de dictator reipublicae
constituendae causa ; c'est-à-dire une
autorité sans limite, qui devait durer jusqu'à
l'achèvement de la constitution nouvelle. En outre
cette loi lui donnait la juridiction criminelle sans appel
ut quidquid L. C. Sylla fecisset, id ratura esset...
ou ut dictator quem vellet, in dicta causa impune posset
occidere. C'était véritablement un pouvoir
nouveau, le type de l'imperatoria potestas, dans une
ville où, depuis cent vingt ans, on n'avait pas vu de
dictateur. Précédée par deux mois
d'exécutions continuelles, la loi Valeria, outre la
sanction des actes passés et futurs de Sylla, lui
conférait nommément le droit de mettre à
mort les citoyens sans jugement, de faire des lois, de fonder
des colonies, de bâtir des villes et d'en
détruire, de disposer des royaumes tributaires, de
confisquer et de partager suivant son bon plaisir les
propriétés publiques et particulières.
Malgré cette dictature illimitée, les
réformes de Sylla échouèrent
complètement.
Lorsque Jules César, maître de Rome, se fit
décerner par un préteur le titre de dictateur,
en 705 de Rome ou 49 av. JC., pour l'abandonner
bientôt, et le reprendre ensuite pour dix ans en 708,
et comme dictator perpetuus en 710, ce fut encore une
dictature anormale et inconstitutionnelle, comme l'indique
Cicéron. En d'autres termes elle n'avait rien de
commun, ni quant au fond, ni quant à la forme, avec la
dictature républicaine. Après l'assassinat de
César, la dictature, devenue odieuse au peuple romain
depuis l'usurpation de Sylla, fut abolie par une loi que
proposa le consul Antoine, en 710 de Rome ou 44 av. JC. Mais
bientôt le second triumvirat rétablit sous une
autre forme (triumviri reipublicae constituendae) le
pouvoir absolu (711 de Rome, 43 av. JC.). Plus tard, Auguste,
pressé par le peuple d'accepter le titre de dictateur,
le repoussa avec des marques d'aversion. Le principat, en
réunissant dans ses mains la plupart des magistratures
républicaines et surtout l'imperium
proconsulare, lui permettait de se passer d'une
dénomination impopulaire.
II. Dictateurs spéciaux
On peut donner ce nom aux dictateurs qui n'étaient
appelés qu'en vue d'une mission particulière,
indiquée par le sénatus-consulte, chargeant les
consuls de dicere dictatorem. Ils étaient du
reste désignés dans la même forme que les
dictateurs rei gerendae causa ou belli gerendi
causa. Seulement la loi curiate proposée par l'un
d'eux de imperio suo ne contenait pas sans doute des
pouvoirs aussi étendus que la lex optima,
relative à un dictateur ordinaire. De là Lange
conclut que leur mission admettait, depuis la loi Valeria
Horatia de 305, la possibilité d'un appel au peuple ou
provocatio, mais qu'en pratique elle était
inutile, puisqu'en général on ne confia pas de
juridiction à ces dictateurs spéciaux.
Ces dictateurs avaient des licteurs comme les autres. Leur
autorité finissait par une abdication, ainsi que celle
du dictateur rei gerendae causa.
L'étendue de leurs attributions dépendait de la
teneur de la lex curiata de imperio suo, et du but en
vue duquel ils étaient nommés. Du reste, leur
imperium était unique et irresponsable, mais
comme il était établi imminuto jure,
s'ils avaient voulu l'appliquer à d'autres objets, les
tribuns, par la menace d'une intercessio, ou d'une
accusation pour excès de pouvoir, les auraient
forcés d'abdiquer. Reprenons dans l'ordre
alphabétique les différentes espèces de
dictateurs spéciaux auxquels les textes donnent un nom
technique, mais en observant que cette liste n'est pas
restrictive, car le sénat pouvait ordonner la
nomination d'un dictateur pour toute affaire spéciale,
par exemple pour rappeler un consul qui, sans autorisation,
était entré dans une province
étrangère.
Le plus important des dictateurs spéciaux est le
dictator belli gerendae causa ; il était
primitivement nommé avec un pouvoir illimité,
et en même temps rei gerendae causa, puisque
telle fut l'origine de la dictature elle-même. Mais
plus tard, on chargea un dictateur uniquement de la conduite
d'une guerre. Il devait avoir l'imperium complet,
à la charge de ne pas exercer la juridiction, qui
devait naturellement rester au préteur. Il est
évident du reste que son imperium militare
n'admettait pas de provocatio.
On appelait dictator clavi figendi causa, celui qui
était nommé, en temps de peste ou de
calamité publique, pour planter un clou dans la paroi
à droite du temple de Jupiter [Clavus annalis].
Jadis le consul ou praetor maximus accomplissait cette
formalité annuellement pour compter les années,
cum litterae erant rarae. Plus tard, pour
détourner la vengeance divine, on chargea de ce soin
le dictateur dans les cas extraordinaires puisque la loi
parlait du praetor maximus, et que le dictateur avait
alors dans la ville l'imperium majus, le rang le plus
élevé.
Pour la tenue des comices centuriates, en l'absence d'un
consul ayant le droit de les convoquer ex imperio
militari, il fallait recourir à la nomination d'un
dictateur comitiorum habendorum causa. Il n'avait
besoin pour cela que d'un imperium consulare. Ce genre
de dictature fut le dernier qui se présenta à
Rome en 55 (1 et 55 av. J.-C.). On peut remarquer que C.
Servilius Geminius, appelé alors à
présider les comices, eut besoin d'une autorisation
spéciale du sénat pour célébrer
la fête et les jeux de Cérès (ex
senatus consulta fecerunt). Nous trouvons en effet
souvent mentionné dans l'histoire un dictateur pour
organiser les fêtes, feriarum constituendarum
causa, ou les supplications à l'occasion de
prodiges qui avaient effrayé Rome ; ou pour
présider, comme l'ancien praetor maximus, qu'il
représentait, les antiques féries latines,
Latinarum feriarum causa ; on trouve aussi un
dictateur appelé à célébrer des
jeux, ludorum faciendorum causa, pendant la maladie du
préteur. Pour divers actes la potestas aurait
suffi ; mais un dictateur paraissait nécessaire afin
de tenir lieu du praetor maximus, dont
l'autorité impliquait l'imperium au moins
consulare.
Le sénat chargeait parfois un dictateur de
procéder à l'information, à la poursuite
et au jugement de crimes considérables par leur nombre
et leur gravité, dictator quaestionibus
exercendis. C'est ainsi qu'en 411 de Rome, 312 av. JC.,
C. Maenius fut nommé dictateur pour juger les complots
qui s'étaient formés à Capoue contre la
République. La commission étendit ses
recherches à Rome, malgré l'appellatio
faite aux tribuns pour excès de pouvoir ; ce qui donna
lieu de la part des patriciens à des menaces
d'accusation pour conjuration contre le dictateur et le
magister equitum eux-mêmes. Ceux-ci
abdiquèrent, pour rendre la poursuite possible, et
furent traduits devant les consuls, chargés alors de
la quaestio et acquittés honorablement. Ceci
semble prouver que si la juridiction du dictator
quaestionibus exercendis était sans appel, qu'elle
devait être limitée par les termes du
sénatus-consulte et de la loi curiate de
imperio ; enfin qu'au cas d'excès de pouvoir, le
recours aux tribuns était ouvert, et l'accusation
possible après la fin de la dictature.
Enfin, les textes mentionnent encore un dictator senatui
legendo, c'est-à-dire chargé de lire la
liste des sénateurs, en excluant les indignes, etc.
Cette fonction, jadis remplie par les consuls, passa plus
tard aux censeurs, fut déférée une fois
dans un temps de désastre et en l'absence du dictateur
belli gerendae causa, à un dictateur
spécial ancien censeur, pour six mois et sans
magister equitum. Il y avait là trois anomalies
qui furent critiquées amèrement par le
dictateur lui-même Fabius Buteo. En effet les
précédents n'admettaient ni le concours de deux
dictateurs, ni le défaut de magister equitum,
ni la durée de six mois pour une dictature
extraordinaire. Aussi abdiqua-t-il immédiatement
après avoir accompli sa mission.
III. Plusieurs villes de l'ancienne
confédération latine avaient à la
place du collège des préteurs ou plus tard des
II Viri Ou III Viri,
des dictateurs à la tête de leur administration.
Cette magistrature, qui originairement avait remplacé
la royauté, s'est prolongée dans quelques
villes jusqu'au temps des empereurs. Nous les trouvons
à Lanuvium, à Aricia, à Nomentum,
à Sutrium, colonie latine, enfin à Caere, ville
qui de bonne heure fut attachée à Rome, et
à Fabrateria Vetus. Il en est fait mention aussi pour
Tusculum à une époque reculée.
Ces magistrats ne doivent pas être confondus avec le
dictator Albanus. Ce dernier était investi d'un
caractère sacerdotal comme le Rex à
Rome, cette dignité avait été
conservée après la destruction d'Albe en vue de
certaines fonctions sacerdotales qui originairement ne
pouvaient être remplies que par le premier magistrat
d'Albe. Les vainqueurs, comme on sait, n'ont point
détruit les sanctuaires d'Albe, mais les ont
conservés et reconnus. On a essayé en
s'appuyant sur ce fait et sur d'autres analogies dans les
fonctions des prêteurs, d'attribuer un caractère
sacré à tous les dictateurs municipaux. M.
Henzen a démontré que cette opinion est
insoutenable. Il ne s'est pas rangé non plus de l'avis
de M. Mommsen, qui a supposé qu'en
général les dictateurs ont été
les premiers magistrats de la commune, mais qu'au contraire
ceux de Nomentum et de Compitum ont été
chargés de fonctions créées. Cette
supposition s'appuie sur une seule inscription, dans laquelle
la questure des alimenta suit la dictature,
d'où M. Mommsen conclut que dans la série des
magistratures la dictature n'était point la plus
haute. Cette questure des alimenta n'était
point comprise dans le cursus honorum, et par
conséquent elle pouvait tantôt
précéder, tantôt suivre la
première magistrature. D'ailleurs l'inscription en
question n'est pas de Compitum, mais de Lanuvium.
A Fidenae il y a même deux dictateurs au lieu d'un,
mais ce fait doit être regardé comme une
aberration d'un temps plus récent, car la dictature en
elle-même exclut tout à fait l'idée d'un
collègue.
Article de G. Humbert