Le dictateur était un magistrat nommé extraordinairement, à l'effet de concentrer dans une seule main et pour un temps limité les pouvoirs exécutif et judiciaire de la république romaine. Quelquefois cependant un dictateur était créé uniquement en vue de l'accomplissement d'un acte solennel spécial ; enfin on appelait aussi dictator le premier magistrat de certaines villes municipales. Cet article sera divisé en trois parties correspondant à ces trois objets.

I. Dictator. - Cette expression vient de dicere, mot technique employé pour désigner la création du dictateur par un consul, ou bien a dictando, parce que chacun était tenu d'exécuter comme une loi les ordres émanés de ce magistrat. La dictature n'était pas une institution propre aux seuls Romains ; il existait des dictateurs dans les villes latines, avec des variétés dans la durée et le but de cette magistrature. Mais il parait qu'à Rome, et probablement ailleurs, le dictateur fut appelé primitivement magister populi, dénomination seule consacrée dans les livres sacrés des augures ; dictator devint ensuite le nom vulgaire et usuel.

Organisation. Le sénat avait compris de bonne heure la nécessité de donner de l'unité au pouvoir dans un cas de péril public. On jugea utile d'établir un magistrat unique, avec un imperium regium, mais pour un temps limité, et incapable de désigner son successeur, double point de vue qui sépare la dictature de la royauté.

La première création de dictateur eut lieu en 253 de Rome (501 av. JC.), au profit de T. Larcius, d'après les plus anciens annalistes à l'occasion des dangers d'une guerre contre les Latins et les Tarquiniens ; T. Mommsen et O. Karlowa font remonter la dictature aux plus anciens temps de la république et à la lex de imperio. Denys d'Halicarnasse, qui place cette nomination trois ans plus tard, en attribue le motif, sans document suffisant, aux agitations des plébéiens endettés (nexi). Mais il est vrai que plus tard le sénat employa la dictature pour mettre fin aux troubles intérieurs, ou pour échapper aux restrictions imposés au consulat par la loi Valeria de provocatione [Lex ; Provocatio]. En effet, si le second dictateur Posthumius fut nommé à l'occasion d'une guerre, le troisième au contraire apparut comme ultimum auxilium contre une secessio plebis. On employa parfois aussi ce moyen pour remédier au défaut d'entente ou à l'incapacité des consuls, ou à leur absence par suite d'une abdication qui devait laisser un temps trop long avant les élections, ou enfin pour augmenter le nombre des chefs militaires.

L'institution de la dictature fut établie par une loi, lex de dictatore creando. Elle portait consulares legere, ce qui, suivant l'opinion commune, signifie que le choix devait avoir lieu parmi les anciens consuls (consularis) ; d'autres croient que la nomination leur appartenait. Plus tard, d'après Walter, un sénatus-consulte dut présenter le choix du sénat à la confirmation des comices-curies [Comitia], ou patres, populus (sensu stricto) ; puis l'élu, après avoir pris les auspices, était revêtu de l'Imperium par une loi curiate. Ensuite, lorsque les comices-curies ne s'assemblèrent plus que pour la forme, leur vote tomba de lui-même, et l'usage s'établit de laisser au consul, qui avait été invité par le sénat à choisir un dictateur, le soin de le nommer, dicere dictatorem. Telle est du moins la théorie de Niebuhr, parfaitement conforme à son système sur le rôle habituel des comitia curiata.

Cette opinion, qui nous paraît d'accord avec l'ensemble des faits primitifs de l'histoire romaine, et avec le caractère de ses institutions, a été adoptée par Walter ; mais elle a été fortement combattue par Becker. Il pensait que le sénatus-consulte était simplement confirmé par une loi centuriate, et que les curies se bornaient à investir le dictateur de l'imperium. Suivant Mommsen et Karlowa, même à l'origine, le peuple n'aurait pas pris part à la nomination du dictateur, dont les seuls consuls avaient le privilège. Quoi qu'il en soit, à une époque où les comices curiates ont perdu leur importance, on voit le sénat et les consuls jouer le principal rôle dans la création du dictateur. Comment se partageaient à cet égard leurs attributions ? Il paraît certain que la nécessité de l'établissement d'un dictateur était proclamée par un sénatus-consulte ; mais le sénat n'avait pas d'action directe pour contraindre les consuls à exécuter sa décision. Il y parvint plus tard indirectement, en employant les tribuns pour amener les consuls à agir in auctoritate senatus, par la menace d'un emprisonnement (duci jubere), ou d'une abrogatio imperii. Mais ordinairement les consuls étaient disposés à obéir au décret du sénat. En pareil cas, comment procédait-on ? le consul désigné, soit par le sénat, soit d'accord entre les parties ou par le sort, ou enfin le premier qui apprenait in castris l'existence du sénatus-consulte, procédait au choix. Le plus souvent, il nommait le candidat indiqué par le sénat, ou s'entendait d'avance avec lui. Mais il était libre, d'après la lex de dictatore creando, de choisir qui bon lui semblait, et quelquefois il porta son choix sur un candidat fort hostile au sénat ; souvent sur son ancien collègue ou sur un préteur en exercice.

Il paraît que, d'après les termes mêmes de la loi primitive de dictatore creando, la dictio devait être faite par un des consuls ; en leur absence, et faute de pouvoir communiquer avec eux, on fut obligé, après la bataille de Trasimène, de faire nommer un prodictateur (prodictator) par le peuple. De même, il fallut la décision des augures, en 323 de Rome, pour lever le doute sur le point de savoir si un tribun militaire consulari potestate pouvait nommer un dictateur ; ce qui eut lieu depuis, nombre de fois, sans aucune difficulté. Mais ce fut en violant tous les précédents constitutionnels que Sylla se fit décerner sa dictature illégale par un interrex, Valerius Flaccus (quoi qu'en disent certains historiens grecs peu au courant du droit public romain) et que Jules César se fit nommer par un préteur. Cependant Tite-Live cite un sénatus-consulte qui avait prévu cette hypothèse dans un cas extraordinaire.

L'intercessio d'un des tribuns ne pouvait empêcher la nomination du dictateur ; car la loi de dictatore creando, antérieure à la création du tribunat, n'admettait aucune limitation de ce genre. D'après la loi, la nomination ne pouvait avoir lieu qu'à Rome ou dans les limites du territoire romain [Ager romanus], mais on l'étendit par une fiction à toute l'Italie. Au milieu de la nuit qui suivait l'émission du sénatus-consulte, le consul se levait (surgens vel oriens nocte silentio) pour prendre seul les auspices suivant les rites consacrés. Lui seul aurait pu ensuite attester l'omission d'une forme, ou l'existence d'un mauvais présage de nature à faire regarder le dictateur comme vitio creatus. Ensuite, si les auspices lui paraissaient favorables, le consul désignait un dictateur (dicebat dictatorem). Primitivement, il est certain que ce magistrat extraordinaire ne pouvait être pris que parmi les patriciens ; à raison de l'imperium regium et des grands auspices dont il était revêtu. Mais d'assez bonne heure on s'écarta de la règle qui prescrivait de nommer un consularis. Dès l'année 386 de Rome (368 av. JC.), un plébéien avait été choisi pour maître de la cavalerie [Magister equitum] ; en 398 de Rome ou 356 av. JC., un plébéien fut dictateur dans la personne de C. Martius Rutilus, qui nomma magister equitum C. Plautius, plébéien comme lui. Mais plus tard l'usage voulut qu'on ne donnât pas les deux fonctions à des citoyens du même ordre ; rien n'empêchait le même individu de revêtir une seconde fois la dictature l'année suivante.

Dès que sa nomination lui était notifiée, le dictateur obtenait la potestas dictatoria : il devait entrer en exercice et choisir son lieutenant ou maître de la cavalerie et faisait rendre par les comices-curies la loi de imperio suo. Quant à ses insignes, ils rappelaient ceux de la royauté, dont il obtenait pour six mois l'imperium regium. A partir du moment où chaque consul eut droit à douze licteurs, le dictateur, qui avait un pouvoir égal à celui des deux consuls et même plus étendu, put avoir toujours vingt-quatre licteurs, avec faisceaux armés de hache, symbole de leur jus gladii, même à l'intérieur de la cité. C'est par erreur que l'Epitome de Tite-Live attribue cette innovation à Sylla. Il est très probable en outre que le dictateur avait droit à la toge prétexte et à la chaise curule. En effet, il faisait partie des magistratures curules (sensu lato), bien qu'il ne fût pas un des magistrats curules ordinaires, dans le sens que Tite-Live donne quelque part à cette expression. Une clause de la loi curiate autorisait le dictateur à monter à cheval, aescendere equum, sans doute comme symbole de l'autorité militaire des rois.

Le dictateur ordinaire était nommé rei gerendae causa ou seditionis sedandae causa, pour gérer les affaires de la République, et la loi qui lui conférait l'imperium était dite optima lex, à la différence des cas où il était nommé un dictateur pour un objet spécial (voyez la IIe partie de cet article). La durée normale de la dictature rei gerendae causa était de six mois, et l'on n'a pas d'exemple qu'un dictateur ait violé la loi en prolongeant ses pouvoirs au-delà de ce ternie. Le plus souvent même il abdiquait avant ce délai, et s'il fut prescrit à Camille de ne pas le faire nisi circumacto anno, cela doit s'entendre d'un cas où il avait pris ses pouvoirs au milieu de l'année. On trouve cependant aux Fastes capitolins la mention de deux années 429 et 444 de Rome, où ne figure qu'un dictateur, mais il y a là sans doute un expédient pour couvrir une erreur chronologique. Quant aux dictatures de Sylla et de Jules César, elles furent en dehors de toutes les règles constitutionnelles. La dictature finissait par une abdication, souvent anticipée.

Attributions. En principe, on peut dire que le dictateur exerçait, pour six mois, le pouvoir royal dans toute son étendue ; mais il ne pouvait se désigner de successeur.

Ce n'est pas assez de dire avec Cicéron qu'il avait les droits de deux consuls, car ses prérogatives étaient presque indéfinies, sauf en ce qui concerne l'aerarium ou trésor public, dont il ne pouvait disposer sans l'autorisation du sénat. Le pouvoir du dictateur (potestas dictatoria) différait du proconsulat, en ce que celui-ci ne s'exerçait que dans la province fixée au proconsul ; en outre en ce qu'il ne résultait pas d'une prorogatio imperii et ne pouvait être prolongé. Du reste la dictature était une magistrature légitime, puisqu'elle reposait sur une loi curiate, et sur la loi primitive de dictatore creando, mais elle était extraordinaria. La comparaison de la dictature avec le consulat fournit l'occasion la plus naturelle d'analyser les attributions du dictateur : celui-ci différait du consul en trois points principaux, outre la durée de son pouvoir : 1° par son unité, 2° par son indépendance du sénat, et enfin 3° par son irresponsabilité.

1° A la différence de la plupart des magistratures romaines, la dictature, image de la royauté, n'admettait pas de par potestas, la présence d'un collègue, ni par conséquent la possibilité d'une intercessio ; ce qui enlevait une garantie considérable aux citoyens. C'est tout à fait exceptionnellement qu'à côté d'un dictateur en fonctions, on en nomma un autre pour une affaire spéciale. L'imperium regium du dictateur ne comportait pas, en effet, une autorité égale. Bien plus, il n'admettait point la coexistence d'un imperium indépendant quoique inférieur. C'est pourquoi tous les pouvoirs des autres magistrats, excepté le magister equitum et les tribuns de la plèbe, étaient suspendus, dès l'investiture du dictateur : il ne faut pas aller jusqu'à dire, comme on le fait généralement, que leur autorité était éteinte. Becker, dont l'opinion a été suivie par Lange, a très bien démontré que ce pouvoir était seulement à l'état latent, puisqu'il revivait de plein droit sans autre formalité après l'abdication du dictateur. Celui-ci pouvait même expressément ou tacitement maintenir en exercice les autres magistrats, mais alors ils étaient considérés comme ses subordonnés, plutôt que comme agissant pro magistratu. Ainsi, en présence du dictateur, le consul, même maintenu en fonctions, ne pouvait conserver ses insignes ; c'est donc à tort que Mommsen voit en lui le collega major des consuls. Mais l'histoire nous montre souvent le dictateur et les consuls conduire en même temps des armées distinctes, des recrues levées par le dictateur prêter serment au consul, in consulum verba jurare ; un consul appelé à tenir les comices pendant la dictature même nommer un second dictateur pour une affaire spéciale. Il arriva plus d'une fois que, pendant un seul consulat, un dictateur fut nommé après l'abdication du précédent.

2° En outre, la dictature se distinguait de l'autorité consulaire, en ce que la première était plus indépendante de l'influence du sénat. Les consuls en effet avaient besoin, dans certains cas, du concours d'un sénatus-consulte, par exemple pour procéder à une quaestio extraordinaria, pour porter la guerre dans telle contrée, etc. ; il n'en était pas de même du dictateur, qui n'avait besoin d'une permission que pour tirer des fonds du trésor. Cette restriction qui n'atteignait pas les magistrats ordinaires, les consuls, était de nature à servir de garantie au sénat contre l'abus de l'autorité royale du dictateur ; c'était en outre un moyen puissant de le maintenir in auctoritate senatus, en entente cordiale avec le conseil suprême de l'Etat.

Irresponsabilité. Cette question comporte deux chefs principaux : 1° l'absence de recours au peuple, provocatio, contre les arrêts du dictateur, et 2° la défense de l'accuser, après son abdication, à l'occasion des actes de son autorité. Ces deux privilèges séparent profondément la dictature du consulat ; mais la question de savoir s'ils ont été maintenus pendant toute la république est fort controversée. Voyons successivement ces deux points. Il est incontestable que, jusqu'à la loi Valeria Horatia, rendue en 305 de Rome ou 449 av. JC., le dictateur jouit même dans Rome d'un imperium merum ou jus gladii. C'était la conséquence logique de la nature et du but du pouvoir dictatorial, comme aussi des termes de la loi primitive de dictatore creando, qui n'admettait pas les restrictions apportées par la loi Valeria Publicolae de 215 de Rome ou 509 av. JC., au pouvoir des consuls. Aussi le dictateur conservait-il, dans l'enceinte même du pomerium, les faisceaux armés de hache, comme symbole du jus vitae necisque. Mais put-on en appeler au peuple, des sentences capitales prononcées par le dictateur contre un citoyen, à partir de la loi Valeria Horatia rendue en 305 de Rome, 449 av. JC. [Provocatio]. Walter soutient l'affirmative. En effet, Festus nous apprend en termes formels qu'une loi autorisa la provocatio contre le dictateur, et qu'à partir de ce moment, les pouvoirs de ce magistrat étant diminués, on n'ajouta plus (sans doute à la loi curiate de imperio dictatoris) la clause ut optima lege. Or il est probable que cette innovation se rapporte à la loi Horatia, rendue à l'occasion de l'expulsion des décemvirs, magistrats sine provocatione, et qui réserva le recours contre toute espèce de magistrature ; il en fut de même du plébiscite appelé loi Duilia. On ajoute que le maintien du tribunat pendant la dictature était le moyen naturel de garantir l'exécution de cette réforme. Becker, qui semble d'abord admettre ce système, se pose cependant des objections graves et qui lui paraissent presque insolubles, à moins d'admettre qu'une loi postérieure ait établi la provocatio. En effet, on voit en 316 un consul qualifier, en plein sénat, le dictateur de magistrat solutum legum vinculis. Les meurtres de Sp. Manlius et le procès de Manlius semblent aussi prouver l'impossibilité d'un recours contre les sentences du dictateur, une mesure de provocatio est plus tard déclarée une entreprise contre le jus dictaturae. Lange repousse encore plus énergiquement la possibilité d'un appel, et se fonde sur ce que les termes vagues de la loi Horatia n'avaient pas abrogé la loi spéciale de dictatore creando. Nous croyons que tel était bien l'esprit de la loi Horatia, mais que les jurisconsultes patriciens se fondèrent sur l'absence d'une clause formelle pour contester l'application à la dictature de cette prohibition générale. C'était donc une question de droit constitutionnel, controversée entre les deux ordres ; car, si d'une part la provocatio devait énerver la dictature ; d'un autre côté, enlever cette application à la défense de la loi Horatia, c'était la rendre illusoire et permettre aux patriciens de détruire, en créant un dictateur, toute garantie individuelle (c'est là un problème analogue à celui que soulevait le prétendu droit du sénat de donner aux consuls un pouvoir illimité, par la fameuse formule videant consules). Du reste, une difficulté toute semblable s'était élevée à l'occasion du droit d'intercessio des tribuns contre les actes du dictateur. La dictature ayant été créée en 253 de Rome, avant le tribunat qui date de 260, on se demanda bientôt si les tribuns qui conservaient leur potestas en présence du dictateur pouvaient opposer leur veto à ses ordres. C'eût été un moyen de donner effet à la provocatio d'un condamné. Il y eut conflit, et la question ne fut jamais tranchée. Remarquons toutefois que deux points demeurèrent incontestables : 1° les tribuns conservèrent leur inviolabilité personnelle à l'encontre même du dictateur ; 2° ils ne purent entreprendre hors du pomoerium contre le pouvoir militaire du dictateur à l'égard de ses soldats. Mais les tribuns prétendirent exercer leur intercessio à Rome, contre des actes civils du dictateur. Walter admet que cette prétention était fondée, et il invoque plusieurs exemples indiqués par les historiens. Karlowa ne l'admet que dans le cas où le dictateur a violé les limites de l'acte de sa nomination. Au contraire, Becker conteste formellement la possibilité et la légalité dans l'espèce de l'auxilium tribunitium, en invoquant l'autorité de Zonaras et un passage de Tite-Live. Mais le premier auteur est de peu d'autorité et le second affirme seulement la timidité des tribuns en présence des prétentions du dictateur. Becker écarte l'argument de Tite-Live en faisant observer qu'il s'agissait d'un dictateur spécial, et qu'il en est de même dans un autre cas, où les tribuns sont appelés à contester la compétence générale du magister populi. De même, suivant Lange, l'intercessio d'un tribun contre le dictateur n'avait rien de légal, justum, et ne présentait que la valeur d'une démonstration, mais ne pouvait arrêter un acte du dictateur et notamment la levée des troupes. Suivant Mommsen, l'appel n'était admis contre les décisions de ce magistrat que lorsque il l'avait autorisé. Mais le fait raconté par Tite-Live d'une lutte entre plusieurs tribuns et le dictateur Camille, qui ne put faire prévaloir l'intercessio des autres contre les lois liciniennes, montre que le tribunat prétendait exercer ses prérogatives à l'encontre du dictateur lui-même, qui abdiqua sous prétexte d'un vice dans sa nomination.

Reste à traiter la question de savoir si le dictateur pouvait, à l'expiration de ses pouvoirs, être mis en accusation à raison de ses fonctions. En principe, la négative semble avoir prévalu à raison du caractère royal de l'imperium du dictateur. Il est vrai que Camille fut mis en accusation cinq ans après sa dictature, mais à l'occasion de faits qui ne se rattachaient pas directement à l'exercice de ses fonctions. Tite Live rapporte, il est vrai, que Camille fut forcé d'abdiquer, par une menace des tribuns de le condamner à une amende énorme, mais lui-même déclare ce récit invraisemblable et préfère une version d'après laquelle il abdiqua comme vitio creatus ; d'un autre côté les fastes capitolins indiquent l'abdication comme étant survenue à la suite d'un sénatus-consulte. On peut remarquer ensuite que si un dictateur spécial fut accusé en 393 de Rome (36 av. JC.), ce fut pour excès de pouvoir parce qu'il avait agi perinde ac reipublicae gerendae ac non solvendae religionis gratia. Plus tard, un autre dictateur, C. Maenius, abdiqua pour se soumettre à une accusation de complicité d'un crime de haute trahison, qu'il était chargé de poursuivre. Mais nous devons observer que la gestion d'un dictateur pouvait être l'objet d'une flétrissure, nota censoria, de la part des censeurs, magistrats dont la juridiction était illimitée et irresponsable, et capable d'atteindre toute espèce de faits. Quelques auteurs mentionnent comme une limite au pouvoir du dictateur la défense de sortir d'Italie. Mais ce fut un scrupule religieux dont se couvrit l'intérêt de la noblesse pour diminuer l'usage de la dictature à une époque où les plébéiens y étaient admis. Cela n'empêcha pas en 505 de Rome, ou 249 av. JC., pendant la première guerre punique, le dictateur Atilius Catalinus de conduire une armée extra Italiam ; ce qui fut mentionné comme un fait plutôt sans précédents qu'illégal.

La dictature ne finissait pas de plein droit par l'expiration du terme légal de six mois, fixé par la loi primitive de dictatore creando ; il obligeait seulement ce dictateur à abdiquer son imperium, sous peine d'être regardé comme aspirant à la tyrannie (crimen affectati regni) ; un tel fait eût donné lieu à l'application de la loi Valeria Publicola, qui consacrait aux dieux, avec sa fortune, celui qui tentait de s'emparer de la royauté (qui occupandi regni consilium inisset). Mais jamais on n'eut besoin de recourir à cette sanction, et les dictateurs abdiquèrent toujours avant la fin de leurs six mois d'exercice. Il nous reste à parler de la décadence de cette magistrature républicaine.

Après la fin de la lutte des deux ordres, c'est-à-dire après la loi Hortensia (467 de Rome ou 297 av. JC.), le besoin d'un dictateur rei gerendae ou seditionis sedendae causa ne se fit plus sentir. Au contraire, l'extension du domaine de la république paraissait devoir rendre plus nécessaire l'usage de la dictature belli gerendi causa ; mais le sénat évita ce moyen extrême par l'augmentation du nombre des préteurs, ou par la prorogatio imperii. Le dernier exemple de dictateur de ce genre se présenta en 538 de Rome après la bataille de Cannes, dans la personne de Junius Pera. Ainsi l'oligarchie nobiliaire laissa tomber cette institution qu'avait créée l'aristocratie patricienne.

Ce ne fut point la dictature républicaine que Sylla rétablit en 672 de Rome ou 82 av. JC., lorsqu'il se fit décerner par l'interrex Valerius Flaccus et confirmer par le peuple le titre de dictator reipublicae constituendae causa ; c'est-à-dire une autorité sans limite, qui devait durer jusqu'à l'achèvement de la constitution nouvelle. En outre cette loi lui donnait la juridiction criminelle sans appel ut quidquid L. C. Sylla fecisset, id ratura esset... ou ut dictator quem vellet, in dicta causa impune posset occidere. C'était véritablement un pouvoir nouveau, le type de l'imperatoria potestas, dans une ville où, depuis cent vingt ans, on n'avait pas vu de dictateur. Précédée par deux mois d'exécutions continuelles, la loi Valeria, outre la sanction des actes passés et futurs de Sylla, lui conférait nommément le droit de mettre à mort les citoyens sans jugement, de faire des lois, de fonder des colonies, de bâtir des villes et d'en détruire, de disposer des royaumes tributaires, de confisquer et de partager suivant son bon plaisir les propriétés publiques et particulières. Malgré cette dictature illimitée, les réformes de Sylla échouèrent complètement.

Lorsque Jules César, maître de Rome, se fit décerner par un préteur le titre de dictateur, en 705 de Rome ou 49 av. JC., pour l'abandonner bientôt, et le reprendre ensuite pour dix ans en 708, et comme dictator perpetuus en 710, ce fut encore une dictature anormale et inconstitutionnelle, comme l'indique Cicéron. En d'autres termes elle n'avait rien de commun, ni quant au fond, ni quant à la forme, avec la dictature républicaine. Après l'assassinat de César, la dictature, devenue odieuse au peuple romain depuis l'usurpation de Sylla, fut abolie par une loi que proposa le consul Antoine, en 710 de Rome ou 44 av. JC. Mais bientôt le second triumvirat rétablit sous une autre forme (triumviri reipublicae constituendae) le pouvoir absolu (711 de Rome, 43 av. JC.). Plus tard, Auguste, pressé par le peuple d'accepter le titre de dictateur, le repoussa avec des marques d'aversion. Le principat, en réunissant dans ses mains la plupart des magistratures républicaines et surtout l'imperium proconsulare, lui permettait de se passer d'une dénomination impopulaire.

II. Dictateurs spéciaux

On peut donner ce nom aux dictateurs qui n'étaient appelés qu'en vue d'une mission particulière, indiquée par le sénatus-consulte, chargeant les consuls de dicere dictatorem. Ils étaient du reste désignés dans la même forme que les dictateurs rei gerendae causa ou belli gerendi causa. Seulement la loi curiate proposée par l'un d'eux de imperio suo ne contenait pas sans doute des pouvoirs aussi étendus que la lex optima, relative à un dictateur ordinaire. De là Lange conclut que leur mission admettait, depuis la loi Valeria Horatia de 305, la possibilité d'un appel au peuple ou provocatio, mais qu'en pratique elle était inutile, puisqu'en général on ne confia pas de juridiction à ces dictateurs spéciaux.

Ces dictateurs avaient des licteurs comme les autres. Leur autorité finissait par une abdication, ainsi que celle du dictateur rei gerendae causa.

L'étendue de leurs attributions dépendait de la teneur de la lex curiata de imperio suo, et du but en vue duquel ils étaient nommés. Du reste, leur imperium était unique et irresponsable, mais comme il était établi imminuto jure, s'ils avaient voulu l'appliquer à d'autres objets, les tribuns, par la menace d'une intercessio, ou d'une accusation pour excès de pouvoir, les auraient forcés d'abdiquer. Reprenons dans l'ordre alphabétique les différentes espèces de dictateurs spéciaux auxquels les textes donnent un nom technique, mais en observant que cette liste n'est pas restrictive, car le sénat pouvait ordonner la nomination d'un dictateur pour toute affaire spéciale, par exemple pour rappeler un consul qui, sans autorisation, était entré dans une province étrangère.

Le plus important des dictateurs spéciaux est le dictator belli gerendae causa ; il était primitivement nommé avec un pouvoir illimité, et en même temps rei gerendae causa, puisque telle fut l'origine de la dictature elle-même. Mais plus tard, on chargea un dictateur uniquement de la conduite d'une guerre. Il devait avoir l'imperium complet, à la charge de ne pas exercer la juridiction, qui devait naturellement rester au préteur. Il est évident du reste que son imperium militare n'admettait pas de provocatio.

On appelait dictator clavi figendi causa, celui qui était nommé, en temps de peste ou de calamité publique, pour planter un clou dans la paroi à droite du temple de Jupiter [Clavus annalis]. Jadis le consul ou praetor maximus accomplissait cette formalité annuellement pour compter les années, cum litterae erant rarae. Plus tard, pour détourner la vengeance divine, on chargea de ce soin le dictateur dans les cas extraordinaires puisque la loi parlait du praetor maximus, et que le dictateur avait alors dans la ville l'imperium majus, le rang le plus élevé.

Pour la tenue des comices centuriates, en l'absence d'un consul ayant le droit de les convoquer ex imperio militari, il fallait recourir à la nomination d'un dictateur comitiorum habendorum causa. Il n'avait besoin pour cela que d'un imperium consulare. Ce genre de dictature fut le dernier qui se présenta à Rome en 55 (1 et 55 av. J.-C.). On peut remarquer que C. Servilius Geminius, appelé alors à présider les comices, eut besoin d'une autorisation spéciale du sénat pour célébrer la fête et les jeux de Cérès (ex senatus consulta fecerunt). Nous trouvons en effet souvent mentionné dans l'histoire un dictateur pour organiser les fêtes, feriarum constituendarum causa, ou les supplications à l'occasion de prodiges qui avaient effrayé Rome ; ou pour présider, comme l'ancien praetor maximus, qu'il représentait, les antiques féries latines, Latinarum feriarum causa ; on trouve aussi un dictateur appelé à célébrer des jeux, ludorum faciendorum causa, pendant la maladie du préteur. Pour divers actes la potestas aurait suffi ; mais un dictateur paraissait nécessaire afin de tenir lieu du praetor maximus, dont l'autorité impliquait l'imperium au moins consulare.

Le sénat chargeait parfois un dictateur de procéder à l'information, à la poursuite et au jugement de crimes considérables par leur nombre et leur gravité, dictator quaestionibus exercendis. C'est ainsi qu'en 411 de Rome, 312 av. JC., C. Maenius fut nommé dictateur pour juger les complots qui s'étaient formés à Capoue contre la République. La commission étendit ses recherches à Rome, malgré l'appellatio faite aux tribuns pour excès de pouvoir ; ce qui donna lieu de la part des patriciens à des menaces d'accusation pour conjuration contre le dictateur et le magister equitum eux-mêmes. Ceux-ci abdiquèrent, pour rendre la poursuite possible, et furent traduits devant les consuls, chargés alors de la quaestio et acquittés honorablement. Ceci semble prouver que si la juridiction du dictator quaestionibus exercendis était sans appel, qu'elle devait être limitée par les termes du sénatus-consulte et de la loi curiate de imperio ; enfin qu'au cas d'excès de pouvoir, le recours aux tribuns était ouvert, et l'accusation possible après la fin de la dictature.

Enfin, les textes mentionnent encore un dictator senatui legendo, c'est-à-dire chargé de lire la liste des sénateurs, en excluant les indignes, etc. Cette fonction, jadis remplie par les consuls, passa plus tard aux censeurs, fut déférée une fois dans un temps de désastre et en l'absence du dictateur belli gerendae causa, à un dictateur spécial ancien censeur, pour six mois et sans magister equitum. Il y avait là trois anomalies qui furent critiquées amèrement par le dictateur lui-même Fabius Buteo. En effet les précédents n'admettaient ni le concours de deux dictateurs, ni le défaut de magister equitum, ni la durée de six mois pour une dictature extraordinaire. Aussi abdiqua-t-il immédiatement après avoir accompli sa mission.

III. Plusieurs villes de l'ancienne confédération latine avaient à la place du collège des préteurs ou plus tard des II Viri Ou III Viri, des dictateurs à la tête de leur administration. Cette magistrature, qui originairement avait remplacé la royauté, s'est prolongée dans quelques villes jusqu'au temps des empereurs. Nous les trouvons à Lanuvium, à Aricia, à Nomentum, à Sutrium, colonie latine, enfin à Caere, ville qui de bonne heure fut attachée à Rome, et à Fabrateria Vetus. Il en est fait mention aussi pour Tusculum à une époque reculée.

Ces magistrats ne doivent pas être confondus avec le dictator Albanus. Ce dernier était investi d'un caractère sacerdotal comme le Rex à Rome, cette dignité avait été conservée après la destruction d'Albe en vue de certaines fonctions sacerdotales qui originairement ne pouvaient être remplies que par le premier magistrat d'Albe. Les vainqueurs, comme on sait, n'ont point détruit les sanctuaires d'Albe, mais les ont conservés et reconnus. On a essayé en s'appuyant sur ce fait et sur d'autres analogies dans les fonctions des prêteurs, d'attribuer un caractère sacré à tous les dictateurs municipaux. M. Henzen a démontré que cette opinion est insoutenable. Il ne s'est pas rangé non plus de l'avis de M. Mommsen, qui a supposé qu'en général les dictateurs ont été les premiers magistrats de la commune, mais qu'au contraire ceux de Nomentum et de Compitum ont été chargés de fonctions créées. Cette supposition s'appuie sur une seule inscription, dans laquelle la questure des alimenta suit la dictature, d'où M. Mommsen conclut que dans la série des magistratures la dictature n'était point la plus haute. Cette questure des alimenta n'était point comprise dans le cursus honorum, et par conséquent elle pouvait tantôt précéder, tantôt suivre la première magistrature. D'ailleurs l'inscription en question n'est pas de Compitum, mais de Lanuvium.

A Fidenae il y a même deux dictateurs au lieu d'un, mais ce fait doit être regardé comme une aberration d'un temps plus récent, car la dictature en elle-même exclut tout à fait l'idée d'un collègue.


Article de G. Humbert