Scène 2

Acteurs

  • Galba, empereur de Rome
  • Vinius, consul
  • Othon, sénateur romain, amant de Plautine
  • Lacus, préfet du prétoire
  • Camille, nièce de Galba
  • Plautine, fille de Vinius, amante d'Othon
  • Martian, affanchi de Galba
  • Albin, ami d'Othon
  • Albiane, soeur d'Albin, et dame d'honneur de Camille
  • Flavie, amie de Plautine
  • Atticus, soldat romain
  • Rutile, soldat romain

La scène est à Rome dans le palais impérial.


Scène 1
Othon, Albin


Albin
Votre amitié, seigneur, me rendra téméraire :
J'en abuse, et je sais que je vais vous déplaire,
Que vous condamnerez ma curiosité ;
Mais je croirais vous faire une infidélité,
Si je vous cachais rien de ce que j'entends dire
De votre amour nouveau sous ce nouvel empire.
On s'étonne de voir qu'un homme tel qu'Othon,
Othon, dont les hauts faits soutiennent le grand nom,
Daigne d'un Vinius se réduire à la fille,
S'attache à ce consul, qui ravage, qui pille,
Qui peut tout, je l'avoue, auprès de l'empereur,
Mais dont tout le pouvoir ne sert qu'à faire horreur,
Et détruit, d'autant plus que plus on le voit croître,
Ce que l'on doit d'amour aux vertus de son maître.

Othon
Ceux qu'on voit s'étonner de ce nouvel amour
N'ont jamais bien conçu ce que c'est que la cour.
Un homme tel que moi jamais ne s'en détache ;
Il n'est point de retraite ou d'ombre qui le cache ;
Et si du souverain la faveur n'est pour lui,
Il faut, ou qu'il périsse, ou qu'il prenne un appui.
Quand le monarque agit par sa propre conduite,
Mes pareils sans péril se rangent à sa suite :
Le mérite et le sang nous y font discerner ;
Mais quand le potentat se laisse gouverner,
Et que de son pouvoir les grands dépositaires
N'ont pour raison d'état que leurs propres affaires,
Ces lâches ennemis de tous les gens de coeur
Cherchent à nous pousser avec toute rigueur,
A moins que notre adroite et prompte servitude
Nous dérobe aux fureurs de leur inquiétude.
Sitôt que de Galba le sénat eut fait choix,
Dans mon gouvernement j'en établis les lois,
Et je fus le premier qu'on vit au nouveau prince
Donner toute une armée et toute une province :
Ainsi je me comptais de ses premiers suivants.
Mais déjà Vinius avait pris les devants ;
Martian l'affranchi, dont tu vois les pillages,
Avait avec Lacus fermé tous les passages :
On n'approchait de lui que sous leur bon plaisir.
J'eus donc pour m'y produire un des trois à choisir.
Je les voyais tous trois se hâter sous un maître
Qui, chargé d'un long âge, a peu de temps à l'être,
Et tous trois à l'envi s'empresser ardemment
A qui dévorerait ce règne d'un moment.
J'eus horreur des appuis qui restaient seuls à prendre,
J'espérai quelque temps de m'en pouvoir défendre ;
Mais quand Nymphidius, dans Rome assassiné,
Fit place au favori qui l'avait condamné,
Que Lacus, par sa mort, fut préfet du prétoire,
Que pour couronnement d'une action si noire
Les mêmes assassins firent encor percer
Varron, Turpilian, Capiton, et Macer,
Je vis qu'il était temps de prendre mes mesures,
Qu'on perdait de Néron toutes les créatures,
Et que demeuré seul de toute cette cour,
A moins d'un protecteur j'aurais bientôt mon tour.
Je choisis Vinius dans cette défiance ;
Pour plus de sûreté j'en cherchai l'alliance.
Les autres n'ont ni soeur ni fille à me donner ;
Et d'eux sans ce grand noeud tout est à soupçonner.

Albin
Vos voeux furent reçus ?

Othon
          Oui : déjà l'hyménée
Aurait avec Plautine uni ma destinée,
Si ces rivaux d'état n'en savaient divertir
Un maître qui sans eux n'ose rien consentir.

Albin
Ainsi tout votre amour n'est qu'une politique,
Et le coeur ne sent point ce que la bouche explique ?

Othon
Il ne le sentit pas, Albin, du premier jour ;
Mais cette politique est devenue amour :
Tout m'en plaît, tout m'en charme, et mes premiers scrupules
Près d'un si cher objet passent pour ridicules.
Vinius est consul, Vinius est puissant ;
Il a de la naissance ; et s'il est agissant,
S'il suit des favoris la pente trop commune,
Plautine hait en lui ces soins de sa fortune :
Son coeur est noble et grand.

Albin
          Quoi qu'elle ait de vertu,
Vous devriez dans l'âme être un peu combattu.
La nièce de Galba pour dot aura l'empire,
Et vaut bien que pour elle à ce prix on soupire :
Son oncle doit bientôt lui choisir un époux.
Le mérite et le sang font un éclat en vous,
Qui pour y joindre encor celui du diadème...

Othon
Quand mon coeur se pourrait soustraire à ce que j'aime
Et que pour moi Camille aurait tant de bonté
Que je dusse espérer de m'en voir écouté,
Si, comme tu le dis, sa main doit faire un maître,
Aucun de nos tyrans n'est encor las de l'être ;
Et ce serait tous trois les attirer sur moi,
Qu'aspirer sans leur ordre à recevoir sa foi.
Surtout de Vinius le sensible courage
Ferait tout pour me perdre après un tel outrage,
Et se vengerait même à la face des dieux,
Si j'avais sur Camille osé tourner les yeux.

Albin
Pensez-y toutefois : ma soeur est auprès d'elle ;
Je puis vous y servir ; l'occasion est belle ;
Tout autre amant que vous s'en laisserait charmer ;
Et je vous dirais plus, si vous osiez l'aimer.

Othon
Porte à d'autres qu'à moi cette amorce inutile ;
Mon coeur, tout à Plautine, est fermé pour Camille.
La beauté de l'objet, la honte de changer,
Le succès incertain, l'infaillible danger,
Tout fait à tes projets d'invincibles obstacles.

Albin
Seigneur, en moins de rien il se fait des miracles :
A ces deux grands rivaux peut-être il serait doux
D'ôter à Vinius un gendre tel que vous ;
Et si l'un par bonheur à Galba vous propose...
Ce n'est pas qu'après tout j'en sache aucune chose :
Je leur suis trop suspect pour s'en ouvrir à moi ;
Mais si je vous puis dire enfin ce que j'en croi,
Je vous proposerais, si j'étais en leur place.

Othon
Aucun d'eux ne fera ce que tu veux qu'il fasse ;
Et s'ils peuvent jamais trouver quelque douceur
A faire que Galba choisisse un successeur,
Ils voudront par ce choix se mettre en assurance,
Et n'en proposeront que de leur dépendance.
Je sais... Mais Vinius que j'aperçois venir...

 

Scène 2
Vinius, Othon


Vinius
Laissez-nous seuls, Albin : je veux l'entretenir.
Je crois que vous m'aimez, seigneur, et que ma fille
Vous fait prendre intérêt en toute la famille.
Il en faut une preuve, et non pas seulement
Qui consiste aux devoirs dont s'empresse un amant :
Il la faut plus solide, il la faut d'un grand homme,
D'un coeur digne en effet de commander à Rome.
Il faut ne plus l'aimer.

Othon
          Quoi ? Pour preuve d'amour...

Vinius
Il faut faire encor plus, seigneur, en ce grand jour :
Il faut aimer ailleurs.

Othon
          Ah ! Que m'osez-vous dire ?

Vinius
Je sais qu'à son hymen tout votre coeur aspire ;
Mais elle, et vous, et moi, nous allons tous périr ;
Et votre change seul nous peut tous secourir.
Vous me devez, seigneur, peut-être quelque chose :
Sans moi, sans mon crédit qu'à leurs desseins j'oppose,
Lacus et Martian vous auraient peu souffert ;
Il faut à votre tour rompre un coup qui me perd,
Et qui, si votre coeur ne s'arrache à Plautine,
Vous enveloppera tous deux en ma ruine.

Othon
Dans le plus doux espoir de mes voeux acceptés,
M'ordonner que je change ! Et vous-même !

Vinius
                    Ecoutez.
L'honneur que nous ferait votre illustre hyménée
Des deux que j'ai nommés tient l'âme si gênée,
Que jusqu'ici Galba, qu'ils obsèdent tous deux,
A refusé son ordre à l'effet de nos voeux.
L'obstacle qu'ils y font vous peut montrer sans peine
Quelle est pour vous et moi leur envie et leur haine ;
Et qu'aujourd'hui, de l'air dont nous nous regardons,
Ils nous perdront bientôt si nous ne les perdons.
C'est une vérité qu'on voit trop manifeste ;
Et sur ce fondement, seigneur, je passe au reste.
Galba, vieil et cassé, qui se voit sans enfants,
Croit qu'on méprise en lui la faiblesse des ans,
Et qu'on ne peut aimer à servir sous un maître
Qui n'aura pas loisir de le bien reconnaître.
Il voit de toutes parts du tumulte excité :
Le soldat en Syrie est presque révolté ;
Vitellius avance avec la force unie
Des troupes de la Gaule et de la Germanie ;
Ce qu'il a de vieux corps le souffre avec ennui ;
Tous les prétoriens murmurent contre lui.
De leur Nymphidius l'indigne sacrifice
De qui se l'immola leur demande justice :
Il le sait, et prétend par un jeune empereur
Ramener les esprits, et calmer leur fureur.
Il espère un pouvoir ferme, plein, et tranquille,
S'il nomme pour César un époux de Camille ;
Mais il balance encor sur ce choix d'un époux,
Et je ne puis, seigneur, m'assurer que sur vous.
J'ai donc pour ce grand choix vanté votre courage,
Et Lacus à Pison a donné son suffrage.
Martian n'a parlé qu'en termes ambigus,
Mais sans doute il ira du côté de Lacus,
Et l'unique remède est de gagner Camille :
Si sa voix est pour nous, la leur est inutile.
Nous serons pareil nombre, et dans l'égalité
Galba pour cette nièce aura de la bonté.
Il a remis exprès à tantôt d'en résoudre.
De nos têtes sur eux détournez cette foudre :
Je vous le dis encor, contre ces grands jaloux
Je ne me puis, seigneur, assurer que sur vous.
De votre premier choix quoi que je doive attendre,
Je vous aime encor mieux pour maître que pour gendre ;
Et je ne vois pour nous qu'un naufrage certain,
S'il nous faut recevoir un prince de leur main.

Othon
Ah ! Seigneur, sur ce point c'est trop de confiance ;
C'est vous tenir trop sûr de mon obéissance.
Je ne prends plus de lois que de ma passion :
Plautine est l'objet seul de mon ambition ;
Et si votre amitié me veut détacher d'elle,
La haine de Lacus me serait moins cruelle.
Que m'importe après tout, si tel est mon malheur,
De mourir par son ordre, ou mourir de douleur ?

Vinius
Seigneur, un grand courage, à quelque point qu'il aime,
Sait toujours au besoin se posséder soi-même.
Poppée avait pour vous du moins autant d'appas ;
Et quand on vous l'ôta vous n'en mourûtes pas.

Othon
Non, seigneur ; mais Poppée était une infidèle,
Qui n'en voulait qu'au trône, et qui m'aimait moins qu'elle.
Ce peu qu'elle eut d'amour ne fit du lit d'Othon
Qu'un degré pour monter à celui de Néron :
Elle ne m'épousa qu'afin de s'y produire,
D'y ménager sa place au hasard de me nuire :
Aussi j'en fus banni sous un titre d'honneur ;
Et pour ne me plus voir on me fit gouverneur.
Mais j'adore Plautine, et je règne en son âme :
Nous ordonner d'éteindre une si belle flamme,
C'est... Je ne l'ose dire. Il est d'autres Romains,
Seigneur, qui sauront mieux appuyer vos desseins ;
Il en est dont le coeur pour Camille soupire,
Et qui seront ravis de vous devoir l'empire.

Vinius
Je veux que cet espoir à d'autres soit permis ;
Mais êtes-vous fort sûr qu'ils soient de nos amis ?
Savez-vous mieux que moi s'ils plairont à Camille ?

Othon
Et croyez-vous pour moi qu'elle soit plus facile ?
Pour moi, que d'autres voeux...

Vinius
          A ne vous rien celer,
Sortant d'avec Galba, j'ai voulu lui parler :
J'ai voulu sur ce point pressentir sa pensée ;
J'en ai nommé plusieurs pour qui je l'ai pressée.
A leurs noms, un grand froid, un front triste, un oeil bas,
M'ont fait voir aussitôt qu'ils ne lui plaisaient pas ;
Au vôtre elle a rougi, puis s'est mise à sourire,
Et m'a soudain quitté sans me vouloir rien dire.
C'est à vous, qui savez ce que c'est que d'aimer,
A juger de son coeur ce qu'on doit présumer.

Othon
Je n'en veux rien juger, seigneur ; et sans Plautine
L'amour m'est un poison, le bonheur m'assassine ;
Et toutes les douceurs du pouvoir souverain
Me sont d'affreux tourments, s'il m'en coûte sa main.

Vinius
De tant de fermeté j'aurais l'âme ravie,
Si cet excès d'amour nous assurait la vie ;
Mais il nous faut le trône, ou renoncer au jour ;
Et quand nous périrons, que servira l'amour ?

Othon
A de vaines frayeurs un noir soupçon vous livre :
Pison n'est point cruel et nous laissera vivre.

Vinius
Il nous laissera vivre, et je vous ai nommé !
Si de nous voir dans Rome il n'est point alarmé,
Nos communs ennemis, qui prendront sa conduite,
En préviendront pour lui la dangereuse suite.
Seigneur, quand pour l'empire on s'est vu désigner,
Il faut, quoi qu'il arrive, ou périr ou régner.
Le posthume Agrippa vécut peu sous Tibère ;
Néron n'épargna point le sang de son beau-frère ;
Et Pison vous perdra par la même raison,
Si vous ne vous hâtez de prévenir Pison.
Il n'est point de milieu qu'en saine politique...

Othon
Et l'amour est la seule où tout mon coeur s'applique.
Rien ne vous a servi, seigneur, de me nommer :
Vous voulez que je règne, et je ne sais qu'aimer.
Je pourrais savoir plus, si l'astre qui domine
Me voulait faire un jour régner avec Plautine ;
Mais dérober son âme à de si doux appas,
Pour attacher sa vie à ce qu'on n'aime pas !

Vinius
Eh bien ! Si cet amour a sur vous tant de force,
Régnez : qui fait des lois peut bien faire un divorce.
Du trône on considère enfin ses vrais amis,
Et quand vous pourrez tout, tout vous sera permis.

 

Scène 3
Vinius, Othon, Plautine


Plautine
Non pas, seigneur, non pas : quoi que le ciel m'envoie,
Je ne veux rien tenir d'une honteuse voie ;
Et cette lâcheté qui me rendrait son coeur,
Sentirait le tyran, et non pas l'empereur.
A votre sûreté, puisque le péril presse,
J'immolerai ma flamme et toute ma tendresse ;
Et je vaincrai l'horreur d'un si cruel devoir
Pour conserver le jour à qui me l'a fait voir ;
Mais ce qu'à mes desirs je fais de violence
Fuit les honteux appas d'une indigne espérance ;
Et la vertu qui dompte et bannit mon amour
N'en souffrira jamais qu'un vertueux retour.

Othon
Ah ! Que cette vertu m'apprête un dur supplice,
Seigneur ! Et le moyen que je vous obéisse ?
Voyez, et s'il se peut, pour voir tout mon tourment,
Quittez vos yeux de père, et prenez-en d'amant.

Vinius
L'estime de mon sang ne m'est pas interdite :
Je lui vois des attraits, je lui vois du mérite ;
Je crois qu'elle en a même assez pour engager,
Si quelqu'un nous perdait, quelque autre à nous venger.
Par là nos ennemis la tiendront redoutable ;
Et sa perte par là devient inévitable.
Je vois de plus, seigneur, que je n'obtiendrai rien,
Tant que votre oeil blessé rencontrera le sien,
Que le temps se va perdre en répliques frivoles ;
Et pour les éviter, j'achève en trois paroles :
Si vous manquez le trône, il faut périr tous trois.
Prévenez, attendez cet ordre à votre choix :
Je me remets à vous de ce qui vous regarde ;
Mais en ma fille et moi ma gloire se hasarde,
De ses jours et des miens je suis maître absolu,
Et j'en disposerai comme j'ai résolu.
Je ne crains point la mort, mais je hais l'infamie
D'en recevoir la loi d'une main ennemie ;
Et je saurai verser tout mon sang en Romain,
Si le choix que j'attends ne me retient la main.
C'est dans une heure ou deux que Galba se déclare.
Vous savez l'un et l'autre à quoi je me prépare :
Résolvez-en ensemble.

 

Scène 4
Othon, Plautine


Othon
          Arrêtez donc, seigneur ;
Et s'il faut prévenir ce mortel déshonneur,
Recevez-en l'exemple, et jugez si la honte...

Plautine
Quoi ? Seigneur, à mes yeux une fureur si prompte !
Ce noble désespoir, si digne des Romains,
Tant qu'ils ont du courage est toujours en leurs mains ;
Et pour vous et pour moi, fût-il digne d'un temple,
Il n'est pas encor temps de m'en donner l'exemple.
Il faut vivre, et l'amour nous y doit obliger,
Pour me sauver un père, et pour me protéger.
Quand vous voyez ma vie à la vôtre attachée,
Faut-il que malgré moi votre âme effarouchée,
Pour m'ouvrir le tombeau, hâte votre trépas,
Et m'avance un destin où je ne consens pas ?

Othon
Quand il faut m'arracher tout cet amour de l'âme,
Puis-je que dans mon sang en éteindre la flamme ?
Puis-je sans le trépas...

Plautine
          Et vous ai-je ordonné
D'éteindre tout l'amour que je vous ai donné ?
Si l'injuste rigueur de notre destinée
Ne permet plus l'espoir d'un heureux hyménée,
Il est un autre amour dont les voeux innocents
S'élèvent au-dessus du commerce des sens.
Plus la flamme en est pure et plus elle est durable ;
Il rend de son objet le coeur inséparable ;
Il a de vrais plaisirs dont ce coeur est charmé,
Et n'aspire qu'au bien d'aimer et d'être aimé.

Othon
Qu'un tel épurement demande un grand courage !
Qu'il est même aux plus grands d'un difficile usage !
Madame, permettez que je die à mon tour
Que tout ce que l'honneur peut souffrir à l'amour,
Un amant le souhaite, il en veut l'espérance,
Et se croit mal aimé s'il n'en a l'assurance.

Plautine
Aimez-moi toutefois sans l'attendre de moi,
Et ne m'enviez point l'honneur que j'en reçoi.
Quelle gloire à Plautine, ô ciel, de pouvoir dire
Que le choix de son coeur fut digne de l'empire ;
Qu'un héros destiné pour maître à l'univers
Voulut borner ses voeux à vivre dans ses fers ;
Et qu'à moins que d'un ordre absolu d'elle-même
Il aurait renoncé pour elle au diadème !

Othon
Ah ! Qu'il faut aimer peu pour faire son bonheur,
Pour tirer vanité d'un si fatal honneur !
Si vous m'aimiez, madame, il vous serait sensible
De voir qu'à d'autres voeux mon coeur fût accessible,
Et la nécessité de le porter ailleurs
Vous aurait fait déjà partager mes douleurs.
Mais tout mon désespoir n'a rien qui vous alarme :
Vous pouvez perdre Othon sans verser une larme ;
Vous en témoignez joie, et vous-même aspirez
A tout l'excès des maux qui me sont préparés.

Plautine
Que votre aveuglement a pour moi d'injustice !
Pour épargner vos maux j'augmente mon supplice,
Je souffre, et c'est pour vous que j'ose m'imposer
La gêne de souffrir, et de le déguiser.
Tout ce que vous sentez, je le sens dans mon âme ;
J'ai mêmes déplaisirs, comme j'ai même flamme ;
J'ai mêmes désespoirs ; mais je sais les cacher,
Et paraître insensible afin de moins toucher.
Faites à vos desirs pareille violence,
Retenez-en l'éclat, sauvez-en l'apparence :
Au péril qui nous presse immolez le dehors,
Et pour vous faire aimer montrez d'autres transports.
Je ne vous défends point une douleur muette,
Pourvu que votre front n'en soit point l'interprète,
Et que de votre coeur vos yeux indépendants
Triomphent comme moi des troubles du dedans.
Suivez, passez l'exemple, et portez à Camille
Un visage content, un visage tranquille,
Qui lui laisse accepter ce que vous offrirez,
Et ne démente rien de ce que vous direz.

Othon
Hélas ! Madame, hélas ! Que pourrai-je lui dire ?

Plautine
Il y va de ma vie, il y va de l'empire ;
Réglez-vous là-dessus. Le temps se perd, seigneur.
Adieu : donnez la main, mais gardez-moi le coeur ;
Ou si c'est trop pour moi, donnez et l'un et l'autre,
Emportez mon amour et retirez le vôtre ;
Mais dans ce triste état si je vous fais pitié,
Conservez-moi toujours l'estime et l'amitié ;
Et n'oubliez jamais, quand vous serez le maître,
Que c'est moi qui vous force et qui vous aide à l'être.

Othon
Que ne m'est-il permis d'éviter par ma mort
Les barbares rigueurs d'un si cruel effort !


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