Préface de Burnouf

© Agnès Vinas

«Dans le cours de mes études sur Tacite, j'ai eu trop souvent besoin de consulter Pline le Jeune, pour ne pas reconnaître combien une lecture attentive de cet écrivain peut contribuer à l'intelligence du grand historien dont il fut l'ami. Il n'est pas rare qu'une lettre de Pline éclaircisse des faits et des usages que Tacite se contente d'indiquer ; et l'on trouve dans le Panégyrique de Trajan des détails que l'on chercherait vainement ailleurs, et sans lesquels nous aurions une idée moins complète des formes du gouvernement impérial. Il est intéressant aussi de connaître au moins les premières années d'un prince dont l'auteur des Annales s'était proposé d'écrire l'histoire ; et le Panégyrique est le monument le plus étendu et le plus instructif qui nous soit resté de cette époque mémorable. Ces considérations m'ont engagé à donner au public une nouvelle traduction de cet ouvrage, avec des notes destinées, soit à en expliquer le sens, soit à en faire comprendre l'importance historique.

Pline nous apprend lui-même, dans une de ses Lettres (III, 18), à quelle occasion et dans quel esprit fut composé le discours auquel on a donné plus tard le nom de Panégyrique. «Le consulat, dit-il, m'a imposé le devoir d'adresser au prince des actions de grâces au nom de la république. Après m'en être acquitté, dans le sénat, d'une manière appropriée au temps, au lieu, à la coutume, j'ai pensé que rien ne convenait mieux à un bon citoyen que de reprendre une si riche matière, et de la traiter par écrit avec plus d'étendue. J'ai voulu d'abord que des louanges sincères fissent aimer à César ses propres vertus, ensuite que les princes à venir apprissent, non par les leçons d'un maître, mais par l'enseignement de l'exemple, quelle route peut les conduire à la même gloire. Car, s'il est beau d'instruire les princes de leurs devoirs, cette entreprise est délicate, et annonce presque de l'orgueil ; mais louer un excellent prince, et par là montrer, comme du haut d'un phare, à ceux qui lui succéderont, une lumière qui les guide, c'est rendre un aussi grand service avec plus de modestie». Ainsi le consul et l'empereur se trouvent justifiés du reproche, l'un d'avoir prêté à des éloges sans mesure et sans fin une oreille trop patiente, l'autre d'avoir prodigué l'adulation à un prince digne d'être loué avec plus de noblesse. Il est certain, d'un côté, que Trajan n'entendit pas ce long panégyrique, et de l'autre, que si la flatterie est quelquefois dans les paroles de Pline, elle n'est jamais dans son intention.

Du reste, je ne prétends nullement dissimuler les défauts de l'auteur que je traduis ; et il m'est arrivé souvent, dans les Notes, de critiquer, avec le respect dû à un beau génie, des passages où se révèle trop l'homme accoutumé, sous la longue tyrannie de Domitien, au langage de la servitude. Des censeurs, qui n'ont peut-être pas assez tenu compte de cette circonstance, l'ont jugé avec une extrême rigueur. Un des plus célèbres écrivains de l'Italie moderne, Alfieri, comme pour témoigner le peu de cas qu'il faisait du Panégyrique de Pline, a pris la peine d'en composer un tout different, qu'il suppose avoir traduit d'un manuscrit latin récemment découvert. Le consul, dans l'écrit du sévère Italien, conseille sans détour à l'empereur de licencier toutes les armées, d'abdiquer son pouvoir, et de rétablir la république. Les moyens d'accomplir une oeuvre si grande, il promet plusieurs fois de les exposer, et il ne les expose pas. Mais l'âge d'or n'a rien de comparable aux félicités dont Rome et 1e monde jouiront, et jouiront à jamais, dès que cette merveilleuse révolution sera opérée. Une sécurité inaltérable règnera dans tout l'empire dès qu'il n'y aura plus de légions ni de cohortes prétoriennes. Dejà les bonnes moeurs refleurissent, et les temps des Fabricius et des Cincinnatus renaissent comme par enchantement ; car la vertu républicaine (c'est Alfieri qui le dit) est fille plutôt que mère de la liberté.

Pline, sans faire de si hautes promesses, enseigne au prince comment il faut user, dans l'intérêt public, d'une puissance illimitée. Il lui montre son bonheur attaché au bonheur des citoyens ; il lui fait haïr la tyrannie, en opposant continuellement, aux vertus qui lui concilient l'amour et l'admiration des hommes, les vices et les forfaits qui attirèrent à Domitien l'exécration du genre humain. Pline ne rêve point le retour impossible des institutions qui ne sont plus : il sait qu'on ne remonte pas le torrent des âges ; mais il remercie les dieux d'avoir accordé aux Romains un prince accompli ; il les prie d'ajouter à un si beau présent le bienfait de la durée ; et lui-même il travaille à le perpétuer autant que cela est en lui, en laissant aux empereurs futurs de grandes leçons appuyées d'un grand exemple. Pline comprenait, avec regret sans doute, mais il comprenait enfin que Rome, telle que le temps, ses conquêtes et ses vices l'avaient faite, n'avait plus rien à souhaiter de mieux qu'un bon despote : Alfieri, écrivant en 1787, était préoccupé des idées républicaines qui fermentaient alors dans toutes les têtes, et qui ouvraient aux illusions généreuses une carrière sans bornes. Au reste, ce qui me portterait à croire que son éloquente déclamation n'est pas aussi sérieuse qu'elle affecte de le paraître, c'est la réflexion par laquelle il la termine. «On rapporte, dit-il, que Trajan et le sénat furent attendris jusqu'aux larmes ; mais l'empire n'en resta pas moins à Trajan, et la servitude à Rome, au sénat, et à Pline lui-même».

Parlerai-je à présent du style du Panégyrique ? Pline admirait Cicéron, il lui faisait même quelquefois des emprunts ; mais sa manière était différente. Les formes de l'éloquence n'étaient pas moins changées que celles du gouvernement ; ou plutôt il ne restait qu'une image et une ombre de l'ancienne éloquence. Au lieu de ce Forum orageux et passionné où se discutaient, sous la république, les droits ou les prétentions des grands, du peuple et des provinces, l'orateur n'avait pour théâtre que le tribunal des centumvirs, ou un auditoire composé d'amis bienveillants, venus pour entendre réciter une oeuvre purement littéraire. C'est dans une de ces réunions, si fréquentes à Rome depuis que la tribune était muette, que Pline lut son Panégyrique. La lecture ne fut achevée que le troisième jour, et elle eut un succès éclatant. Pline, dans la même lettre où je puise ces détails, remarque avec satisfaction que les endroits les plus sévèrement écrits n'obtinrent pas moins d'applaudissements que les passages où il avait semé le plus de fleurs. Mais en même temps il compte sur l'effet de ces derniers auprès du public qui lira son ouvrage, et il confesse naïvement qu'il s'est abandonné à sa verve, et qu'il ne s'est pas interdit les agréments et les parures de la diction. Le lecteur, en effet, parmi une foule de pensées neuves, justes et finement exprimées, en trouvera d'autres dont la recherche et la subtilité ne soutiennent pas le regard de la critique, et ne peuvent être avouées par le bon goût. J'en ai fait remarquer plusieurs dans les Notes, afin de prémunir les jeunes gens contre la contagion de ces vices agréables.

Mais si l'on est en droit de blâmer des antithèses peu naturelles, de trop longs développements, des traits d'esprit semés jusqu'à la profusion, au moins le style est pur, l'expression élégante, et la langue maniée avec une délicatesse digne du meilleur siècle. Il y a aussi des morceaux pleins de mouvement de force et d'énergie, où la diction s'élève avec la pensée , et où l'auteur, inspiré par son sujet, rencontre la véritable éloquence. C'est alors qu'il intéresse d'autant plus qu'il paraît moins occupé de plaire.

La plus ancienne traduction française du Panégyrique de Trajan est celle de Jacques Bouchart, qui parut en 1632 : elle suit le texte d'assez près ; et le langage, un peu vieux, a une naïveté qui plaît quelquefois. L'année suivante, Pilet de la Mesnardière en publia une nouvelle. Il déclare, dans sa préface, qu'il a pris la liberté de mêler souvent ses pensées à celles de l'auteur, et d'ajouter quelques grâces qu'il a tirées du sujet, aux grâces diverses dont brillait partout le discours : aussi son ouvrage est-il une paraphrase qui n'a de commun avec l'original que le titre et la matière.

L'abbé Esprit jugea donc, avec raison que le Panégyrique était encore à traduire, et sa version, qui porte la date de 1677, est rédigée d'après un système tout différent, et dans un style qui ne manque pas de naturel. Mais l'abbé Esprit ne savait pas assez le latin : je ne citerai qu'un seul de ses contre-sens. Pline, en parlant des spectacles de gladiateurs donnés par Trajan, dit : Quam deinde in edendo liberalitatem exhibuit ! ce que le traducteur rend par ces mots : «Quelle magnificence ne fit-il pas voir dans les festins dont il régala les gladiateurs ?»

Enfin parut en 1709 la traduction de Louis de Sacy, qui a effacé toutes les autres, et qui est la seule qu'on lise encore de nos jours. Le comte Coardi de Quart en fit cependant imprimer une à Turin, en 1724. Il l'avait composée, dit-il, avant de connaître celle de Sacy ; mais il la corrigea depuis, et il avoue qu'il a beaucoup profité de cette dernière. Le comte Coardi, écrivant dans une langue qui n'était pas la sienne, a néanmoins des phrases assez heureuses, et quelquefois il a été plus fidèle au sens que l'académicien français.

La traduction de Sacy jouit, depuis plus d'un siècle , d'une réputation qu'elle doit surtout au naturel, à l'élégance et à la facilité du style. La version du Panégyrique est loin de mériter les mêmes éloges. Beaucoup plus inexacte que celle des Lettres, elle est écrite d'un style lourd, diffus et languissant. Les formes oratoires convenaient moins au talent du traducteur que le genre épistolaire, plus simple, moins périodique, et plus libre dans sa marche. M. Jules Pierrot a donné en 1829 une édition, revue et corrigée, de cette traduction. Il a effacé beaucoup de contresens, et rendu plus heureusement un grand nombre de passages ; mais son intention n'a pas été de faire une traduction entièrement nouvelle, et c'est là ce que j'ai voulu essayer, puisqu'il s'en était abstenu. J'ai cru que le Panégyrique valait la peine d'être traduit avec cette fidélité rigoureuse dont M. Gueroult l'aîné, mon maître et mon ami, a offert le premier exemple dans ses Extraits de Pline l'ancien. C'est surtout dans un ouvrage où l'auteur a donné à la forme des soins infinis, que le traducteur doit reproduire avec exactitude, non seulement le fond, mais la forme elle-même. Je ne me flatte pas d'y avoir toujours réussi, et je prie le lecteur d'excuser les fautes, en considération de la difficulté.

Le lecteur s'apercevra que mon texte diffère en certains endroits de celui de Schaefer, reproduit par M. Lemaire dans sa Bibliothèque classique latine. J'en ai exposé les raisons dans deux éditions spéciales du Panégyrique, publiées chez Delalain, l'une en 1834, l'autre en 1842, et accompagnées d'un commentaire où j'ai pris soin de justifier toutes mes leçons, et d'en indiquer les sources.»