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I

Voici les facultés propres de l'âme raisonnable : elle se voit elle-même ; elle s'analyse ; elle fait d'elle ce qu'elle veut ; elle cueille le fruit qu'elle porte, tandis que les fruits des plantes ou les produits analogues des animaux sont recueillis par des mains étrangères ; enfin l'âme atteint toujours le but qu'elle poursuivait, à quelque moment que survienne la fin de l'existence. A cet égard, il n'en est pas pour elle comme il en est de la danse, comme il en est d'une pièce de théâtre et de représentations pareilles, où le moindre détail qui vient à manquer suffit pour déranger tout l'ensemble. L'âme, au contraire, dans une partie quelconque de temps, et en quelque lieu qu'elle soit surprise par la mort, a toujours rempli l'objet qu'elle se proposait ; et, comme il n'y manque rien, elle peut toujours se dire : «Je possède, et je retiens ce qui est bien à moi». L'âme a encore cette faculté de pouvoir embrasser le monde entier, y compris le vide qui entoure le monde, et la forme qu'il a reçue ; elle peut s'étendre aussi dans l'infinité de la durée ; elle observe et elle conçoit la régénération périodique de toutes choses ; elle comprend que ceux qui nous succéderont ne verront rien de nouveau, de même que ceux qui nous ont précédés n'ont rien vu de plus que nous ; et qu'en un certain sens, il suffit d'avoir vécu une quarantaine d'années, quelque intelligence qu'on ait d'ailleurs, pour connaître, par une assimilation facile, et tout ce qui a été et tout ce qui sera. Enfin, une dernière faculté propre à l'âme rai-sonnable, c'est d'aimer le prochain, c'est d'être faite pour la vérité et pour le respect, et de un rien mettre au monde au-dessus d'elle-même, privilège qui n'appartient qu'à elle, ni au-dessus de la loi. Ainsi, la droite raison s'accorde sur tous les points avec la raison de justice.

 

 

§ 1. Voici les facultés propres de l'âme raisonnable. La psychologie moderne n'a rien à ajouter à cette analyse de l'âme ; les traits en sont un peu généraux, mais ils sont d'une justesse profonde. Marc-Aurèle ne fait, d'ailleurs, que résumer les doctrines antérieures, et particulièrement la doctrine platonicienne. - D'une pièce de théâtre. Voir plus loin. liv. XII, § 36. - De pouvoir embrasser le monde entier, c'est-à-dire, de se mettre en rapport avec l'infini, sons toutes ses formes, et de le comprendre dans une certaine mesure, soit comme espace, soit comme durée. - La régénération périodique de toutes choses. Voir plus haut, liv. V, § 13 et 22, et liv. X, § 7. - Rien de nouveau. Sur l'uniformité des choses de ce monde, voir plus haut, liv. VI, § 37, et liv. VII, § 1. Voir aussi les notes où cette pensée est réduite à ses véritables limites. - C'est d'aimer le prochain. C'est une des recommandations les plus ordinaires et les plus essentielles du Stoïcisme, qui a donné à la charité ce solide fondement. Tous les hommes sont membres d'une même famille et d'une même cité ; ils sont tous frères, et ils doivent s'aimer à ce titre. - La raison de justice. Cette expression est obscure. - Bossuet, au début de son admirable Traîté de la connaissance de Dieu et de soi-même, a dit : «L'âme est ce qui nous fait penser, entendre, sentir, raisonner, vouloir, choisir une chose plutôt qu'une autre, comme de se mouvoir à droite plutôt qu'à gauche... Toutes les facultés ne sont au fond que la même âme, qui reçoit divers noms à cause de ses différentes opérations». Voir aussi la fin du ch. II du même Traité.-

II

Tu tiendrais bien peu de compte d'un chant délicieux, d'une danse élégante, ou de tous les exercices du pancrace, si tu décomposais cette voix harmonieuse en chacun des sons successifs qu'elle a produits ; et si, à chacun d'eux pris isolément, tu te demandais s'ils te charment encore ; car ton sentiment serait bien retourné par cette épreuve. Même effet pour la danse, si tu la décomposais en chaque mouvement, en chaque attitude ; et de même aussi, pour les exercices gymnastiques. Ainsi donc, et d'une manière générale, sauf la vertu et tout ce qui vient d'elle, tu dois courir sur les détails, et, en les divisant, arriver à en faire bien peu de cas. Tu peux appliquer cette même règle à la vie tout entière.

 

 

§ 2. Si tu décomposais cette voix harmonieuse. Cette observation est très vraie ; et, même dans la plus ravissante mélodie, chaque son pris à part ne signifie rien ; c'est par la succession et la diversité que se forme l'ensemble qui charme notre oreille. C'est comme un fil qui, à lui seul, quelque régulier qu'il soit, ne forme pas un tissu. - Sauf la vertu. Qu'on a beau décomposer, et qui ne perd jamais le caractère qui lui est propre, même dans ses moindres détails. - A la vie tout entière. La pensée n'est pas très claire. Sans doute, Marc-Aurèle veut dire que chaque détail de la vie est peu de chose, mais que l'ensemble seul a une réelle importance, et encore dans la mesure qu'il a lui-même assignée à la valeur des choses passagères.

III

Que doit être l'âme qui sait être toute prête au moment où, nécessairement délivré du corps, notre être doit enfin s'éteindre, ou se disperser, ou subsister éternellement ? Quand je dis que l'âme est prête, j'entends que cette fermeté doit venir de notre propre jugement, et sans être la suite d'une injonction étrangère, comme pour les Chrétiens ; il faut que ce soit un acte réfléchi, grave et assez sérieux pour provoquer l'imitation et la foi des autres, sans aucune prétention dramatique.

 

 

§ 3. Que doit être l'âme... Cette préparation à la mort est la conséquence toute naturelle de cet examen constant de soi-même, que le Platonisme avait recommandé, et qu'avait si énergiquement pratiqué le Stoïcisme. La soumission à la volonté de Dieu durant toute la vie est un secours assuré au moment de la mort. - Comme pour les Chrétiens. C'est la seule fois que Marc-Aurèle parle des Chrétiens ; et, dans ce qu'il en dit, on peut voir tout à la fois un blâme et un éloge. Il leur reproche d'obéir à une impulsion étrangère, au lieu de puiser en eux-mêmes la force dont l'homme a besoin pour bien vivre et bien mourir. Mais il reconnaît qu'ils sont prêts au moment de quitter la vie, et c'est une louange indirecte qu'il leur adresse ; car c'est là le point essentiel. Il n'y a ici, entre la philosophie et la religion, qu'une différence de forme et de méthode. Sénèque a dit : «La nature aurait raison de se plaindre et de dire : Qu'est-ce que cela ? Je vous ai mis au monde sans désirs, sans craintes, sans superstition et sans tous ces désordres qui régnent parmi vous. Sortez de la vie tels que vous y êtes entrés. Y a-t-il rien de plus honteux que d'avoir peur lorsqu'on est près d'entrer dans un lieu de sûreté ? Cela vient de ce que nous ne trouvons point en nous, à la fin de la vie, les bonnes oeuvres que nous voudrions avoir faites, et que nous ne sommes tourmentés que du regret de la vie. Car alors il n'en demeure pas la moindre partie en notre puissance ; elle est passée, elle est écoulée. Personne n'a soin de bien vivre, mais seulement de vivre longtemps, quoique tout le monde puisse bien vivre et que vivre longtemps ne soit possible à personne». Epître XXII, à Lucilius.

IV

Ai-je fait une chose utile à la communauté ? Si oui, je me suis rendu service à moi-même. Arrange-toi pour avoir toujours cette conviction présente à l'esprit, et ne cesse jamais de te conduire en conséquence.

 

 

§ 4. A la communauté. C'est-à-dire, l'ordre universel des choses, dont l'homme fait partie, et qui comprend aussi la cité dont il est membre. - De te conduire en conséquence. Le texte n'est pas tout à fait aussi précis.

V

Quelle est ta profession ? D'être homme de bien. Mais comment atteindre sûrement ce but si ce n'est avec l'aide de ces nobles études, qui s'appliquent tout ensemble à la nature de l'univers entier et à la condition particulière de l'homme ?

 

 

§ 5. Quelle est ta profession ? Il faut remarquer cette vive et noble tournure ; elle n'a plus rien de piquant, pour nous, parce que depuis Marc-Aurèle elle a été employée par tout le monde. Ce n'est pas d'ailleurs Marc-Aurèle qui invente ces formes de langage ; et elles se retrouvent déjà dans Sénèque, qui en fait même un usage peut-être excessif. - Ces nobles études. La philosophie, et avant tout le Stoïcisme, qui a eu sans cesse sous les jeux l'ordre universel des choses et la place que l'homme y doit tenir. Voir la préface des Questions naturelles de Sénéque : «La plénitude et le comble du bonheur pour l'homme, c'est de fouler aux pieds tous mauvais désirs, de s'élancer dans les cieux et de pénétrer les replis les plus cachés de la nature».

VI

Le premier objet que la tragédie se soit proposé, en nous mettant sous les yeux les événements de la vie, ce fut de nous rappeler que ces événements sont bien en effet dans la nature tels que la scène nous les montre, et que ce qui nous charme au théâtre ne doit pas nous accabler sur une scène plus grande. C'est qu'en réalité les choses doivent nécessairement se passer ainsi ; et que ceux-là même les subissent comme les autres qui s'écrient le plus fort : «Hélas ! Cithéron ! ô Cithéron !» Les poètes tragiques ont parfois des sentences bien justes, celle-ci, par exemple :

Si les Dieux m'ont frappé mes deux enfants et moi,
C'est qu'ils ont leur raison pour cette rude loi.

Et cette autre :

A quoi bon s'emporter jamais contre les choses ?

Et cette autre encore :

Nos jours sont moissonnés, ainsi que des épis.

Et une foule d'autres maximes qui valent autant que celles-là.

Après la tragédie, fut inventée la comédie ancienne, qui ne laissa pas de contribuer à l'instruction des hommes par sa franchise, et de rabattre les vanités par la rudesse même de ses critiques. Aussi Diogène lui fit-il quelques emprunts. A la comédie ancienne, succéda la comédie moyenne, et enfin la nouvelle, qui, peu à peu, dégénéra jusqu'à ne plus rechercher que l'art de la pure imitation. Réfléchis à ces détails ; car il faut reconnaître que, dans tous ces poètes, il y a plus d'une bonne chose. Mais, au fond, quel est le véritable but que s'est proposé tout ce développement de la poésie et de l'art dramatique ?

 

 

§ 6. Le premier objet que la tragédie se soit proposé. Il est probable que le plaisir plutôt qu'une leçon de morale a été le premier objet de la tragédie. Mais il est vrai aussi que la leçon de morale ne tarda pas à être tirée de la représentation scénique ; et les auditeurs charmés par le génie du poète firent aisément un retour sur eux-mêmes. - Sur une scène plus grande. La vie, en effet, ressemble à un drame, quelquefois tragique, quelquefois comique, mais toujours sérieux, quand on comprend les choses dans leur réalité, et la nature humaine dans sa grandeur, comme l'a fait le Stoïcisme. - Hélas ! Cithéron ! Voir Oedipe-Roi, de Sophocle, vers 1391, édition de Firmin-Didot. - Si les Dieux m'ont frappé, etc., etc. Ces vers, qui sont fort beaux, plaisaient sans doute très particulièrement à Marc-Aurèle, puisqu'il les répète, après les avoir cités plus haut, liv. VII, § 38, 40 et 41. - D'autres maximes qui valent autant que celles-là. Les tragiques grecs sont pleins en effet des maximes les plus belles et les plus pratiques. - De contribuer à l'instruction des hommes. La remarque est juste ; mais c'était la tragédie qui avait commencé ; et par les émotions violentes qu'elle donnait, ses enseignements étaient plus féconds. - Diogène. Le cynique, un des prédécesseurs du Stoïcisme. - Il y a plus d'une bonne chose. Louange très méritée et qui est d'un grand poids de la part de Marc-Aurèle. - Que s'est proposé. Il n'est pas certain que l'art tragique se soit, dès ses premiers pas, proposé un autre but que celui que se proposent d'abord tous les arts, c'est-à-dire la satisfaction d'un instinct de notre nature. Seulement, le théâtre grec est très vite arrivé à la perfection, comme y arrivaient aussi tous les autres arts sur ce sol fortuné. On put alors réfléchir davantage ; et l'on put faire de la scène une école de moeurs en même temps qu'on en faisait un plaisir exquis.

VII

Que tu dois voir clairement qu'il n'est pas, dans la vie, de meilleure route à suivre pour être philosophe que celle que tu suis maintenant !

 

 

§ 7. Que celle que tu suis maintenant. Marc-Aurèle semble ici avoir un peu plus de contentement de lui-même qu'il n'en a d'ordinaire.

VIII

Un rameau qui est détaché du rameau voisin ne peut pas ne pas être détaché de l'arbre tout entier. Tel est l'homme qui, en se séparant d'un seul autre homme, s'est détaché en même temps de la communauté entière. C'est une main étrangère qui coupe la branche, tandis que c'est l'homme qui se sépare lui-même de son prochain, qu'il déteste et qu'il fuit, sans se douter que, du même coup, il se retranche lui-même de toute la cité. Cependant Jupiter, qui a constitué l'association des hommes entre eux, nous a octroyé ce précieux don, à savoir que nous pouvons nous rattacher de nouveau à notre voisin et redevenir encore une partie intégrante de l'ensemble. Mais, si cette séparation se répète souvent, elle rend, pour le membre qui s'était isolé, la réunion plus difficile, ainsi que la réconciliation. Le rameau qui, dès l'origine, a grandi avec le reste de l'arbre, et qui a toujours reçu la même sève, ne ressemble en rien à celui qui, après un premier retranchement, a été regreffé dans le tronc, et c'est là ce que les jardiniers savent bien. On est donc tenu de pousser tous ensemble, si ce n'est de penser tous de la même façon.

 

 

§ 8. Un rameau qui est détaché du rameau voisin. La comparaison, comme plusieurs autres qu'on a déjà vues, est frappante et gracieuse. Mais il est vrai aussi qu'un homme peut se détacher d'un autre, parce que cet autre s'est détaché lui-même, par le vice, de l'ordre universel. C'est rentrer dans cet ordre que de s'éloigner de celui qui l'a violé. - Jupiter. C'est-à-dire Dieu, qui a fait l'homme essentiellement sociable, et qui a fondé par là, en quelque sorte, la société civile. - Nous pouvons nous rattacher de nouveau. Voir plus haut la même pensée, liv. VIII, § 34, où Marc-Aurèle remercie Dieu de nous permettre de rentrer dans l'ordre et dans la société, après que nous nous en sommes éloignés. - On est donc tenu de pousser tous ensemble. Maxime de charité profonde et de tolérance mutuelle.

IX

De même que les gens qui te font obstacle quand tu marches dans le chemin de la droite raison, ne doivent pas pouvoir t'empêcher de te conduire selon le devoir, de même leur opposition ne doit pas davantage refroidir ta bienveillance à leur égard. Il y a ici deux choses dont il faut également te préserver : la première, c'est de te laisser ébranler en rien dans ton jugement ou dans tes actes ; et la seconde, c'est de rien perdre de ta bonté, même envers ceux qui essaient de t'arrêter ou qui te causent un déplaisir quelconque. Il y aurait égale faiblesse, soit à t'emporter contre eux, soit à renoncer à ce que tu veux faire et à céder sous le coup que tu reçois. C'est déserter également le devoir que d'avoir peur, dans un cas ; et, dans l'autre cas, de prendre en aversion quelqu'un dont la nature même a fait notre parent et notre ami.

 

 

§ 9. Refroidir ta bienveillance. Admirable précepte, qu'il est d'autant plus difficile de pratiquer qu'on est placé plus haut. - Ebranler en rien dans ton jugement. Marc-Aurèle a supposé qu'on est dans le chemin de la droite raison ; et par conséquent, on n'a point à en dévier par quelque considération que ce soit. C'est déserter également le devoir. Voir plus haut, liv. X, § 25 - Notre parent et notre ami. Doctrine essentiellement stoïcienne.-

X

La nature ne peut jamais être inférieure à l'art, puisque les arts ne sont qu'une imitation de la nature, sous ses formes diverses. S'il en est ainsi, la nature, qui est la plus parfaite et la plus compréhensive de toutes, ne peut pas être au-dessous des chefs-d'oeuvre de l'art les plus accomplis. Or tous les arts, sans exception, font toujours ce qui est moins bon en vue de ce qui est meilleur, et la commune nature n'agit pas autrement. C'est de la nature que découle la justice ; et c'est de la justice que découlent toutes les autres vertus ; car nous ne nous soucierons pas assez de la justice si nous recherchons avec tant de passion les choses indifférentes, et si nous nous montrons faciles à séduire, faciles à nous laisser prévenir, faciles à changer d'avis.

 

 

§ 10. La nature, qui est la plus parfaite. C'est la Providence et Dieu ; c'est l'ordre universel des choses. - La commune nature. Autre forme de la même idée. La commune nature, c'est le monde avec les merveilles de tout genre qu'il offre à notre étude et à notre admiration. - Les choses indifférentes. Le texte dit précisément : «Les choses moyennes» ; d'après la formule du Stoïcisme, ce sont celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises. «Puisque tout, dit Sénèque, est bien ou mal, ou indifférent, nous appelons Indifférent tout ce qui peut arriver aussi bien à un méchant qu'à un homme vertueux, comme l'argent, la beauté, la noblesse». Epître CVII, à Lucilius.

XI

Puisque ce ne sont pas les choses mêmes qui viennent à toi, quand elles te bouleversent par l'espérance ou par la crainte, c'est toi seul qui, en un certain sens, vas vers elles. Apaise donc et mets de côté le jugement que tu en portes ; et, comme les choses ne bougeront pas, on ne te verra, ni les rechercher, ni les fuir.

 

 

§ 11. Puisque ce ne sont pas les choses qui viennent à toi. C'est une des maximes fondamentales du Stoïcisme ; et comme c'est là une vérité incontestable, l'homme doit surtout agir sur lui-même bien plutôt que d'essayer d'agir sur les choses. De là, cette surveillance perpétuelle sur soi-même et la domination exclusive de la raison, pour se prémunir autant que possible contre les surprises des sens et contre les faux plaisirs et les fausses douleurs. Voir plus haut un développement admirable de cette idée, liv. IV, § 3 et § 39 ; voir aussi liv. V, § 39, et liv. IX, § 15.

XII

La sphère de l'âme est absolument identique à elle-même dans toutes ses parties, quand elle ne s'étend pas à un objet du dehors, ou qu'elle ne se réfugie pas dans son intérieur, quand elle ne se disperse pas, ou qu'elle ne se concentre point, mais qu'elle brille de cette éclatante lumière qui lui fait voir, et la vérité de toutes choses, et la vérité qu'elle porte dans son propre sein.

 

 

§ 12. Absolument identique à elle-même dans toutes ses parties. Plus loin, liv. XII, § 7, Marc-Aurèle cite un vers d'Empédocle qui peut éclaircir cette pensée. - Et la vérité qu'elle porte dans son propre sein. Et celle-là est la plus certaine de toutes. Rien n'égale la lumière de la conscience, quand on veut se donner la peine de la regarder et de la suivre.

XIII

Mais un tel va me mépriser ! - C'est à lui d'y voir. Mais ce que je dois voir personnellement, c'est que l'on ne puisse jamais surprendre de moi un acte ou un mot digne de mépris. - Mais un tel va me haïr ! - C'est à lui d'y voir encore. Ce que je dois voir se réduit, pour ma part, à demeurer tranquille et bienveillant à l'égard de tout le monde, fort disposé, avec celui-là même qui me liait ou me méprise, à lui faire voir son erreur, non pas en l'injuriant, non pas même en lui faisant sentir que je le supporte, mais avec pleine franchise et pour lui être utile, comme le faisait cet excellent Phocion, si toutefois Phocion n'y mettait pas quelque malice. C'est le fond de notre coeur qui doit être dans cette disposition intime, afin qu'aux regards des Dieux l'homme ne montre, ni indignation, ni souffrance. Quel mal, en effet, peut-il y avoir jamais pour toi, quand tu fais toi-même actuellement ce qui convient à ta propre nature, et que tu accueilles avec gratitude ce que la nature universelle trouve opportun de t'envoyer actuellement, homme mis au poste qu'il occupe pour servir toujours l'intérêt de la communauté ?

 

 

§ 13. Mais un tel va me mépriser ! C'est souvent le respect humain qui fait commettre bien des faiblesses. On tient compte de l'opinion plus que de la vérité et de la justice. Voir plus haut des réflexions analogues, liv. V, § 25 ; liv. IX, § 27, et aussi liv. X. § 32. - Cet excellent Phocion. Ceci se rapporte sans doute au mot de Phocion sur le fils de Chabrias, qu'il avait sous ses ordres : «Quelle preuve d'amitié je te donne, Chabrias, en supportant toutes les impertinences de ton fils !» Voir Plutarque, Vie de Phocion, ch. VII, pag. 888, édition Firmin-Didot. - Quel mal en effet peut-il y avoir jamais pour toi. Un des principaux préceptes du Stoïcisme, profondément vrai, mais trop exclusivement raisonnable pour que l'application en soit bien ordinaire. - Mis au poste qu'il occupe. Voir la même pensée plus développée, liv. IV, § 23.

XIV

Tout en se méprisant mutuellement, ils se font des politesses, et bien qu'ils veuillent l'un l'autre se supplanter, ils se confondent en bassesses réciproques.

 

 

§ 14. Tout en se méprisant mutuellement. Il est assez probable qu'il s'agit ici des courtisans ; Marc-Aurèle les a déjà jugés avec la même justice et la même sévérité. Voir plus haut, liv. IV, § 32.

XV

Quelle perversité et quelle hypocrisie de dire : «J'ai pris la résolution d'en agir, franchement avec vous !» Homme, que fais-tu ? Supprime ce préambule ; ton intention se verra de reste. Avant même que tu aies parlé, ce que tu vas dire doit se lire sur ta figure. Tu es dans cette disposition à son égard ; il le voit sur-le-champ dans tes yeux, comme, entre amants, celui qui est aimé connaît dans un coup d'oeil toutes les pensées de sa maîtresse. En un mot, l'homme simple et bon doit toujours être à peu près comme celui qui a de l'odeur ; on le sent en s'approchant de lui, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas. L'affectation de la franchise est une dague cachée, et rien n'est plus laid qu'une amitié de loup ; fuis-la plus que tout au monde. L'homme bon, simple, bienveillant, porte ces qualités dans ses regards, et personne ne s'y trompe.

 

 

§ 15. Quelle perversité et quelle hypocrisie. C'est peut-être bien sévère. La forme de langage, blâmée par Marc-Aurèle, est mauvaise sans doute ; mais elle ne cache pas toujours une coupable fausseté. C'est que Marc-Aurèle avait vu trop souvent la valeur de ces belles protestations. Alceste aussi s'en indigne dans Molière, et contre des gens d'espèce assez semblable ; mais Marc-Aurèle n'est pas misanthrope. - Doit se lire sur ta figure. C'est vrai, et les intéressés ne s'y trompent guère. - Une amitié de loup. Le mot était devenu proverbial en Grèce ; ce n'est pas Marc-Aurèle qui l'invente. C'est pour ces amitiés-là que Marc-Aurèle devait garder toute la rigueur qu'il montre dans les premières lignes de ce paragraphe.

XVI

L'âme trouve en elle-même le pouvoir de mener la plus noble existence, pourvu qu'elle sache rester indifférente à tout ce qui est indifférent. Elle s'assurera cette sage impassibilité, en considérant chacun des objets qui la peuvent émouvoir, d'abord isolément, puis dans leur relation avec le tout. Elle se rappellera toujours qu'il n'est pas un seul de ces objets qui puisse nous imposer l'idée que nous devons nous en faire, pas un seul qui arrive jusqu'à nous, mais qu'ils demeurent immobiles, et que c'est nous seuls qui produisons les jugements que nous en portons, qui gravons, en quelque sorte, ces jugements en notre esprit, tout en ayant le pouvoir de ne pas les y graver, et qui pouvons aussi les effacer sur-le-champ, si nous reconnaissons que ces jugements se sont, à notre insu, glissés en notre âme. Enfin l'âme doit se dire que cette attention qu'elle a à prendre exige bien peu de temps, et que le reste de la vie sera tranquille. Et, d'ailleurs, qu'y a-t-il donc de si pénible dans cette surveillance de soi ? Si les objets qui se présentent sont conformes à la loi de la nature, jouis-en, et qu'ils te soient légers et faciles. S'ils sont contre la nature, recherche ce qui est pour toi conforme à ta nature propre, et sache t'y attacher, quelque singulier que cela puisse paraître. On est toujours excusable de rechercher son bien personnel, tel qu'on l'entend.

 

 

§ 16. A tout ce qui est indifférent. C'est-à-dire, à toutes les choses qui ne sont par elles-mêmes, ni bonnes, ni mauvaises, et surtout à toutes les choses du dehors. - Qui puisse nous imposer l'idée que nous devons nous en faire. Voir un peu plus haut la même pensée, § 11. - Exige bien peu de temps. On peut donner à ce passage un autre sens, et comprendre que cette surveillance, après tout, doit peu durer, puisque la vie elle-même est si courte. - Quelque singulier que cela puisse paraître. Marc-Aurèle a cent fois recommandé cette fermeté d'âme qui vous permet de vous élever au-dessus de l'opinion, et même de la braver, s'il le faut. C'est un des préceptes principaux du Stoïcisme, et certainement un des plus utiles. Socrate, avant l'école stoïcienne, avait mis ce précepte en pratique, même en risquant de déplaire à ses concitoyens et de provoquer leur colère homicide. Sénèque, Traité de la tranquillité de l'âme, ch. III, fait un beau portrait de cette constance de Socrate, sous le règne des Trente.

XVII

Pour un objet quelconque, on peut toujours se demander : «Quelle est son origine ? De quels éléments est-il composé ? En quel autre objet changera-t-il ? Et quand il aura changé, que sera-t-il devenu ? Quel mal subira-t-il à changer ainsi ?»

 

 

§ 17. Quelle est son origine. Ces pensées sont un peu plus développées, liv. III, § 11. - En quel autre objet changera-t-il ? La mobilité des choses est un des phénomènes les plus frappants et les plus instructifs que nous offre le spectacle du monde. Et de là, l'indifférence que le Stoïcisme nous recommande pour la plupart des choses extérieures. La religion n'y contredit pas. - Quel mal subira-t-il. L'optimisme stoïcien ne peut voir de mal dans les changements que le monde subit et qu'a réglés l'éternelle Providence. Voir plus haut, liv. VII, § 18.

XVIII

Premièrement. Quelle est ma position à l'égard des autres hommes ? Nous sommes faits certainement les uns pour les autres ; mais, sous un autre rapport, je suis né pour être à leur tête, comme le bélier est à la tête des moutons, et le taureau à la tête de son troupeau. Pars encore de ce principe plus élevé que, si ce ne sont pas les atomes qui gouvernent l'univers, c'est la nature ; ce principe admis, il en résulte que les êtres inférieurs sont faits pour les êtres supérieurs, et que ces derniers sont faits réciproquement les uns pour les autres. Secondement. Examine ce que sont les hommes dans tous les détails de la vie, à table, au lit, etc. Rends-toi compte surtout des nécessités que leur imposent certaines idées, et vois avec quel orgueil ils font tout cela. Troisièmement. Dis-toi toujours que, si les hommes se conduisent bien, il n'y a point apparemment à leur en vouloir, et que, s'ils se conduisent mal, il est clair qu'ils le font sans intention et par pure ignorance ; car, de même qu'il n'est pas une âme qui se prive de la vérité autrement que contre son propre gré, de même il n'en est pas non plus qui se prive volontairement de traiter chacun selon son mérite. C'est là ce qui fait que les gens se révoltent quand on les traite d'injustes, d'ingrats, d'avares, en un mot, quand on leur reproche quelque méfait à l'égard de leur prochain. Quatrièmement. Il faut bien t'avouer aussi que tu n'as pas laissé de commettre personnellement des fautes nombreuses ; que, sous ce rapport, tu ressembles au reste des hommes, et que, si tu évites des fautes d'un certain genre, tu n'en as pas moins la disposition qui les fait commettre, ne t'abstenant souvent de délits pareils que par lâcheté, par crainte de l'opinion, ou par suite de toute autre faiblesse qui ne vaut pas mieux. Cinquièmement. Tu ne sais même pas très précisément si les gens sont en faute ; car il y a une foule d'actes qui se font par de très bons motifs ; et, en général, on doit prendre bien des informations avant de pouvoir rien dire de fondé sur la conduite des autres. Sixièmement. Te répéter, quand tu ressens une colère ou une souffrance trop vive, que la vie de l'homme ne dure qu'un instant, et que, dans quelques jours, nous serons tous dans la tombe. Septièmement. Que ce ne sont pas, à vrai dire, les actes des hommes qui nous choquent, puisque ces actes ne sont réellement que dans leur esprit, mais que, ce qui nous émeut, ce sont les idées que le nôtre s'en fait. Supprime donc ces idées ; veuille effacer le jugement qui attachait tant de gravité à la chose dont tu te plains ; et, du même coup, voilà ta colère partie. Mais comment supprimer cette idée ? En te disant, après réflexion, qu'il n'y a pas là pour toi la moindre honte ; et que, s'il y avait autre chose que le mal de honteux dans le monde, tu aurais nécessairement commis toi-même bien des crimes, et que tu serais une sorte de brigand, couvert de tous les méfaits. Huitièmement. Combien les emportements et la douleur que nous ressentons à l'occasion de ces actes sont plus pénibles que ne le sont ces actes eux-mêmes, qui nous causent tant de dépit et tant de peine. Neuvièmement. Que la bonté est chose invincible, pourvu qu'elle soit réelle, et qu'elle ne soit ni fardée ni fausse. Que peut faire le plus violent des hommes, si tu conserves toute ta bonté à son égard ; si, dans l'occasion, tu l'avertis doucement, et, qu'au moment même où il essaie de te faire du mal, tu lui adresses sans te fâcher cette leçon : «Ne fais pas cela, mon ami ; la nature veut de nous tout autre chose. Ce n'est point à moi que tu feras tort ; c'est à toi seul, mon ami ?» Puis, montre-lui, par une comparaison frappante et toute générale, qu'il en est bien comme tu le dis, et que les animaux mêmes qui vivent en société, comme les abeilles, ne fout pas ce qu'il se permet. En lui donnant ce conseil, n'aie dans ton coeur aucun sentiment d'ironie ou d'insulte ; agis avec une affection véritable et sans la moindre rancune, sans prendre le ton d'un pédagogue à l'école, et sans chercher à briller aux yeux des assistants ; mais ne parle qu'à lui seul, lors même que d'autres personnes seraient présentes à l'explication. N'oublie jamais ces neuf points essentiels ; regarde-les comme autant de présents des Muses. Commence enfin à être homme, et reste-le jusqu'à la fin de tes jours. Mais si tu te gardes de l'emporter contre tes semblables, aie un soin égal de ne pas les flatter. Ces défauts sont tous les deux contraires au bien de la communauté, et aussi nuisibles l'un que l'autre. Quand on va se mettre en colère, il faut se dire que l'emportement n'est pas digne d'un homme, et que la douceur et la bonté, de même qu'elles sont plus humaines, sont en même temps plus viriles ; que ce sont elles qui témoignent de la force, de la vigueur et du courage, et que ce ne sont pas du tout la colère et la mauvaise humeur ; car, plus l'attitude se rapproche de l'impassibilité, plus elle se rapproche aussi de la force. Si la douleur est un signe de faiblesse, la colère en est un signe non moins certain. Dans les deux cas, on est blessé et l'on se rend à l'ennemi. Si tu le veux bien, reçois, de la main du chef des Muses, un dixième présent que voici : C'est que prétendre empêcher le mal que font les méchants est une folie, car c'est désirer l'impossible. Mais leur concéder de faire du mal aux autres, et prétendre qu'ils ne vous en feront pas à vous-même, c'est un acte déraisonnable qui ne va qu'à un tyran.

 

 

§ 18. Premièrement. C'est un résumé de doctrine et une sorte de catéchisme que se trace ici Marc-Aurèle. Les maximes qu'il se rappelle à lui-même au nombre de neuf lui représentent, comme il le dit, le choeur des neuf Muses ; et bien que quelques-unes de ces maximes puissent lui être personnelles, on peut aussi y trouver une utilité générale. La première se rapporte particulièrement à l'empereur ; mais, sans être empereur, on a toujours quelques subordonnés auxquels on commande et on doit donner l'exemple. - Quelle est ma position. La suite prouve qu'il s'agit des fonctions suprêmes dont Marc-Aurèle était revêtu. - Nous sommes faits certainement les uns pour les autres. Principe essentiellement stoïcien, et qui est le fondement même de la société humaine. - Ce ne sont pris les atomes qui gouvernent l'univers. Comme le croyait l'Epicuréisme. Marc-Aurèle combat toujours cette fausse doctrine, et il affirme énergiquement la providence, et l'intelligence infinie et toute-puissante, qui gouverne les choses. - Les êtres inférieurs sont faits pour les êtres supérieurs. On pourrait tout aussi bien renverser ce principe ; et les êtres supérieurs peuvent sembler faits en vue des inférieurs, puisqu'ils doivent les diriger et les conduire pour leur bien. - Secondement... à table, au lit. Voir plus haut, liv. III, § 16. - Des nécessités qui leur imposent certaines idées. C'est un sentiment de charité très sage. Voir plus haut, liv. VIII, § 19. En se mettant au point de vue des autres, on les comprend mieux et l'on a plus de tolérance. - Troisièmement... Sans intention et par pure ignorance. C'est une doctrine essentiellement platonicienne ; le Stoïcisme l'avait suivie, bien qu'elle ne soit pas très juste et qu'on ne puisse l'adopter qu'avec beaucoup de réserve. A ce compte, l'homme ne serait jamais coupable. Voir plus haut, liv. VII, § 63. - Quatrièmement. Cette franchise à s'avouer ses propres fautes aide beaucoup à supporter celles d'autrui. Voir plus haut, liv. X, § 30. - Cinquièmement. Autre motif d'indulgence ; il est très difficile de bien juger toujours des intentions d'autrui. - 0n doit prendre bien des informations. Cette sage précaution éviterait, dans la société bien des discordes et des malentendus. Mais la vanité, plus encore que la malveillance, cause la précipitation regrettable des jugements. Dédaigner les autres, c'est se flatter soi-même. - Sixièmement. Nouveau motif d'indulgence, qu'on se donne rarement, parce qu'on pense bien plus à la vie qu'à la mort. Voyez une admirable expression de cette pensée, plus haut, liv. V, § 24. Il faut prendre garde aussi à ce que cette idée perpétuelle de la mort n'enlève à la vie tout son prix et n'en fasse négliger les devoirs. La vie certainement est peu de chose ; mais, pendant qu'elle dure, elle est à peu près le tout de l'homme, et c'est afin de la mieux régler d'abord qu'il doit songer à ce qui doit la suivre. - Septièmement. Motif de tranquillité d'âme et d'impassibilité. Corriger nos propres pensées est plus aisé que de corriger celles d'autrui, dont nous ne pouvons disposer. - Voilà ta colère partie. C'est parfaitement vrai ; mais quelle domination de soi ! - La moindre honte. Voir plus haut, liv. II, § 1. Les actes d'autrui ne sont de rien pour nous, en ce sens qu'ils ne peuvent jamais nous déshonorer : il n'y a que nos propres actes. - Tu aurais nécessairement toi-même commis bien des crimes. Si l'on s'en rapportait à l'opinion des autres sur nous. - Huitièmement. Nous nous faisons plus de mal à nous-mêmes en ne nous modérant pas, que les autres ne peuvent nous en faire en nous attaquant. - Neuvièmement. Que la bonté est chose invincible. C'est en ce sens que le Christ a dit : «Bien heureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre». Saint Matthieu, ch. V, verset 1. Voir aussi la 4° Elévation sur les Mystères dans Bossuet, et les Réflexions sur quelques paroles de Jésus-Christ. - La Nature. Prise ici pour la raison. - Agis avec une affection véritable. C'est une conséquence de la doctrine stoïcienne, qui considère tous les hommes comme les membres d'une seule famille ; mais pour en arriver à cette suprême bienveillance, Caritas generis humani, comme dit Cicéron, il faut vaincre en soi bien des passions, bien des habitudes, bien des préjugés, bien des erreurs. Le résultat, du reste, en vaut la peine. - Comme autant de présents des Muses. Qui sont aussi au nombre de neuf. La comparaison est gracieuse. - A être homme. C'est donner à la douceur une haute importance que d'en faire la vertu caractéristique de l'homme. - En même temps plus viriles. Idée profonde et très exacte. Il faut une bien grande force pour se dompter soi-même et être sincèrement doux. - On est blessé. Parce qu'on a succombé à un emportement aveugle, au lieu d'obéir à la raison. - Du chef des Muses. Le texte dit précisément Musagète ; c'est le surnom d'Apollon, quand il réunit les Muses autour de lui. - C'est désirer l'impossible. Voir plus haut la même pensée en termes presque identiques, liv. V, § 17.

XIX

Voici quatre erreurs de ton guide, de ta raison, contre lesquelles tu dois surtout te prémunir par une vigilance constante, et que tu dois effacer en toi, dès que tu les surprends, en te faisant les objections suivantes : «L'idée que j'ai en ce moment n'est pas indispensable ; l'acte que je vais faire est de nature à relâcher les liens de la communauté ; ce que je vais dire n'est pas ma pensée». Regarde, en effet, comme une des plus énormes fautes de parler contre ta conscience. Enfin, une quatrième erreur, que tu peux avoir à te reprocher, c'est que l'acte dont il s'agit soit le fait d'un homme qui se laisse vaincre, et qui soumet lâchement la plus divine partie de son être à la portion la moins précieuse, à la portion mortelle de son corps, et aux voluptés grossières que le corps exige.

 

 

§ 19. N'est pas indispensable. Il semble qu'ici le texte n'est pas assez explicite ; une idée n'est pas fausse ou blâmable, parce qu'elle n'est pas nécessaire. Il n'est pas besoin qu'elle soit indispensable pour être juste. Il y a là quelque obscurité, qu'il n'a pas dépendu de la traduction d'éclaircir. - De la communauté. C'est-à-dire, de l'ordre universel des choses, qui est commun à tous les êtres sans exception. - Qui soumet lâchement... C'est là tout le secret de la destinée de l'homme et de sa nature. Le Stoïcisme l'a profondément connu, et tout son effort a eu pour objet de soumettre la partie animale de notre être à la domination absolue de la raison, et de subordonner le principe qui n'est pas intelligent à celui qui l'est. - La portion mortelle de ton corps. Il est impossible de professer plus nettement le spiritualisme. Cette doctrine est encore développée et plus précise, liv. VII, § 55. Voir le Criton de Platon, pages 139 et suiv., traduction de M. Victor Cousin, et le Phédon, pages 236 et suivi, ibid.

XX

Le souffle qui t'anime, et toute la portion ignée qui entre dans la composition de ton être, tendent, par leur nature, à un mouvement d'ascension perpétuelle ; et cependant, se soumettant à l'ordonnance générale des choses, ils sont retenus dans le mélange, à l'état que nous savons. De même encore, tous les éléments terrestres et liquides qui sont en toi se portent non moins naturellement en bas, et cependant ils s'élèvent en haut, et ils occupent une place qui ne leur est pas naturelle. Ainsi donc, les éléments eux-mêmes obéissent à la loi qui régit l'univers ; et, en quelque place qu'ils aient été mis par elle, ils y demeurent par la force qui les domine, jusqu'à ce que le signal de la dissolution les fasse sortir de nouveau de la place qu'ils occupaient. N'est-il donc pas intolérable que la partie intelligente de ton être soit précisément la seule à désobéir et à se révolter contre la position qui lui a été assignée ? Pourtant, aucune violence ne lui est imposée ; et, dans l'ordre qui lui est donné, il n'y a rien absolument qui ne soit conforme à sa nature. Et voilà que l'intelligence ne supporte pas la règle, et qu'elle tente de suivre une route toute contraire ! Car le mouvement qui nous entraîne aux injustices, aux excès, aux colères, aux douleurs, aux craintes, n'est pas autre chose que l'égarement d'un être révolté contre la nature. Quand notre raison, qui doit nous éclairer, s'irrite contre un événement quelconque de la vie, elle déserte également son poste ; car elle est faite pour être pieuse et pour adorer les Dieux, non moins que pour être juste. La piété et la soumission aux ordres divins sont indispensables à l'harmonie de la communauté, et elles sont plus augustes encore que la justice.

 

 

§ 20. Le souffle... la portion ignée... les éléments terrestres et liquides. En un mot, la partie matérielle de notre être. - La partie intelligente de notre être. C'est l'opposition complète de la matière et de l'esprit ; et cette distinction est le fondement même du Stoïcisme, comme elle l'est de toute morale et de toute religion. - La seule à désobéir. C'est ce pouvoir à la fois monstrueux et presque divin, qui fait la grandeur de l'homme et sa faiblesse. En ce sens, on a pu dire par métaphore que l'homme est un ange déchu. - Pour être pieuse et pour adorer les Dieux. Doctrine plus platonicienne encore que stoïcienne. Sénèque a dit : «Vous semble-t-il si étrange que l'âme aille trouver les Dieux ? Dieu vient bien trouver les hommes ; et qui plus est, faire sa demeure avec eux. L'âme ne peut être bonne si Dieu n'est avec elle. Il y a des semences divines répandues dans le coeur des hommes». Epître LXXIII, à Lucilius. Divinae particulam aurae, a dit Horace.

XXI

Quand on n'a pas dans la vie un seul et unique but, toujours identique, il est bien impossible d'être soi-même, durant sa vie entière, toujours un et toujours égal. Mais cette généralité ne suffit pas, et il faut encore déterminer précisément quel doit être ce but ; car, de même qu'il ne faut pas considérer indistinctement comme de véritables biens ceux que la majorité des hommes prend pour tels, mais qu'on ne doit s'attacher qu'à des biens d'une certaine espèce, je veux dire les biens communs à tout le monde, de même aussi on doit ne prendre pour but de la vie que l'intérêt de la communauté et l'intérêt de l'Etat ; car c'est en dirigeant toujours sur cet unique but ses tendances personnelles qu'on rendra toutes ses actions uniformes, et que, grâce à cette règle, on se montrera constamment le même.

 

 

§ 21. Quand on n'a pas dans la vie un seul et unique but. Voilà une admirable maxime, d'une utilité pratique incontestable, et qui suffit à régler toute la conduite de la vie. Dans la Morale à Nicomaque, un des premiers soins d'Aristote est de montrer de quelle importance suprême il est pour l'homme de se fixer un but dans la vie, «afin que, comme des archers qui visent à un but bien marqué, nous soyons alors mieux en état de remplir notre devoir», liv. I, ch. I, § 7, de ma traduction, pag 4. - L'intérêt de la communauté. C'est-à-dire, l'obéissance absolue aux lois de l'ordre universel. - Et l'intérêt de l'Etat. C'est la règle supérieure dans la vie civile et dans la vie politique, où l'intérêt général doit toujours l'emporter sur l'intérêt particulier.

XXII

Le rat des champs et le rat de ville ; la terreur du premier, et ses trépidations continuelles.

 

 

§ 22. Le rat de ville et le rat des champs. Cette pensée inachevée, et sans forme régulière, est sans doute une note que Marc-Aurèle avait prise pour lui-même. Voir, sur la fable du rat de ville et du rat des champs, Horace, Satires, liv. II, § 6.

XXIII

Socrate appelait les croyances vulgaires des Lamies, vains épouvantails des enfants.

 

 

§ 23. Socrate appelait les croyances vulgaires des Lamies. Je ne saurais dire où Socrate a exprimé cette pensée, que je ne trouve pas dans Platon ni dans Xénophon. Dans le Criton, il dédaigne l'opinion du vulgaire, pag. 135, traduction de M. Victor Cousin ; mais ce n'est pas en fait de croyances religieuses, comme Marc-Aurèle semble le supposer ici. Loin de là, Socrate s'est toujours montré sincèrement respectueux du culte national et des croyances reçues. Les Mémoires de Xénophon, les Lois de Platon et la République attestent quels étaient ses sentiments à cet égard. Quand il se moque des Hippocentaures, des Chimères, des Gorgones, des Pégases et autres monstres plus effrayants les uns que les autres, ce n'est pas à des dogmes religieux qu'il s'adresse ; c'est à des superstitions puériles, sans aucune importance. Voir le Phèdre, pag. 8, traduction de M. V. Cousin.

XXIV

Dans les cérémonies solennelles, les Spartiates réservaient pour les étrangers les places qui étaient à l'ombre ; quant, à eux, ils s'asseyaient n'importe où.

 

 

§ 24. Les Spartiates. Les moeurs des Spartiates devaient plaire au Stoïcisme ; et, après de longs siècles, elles excitaient encore l'admiration et l'estime, comme le prouve ce souvenir, d'ailleurs bien mérité, de Marc-Aurèle.

XXV

Socrate, pour s'excuser de ne pas se rendre auprès de Perdiccas, lui faisait dire : «Je ne veux pas m'exposer à la plus triste fin». En d'autres termes : «Je ne veux pas accepter un service que je ne pourrais pas rendre».

 

 

§ 25. Perdiccas. Selon Aristote, Rhétorique, liv. II, ch. XXIII, § 13, pag. 336 de ma traduction, c'est à Archélaüs et non pas à Perdiccas, que Socrate fit cette réponse. Le témoignage d'Aristote, étant le plus rapproché, est sans doute le plus exact. Sénèque nomme aussi Archélaüs et non Perdiccas. Voir le Traité des Bienfaits, pag. 209, édition Nisard, liv. V, ch. VI. - Que je ne pourrais pas rendre. C'est une fierté légitime, qui peut d'ailleurs se faire pardonner par la politesse des formes, dont il est toujours possible d'accompagner le refus.

XXVI

Les lois écrites d'Ephèse contenaient la recommandation de toujours entretenir avec soin la mémoire de ceux qui, dans les temps passés, s'étaient signalés par leur vertu.

 

 

§ 26. Les lois écrites d'Ephèse. C'est le seul témoignage de l'antiquité sur ce point assez curieux. On a proposé pour ce passage de Marc-Aurèle des variantes, qui en modifieraient beaucoup le sens, mais qui ne s'appuient sur aucun manuscrit.

XXVII

Les Pythagoriciens nous conseillent de lever les yeux au ciel, dès le point du jour, pour réveiller en nous la pensée de ces grands corps, qui parcourent éternellement la même carrière, et qui remplissent leurs fonctions avec une régularité parfaite. C'est se rappeler en même temps la pureté et la vérité nues ; car les astres n'ont pas de voile qui les cache.

 

 

§ 27. Les Pythagoriciens. Il est à regretter que Marc-Aurèle ne désigne pas nommément les philosophes auxquels il fait allusion. - Dès le point du jour. C'est une sorte de prière matinale. - C'est se rappeler en même temps. Je préfère ce sens, bien qu'on puisse rapporter aux astres l'idée de pureté et de nudité, comme l'ont entendu plusieurs traducteurs. Sénèque, Consolation à Marcia, ch. XVIII, a dit : «Suppose qu'au jour de ta naissance, je sois appelé pour te donner des conseils. Tu vas entrer dans la cité commune des Dieux et des hommes, qui embrasse tout, qui est soumise à des lois immuables et éternelles, où dans leurs révolutions les astres accomplissent leur ministère infatigable. Là, tu verras d'innombrables étoiles et cet astre merveilleux qui remplit tout à lui seul, ce soleil dont le cours quotidien marque les intervalles du jour et de la nuit, et dont le cours annuel partage également les étés et les hivers... Quand, rassasiés de ces grands spectacles, tes yeux s'abaisseront sur la terre, ils y trouveront un autre ordre de choses et d'autres merveilles». Traduction Nisard, pag. 115.

XXVIII

Il faut faire comme Socrate, qui s'était affublé d'une toison un jour que Xanthippe lui avait emporté son manteau en sortant, et répéter son mot à ses amis, qui se retiraient tout étonnés de le voir dans cet accoutrement.

 

 

§ 28. Il faut faire comme Socrate. C'est-à-dire ne pas se plaindre et se contenter patiemment de ce qu'on a. D'ailleurs, on ne connaît pas ce trait de la vie de Socrate par un autre témoignage que celui-ci.

XXIX

On ne pourrait pas donner des leçons d'écriture et de lecture, si d'abord on n'en avait soi-même reçu. A bien plus forte raison, cette éducation préalable est-elle nécessaire pour l'art de la vie.

 

 

§ 29. Pour l'art de la vie. C'est la philosophie qui donne ces leçons, en s'appuyant sur l'observation, et de la nature de l'homme, et des circonstances où il vit.

XXX

«Vil esclave, tais-toi ; tu n'as pas la parole».

 

 

§ 30. Vil esclave, tais-toi ; tu n'as pas la parole. On ne sait de qui est ce vers. Il est probable que Marc-Aurèle l'applique au corps, qui doit obéir à la raison, comme l'esclave doit obéir à son maître.

XXXI

«Mon coeur en a souri dans sa profonde joie».

 

 

§ 31. Mon coeur en a souri. Homère, Odyssée, chant XI, vers 413. On ne voit pas à quoi s'applique ce souvenir poétique ; Marc-Aurèle l'avait noté sans doute pour en tirer quelque conséquence morale, que la mort l'aura empêché d'écrire.

XXXII

«Poursuivant la vertu de reproches amers».

 

 

§ 32. Poursuivant la vertu de reproches amers. On ignore de qui est ce vers ; et l'on ne voit pas à qui Marc-Aurèle voulait en faire application. Brutus, avant de se tuer, après sa défaite de Philippes, avait semblé douter de la vertu, dans le mot célèbre qu'on lui prête.

XXXIII

Vouloir des figues en hiver, c'est folie ; mais il n'est pas moins fou de chercher encore son enfant quand on ne peut plus l'avoir.

 

 

§ 33. Vouloir des figues en hiver, c'est folie. La pensée est d'Epictète ; mais ce ne sont pas ses expressions textuelles. Voir les Dissertations d'Arrien, liv. III, ch. XXIV, § 86 et S7, p. 72. édit. Firmin-Didot.

XXXIV

«Quand on embrasse son enfant, disait Epictète, il faut se dire en son coeur : Demain peut-être seras-tu mort. - C'est un affreux augure ! - Il n'y a pas de mauvais augure à prévoir un fait naturel, répondait le philosophe ; ou bien, il serait aussi de mauvais augure de dire que les épis seront moissonnés».

 

 

§ 34. Quand on embrasse son enfant. Ce n'est pas non plus une citation textuelle ; c'est bien d'ailleurs la pensée d'Epictète, quoiqu'il l'exprime d'une manière plus douce ; Dissertations d'Arrien, liv. III, ch. XXIV, § 91, p. 192, édit. Firmin-Didot. Sénèque, Consolation à Polybe, ch. XXX, a dit : «Combien était plus juste celui qui, apprenant la mort de son fils, fit entendre cette parole digne d'une grande âme : Du jour que je l'engendrai, j'ai su qu'il mourrait. Puis il ajouta encore avec plus de sagesse et de fermeté : C'est pour cela que je l'élevai».

XXXV

Raisin vert, raisin mûr, raisin sec ; autant de changements, qui ne font point que la chose ne soit plus, mais qui font qu'elle devient ce qu'elle n'est pas actuellement.

 

 

§ 35. Raisin vert..... mûr.....sec. C'est toujours du raisin ; il change, mais ne disparaît pas ; même, il y a là transformation plutôt encore que changement proprement dit.

XXXVI

«Il n'y a point de voleur pour notre libre arbitre». C'est un mot d'Epictète.

 

 

§ 36. Il n'y a point de voleur pour notre libre arbitre. Cette citation d'Epictète n'est pas textuelle. Voir les Dissertations d'Arrien, liv. I, ch. XVIII, § 12, édit. Firmin-Didot.

XXXVII

Epictète disait encore qu'il faut se faire un art de bien donner le consentement de sa raison, et de ménager cet acquiescement en tout ce qui touche aux motifs d'action, afin que ces motifs soient toujours conditionnels, conformes à l'intérêt commun, et en rapport avec l'importance des choses. Il disait aussi qu'il faut s'abstenir absolument de tout aveugle désir, et savoir se détourner de tout ce qui ne dépend pas de nous.

 

 

§ 37. Epictète disait encore. Il serait difficile de dire à quelle pensée d'Epictète ceci se rapporte précisément, bien qu'il ait plus d'une fois traité des sujets analogues. Voir spécialement, dans les Dissertations d'Arrien, liv. III, ch. VIII. La doctrine que rappelle ici Marc-Aurèle est au fond celle d'Epictète et de tout le Stoïcisme.

XXXVIII

«Dans le combat que nous livrons, disait-il encore, il ne s'agit pas d'une mince affaire ; il s'agit de savoir si nous serons fous, ou si nous ne le serons pas».

 

 

§ 38. Disait-il encore. Comme plus haut, la citation n'est pas textuelle ; mais on petit trouver des pensées de ce genre dans les Dissertations d'Arrien, liv. I, ch. 22, § 17 et suiv., et ch. XXVIII, § 33, édit. Firmin-Didot.

XXXIX

«Que voulez-vous avoir, disait Socrate, l'âme des êtres raisonnables ou l'âme des êtres privés de raison ? - L'âme des êtres raisonnables. - Mais, parmi ces êtres raisonnables, désirez-vous l'âme des bons, ou l'âme des méchants ? - L'âme des bons. - Alors, pourquoi ne cherchez-vous pas à l'avoir ? - Parce que nous l'avons. - Si vous l'avez, pourquoi donc toutes ces luttes entre vous, pourquoi toutes ces discordes ?»

 

 

§ 39. Que voulez-vous avoir, disait Socrate. On ne trouve rien dans Platon ni dans Xénophon qui corresponde à la citation que fait ici Marc-Aurèle. D'ailleurs, c'est bien l'esprit de la doctrine socratique ; mais il eût été curieux de savoir à quel ouvrage Marc-Aurèle emprunte cette idée du sage d'Athènes.