Livre IVSommaireLivre VI

I

Le matin, quand tu as de la peine à te lever, voici la réflexion que tu dois avoir présente à l'esprit : «Je me lève pour faire mon oeuvre d'homme ; je vais remplir les devoirs pour lesquels je suis né et j'ai été envoyé en ce monde. Pourquoi donc faire tant de difficultés ? Ai-je été créé pour rester ainsi chaudement sous des couvertures ? - Mais cela me fait plus de plaisir ! - Es-tu donc né pour le plaisir uniquement ? N'est-ce pas au contraire pour toujours travailler et toujours agir ? Ne vois-tu pas que les plantes, les oiseaux, les fourmis, les araignées, les abeilles concourent, chacune dans leur ordre, à l'ordre universel ? Et toi, tu refuserais d'accomplir tes fonctions d'homme ! Tu ne t'élancerais pas avec ardeur à ce qui est si conforme à ta nature ! - Mais, diras-tu, il faut bien que je me repose. - D'accord ; le repos est nécessaire ; mais la nature a mis aussi des bornes à ce besoin, comme elle en a mis au besoin de manger et de boire. En cela pourtant, tu vas au-delà des bornes, et tu dépasses ce qu'il te faut. Au contraire, quand tu agis, tu n'en fais pas autant ; et tu restes en deçà de ce que tu pourrais faire. Cette négligence tient à ce que tu ne t'aimes pas sérieusement toi-même ; car autrement tu aimerais ta nature. Ceux qui aiment réellement l'art spécial qu'ils cultivent se dessèchent sur les oeuvres que cet art leur inspire, oublieux du boire, oublieux du manger. Et toi, tu apprécies ta propre nature moins que le tourneur n'apprécie l'art du tour, moins que le danseur n'apprécie l'art de la danse, moins que l'avare n'apprécie son argent, ou le glorieux, sa vaine gloire ! Quand tous ces gens-là sont à leur ardent labeur, ils songent moins à manger ou à dormir qu'à avancer l'oeuvre dont ils s'occupent si passionnément. Et toi, tu trouves les devoirs que la société impose à ses membres moins importants et moins dignes de tes soins !»

 

 

§ 1. Quand tu as de la peine à te lever. Il est assez probable que ceci fait allusion à quelque habitude personnelle. D'ailleurs le conseil s'adresse à tout le monde ; et chacun de nous peut en profiter par les raisons très solides que l'empereur se donne ici à lui-même. Voir plus loin, liv. VIII, § 12, la répétition des mêmes pensées à peu près. - Tu vas au-delà des bornes. C'est une observation qui s'applique parfaitement à notre vie actuelle, mais qui est fort ancienne, comme on le voit. - Les devoirs que la société impose à ses membres. C'est une préoccupation constante de Marc-Aurèle ; et elle découle naturellement de l'idée qu'il se fait des devoirs de l'homme en ce monde. La cité politique doit être l'image de la grande cité de l'univers ; et les devoirs qu'on y remplit sont la suite du devoir général que la nature impose à l'homme doué de raison et capable de sagesse.

II

Qu'il est commode d'écarter et d'effacer toute imagination fâcheuse ou inconvenante, et de retrouver aussitôt un calme profond !

 

 

§ 2. Retrouver aussitôt un calme profond. Il faut une bien longue et bien sérieuse culture de l'âme, pour que l'on puisse rétablir si vite l'équilibre troublé par les accidents extérieurs.

III

Juge digne de toi toute parole et tout acte qui est selon la nature. Ne t'en laisse détourner ni par le blâme, ni par les calomnies, dont parfois le blâme est suivi. Du moment que ee que tu as fait, ou ce que tu as dit, est bien, ne crois jamais que ce soit au-dessous de ta dignité. Les autres ont leur propre raison qui les conduit, et ils obéissent à leur impulsion propre ; ne regarde donc pas à autrui ; mais suis tout droit ton chemin, en te conformant tout ensemble à ta nature particulière et à la nature commune ; car pour toutes les deux, il n'y a qu'une seule et même voie.

 

 

§ 3. Toute parole et tout acte qui est selon la nature. C'est-à-dire conforme à la raison. Le précepte est excellent ; et il apprend à braver ce qu'on appelle le respect humain, qui n'est souvent qu'une faiblesse. - Qu'une seule et même voie. C'est l'idée du bien dans toute sa généralité ; l'individu peut la réaliser en lui, ainsi qu'elle est déjà réalisée dans le monde.

IV

Je marche dans les sentiers que me trace la nature, jusqu'à ce que je me repose en tombant, exhalant mon dernier souffle dans cet élément où je puise à chaque instant le souffle de ma vie, tombant sur cette terre d'où mon père a tiré le germe de mon être, d'où ma mère a tiré son sang, d'où ma nourrice a tiré son lait ; sur cette terre, dont moi-même, depuis tant d'années, je me nourris et m'abreuve chaque jour ; sur cette terre, qui me porte, quand je la parcours et que j'en abuse de tant de façons.

 

 

§ 4. Les sentiers que me trace la nature. En d'autres termes, Dieu. - Je me repose en tombant. Cette expression n'implique ni n'exclut la croyance à une autre vie. - En tombant... tombant sur cette terre. La répétition est dans le texte.

V

Je veux bien que tu n'aies pas une profondeur d'esprit qui provoque l'admiration générale ; mais il est une foule d'autres qualités pour lesquelles tu ne peux pas dire : «La nature ne m'a pas favorisé». Fais donc tout ce qui dépend absolument de toi seul. Sois franc, sérieux, patient à la fatigue, sans passion pour le plaisir, sans plainte contre le sort, vivant de peu, cordial, libre, dédaigneux du superflu, sobre de paroles, magnanime. Est-ce que tu ne le vois pas ? Que de choses ne peux-tu pas faire dès à présent, pour lesquelles tu n'as pas la moindre excuse d'incapacité naturelle ou d'inaptitude, et où cependant tu restes, de ton plein gré, dans une inertie qui te rabaisse ! Est-ce par hasard une impuissance de nature qui te nécessite à gronder sans cesse, à être nonchalant, à te flatter, à écouter ton malheureux corps, que tu accuses de tous tes maux, à t'occuper de toi avec complaisance, à t'ajuster, et à troubler ton âme de ces vains soucis ? Non certainement ; et tu aurais pu dès longtemps le débarrasser de ces défauts. Seulement, tout ce qu'on aurait pu encore te reprocher, c'eût été d'avoir tant tardé à le faire et d'avoir eu trop de peine à écouter la raison ; car tu aurais dû depuis longues années t'y exercer, en désapprouvant dans ton coeur cette inertie et en n'en faisant point tes délices.

 

 

§ 5. Je veux bien. Tous ces conseils sont excellents ; et chacun de nous peut en faire son profit. - A écouter ton malheureux corps. C'est une des causes les plus habituelles de nos faiblesses. La vie des anciens était en général beaucoup plus dure que la nôtre ; et le stoïcisme avait moins de peine à faire écouter ses sages remontrances et ses virils conseils, essentiellement spiritualistes.

VI

Tel homme, après s'être bien conduit en faveur de quelqu'un, est tout prêt à lui faire payer le service dont il l'a obligé. Tel autre est moins pressé ; mais, à part lui, il se figure qu'il a une créance, et il se garde d'oublier le service qu'il a rendu. Enfin, un dernier ne sait même plus ce qu'il a fait, pareil à la vigne qui porte sa grappe, et qui ne cherche plus rien au-delà, après avoir produit le fruit qui lui est naturel. Le cheval qui a couru, le chien qui a chassé, l'abeille qui a distillé son miel, l'homme qui a fait le bien, ne va pas le crier ; mais il passe à une autre bonne oeuvre, de même que la vigne portera de nouveaux raisins quand la saison sera venue. - «Eh quoi ! faut-il donc se ranger au nombre de ces êtres qui agissent sans même savoir ce qu'ils font ? - Oui certainement. - Mais pourtant il faut bien réfléchir un peu à ce que l'on fait, et c'est, dit-on, le propre de l'être qui vit en société, de comprendre qu'il agit pour le bien commun et de désirer tout au moins, par Jupiter, que son compagnon qu'il oblige le comprenne aussi. - Sans doute ; ta réponse est juste ; mais dans ce cas-ci tu ne saisis pas bien le sens de mon conseil. C'est précisément en le suivant que tu te classeras parmi les êtres dont je parlais tout à l'heure ; car eux aussi sont bien guidés par une conviction raisonnable, à laquelle ils se laissent aller. Et toi, si tu veux bien comprendre ce que je te recommande en ce moment, tu n'as pas à craindre que cette disposition te fasse jamais négliger aucun des devoirs que la société t'impose».

 

 

§ 6. Lui faire payer le service. La remarque est profondément juste ; pour la plupart des hommes, c'est un marché qu'ils entendent faire quand ils font le bien ; et il est assez rare que leur conduite ne soit pas un calcul. L'homme de bien au contraire ne mérite ce beau nom qu'en faisant le bien pour le bien seul, sans avoir jamais le moindre retour sur lui-même. - Pareil à la vigne qui porte sa grappe. Image gracieuse, tout à fait analogue à celles qui ont été déjà employées plus haut. Voir liv. IV, § 44 et 48. - L'homme qui a fait le bien. L'homme a un mérite particulier à faire le bien, puisqu'il peut aussi faire le mal ; ce que les animaux et les plantes ne peuvent pas.

VII

Prière des Athéniens : «Arrose, bon Jupiter, arrose de ta pluie les sillons et les prés des Athéniens !» Ou il ne faut pas prier ; ou il faut prier comme eux, simplement et noblement.

 

 

§ 7. Prière des Athéniens. C'est, je crois, le seul passage d'un auteur de l'antiquité où il soit parlé de cette prière. Pausanias affirme à diverses reprises que les Athéniens étaient le peuple le plus religieux de la Grèce ; et dans le livre Ier, ch. XXIV, § 3, p. 33, édit. Firmin Didot, il cite à Athènes une statue qui représentait la Terre demandant à Jupiter de faire tomber la pluie. La prière des Athéniens avait ceci de remarquable que chacun priait pour tous au lieu de prier pour soi seul. Pausanias semble même indiquer que la prière avait lieu en faveur de la Grèce entière.

VIII

On dit en parlant d'un malade : «Esculape lui a prescrit l'exercice du cheval, l'usage des bains froids, la marche à pieds nus». On peut dire tout à fait de même : «La nature universelle a prescrit pour tel homme la maladie, la mutilation d'un membre, la perte des êtres les plus chers, ou telle autre épreuve non moins pénible». Et quand je dis «Prescrit», cela signifie, d'une part, que le médecin a ordonné ses remèdes en vue de la santé, et d'autre part, que tout ce qui arrive à chacun de nous est également ordonné pour nous conformément au destin. Et encore, lorsque nous disons que tout est arrangé pour nous, c'est au sens où les ouvriers le disent des pierres carrées des murs et des pyramides, qui s'arrangent entre elles et s'encastrent régulièrement, selon la disposition qu'on leur donne. Dans la totalité des choses, il n'y a qu'une seule et unique harmonie. Et de même que l'univers, qui est le corps immense que nous voyons, est rempli et se compose de tous les corps particuliers, de même, le destin, qui est la cause que nous savons, se compose de toutes les causes particulières. L'opinion que j'exprime ici est aussi celle des gens les plus simples ; car on entend dire à tout moment : «C'était là son sort». Oui, certes ; c'était bien le sort qui lui était réservé ; c'était bien là ce qui avait été réglé pour lui dans l'ensemble des choses. Ainsi donc, acceptons tout cela comme nous acceptons les remèdes qu'Esculape nous ordonne. Bien souvent ses prescriptions nous sont douloureuses ; mais nous les agréons dans l'espérance d'y retrouver la santé, que nous avons perdue. Considère l'accomplissement des décrets de la commune nature et le but auquel ils concourent, à peu près comme tu considères ta propre santé. Aime également tout ce qui t'arrive dans la vie, quelque dure que l'épreuve puisse te paraître, parce que tout cela conduit à un résultat qui est la santé du monde, et que tout cela facilite les voies de Jupiter et l'heureuse exécution de ses desseins. Il n'eût point rendu ce décret pour aucun de nous, si ce décret n'avait point importé à l'ensemble des choses ; car la nature ne fait jamais rien qui s'égare, et qui ne concorde pas avec le plan général qu'elle s'est prescrit. Voilà donc deux raisons pour aimer tout ce qui t'arrive. La première, c'est que la chose a été faite pour toi, que pour toi spécialement elle a été disposée dans l'ensemble, et qu'elle a avec toi ces rapports précis, venus de haut et se rat-tachant, dans la trame universelle, aux causes les plus saintes. La seconde, c'est que, pour Celui qui gouverne l'univers, ce qui arrive à chacun des êtres en particulier concourt au succès de ses démarches, à l'accomplissement de ses décrets et à la durée même des choses. C'est mutiler le tout que de retrancher quoi que ce soit de son enchaînement et de sa continuité, dans les causes qui le forment, aussi bien que dans les parties qui le composent. Or c'est te retrancher toi-même de ce tout, autant qu'il dépend de toi, que de te révolter contre ses lois ; et en quelque façon, c'est le détruire.

 

 

§ 8. Esculape. Ou plutôt le médecin particulier de ce malade, son Esculape. - Il n'y a qu'une seule et unique harmonie. Voir une pensée analogue plus haut, liv. IV, § 40. - De toutes les causes particulières. Et l'homme est une de ces causes, grâce à la liberté que Dieu lui a accordée. - La commune nature. En d'autres termes, la Providence, qui a tout réglé dans ses desseins infinis. - Aime également tout ce qui arrive. C'est un optimisme aussi sage que pratique. Les biens dont cette vie est comblée surpassent tellement les maux qui s'y rencontrent, que l'homme ne peut que remercier et bénir l'Etre tout-puissant, qui la lui a donnée. De sa part, cette reconnaissance sincère est à la fois un acte de justice et de magnanimité. Il se fie à la bonté de Dieu et tient peu de compte des maux qu'il souffre, parce qu'ils entrent nécessairement, dans le plan universel de la Providence. Mais cette foi imperturbable et résignée n'appartient qu'aux plus grandes âmes, Socrate, Epictète, Marc-Aurèle et quelques autres. - La santé du monde. Expression très belle et très juste. - Les voies de Jupiter. C'est ainsi que Milton, au début du Paradis perdu, a dit : «Justify the ways of God to men». Jupiter, c'est ici Dieu, ou la Providence. - Celui qui gouverne l'univers. Dieu ici n'est plus confondu avec le monde, comme il semblait l'être dans quelques passages précédents, liv. IV, § 40 notamment. Voir plus loin le commencement du liv. VI, où cette pensée est encore plus nettement rendue. Sénèque a dit : «Nous cherchons une cause première et générale, laquelle doit être simple puisque la matière est simple. Nous demandons ce que c'est que cette cause. C'est une intelligence qui agit ; et de celle-là dépendent toutes les autres causes». Epître LXV, à Lucilius. - Bossuet, citant l'Ecclésiaste, dans la Politique tirée de l'Ecriture, liv. I, article 1er, a dit : «Le monde subsiste par cette loi : chaque partie a son usage et sa fonction ; et le tout s'entretient par le secours que s'entre-donnent toutes les parties. Nous voyons donc la société humaine appuyée sur ces fondements inébranlables : un même Dieu, un même objet, une même fin, une origine commune, un même sang, un même intérêt, un besoin mutuel, tant pour les affaires que pour la douceur de la vie».

IX

Ne pas se dégoûter, ne pas se décourager, ne pas désespérer, si l'on ne réussit pas du premier coup à toujours agir selon les vrais préceptes ; mais, après un échec, revenir à la charge, se trouver content si, dans la plupart des cas, on se conduit en homme, et surtout aimer l'objet auquel on revient. Ne pas retourner à la philosophie comme l'enfant retourne à son maître ; mais bien plutôt comme les malades qui souffrent des yeux reprennent l'éponge et le blanc d'oeuf, ou comme d'autres encore ont recours au cataplasme et à la douche. Grâce à ta persistance, il ne t'en coûtera plus d'obéir à la raison ; et c'est en elle que tu trouveras ton repos. La philosophie, sache-le bien, ne veut absolument que ce que la nature veut aussi ; mais c'est toi qui voulais quelqu'autre chose qui n'était pas selon la nature. Entre les deux, quel parti dois-tu choisir de préférence ? Le plaisir ne nous fait-il pas commettre mille erreurs ? Demande-toi bien plutôt s'il ne vaut pas mieux choisir la grandeur d'âme, l'indépendance, la simplicité, la prudence, la sainteté. Quels attraits peuvent te paraître plus puissants que ceux de la sagesse, si tu songes à la force infaillible et à la facilité qu'elle nous procure, pour toutes les résolutions de la noble faculté qui nous fait suivre les lois de la raison, et qui nous fait réellement connaître les choses ?

 

 

§ 9. Ne pas se décourager. L'ascétisme chrétien n'a pas de conseil plus délicat, ni plus pratique. Il faut apprendre à bien faire, comme on apprend toutes choses ; et ici, il faut compter avec le temps, comme pour tout le reste. Tant que l'âme n'a pas perdu le sentiment du bien, elle peut se flatter de triompher, si elle a quelque persévérance. - L'éponge et le blanc d'oeuf. C'étaient des remèdes usités contre l'ophthalmie. - Les résolutions de la noble faculté. Le libre arbitre, grandeur et péril de l'homme, qui peut choisir entre le bien et le mal.

X

Les choses sont, pour ainsi dire, enveloppées d'une telle obscurité que des philosophes, et ce ne sont ni les moins nombreux ni les moins illustres, ont déclaré qu'elles leur semblaient tout à fait incompréhensibles. Les stoïciens eux-mêmes trouvent qu'elles sont tout au moins très difficiles à comprendre, et que notre intelligence, dans toutes ses facultés, est exposée sans cesse à faillir. En effet, d'abord où est l'homme dont le jugement ait été toujours infaillible ? Considérons, si tu le veux, les faits extérieurs. Mais que leur durée est passagère ! Que leur prix est misérable, puisqu'ils peuvent être aux mains d'un débauché, d'une courtisane, d'un scélérat ! Regarde ensuite au caractère des gens avec qui tu vis. Le plus bienveillant des hommes a grand'peine à les supporter ; que dis-je ? il n'est pas un d'eux qui n'ait peine à se supporter lui-même. Dans ces profondes ténèbres, dans ces ordures, dans ce torrent de la substance et du temps, du mouvement et de toutes les choses que le mouvement entraîne, je ne puis apercevoir quoi que ce soit qui doive mériter notre estime ou même mériter nos soins. Bien loin de là, il n'y a, pour se fortifier le coeur, qu'à attendre de sang-froid la dissolution naturelle de son être, à ne pas s'impatienter si elle tarde, et à puiser la paix dans ces deux seuls principes : le premier, qui est de se dire : «Il ne m'arrivera rien qui ne soit conforme à la nature universelle des choses» ; le second : «Il m'est toujours possible de ne rien faire qui puisse blesser mon Dieu, et le génie que je porte en moi ; car il n'est personne au monde qui puisse me forcer à violer leurs lois».

 

 

§ 10. Des philosophes. Il s'agit évidemment des sceptiques et des pyrrhoniens ; mais sans nier absolument l'impossibilité de la science, bien d'autres en avaient tout au moins signalé les difficultés, souvent insurmontables. Empédocle avait été un des premiers à s'en plaindre ; et sa mort, vraie ou supposée, semblait indiquer qu'il désespérait de la science. Après lui, les sophistes, les académiciens, Pyrrhon, Aenésidême, avaient soutenu et propagé le scepticisme. C'est une querelle aussi vieille que l'esprit humain ; mais ce qu'il y a de rassurant, c'est que ceux-là même qui nient la science sont obligés d'en faire pour la combattre. La vérité, c'est qu'en effet la science de l'homme n'est rien, si on la compare à l'infini ; mais elle est considérable et s'accroît de jour en jour, si on la compare à elle-même et que l'on regarde à ses progrès. - D'un débauché, d'une courtisane. Marc-Aurèle pouvait se rappeler les excès de tout genre auxquels s'étaient livrés les empereurs qui l'avaient précédé, sans parler de tant d'autres exemples presque aussi déplorables, que lui offrait l'histoire. Voir plus haut, liv. II, § 11. - Des gens avec qui tu vis. On peut voir plus haut le début du liv. III, § 1. - Mon Dieu. C'est l'expression même du texte ; et ce seul passage prouverait que Marc-Aurèle n'a pas toujours confondu Dieu et le monde, sur les pas du stoïcisme. - Le génie que je porte en moi. L'expression de Marc-Aurèle n'est pas tout à fait aussi développée. - Qui puisse me forcer à violer leurs lois. C'est la forteresse inexpugnable de la conscience. Mais tout le monde ne sait pas la défendre, même parmi les philosophes.

XI

«A quoi donc est-ce que s'applique mon âme en ce moment ?» Telle est la question qu'en toute circonstance il faut se poser à soi-même, en se demandant : «Que se passe-t-il actuellement pour moi, dans cette partie de notre être qu'on appelle notre chef et notre guide ? Quelle espèce d'âme ai-je en ce moment ? N'est-ce pas l'âme d'un enfant ? L'âme d'un jeune homme ? L'âme d'une femmelette ? L'âme d'un tyran ? L'âme d'une brute ? Ou l'âme d'un animal féroce ?»

 

 

§ 11. A quoi donc est-ce que s'applique mon âme en ce moment ? Voir plus haut, liv. III. § 4, une pensée presque pareille sous une forme différente. Cet examen de conscience, cette confession à soi-même est fort utile, si elle n'est pas toujours très flatteuse. - L'âme d'un tyran. On peut supposer que Marc-Aurèle aurait adressé des conseils si sages à plus d'un empereur, tyran, brute, ou bête féroce, comme Tibère sur la fin de sa vie, Caligula, Vitellius, Néron, etc. Sénèque a dit : «Faites, dit Epicure, toutes choses comme si quelqu'un vous regardait. Il est sans doute très utile d'avoir quelqu'un auprès de soi que vous regardiez comme s'il était présent à vos pensées. Mais il est beaucoup plus honorable de vivre comme si vous étiez en la présence de quelque homme de probité». Epitre XXV, à Lucilius.

XII

Pour apprécier ce que sont réellement ces biens prétendus qui séduisent le vulgaire, voici à quel point de vue il faut se placer. Quand on a compris ce que sont essentiellement les biens véritables, tels par exemple que la sagesse, la tempérance, la justice, le courage, on ne pourrait supporter, à propos d'un de ces biens précieux auquel on penserait, d'entendre quelqu'un y ajouter une idée qui serait en désaccord avec l'idée même du bien. Au contraire, si l'on ne pense qu'à une de ces choses qui passent pour des biens auprès du vulgaire, on écoutera et on accueillera volontiers les railleries du poète, qu'on pourra trouver de très bon goût. Le vulgaire lui-même sent bien aussi cette différence ; car autrement, loin d'agréer cette bouffonnerie, il la repousserait avec indignation. Mais s'il s'agit de l'argent, du plaisir, ou de l'opinion, et des plaisanteries que ces sujets provoquent, on les accueille comme les choses les plus fines et les plus charmantes du monde. Pousse donc plus loin, et demande-toi si l'on peut sérieusement estimer de pareilles choses et les prendre pour des hiens, quand, au moment où l'on y songe, on leur trouve fort applicable le mot du poète : «Celui qui possède toutes ces belles choses en grande quantité, en est tellement encombré qu'il n'a pas même chez lui de place pour des latrines».

 

 

§ 12. Ces biens prétendus. La distinction des vrais et des faux biens a d'abord été faite par le platonisme. L'Ecole stoïcienne a recueilli principalement cet héritage, si digne d'elle et si pratique. - La sagesse, la tempérance, la justice et le courage. Ce sont les quatre parties essentielles de la vertu, selon Socrate. - Le mot du poète. On ne sait pas à qui Marc-Aurèle emprunte cette citation ; mais c'est un poète qui a quelque chose de la crudité d'Aristophane.

XIII

Deux éléments forment mon être, constitué comme il l'est : ce sont la cause et la matière. Ni l'un ni l'autre de ces principes ne peut se perdre dans le néant ; car ce n'est pas du néant qu'ils sont sortis. Ainsi, chacune des parties qui me composent se convertira, par le changement, en une partie de l'univers. Celle-là se changera encore en une partie différente ; et ainsi de suite à l'infini. C'est précisément un changement de cet ordre qui m'a fait être ce que je suis, qui a produit également nos parents, et qui se poursuit indéfiniment aussi loin qu'on veuille remonter. C'est là une vérité incontestable ; ce qui n'empêche pas que le monde ne soit soumis dans son organisation à des révolutions périodiques et régulières.

 

 

§ 13. Deux éléments. L'esprit et la matière. - Ne peut se perdre dans le néant. La pensée est juste dans sa généralité ; mais elle n'est pas assez précise. La grande question pour l'homme est de savoir si sa personnalité subsiste après la mort ; et quand on comprend la notion vraie de ce qui constitue l'esprit, la réponse ne peut être douteuse, et la persistance de la personne est une sorte d'axiome. Marc-Aurèle ne se prononce pas assez nettement sur ce point ; et le destin qu'il semble préparer à l'âme ne semble pas différer du néant, quoi qu'il en dise. - Et ainsi de suite à l'infini. Ceci n'est vrai que pour la partie matérielle de notre être. - Qui m'a fait être ce que je suis. C'est vrai ; mais le changement lui-même a dû avoir une origine ; et il faut toujours remonter à la première cause, c'est-à-dire, à Dieu. - A des révolutions périodiques. Nous devons le croire ; mais l'expérience des hommes est encore si courte que la science ne saurait déjà se prononcer. Ce qui est certain, c'est que le monde est soumis à des lois constantes et éternelles.

XIV

La raison et l'art qui enseigne à raisonner sont des facultés indépendantes, qui se suffisent à elles-mêmes et qui suffisent aux opérations qui en relèvent. Elles partent d'un principe qui leur est propre, et elles marchent vers le but spécial qu'elles se proposent. C'est là ce qui fait qu'on les appelle les Directrices de l'esprit, parce qu'en effet elles nous montrent la voie qu'il faut directement suivre.

 

 

§ 14. La raison et l'art qui enseigne à raisonner. Ce paragraphe ne se rattache ni à ce qui précède, ni à ce qui suit. Il est sans doute déplacé ; et par le sujet qu'il traite, il est tout à fait étranger à la série des pensées ordinaires de Marc-Aurèle. L'idée n'en est pas très juste ; car la logique n'apprend guère à raisonner ; elle apprend bien plutôt comment on raisonne. Voir ma préface à la traduction de la Logique d'Aristote.

XV

On ne doit pas regarder comme faisant partie de l'homme une seule des choses qui n'appartiennent pas essentiellement à l'homme en tant qu'homme. On ne doit pas attendre de telles choses de lui ; sa nature ne les promet pas ; et elles ne sont pas davantage des perfectionnements de la nature humaine. Ce n'est donc pas dans ces choses-là que gît et que se trouve le but véritable de l'homme ; car ce n'est pas là non plus que se rencontre le bien, qui est la perfection même de ce but. Ajoutez que, si les choses de cet ordre appartenaient réellement à l'homme, il ne pourrait pas appartenir à l'homme de les dédaigner, et même de s'en détacher ; l'homme ne serait pas digne de louange, comme il l'est, quand il s'exerce à savoir s'en passer. Celui qui, pour une des choses de cette espèce, s'impose des privations personnelles, ne serait pas un homme de bien, si ces choses-là étaient des biens véritables. Mais à cet égard, plus on se retranche à soi-même de ces prétendus biens et de tout ce qui leur ressemble, ou même plus on s'en laisse volontairement retrancher quelque chose par les autres, plus on a de vertu.

 

 

§ 15. Des choses qui n'appartiennent pas essentiellement à l'homme. La pensée est peut-être exprimée d'une façon obscure ; mais elle n'en est pas moins juste. C'est toujours la distinction des vrais et des faux biens, des biens extérieurs et des biens de l'âme. Ce sont ces derniers qui appartiennent exclusivement et essentiellement à l'homme. Marc-Aurèle aurait mieux fait de les énumérer les uns et les autres, pour que la distinction fût plus claire et plus pratique. - Des choses de cette espèce. Richesse, santé, force, gloire, etc. - Plus on a de vertu. En effet la vertu consiste surtout dans la résistance de l'âme aux exigences de la matière et du corps.

XVI

Telles seront les pensées que tu nourriras habituellement, tel aussi sera ton esprit ; car l'âme prend la couleur et la teinte des pensées qu'elle entretient. Applique-toi donc à la teindre dans de constantes réflexions telles que les suivantes : «En quelque endroit qu'on vive, on y peut toujours vivre bien ; si c'est à la cour que l'on vit, on peut vivre bien et se bien conduire même dans une cour». Dis-toi encore que tout être se porte naturellement à la chose pour laquelle son organisation a été faite ; et que la chose vers laquelle il se porte de cette façon, est précisément son but et sa fin. Or, là où est la fin de l'être, là aussi est dans tous les cas son intérêt et son bien. Ainsi donc, la société est le bien propre de l'être doué de raison ; et il a été mille fois démontré que c'est pour la société que nous sommes faits. Mais n'est-il pas également de toute évidence que les moins bons sont faits pour les meilleurs, comme les meilleurs sont faits les uns pour les autres ? Or les êtres animés valent mieux que les êtres inanimés ; et les êtres doués de raison valent mieux que les êtres simplement animés.

 

 

§ 16. Les pensées que tu nourriras habituellement. De là, la nécessité d'écarter de l'âme, autant qu'on le peut, toutes les pensées mauvaises qui la flétrissent et la diminuent, pour y entretenir celles qui la grandissent et la purifient. J'ai déjà fait remarquer que Marc-Aurèle avait, parmi les vertus de sa mère, signalé sa constante attention à toujours écarter de son coeur toutes les pensées du mal, liv. I, § 3. - La société est le bien propre de l'être doué de raison. C'est la préoccupation la plus ordinaire de Marc-Aurèle, et le conseil qu'il donne le plus habituellement à l'homme : Rendre toujours à la société tout ce qu'on lui doit. Ce précepte est encore plus vrai de nos jours, parce que les bienfaits que l'homme reçoit de la société sont le plus en plus grands, à mesure qu'elle se perfectionne. Voir plus haut, liv. IV, § 34, et liv. V, § 1. Aristote, le premier, avait démontré que l'homme est un être essentiellement sociable, Politique, liv. I, ch. 1, § 9, de ma traduction.

XVII

C'est une folie de vouloir l'impossible ; or il est bien impossible de toujours empêcher les méchants de faire ce qu'ils font.

 

 

§ 17. Il est bien impossible de toujours empêcher les méchants. Marc-Aurèle a donné antérieurement des motifs plus graves pour tolérer nos semblables, y compris les méchants. Voir plus haut, liv. II, § 1. D'abord, les méchants sont de la même famille que nous, quoi qu'ils fassent ; et plus ils sont coupables, plus ils sont dignes de pitié. En outre, on peut toujours espérer les ramener au bien. Ce sont là autant de motifs de patience et de charité. Voir un peu plus loin, § 20.

XVIII

Jamais on n'éprouve d'accident que la nature ne vous ait mis en état de le supporter. Les mêmes malheurs qui vous atteignent frappent un de vos semblables, qui, soit par ignorance de ce qui lui arrive, soit pour faire parade de sa force d'âme, conserve son équilibre et demeure impassible au mal. On peut donc s'étonner que l'ignorance ou la vanité aient plus d'effet et de puissance que la sagesse.

 

 

§ 18. Que la nature ne vous ait mis en état de le supporter. On peut voir plus loin, liv. VIII, § 46, et liv. X. § 3, quelques développements de cette pensée, qui, à première vue, peut ne pas paraître très juste. Il ne faut pas d'ailleurs perdre de vue que les préceptes de Marc-Aurèle ne s'adressent qu'au sage, ou du moins qu'à celui qui veut le devenir. Comme il ne doit pas craindre la mort, à plus forte raison peut-il braver tous les accidents de ia vie, queis qu'ils soient. - Plus d'effet que... la sagesse. C'est là en réalité l'ordinaire de la vie. Mais la sagesse doit évidemment l'emporter sur l'ignorance, qui ne sait ce qu'elle fait, et sur la vanité, qui n'a que des motifs insuffisants pour agir.

XIX

Il est bien entendu que les choses elles-mêmes n'ont pas le moindre contact avec notre âme. Elles n'y ont pas d'accès possible ; elles ne peuvent ni la changer ni la mouvoir. L'âme seule a la puissance de se modifier elle-même et de se donner le mouvement ; et c'est d'après les jugements qu'elle croit devoir porter qu'elle façonne à son usage les choses du dehors.

 

 

§ 19. N'ont pas le moindre contact avec notre âme. C'est peut-être dire trop. Les choses n'ont pas de contact matériel avec notre âme ; mais, par l'intermédiaire des sens, elles agissent sur nous d'une manière puissante, et quelquefois même à peu près irrésistible. Mais l'âme peut se rendre indépendante de toutes leurs surprises et de leurs séductions. C'est un des plus grands côtés du stoïcisme d'avoir tant présumé des forces de l'âme humaine. Voir, plus loin, des pensées tout à fait analogues, liv. XI, § 16.

XX

A certains égards, l'homme est pour nous tout ce qu'il y a de plus proche, parce que, dans nos rapports avec nos semblables, nous devons leur faire du bien et les tolérer ; mais en tant qu'un homme fait obstacle à l'accomplissement de mes devoirs personnels, l'homme devient alors pour moi un être indifférent, tout aussi bien que pourrait l'être, ou le soleil, ou le vent, ou un animal quelconque. Eux aussi, en certains cas, peuvent arrêter mon activité ; mais, au fond, ce ne sont pas là de vrais obstacles à ma volonté et à mes dispositions morales, parce que je puis toujours, ou m'abstraire des choses, ou leur donner un autre tour. La pensée, en effet, transforme tout ce qui faisait obstacle à notre activité et l'emploie à son premier dessein ; et alors ce qui vous empêchait d'agir facilite votre action ; ce qui vous barrait la route vous aide à parcourir cette route même.

 

 

§ 20. Un être indifférent. L'homme ne peut jamais être indifférent, au même titre qu'un corps quelconque de la nature, parce qu'il est le seul être libre et responsable. Les stoïciens donnaient au mot Indifférent un sens spécial ; ils entendaient par là les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises moralement, et qui par conséquent doivent être sans importance pour le sage, qui ne les recherche ni ne les repousse : la richesse, la santé, la gloire, la puissance. - De vrais obstacles à ma volonté. Il est impossible de proclamer plus énergiquement le libre arbitre de l'homme et son indépendance morale.

XXI

Entre tous les principes qui forment le monde, honore celui qui est le plus puissant de tous ; et celui-là, c'est le principe qui met toutes choses en oeuvre et qui les pénètre toutes. Par la même raison, entre les éléments qui sont en toi, honore aussi le plus élevé et le plus puissant ; car il est de même ordre que le principe universel, puisque c'est lui qui met en toi tout le reste en action et qui gouverne ta vie.

 

 

§ 21. Le principe qui met toutes choses en oeuvre. En d'autres termes, Dieu et sa toute-puissance, avec sa bonté infinie. Seulement, les stoïciens laissent dans le doute le problème de la création. Mais, selon leur doctrine, l'éternité du monde se confond avec celle même de Dieu. - De même ordre que le principe universel. C'est en ce sens que la Bible dit aussi que Dieu a fait l'homme à son image, Genèse, ch. I, verset 27.

XXII

Quand une chose n'est pas nuisible à la cité, elle ne peut pas non plus nuire au citoyen. En toute circonstance, pour juger si tu as éprouvé quelque dommage, applique-loi cette règle: «Si l'Etat n'éprouve aucun tort, moi non plus, je n'en éprouve aucun». Si au contraire l'Etat est lésé, il n'y a point à s'emporter inutilement contre le coupable ; mais il faut se demander : «En quoi a-t-il manqué au devoir ?»

 

 

§ 22. Elle ne peut pas non plus nuire au citoyen. A un certain point de vue superficiel, la pensée peut paraître n'être pas juste, puisque dans quelques cas exceptionnels le citoyen doit se sacrifier à la patrie. Mais, dans l'austérité de la doctrine stoïcienne, ce sacrifice même est un profit, loin d'être une perte pour le citoyen. Ainsi considéré, le principe est vrai ; mais il faut l'âme d'un Curtius ou celle d'un Caton pour l'appliquer, et même pour le comprendre en l'approuvant. Du reste, il est probable qu'il manque une conclusion à ce paragraphe et qu'il faudrait une réponse à l'interrogation. On doit apprendre à celui qui a fait une faute en quoi il a péché, afin qu'il se corrige, s'il en est encore capable.

XXIII

Considère souvent en ton coeur la rapidité du mouvement qui emporte et fait disparaître tus les êtres et tous les phénomènes. L'être est comme un fleuve qui coule perpétuellement ; les forces de la nature sont dans des changements continuels ; et les causes présentent des milliers de faces diverses. Rien pour ainsi dire n'est stable ; et cet infini qui est si près de toi est un abîme insondable, où tout s'engloutit, soit dans le passé, soit dans l'avenir. Ne faut-il pas être insensé pour que tout cela puisse vous gonfler d'orgueil, ou vous tourmenter, ou vous rendre malheureux, quand on songe combien de temps dure ce trouble et combien il est peu de chose ?

 

 

§ 23. Considère souvent en ton coeur. Admirable maxime, exprimée avec une simplicité qui en augmente encore la profondeur. Pourtant, quelque vraie et quelque utile qu'elle soit, elle est d'une application difficile au milieu des affaires et de toutes les diversions de la vie extérieure. Mais, puisqu'un empereur pouvait la faire, ce doit être une démonstration pour tout le monde et un encouragement à l'imiter. Cette considération de la mobilité de toutes choses est d'une grande importance ; et il est certain que, dans la plupart des cas, elle pourrait beaucoup contribuer à assagir l'âme de l'homme. C'est le Dabit deus his quoque finem de Virgile. Ce n'est pas là du reste diminuer le prix de la vie ; c'est la mesurer à sa véritable valeur ; et la philosophie donne en cela les mains à la doctrine chrétienne et biblique. - Que tout cela puisse vous enfler d'orgueil. Cette humilité a d'autant plus de poids qu'elle est dans la bouche d'un maître du monde. Bossuet a dit : «Qu'est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ! J'entre dans la vie pour en sortir bientôt : je vais me montrer comme les autres. Après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort ; la nature, comme si elle était presque envieuse du bien qu'elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu'elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains et qui doit être éternellement dans le commerce. Elle en a besoin pour d'autres formes ; elle le redemande pour d'autres ouvrages». Sermon sur la Mort.

XXIV

Pense à la totalité de l'être, dont tu n'es qu'une si faible portion ; à la totalité du temps, dont un intervalle si étroit et si imperceptible t'a été accordé. Songe à la destinée tout entière, dont tu es une part. Et quelle part !

 

 

§ 24. Pense à la totalité de l'être. Suite des pensées du paragraphe précédent. Celle-ci est tout à fait digne de Pascal ; elle a toute la grandeur de ses propres tristesses sans en avoir l'amertume. C'est la situation de l'homme dans toute sa vérité, exposée simplement, sans exagération ni dans un sens ni dans l'autre. Marc-Aurèle pense comme Pascal ; mais il ne se désole pas comme lui. L'âme est plus saine, si le génie est moins grand. Voir plus haut, liv. II, § 12; et plus loin, liv. XII, § 32, où les mêmes idées sont éloquemment développées.

XXV

Un autre commet une faute ; que m'importe à moi ? C'est à lui de voir ; il a son organisation propre, il a son activité individuelle. Quant à moi, j'ai à cette heure ce que la commune nature veut que j'aie à cette heure ; et je fais ce que ma nature veut que je fasse maintenant.

 

 

§ 25. Un autre commet une faute. La pensée n'est peut-être pas exprimée assez clairement. Je n'ai pas voulu la préciser davantage, de peur de l'altérer. - C'est à lui de voir. Le texte présente cette indécision.

XXVI

Que la partie de ton âme qui te conduit et te gouverne demeure inaccessible à toute émotion de la chair, agréable ou pénible. Qu'elle ne se confonde pas avec la matière à laquelle elle est jointe ; qu'elle se circonscrive elle-même ; et qu'elle relègue dans les organes matériels ces séductions qui pourraient l'égarer. Mais lorsque, par suite d'une sympathie d'origine étrangère, ces séductions arrivent jusqu'à la pensée, grâce au corps qui est uni à l'âme, il ne faut pas essayer de lutter contre la sensation, puisqu'elle est toute naturelle ; seulement, le principe qui nous gouverne ne doit point y ajouter de son chef cette idée qu'il y ait là ni un bien ni un mal.

 

 

§ 26. Inaccessible à toute émotion de la chair. Ici, le spiritualisme de Marc-Aurèle est complet ; le platonisme ne pourrait distinguer mieux les deux principes dont l'homme est composé. - Toute émotion de la chair. C'est l'expression même du texte, qui a une nuance chrétienne, sans que cette nuance probablement soit une imitation. - Qu'elle ne se confonde pas. C'est ce que nous devrions nous dire sans cesse, et surtout pratiquer. Il faut qu'en nous la bête soit renfermée dans ses justes limites. - Il ne faut pas essayer de lutter contre la sensation. En tant que sensation ; car il est clair qu'à cet égard la sensation est nécessaire, et nous ne pouvons pas éviter de la percevoir. Mais c'est à notre raison d'y imposer un frein et de résister aux conséquences qu'elle peut avoir. - Ni un bien ni un mal. Ceci ne doit pas être pris en un sens trop étroit ; car il y a des sensations bonnes ou mauvaises, par les suites qu'elles entraînent après elles. Sénèque a dit : «Je suis de trop bon lieu, je suis destiné à des choses trop grandes pour me rendre esclave de mon corps ; l'âme qui l'habite est franche et libre. Jamais cette chair ne me soumettra à la crainte ni à la dissimulation, qui est indigne d'un homme de bien. Jamais je ne commettrai un mensonge en sa faveur. Je romprai notre société quand bon me semblera». Epître LXV, à Lucilius. Ailleurs, Epître LXXIV, Sénèque ajoute : «Ce n'est pas dans la chair qu'il faut établir notre félicité». - Bossuet a dit : «Quoique nous soyons relégués dans cette dernière partie de l'univers qui est le théâtre des changements et l'empire de la mort ; bien plus, quoiqu'elle nous soit inhérente, et que nous la portions dans notre sein, toutefois, au milieu de cette matière et dans l'obscurité de nos connaissances, qui vient des préjugés de nos sens, si nous savons rentrer en nous-mêmes, nous y trouverons quelque chose qui montre bien, par une certaine vigueur, son origine céleste et qui n'appréhende pas la corruption». Sermon sur la Mort.

XXVII

Vivre avec les Dieux. Or celui-là vit avec les Dieux qui, sans jamais défaillir, leur présente son âme satisfaite des destinées qui lui sont réparties, exécutant tout ce que veut le génie que Jupiter a donné à chaque homme pour protecteur et pour guide, parcelle détachée de lui-même. Et ce génie, c'est l'entendement et la raison accordée à chacun de nous.

 

 

§ 27. Vivre avec les Dieux. Grande et pratique pensée, d'une piété profonde ; c'est vivre avec les Dieux que de vivre en leur présence, ne faisant rien qu'on puisse désirer de leur cacher, soumis à leurs volontés et prêt à les suivre partout où ils veulent nous mener. L'ascétisme chrétien a pu se produire sous d'autres formes ; mais il n'a pas d'autre but ni d'autres préceptes. C'est d'ailleurs l'axiome platonicien qui prescrit pour objet suprême aux efforts de l'homme de se rendre semblable à Dieu, autant que le permet l'infirmité de sa nature. - Jupiter. En d'autres termes Dieu. Mare-Aurèle reste fidèle aux habitudes du langage reçu ; mais le Jupiter dont il parle n'est plus le Jupiter païen. - Parcelle détachée de lui-même. Cette expression doit être entendue dans un sens très large ; et il n'est pas probable que Marc-Aurèle l'entende ici comme le fait la doctrine de l'émanation. Sénèque a dit : «Soit que la destinée nous lie par une nécessité immuable, soit que Dieu comme arbitre de l'univers ordonne de toutes choses, soit que le hasard roule et conduise aveuglément les affaires humaines, il est certain que la philosophie nous assistera toujours. Elle nous exhortera de nous soumettre volontairement à Dieu, de résister constamment à la fortune, de suivre les ordres de la Providence et de supporter les coups du hasard». Epître LVI, à Lucilius. - Bossuet a dit : «Il faut être libre de toute inquiétude, de toute passion forte ; en un mot, il faut un silence et une récollection parfaite pour entendre intérieurement la voix de Dieu... Prenez donc garde de ne pas vous étourdir vous-même, et n'empêchez pas l'Esprit saint, qui est en vous, de parler à vos coeurs». Deuxième Exhortation à la communauté de Sainte-Ursule de Meaux. C'est là aussi toute la doctrine de l'Imitation, qui n'est, au fond, qu'une Récollection perpétuelle de l'âme, dans le silence du cloître et de la cellule. Le vrai problème est d'accommoder cette vie intérieure avec les devoirs du dehors.

XXVIII

Est-ce que tu te mets en colère contre quelqu'un parce que sa sueur sent le bouc ? Est-ce que tu te mets en colère contre quelqu'un qui a mauvaise haleine ? Que peut-il y faire ? Sa bouche, ses aisselles ont cette odeur ; d'organes ainsi disposés, il sort nécessairement de pareilles émanations. - «Mais, dira-t-on, l'homme, qui a l'intelligence en partage, peut trouver moyen de prévenir ces inconvénients». Applique-toi cette heureuse réponse ; car toi aussi tu es doué de raison. Provoque donc en lui, par une disposition raisonnable en toi, une disposition non moins raisonnable ; indique-lui le remède ; rappelle-lui les moyens de l'employer. S'il t'écoute, tu le guériras. Mais il n'est que faire de t'emporter ; tu n'as ici besoin, ni des éclats de voix de l'acteur tragique, ni de la complaisance d'une courtisane.

 

 

§ 28. Provoque donc en lui. Conseils pleins de douceur et de bienveillance pratique, qui peuvent s'appliquer d'une manière générale. Il faut souffrir patiemment les défauts des autres, pour qu'ils souffrent réciproquement les nôtres, dans la mesure d'une tolérance raisonnable. Autrement, la société ne serait pas possible. - Des éclats de voix de l'acteur tragique. Cette recommandation est à remarquer de la part d'un empereur, dont la vie, malgré tous ses efforts, n'a pas dû toujours être aussi simple qu'il l'aurait voulu, au milieu des démonstrations dont les courtisans devaient l'accabler. Bossuet a dit : «Faites comme les médecins : pendant qu'un malade troublé leur dit des injures, ils lui appliquent des remèdes. Suivez l'exemple de saint Cyprien, dont saint Augustin a dit ce beau mot, qu'il reprenait les pécheurs avec une force invincible, et aussi qu'il les supportait avec une patience infatigable». Sermon sur la Charité fraternelle. Bossuet a dit encore : «Voici une belle règle de saint Augustin pour l'application de la charité : L'obligation de s'aimer est égale dans tous les hommes et pour tous les hommes. Mais, comme on ne peut pas également les servir tous, on doit s'attacher principalement à servir ceux que les lieux, les temps et les autres rencontres semblables nous unissent d'une façon particulière comme une espèce de sort». Politique tirée de l'Ecriture, liv, I, art. 5.

XXIX

Dans le monde où tu es, il t'est toujours possible de vivre pendant que tu y restes, ainsi que tu comptes vivre après que tu en seras sorti. Que si les hommes ne t'en laissent pas la liberté, alors résous-toi de sortir de la vie, de telle sorte néanmoins que tu ne croies pas en cela souffrir le moindre mal. - «Il y a ici de la fumée ; je quitte la place». Crois-tu que ce soit là une bien grande affaire ? Mais tant que rien de semblable ne me force à sortir de ce lieu, j'y demeure, jouissant de ma pleine liberté ; et qui que ce puisse être ne m'empêchera jamais d'accomplir ce que je veux. Or, je veux, conformément à la nature de l'être doué de raison et faisant partie de la société universelle.

 

 

§ 29. Après que tu en seras sorti. Cette fin de phrase rend la pensée presque inintelligible, si l'on comprend, comme il semble bien, qu'il s'agit ici de la mort. S'il s'agit uniquement du monde spécial où vit un empereur, c'est-à-dire de la cour et du train des affaires, la pensée alors est fort claire ; mais le texte n'est pas assez précis pour que le lecteur puisse se décider très nettement. Un peu plus bas, quand Marc-Aurèle parle de sortir de la vie, il pense évidemment au suicide, que le stoïcisme permettait au sage, et que même dans certains cas il lui recommandait. - Il y a ici de la fumée ; je quitte la place. Je ne crois pas qu'on puisse ainsi généraliser ies choses ; et il faut prendre garde à se contredire soi-même lorsqu'on dispose si légèrement de son existence, en même temps qu'on se flatte d'être parfaitement soumis à la volonté de Dieu et d'accepter tout ce qu'il nous envoie. - Jouissant de ma pleine liberté. C'est le point essentiel dans la pratique de la vie, aussi bien que dans la doctrine stoïcienne.

XXX

L'esprit qui anime l'univers est essentiellement ami de l'association ; c'est dans ce but qu'il a créé les choses inférieures en vue des choses plus relevées ; et que ces choses meilleures, grâce à lui, se combinent si bien entre elles. Tu peux t'en convaincre et voir comment il les a subordonnées et coordonnées les unes aux autres, réparti à chacune d'elles ce qu'elles doivent régulièrement avoir, et ménagé entre les principales une mutuelle harmonie.

 

 

§ 30. Ami de l'association. Les développements qui suivent éclaircissent cette expression, qui dans le texte est aussi obscure que dans la traduction. - Une mutuelle harmonie. Bien que Marc-Aurèle n'entre ici dans aucun détail, on voit bien qu'il a des choses de l'univers la même impression qui, dans des siècles d'une science et d'une civilisation plus avancées, a produit des études nombreuses sur les harmonies de la nature. C'est un sujet inépuisable, parce qu'en cela l'esprit de l'homme s'adresse à 1'infini, comme en tant d'autres matières.

XXXI

Comment jusqu'à ce jour t'es-tu comporté envers les Dieux, avec tes parents, avec tes frères, ta femme, tes enfants, tes maîtres, tes gouverneurs, tes amis, tes proches, tes serviteurs ? As-tu observé toujours à leur égard le précepte :

Jamais ne dire ou faire aucun mal à personne ?

Rappelle en ta mémoire toutes les épreuves par où tu as passé, et celles que tu as supportées énergiquement ; souviens-toi que l'histoire de ta vie est déjà pleine et que ton service est accompli ; compte toutes les belles choses que tu as vues, tous les plaisirs et toutes les peines que tu as surmontées en les bravant, toutes les distinctions que tu as dédaignées, et aussi tous les ingrats que tu as comblés de tes bienfaits.

 

 

§ 31. Comment jusqu'à ce jour t'es-tu comporté ? C'est un examen de conscience que chacun peut utilement s'imposer à soi-même, et qui doit avoir sa place presque chaque jour dans nos réflexions. C'est une source constante des informations les plus délicates sur notre conduite personnelle. Si le passé donne des regrets, il porte aussi avec lui de fructueuses leçons ; et, par le souvenir des fautes commises, on peut éviter d'en commettre de nouvelles. - Jamais ne dire ou faire aucun mal à personne. Marc-Aurèle emprunte les mots dont il se sert ici à Homère, en les appropriant d'ailleurs à sa pensée et au tour de sa phrase. Voir l'Odyssée, chant IV, vers 690. Quant à la pensée elle-même, elle se retrouve aussi développée tout au long dans le Criton, de Platon, pp. 142 et 143, de la traduction de M. V. Cousin. Socrate établit comme un principe inébranlable qu'il ne faut jamais faire mal sous quelque prétexte que ce puisse être, même au prix de la vie. - Et aussi tous tes ingrats. Je crois qu'il est mieux de laisser ce genre de souvenirs dans l'oubli. Penser aux ingrats qu'on a faits, ce serait peut-être se donner bien inutilement, ou de la vanité, ou des chagrins.

XXXII

Comment des âmes incultes et ignorantes peuvent-elles troubler une âme savante et cultivée ? Mais qu'est-ce qu'une âme savante et cultivée ? C'est celle qui comprend le principe et la fin des choses, qui comprend la raison répandue dans la création entière et gouvernant l'univers, lequel est soumis aux révolutions périodiques que cette raison lui a prescrites de toute éternité.

 

 

§ 32. Peuvent-elles troubler une âme savante et cultivée ? Il semble que cette réflexion peut répondre à celle qui termine le paragraphe précédent. L'ingratitude est tout à la fois une ignorance et une grossièreté. Comment pourrait-elle avoir tant d'influence sur le sage, qui sait clairement pourquoi il a rendu service à ceux qui oublient ses bienfaits, et qui doit être assez maître de lui-même poui ne pas sentir de telles blessures ? -La raison répandue dans la création entière. L'intelligence divine. Voir la préface des Questions naturelles de Sénèque.

XXXIII

Encore un instant, et tu ne seras plus que poussière, un squelette, un nom, et bientôt pas même un nom ; car la renommée n'est qu'un bruit et un écho qui s'évanouit. Toutes les choses qu'on recherche si ardemment dans la vie sont bien vides, bien corrompues, bien mesquines, roquets qui se mordent, enfants qui se querellent sans cesse, riant un instant pour pleurer l'instant d'après. La bonne foi et la pudeur, la justice et la vérité,

Remontant vers l'Olympe ont déserté la terre.

Quel motif peut donc encore te retenir ici-bas ? Ne vois-tu pas que les objets que nos sens perçoivent sont dans un changement continuel, qui ne s'arrête jamais ; que nos sens n'ont que des perceptions obscures, sujettes à mille erreurs ; que le souffle qui nous anime n'est qu'une vapeur de notre sang ; et que la gloire, qu'on recherche auprès d'êtres si fragiles, n'est qu'une fumée vaine ? Qu'est-ce donc que tout cela ? Tu te résignes à attendre l'heure où tu devras t'éteindre ou te transformer. Mais jusqu'à ce moment, qu'on doit subir, que te faut-il ? Une seule chose et rien de plus : honorer et bénir les Dieux, faire du bien aux hommes, et les supporter, ou t'en éloigner. Et quant à tout ce qui est en dehors des bornes de ta pauvre personne et de ton pauvre esprit, bien savoir que cela ne t'appartient pas et ne dépend pas de toi.

 

 

§ 33. Encore un instant. Ce sentiment de l'infirmité humaine et du vide de toutes choses ici-bas est d'autant plus remarquable qu'il vient d'un souverain absolu, placé au faite des grandeurs, et qui a su par expérience ce que valent tout cet éclat et tout ce faste. C'est là une considération qu'il ne faut jamais perdre de vue en lisant et en méditant Marc-Aurèle ; l'élévation incomparable de son rang ajoute encore à la force et à l'utilité de ses conseils, qu'on pourrait suivre presque aveuglément, si la première règle de la philosophie n'était pas de suivre d'abord sa propre lumière. Chacun de nous, d'ailleurs, peut, dans sa sphère plus ou moins étroite, s'appliquer cette réflexion ; mais une sagesse aussi désintéressée est difficile dans tous les rangs ; et l'obscurité de la situation n'y aide guère. - La bonne foi, la pudeur. Il y a dans cette pensée une misanthropie qui n'est pas habituelle à Marc-Aurèle. - Remontant vers l'Olympe. Ce vers est d'Hésiode, les Oeuvres et les Jours, vers 197 de l'édition de Firtnin Didot ; 195 des éditions ordinaires. - Honorer et bénir les Dieux. La sagesse de l'homme ne peut aller plus loin ; et, depuis Marc-Aurèle, personne n'a parlé mieux que lui ; pour sa part, il a su agir comme il parlait. - Et ne dépend pas de toi. C'est la distinction profonde par où commence le Manuel d'Epictète.

XXXIV

Il t'est toujours permis de couler une vie heureuse et bonne, puisque tu peux toujours poursuivre ton chemin, et, tout en fournissant ton chemin, penser et agir. Voici deux points communs entre l'âme de Dieu et celle de l'homme ; en d'autres termes, voici les attributs de l'âme de tout être doué de raison : le premier, c'est de n'être jamais entravée par un autre ; le second, c'est de placer le bien dans la volonté et la pratique de la justice, et de borner là tous ses désirs.

 

 

§ 34. Heureuse et bonne. Il n'y a qu'un mot dans le texte ; mais il présente les deux sens. Il est clair que le stoïcien s'inquiète médiocrement du bonheur dans la vie, et qu'il y recherche avant tout l'accomplissement du devoir. - L'âme de Dieu et celle de l'homme. Voilà la véritable grandeur de l'homme ; et le stoïcisme a raison. - De n'être jamais entravée par un autre. C'est l'indépendance absolue du libre arbitre. - De borner là tous ses désirs. C'est la limite extrême de la vertu humaine ; il ne lui est pas possible d'aller au delà. C'est ainsi que, dans le platonisme, l'idée du bien est la plus haute de toutes les idées.

XXXV

Quand une chose n'est pas le fait de ma méchanceté actuelle ou la conséquence de ma méchanceté antérieure, et qu'elle ne peut pas être nuisible à la communauté, pourquoi aurais-je à m'en préoccuper ? Quel tort peut-elle faire à l'ordre commun de l'univers ?

 

 

§ 35. Le fait de ma méchanceté actuelle. Le texte n'est pas aussi précis ; et j'ai dû le paraphraser pour le rendre plus clair. - A la communauté. Il faut entendre ceci dans le sens le plus large. Il ne s'agit pas seulement de la communauté civile et politique ; mais il s'agit de la société universelle de l'homme avec ses semblables, avec les choses et avec Dieu.

XXXVI

Ne pas se laisser emporter aveuglément à son imagination, mais se défendre contre elle du mieux possible et selon les occurrences. Que si, dans les occasions indifférentes, on est vaincu, ne pas s'imaginer qu'en cela même on ait subi un tort irréparable. C'est l'habitude qui est mauvaise. Mais toi comme ce vieillard qui, sur le point de sortir de la vie, s'enquérait de la toupie de son petit-fils, se souvenant encore que cet enfant avait une toupie, toi aussi tu agis comme lui. - «Mais, dis-tu, ma situation est si belle !» - 0 homme, ignores-tu donc ce qu'étaient les choses de la vie ? - Non pas ; mais les hommes en faisaient tant de cas ! - Et c'est pour de telles choses que tu as perdu la raison ! - Et moi aussi, je l'ai jadis perdue ; mais en quelque endroit que je fusse relégué, j'ai pu y vivre en homme bien partagé ; or être bien partagé, c'est se faire à soi-même une belle part ; et la part la meilleure, ce sont les bonnes conduites de l'âme, les bons instincts et les bonnes actions.

 

 

§ 36. A son imagination. On pourrait traduire aussi : «Ne pas se laisser emporter aveuglément à l'apparence». Mais j'ai préféré la première traduction à cause de ce qui suit : Ne pas s'imaginer, etc., passage où il n'y a pas à se méprendre. - C'est l'habitude qui est mauvaise. Tout ce passage est profondément altéré et la sagacité des éditeurs n'a pu le rétablir, d'après les manuscrits, qui n'offrent pas de remèdes suffisants. Je l'ai traduit du mieux que j'ai pu, sans répondre que j'aie bien saisi le sens, que d'autres ont compris tout différemment. - De son petit-fils. Ou de son élève. - Toi aussi tu agis comme lui. C'est-à-dire qu'au moment de la mort, tu songes encore aux choses les plus futiles de la vie. - Et moi aussi je l'ai jadis perdue. Cet aveu a quelque chose à la fois de sincère et de bienveillant ; mais, dans l'état où est le texte, il serait possible d'y trouver un autre sens. Celui que j'adopte est très acceptable. - Bien partagé. C'est la traduction littérale du mot grec.