Livre VIISommaireLivre IX

I

Une considération bien faite pour te détourner de la présomption de la vaine gloire, c'est que tu ne peux pas te flatter d'avoir passé ta vie entière, du moins à partir de ta jeunesse, comme un vrai philosophe. Bien des gens l'ont su ; et toi-même, tu sais aussi bien que personne que tu étais alors très loin des sentiers de la philosophie. Voilà donc ton personnage défiguré ; et te faire la réputation d'un philosophe n'est plus guère facile pour toi. La supposition seule est un contre-sens. Si donc tu comprends réellement le fond des choses, ne t'inquiète pas de l'apparence que tu pourras avoir ; mais sache te contenter, pour ce qui te reste de vie, de la passer comme le veut ta nature. Ainsi tâche de connaître ses volontés, et n'aie pas d'autre préoccupation. En effet, l'expérience t'a montré que d'erreurs tu as commises, sans jamais trouver le bonheur ; tu ne l'as rencontré ni dans l'étude, ni dans la richesse, ni dans la gloire, ni dans le plaisir, nulle part en un mot. Où donc l'obtiendras-tu ? Uniquement en faisant ce qu'exige la nature de l'homme. Et comment l'homme accomplit-il le voeu de sa nature ? En ayant d'immuables principes, d'où ses actes découlent. Et à quoi s'appliquent ces principes ? Au bien et au mal ; le bien ne pouvant jamais être pour l'homme que ce qui le rend juste, prudent, courageux et libre ; le mal n'étant non plus que que ce qui produit les dispositions contraires à celles que je viens d'énumérer.

 

 

§ 1. Du moins à partir de ta jeunesse. Ceci semblerait indiquer un souvenir pénible de quelques désordres de jeunesse. Ces écarts ne peuvent pas être allés bien loin, dans une nature aussi élevée que celle de Marc-Aurèle. Dans le premier livre, § 22, il s'est félicité de n'avoir pas été homme avant le temps. - Bien des gens l'ont su. Chacun de nous peut faire une égale confession ; et il est bien peu de mortels assez heureux pour s'être toujours maintenus dans les sages limites que la fonsme de la jeunesse franchit si aveuglément. - Ta nature. Qui est celle d'un être raisonnable, fait pour vivre dans la société des hommes et de Dieu. - Sans jamais trouver le bonheur. L'expression grecque pourrait tout aussi bien signifier Vertu. J'ai préféré l'idée de Bonheur, à cause de ce qui suit, bien que la recherche du bonheur n'ait jamais été une des préoccupations du Stoïcisme. - D'immuables principes d'où ses actes découlent. C'est ce que fait la religion à l'aide de la foi ; c'est aussi ce que fait la philosophie. - Au bien et au mal. Discerner le bien du mal pour suivre l'un et éviter l'autre, c'est là toute la vie morale de l'homme ; et c'est le mot de l'énigme qu'il est à lui-même, tant qu'il ne se connaît pas et ne s'est pas rendu maître de ses passions.

II

Toutes les fois que tu fais quelque chose, adresse-toi cette question : «Qu'est-ce que je fais précisément ? Ne le regretterai-je pas ? Encore un peu, je meurs ; et tout disparaît pour moi. Ai-je à chercher autre chose que de savoir si l'acte que je fais actuellement est bien l'acte d'un être intelligent, dévoué à l'intérêt commun, et soumis aux mêmes lois que Dieu s'est données à lui-même ?»

 

 

§ 2. Adresse-toi cette question. Il est clair qu'on ne doit s'adresser cette question que pour les choses qui valent la peine qu'on s'interroge, sur le caractère et les conséquences de l'acte qu'on va faire. Voir la même pensée admirablement développée, plus haut, liv. III, § 7. - Encore un peu, je meurs. On ne saurait se remettre trop souvent en mémoire cette brièveté nécessaire de la vie, sans même parler de tous les accidents imprévus qui l'abrègent encore. Sénèque a dit : «Hommes, vous vivez comme si vous deviez vivre toujours. Jamais il ne vous souvient de votre fragilité ; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé. Vous le perdez comme s'il y avait plénitude, surabondance, tandis que ce jour même que vous sacrifiez à un homme, à une chose, sera peut-être le dernier». De la Brièveté de la vie, ch. IV.

III

Que sont Alexandre, et César, et Pompée, si on les compare à Diogène, à Héraclite, à Socrate ? Ces philosophes ont scruté les choses ; ils ont approfondi les éléments qui les composent ; et les principes qui dirigeaient ces grandes âmes ne variaient point. Mais les autres, à quoi ont-ils songé ? De quoi ne se sont-ils pas faits les esclaves ?

 

 

§ 3. A Diogène, à Héraclite, à Socrate. Ceci ne veut pas dire que Marc-Aurèle mette ces philosophes sur la même ligne. Socrate est de beaucoup le plus grand ; et sa doctrine, de beaucoup la plus féconde. - Ne variaient point. On pourrait comprendre aussi : «Etaient absolument les mêmes». J'ai préféré le premier sens à cause de la fin de ce paragraphe. Il semble que Marc-Aurèle veut surtout opposer la fixité des principes philosophiques à la mobilité nécessaire et déplorable des hommes d'Etat, surtout préoccupés des intérêts de leur ambition et prêts à tout pour la satisfaire. «Omnia serviliter pro dominatione».

IV

Les hommes n'en continueront pas moins à faire les mêmes choses que tu leur vois faire, dusses-tu en crever de fureur.

 

 

§ 4. Dusses-tu en crever de fureur. L'expression grecque est aussi forte que celle de ma traduction. La pensée d'ailleurs est juste ; et l'indignation qu'on peut ressentir et exprimer contre le vice ne le corrige guère. Mais il est à la fois très naturel d'éprouver ce sentiment en présence du mal, et d'essayer de l'arrêter en le reprochant à ceux qui le font, surtout quand ils sont nos amis et nos proches. En poussant cette idée un peu loin, on s'abstiendrait aussi de faire des lois contre le crime, sous le prétexte que les châtiments ne ie suppriment pas en supprimant quelques criminels.

V

D'abord ne te trouble pas ; car tout s'accomplit selon les lois de la nature universelle ; et dans un temps qui ne peut pas être bien long, tu ne seras absolument rien, pas plus que ne sont à cette heure Adrien ou Auguste. Puis, fixant ton esprit sur la chose en question, vois clairement ce qu'elle est, et rappelle-toi sans cesse que tu dois être homme de bien. Souviens-toi de ce que veut la nature de l'homme ; et satisfais à ses exigences, sans jamais t'y soustraire. Que tes paroles n'expriment que ce que tu crois le plus juste ; seulement, parle toujours avec bienveillance, modestie et franchise.

 

 

§ 5. D'abord ne te trouble pas. C'est le premier précepte ou tout au moins un des premiers préceptes du Stoïcisme. J'ai déjà dit pourquoi. Voir liv. VII, § 73, note. C'est qu'avant tout, pour bien juger les choses, il faut être le plus calme possible afin que la raison ait tout son empire et toute sa lucidité. - Adrien ou Auguste. Ce souvenir de deux empereurs doit faire croire que Marc-Aurèle s'adresse directement à lui-même cette réflexion, et que l'apostrophe à la seconde personne n'est pas simplement une figure de rhétorique. - Tu dois être homme de bien. Marc Aurèle applique le conseil qu'il se donne ; et il est homme de bien dans toute sa conduite, après s'être dit qu'il doit l'être. C'est un exemple plus efficace encore que ses recommandations. - Franchise. C'est l'horreur du mensonge, un des vices les plus dangereux et les plus habituels de l'homme.

VI

La nature universelle n'a pour fonctions que de déplacer les choses perpétuellement ; elles sont ici, elle les met là ; elle les transforme ; elle les enlève du lieu où elles sont pour les porter dans un autre ; toutes transformations, où il n'est pas à craindre qu'il se produise jamais rien de nouveau, où tout est régulier, et où les répartitions sont éternellement équitables.

 

 

§ 6. Il se produise jamais rien de nouveau. Plus haut, liv. VII, § 1, la même pensée s'est déjà présentée. On peut y voir la note dans laquelle cette pensée a été combattue, ou plutôt, restreinte dans ses vraies limites. - Les répartitions. Le mot grec est aussi vague ; mais la pensée est parfaitement claire : L'homme n'a point à se plaindre de la part que Dieu lui a faite, parce que sa bonté n'est pas plus douteuse que sa puissance. La réflexion qui suit est une sorte de développement de celle-ci.

VII

Toute nature est pleinement satisfaite de suivre son droit chemin. Or la nature raisonnable suit tout droit le sien, lorsque, dans les apparences que lui fournissent les sens, elle ne s'arrête ni au faux, ni à l'obscur ; lorsqu'elle dirige uniquement ses puissances en vue de l'intérêt commun ; lorsqu'elle n'adresse ses désirs et ses répugnances qu'à ce qui dépend de nous seuls ; lorsqu'elle embrasse avec amour le destin que lui fait la commune nature. C'est qu'en effet l'être raisonnable en est une partie, tout comme la nature de la feuille est une partie de celle de la plante ; si ce n'est pourtant que la nature de la feuille fait partie d'une nature insensible, dénuée de raison, et qui peut être contrariée dans son développement, tandis que celle de l'homme relève d'une nature que rien ne contrarie, ni n'arrête, d'une nature douée d'intelligence, ayant le sentiment de la justice, répartissant à tous les êtres, en proportions égales et selon leur importance, le temps, la substance, la cause, la faculté d'agir et les relations avec tout ce qui les entoure. D'ailleurs, quand je parle d'égalité, il est entendu qu'il ne s'agit pas de l'égalité d'un détail isolé avec le tout, mais bien de l'égalité d'un tout pris dans tout ce qu'il est, et d'un autre tout considéré de même dans sa totalité entière.

 

 

§ 7. Suivre son droit chemin. C'est la figure dont se sert le texte et qui est comprise dans l'étymologie du mot qu'il emploie. - A ce qui dépend de nous seuls. C'est la première réflexion du Manuel d'Epictète. - La faculté d'agir. Peut-être faut-il comprendre ceci en un sens plus général : «La réalité, l'existence actuelle». Le mot du texte peut avoir ces deux significations. - L'égalité d'un détail isolé avec le tout. Le texte grec n'est pas plus précis ; et il serait difficile de l'interpréter d'une manière absolument claire. Je crois que la pensée au fond est simplement celle-ci : «Pour bien juger du destin de deux individus que l'on compare, il ne faut pas s'arrêter à un détail ; il faut prendre la vie entière de l'un et de l'autre, et apprécier les deux existences dans leur totalité».

VIII

Il ne t'est plus possible de lire, soit ; mais ce qui t'est toujours possible, c'est de repousser de ton coeur l'insolence ; il t'est toujours possible de te raffermir contre les plaisirs et les peines ; il t'est possible de te mettre au-dessus de la vaine gloire ; tu peux ne pas t'emporter contre les gens qui ne sentent pas tes bienfaits, et qui les paient d'ingratitude ; il t'est même toujours possible de continuer à leur faire du bien.

 

 

§ 8. Il ne t'est plus permis de lire. Il est possible que ceci fasse allusion à quelque infirmité prématurée dont Marc-Aurèle aurait été atteint. On ne connaissait pas de son temps l'art de l'opticien et tous les moyens que noas avons pour suppléer à l'affaiblissement naturel de la vue. Dans un autre passage, on a vu liv. II, § 2, que Marc-Aurèle, tout en faisant le plus grand cas de l'étude, trouve cependant qu'à un certain moment de la vie, il faut laisser les livres de côté. D'ailleurs il a raison ; et, quelle que soit la situation de santé où l'on soit, il reste toujours bien des vertus qu'on peut exercer malgré la défaillance des organes. - A leur faire du bien. C'est une idée qui peut toujours consoler de l'ingratitude que l'on rencontre ; continuer de faire du bien aux gens, c'est souvent un moyen de les corriger et de provoquer leur reconnaissance, en les ramenant à de meilleurs sentiments. Sénéque a excellemment dit : «En cette occasion, la prudence ne vous servira qu'à vous empêcher d'être bienfaisant, si pour éviter l'ingratitude vous ne faites jamais plaisir à personne. Ainsi, de peur qu'un bienfait ne périsse entre les mains d'autrui, vous le laissez périr entre les vôtres». Epïtre LXXXI, à Lucilius.

IX

Ne fais jamais entendre de plaintes à personne ni contre la vie qu'on mène à la cour, ni contre ta propre vie.

 

 

§ 9. Contre la vie qu'on mène à la cour. On peut se faire aisément une idée des ennuis et des fatigues que la vie de la cour, si vide et si occupée tout ensemble, devait causer à une âme telle que celle de Marc-Aurèle. Mais il la supportait par devoir, et il ne s'en est plaint que rarement. - Ni contre ta propre vie. Le sage n'a jamais à se plaindre de sa vie personnelle, parce qu'il dépend toujours de lui de la changer en l'améliorant.

X

Le regret est un secret reproche qu'on se fait à soi-même d'avoir négligé son intérêt ; or c'est le bien qui doit être notre intérêt véritable, et le bien seul est digne des soins d'un homme vertueux. Mais l'homme de bien ne peut jamais se repentir d'avoir négligé un plaisir. Donc le plaisir n'est pas notre intérêt, pas plus qu'il n'est le bien.

 

 

§ 10. Le regret. Ou le repentir. - Le plaisir n'est pas notre intérêt. Voir plus haut, liv. V, § 15, une très noble pensée, qui est analogue à celle-ci et qui peut servir à la compléter.

XI

Cet objet que j'ai sous les yeux, quel est-il en lui-même et dans ses conditions propres ? Quelle est son essence, et quelle est sa matière ? Quelle est sa cause ? Et lui-même, que produit-il dans le monde ? Pour combien de temps existe-t-il ?

 

 

§ 11. Cet objet que j'ai sous les yeux. Un peu plus haut, liv. VI, § 13, Marc-Aurèle a recommandé de toujours se rendre compte des choses avec la plus grande attention. C'est un exemple d'analyse de ce genre qu'il donne ici. Voir un peu plus loin, § 43.

XII

Quand tu as de la peine à t'arracher au sommeil, il faut te dire que ton organisation propre, aussi bien que l'organisation naturelle de l'homme, c'est d'accomplir des actes utiles à la communauté, tandis que dormir est une fonction que partagent avec nous les animaux privés de raison. Or ce qui pour chaque être est conforme à sa nature est aussi pour lui plus familier, plus habituel, et même plus attrayant.

 

 

§ 12. Quand tu as de la peine à t'arracher au sommeil. Déjà, liv. V, § 1, Marc-Aurèle s'est fait une recommandation toute pareille. On peut en inférer qu'il avait quelque peine à se lever de grand matin, et qu'il se met en garde contre lui-même. - Des actes utiles à la communauté. Ici, comme dans plusieurs autres passages, j'ai préféré le mot de Communauté à celui de Société ; il répond davantage à l'étymoiogie grecque, et aussi à la pensée générale du Stoïcisme. A proprement parler, la Communauté stoïcienne, c'est l'ordre universel des choses, dont l'homme a sa part ainsi que Dieu, qui a bien voulu le prendre pour son associé.

XIII

En présence de toute perception sensible, aie toujours le soin, si tu le peux, de distinguer la nature de l'objet, l'impression qu'il fait sur toi et les raisonnements que tu en tires.

 

 

§ 13. En présence de toute perception sensible. Voir un peu plus haut, §11. - Et les raisonnements que tu en tires. Lesquels raisonnements dépendent toujours de nous.

XIV

Avec qui que ce soit que tu discutes, demande-toi sur-le-champ à toi-même : «Quels principes cette personne a-t-elle sur le bien et sur le mal ?» Car, selon qu'elle aura tels ou tels principes sur le plaisir ou la douleur, et sur les objets qui produisent l'un ou l'autre, sur la gloire et le déshonneur, sur la mort et la vie, je ne m'étonnerai pas, surtout je ne me choquerai pas, qu'elle agisse de telle ou telle façon ; et je me dirai qu'elle est dans la nécessité de faire ce qu'elle fait.

 

 

§ 14. Demande-toi sur-le-champ à toi-même. Le précepte est excellent ; il contribue certainement à nous inspirer de l'indulgence. Il ne faudrait pas cependant le pousser trop loin, et croire que les opinions des hommes soient absolument nécessaires. Ce serait alors nous réduire à n'être que de pauvres machines, sous l'impulsion de forces extérieures, ou des instruments entièrement passifs sous la main de Dieu. Il y a du vrai sans doute dans ces doctrines ; mais il faut tenir compte avant tout du libre arbitre ; et, bien que nos pensées ne dépendent pas absolument de nous, elles ne dépendent toujours sssez pour que nous en soyons responsables, soit devant la société, soit devant Dieu, et avant tout devant notre propre conscience. - Dans la nécessité de faire ce qu'elle fait. Il faut entendre la Nécessité dans le sens restreint que je viens de dire.

XV

N'oublie jamais que, de même qu'on aurait tort de trouver mauvais qu'un figuier produise des figues, de même on a tort de s'irriter quand on voit le monde porter les fruits qui sont les siens. Un médecin, un pilote n'ont pas à se choquer de ce que le malade a la fièvre, ou de ce que le vent est contraire.

 

 

§ 15. On a tort de s'irriter. C'est la modération dans les sentiments que cette maxime recommande ; mais elle ne supprime ni ne blâme les trop justes sentiments que peut nous inspirer le spectacle de la vie. Il y a des choses qu'on doit aimer et admirer ; il y en a d'autres qu'il faut haïr et réprouver. Autrement tout se confondrait ; et il n'y aurait plus de distinction entre le bien et le mal, ni entre les diverses impressions qu'ils doivent faire sur nous. - Se choquer de ce que le malade a la fièvre. Le médecin peut aussi avoir pitié de son malade, et il cherche à le soulager autant qu'il le peut.

XVI

Sois bien persuadé que changer d'avis et savoir profiter de la juste critique de quelqu'un qui te redresse, ce n'est pas perdre quoi que ce soit de ta liberté ; car le nouvel acte que tu fais se règle toujours par ta volonté et par ton jugement, et se conforme à ta propre raison.

 

 

§ 16. Savoir profiter de la juste critique. C'est là une humilité qui est toujours bien difficile, même pour les simples particuliers ; mais pour un prince, il faut presque avoir une âme héroïque comme celle de Marc-Aurèle. En tout cas, il faut aimer la vérité comme bien peu d'hommes savent l'aimer. La raison d'ailleurs que donne Marc-Aurèle est très solide ; et elle peut contribuer à apaiser l'amour-propre, qui se révolte toujours contre une rétractation. Voir plus haut, livre VI, § 21.

XVII

Si la chose ne dépend que de toi, alors pourquoi la faire ? Si elle dépend d'autrui, à qui vas-tu t'en prendre ? Est-ce aux atomes ou aux Dieux ? De part et d'autre, ce serait une égale erreur. N'accuse donc personne. Si tu le peux, corrige celui qui a commis la faute ; si tu ne le peux pas, corrige du moins la chose ; et si tu ne peux pas même cela, à quoi te servirait-il de te fâcher ? C'est qu'en effet il ne faut jamais rien faire en pure perte.

 

 

§ 17. Aux atomes ou aux Dieux, c'est-à-dire à la matière ou à l'intelligence, à la force aveugle qui mène la nature, ou à la Providence divine ? Dans un cas, sa plainte est puérile ; et dans l'autre, elle est sacrilège. Voir plus haut, liv. IV, § 3, la même opposition entre les atomes et Dieu.

XVIII

Ce qui meurt dans le monde n'en sort pas pour cela. Il y demeure, et il y subit certains changements, se dissolvant dans ses éléments propres, qui sont ceux de l'univers et les tiens. Ces éléments eux-mêmes changent encore, et ils ne s'en plaignent pas.

 

 

§ 18. N'en sort pas pour cela. La chose est évidente de soi : car rien ne peut être anéanti, quoique tout se transforme. - Et ils ne s'en plaignent pas. Tandis que l'homme se plaint presque toujours, tant qu'il ne s'est pas rendu compte de sa nature et de sa destinée.

XIX

Tout a été fait en vue d'un certain résultat, le cheval, la vigne. T'en étonnes-tu ? Le soleil même te dira : «J'ai été fait dans tel but». Les autres Dieux en pourront dire autant. A quelle intention as-tu donc été fait toi-même ? Est-ce pour le plaisir ? Examine un peu si la raison te permet de le croire.

 

 

§ 19. Tout a été fait en vue d'un certain résultat. Le grand principe des causes finales éclate dans l'homme lui-même bien plus encore que dans la nature. Il est de toute évidence que notre oeil a été fait pour voir, notre oreille pour entendre, et que chacun de nos organes a son but spécial dont nous ne pouvons pas douter. Au contraire, les objets du dehors sont employés par nous selon leurs conditions et leurs aptitudes ; mais on ne peut pas dire aussi précisément en vue de quoi ils ont été faits. Le cheval est un admirable auxiliaire de l'homme ; mais on ne peut pas dire que le cheval ait été fait expressément pour devenir une monture, ni la vigne pour que nous en tirions une liqueur excellente. Cette incertitude n'existe pas en ce qui nous concerne directement ; et notre organisation si complexe et si merveilleuse est une preuve manifeste que nous portons sans cesse en nous-mêmes, indépendamment et au-dessus de toutes les oeuvres extérieures.- Le soleil même te dira. Tournure d'un goût assez douteux. Voir plus haut, 1. VII, § 68.

XX

La nature se propose toujours un but, et elle ne s'occupe pas moins de la fin des choses que de leur origine et de leur existence. Elle ressemble assez à un joueur de ballon. Est-ce donc un bien pour le ballon de monter si haut ? Est-ce un mal de descendre si bas, ou même de tomber tout à fait ? Est-ce un bien pour la bulle d'air de se soutenir ? Est-ce un mal pour elle de crever ? Est-ce un bien, est-ce un mal pour la lampe de briller ou de s'éteindre ?

 

 

§ 20. La nature se propose toujours un but. C'est le grand principe qu'Aristote a énoncé et justifié de toutes les manières : «La nature ne fait jamais rien en vain» - Elle ressemble assez à un joueur de ballon. La comparaison n'est peut-être pas très juste ; et il n'est pas possible de croire que la Providence se joue de ses créatures, comme le joueur s'amuse du ballon, qu'il pousse. Les créatures humaines sont autre chose, sans parler de tous les autres êtres. Marc-Aurèle le sait bien et il l'a dit souvent ; c'est la rhétorique qui l'emporte et l'égare un instant.

XXI

Retourne un peu le corps en tous sens, et demande-toi ce qu'en font la vieillesse, la maladie, la débauche. La vie est bien courte pour celui qui loue et pour celui qui est loué, pour celui qui célèbre un nom illustre et pour celui dont le nom est célébré. Ajoute que ce bruit se fait dans un coin de cette région de la terre où nous sommes. Et encore, dans ce coin même, tous ne s'entendent pas entre eux ; et il n'y a pas même un individu qui s'entende avec lui-même ! Et la terre tout entière n'est qu'un point dans l'univers !

 

 

§ 21. Retourne un peu le corps. L'idée de Corps n'est pas exprimée positivement dans le texte ; mais elle est évidemment sous-entendue. - Pour celui qui loue. Voir plus haut. liv. IV, § 35, la même pensée ; voir surtout liv. III, § 10, et liv. IV, § 3. - N'eut qu'un point dans l'univers. On pouvait déjà faire cette très juste remarque du temps de Marc-Aurèle ; mais à combien plus forte raison ne peut-on pas la faire aujourd'hui ! Notre terre se réduit chaque jour de toute l'immensité que nos sciences découvrent et agrandissent chaque jour dans l'univers. Notre terre ne perd rien pour cela de son importance relativement à nous ; mais elle en perd sans cesse relativement à l'ensemble dont elle fait partie. Voir plus haut, liv. VI, § 36.

XXII

Applique bien ton attention à l'objet qui t'occupe, au jugement que tu en portes, à l'acte qui est la suite de ce jugement, et aux paroles qui te servent pour l'exprimer. Tu as bien raison d'apporter tant de soin à tout cela ; car c'est aujourd'hui que tu veux devenir homme de bien plutôt encore que demain.

 

 

§ 22. Applique bien ton attention. Conseils excellents qui sont toujours de mise et dont chacun de nous peut faire l'application. Aucune école n'y a insisté plus que l'école stoïcienne. Mais ces conseils sont peut-être plus difficiles à observer de nos jours, où les devoirs de la société et la multiplicité des affaires nous laissent si peu de temps pour nous recueillir et nous observer nous-mêmes. Voir plus haut, liv. VII, § 30.

XXIII

Dois-je faire quelque chose, je tâche de le faire en le rapportant à l'intérêt des hommes, mes semblables. Un accident me survient-il, je l'accepte en le rapportant aux Dieux, et à la source de toutes choses, d'où s'épanchent, en s'enchaînant, tous les événements de l'univers.

 

 

§ 23. Un accident me survient-il. Voir, à la fin du liv. XII, la dernière pensée de Marc-Aurèle, qui exprime une profonde et suprême résignation à la volonté des Dieux.

XXIV

Que te représente le bain que tu prends ? De l'huile, de la sueur, de l'ordure, de l'eau visqueuse, toutes choses dégoûtantes. Eh bien, voilà ce qu'est la vie dans toutes ses parties ; voilà ce qu'est tout objet, quel qu'il soit.

 

 

§ 24. Voilà ce qu'est la vie dans toutes ses parties. Ce tableau n'est pas juste, et la vie est encore autre chose qu'un ramas d'ordures. C'est à un accès de misanthropie que cède en ce moment Marc-Aurèle. Dans une foule d'autres passages, il a beaucoup mieux apprécié la vie, en en reconnaissant toute la grandeur, quand elle s'applique au bien, pour lequel nous sommes faits. - Tout objet, quel qu'il soit. Il y a des distinctions à faire, et Marc-Aurèle les a faites mille fois, en contre-disant ce qu'il dit ici.

XXV

Vérus meurt avant Lucille ; puis Lucille meurt à son tour ; Maximus avant Sécunda, puis Sécunda ; Diotimus, avant Epitynchanus ; puis Epitynchanus ; Antonin, avant Faustine ; puis, Faustine ; il en va ainsi de toutes choses. Adrien avant Celer, puis Celer à son tour. Et tous ces autres êtres à l'esprit si vif, si prévoyant de l'avenir, si haut, où sont-ils à cette heure ? Où sont ces philosophes de tant d'intelligence, Charax, Démétrius le platonicien, et Eudémon, et tant d'autres qui les valaient ? Tout cela a vécu un jour ; et, depuis longtemps, tout cela est mort. Il en est qui n'ont pas même laissé le moindre souvenir après eux ; on a parlé quelque temps de ceux-ci ; déjà on ne dit même plus un mot de ceux-là. Pense donc à eux en te disant aussi qu'il faudra, pour toi comme pour eux, que le composé chétif que tu formes se désagrège un jour, que le souffle qui t'anime s'éteigne, ou se déplace, et qu'il aille recevoir ailleurs une autre vie.

 

 

§ 25. Vérus. C'est Lucius Vérus, frère adoptif de Marc-Aurèle, à qui il avait marié sa fille. - Lucille. Fille de Marc-Aurèle, femme de Lucius Vérus, associé à l'Empire. - Maximus. Sans doute, le Stoïcien, un des maîtres de Marc-Aurèle, et dont il a fait plus haut un magnifique éloge, liv. I, § 15. -Secunda. Probablement femme de Maximus. - Diotimus Epitynchanus. Tous deux inconnus. Diotimus est encore nommé un peu plus loin, § 37. - Antonin. L'Empereur et père adoptif de Mare-Aurèle, Voir plus haut, livre I, § 16, le portrait d'Antonin le Pieux. - Faustine. La première Faustine, femme d'Antonin. - Adrien. L'Empereur, qui avait adopté Antonin le Pieux. - Celer. Rhéteur illustre, qu'Antonin avait donné pour maître à Marc-Aurèle et à son frère. Au premier livre, Marc-Aurèle ne le cite pas parmi ses maîtres. - Charax. On ne connaît point ce philosophe ; peut-être le nom est-il altéré, comme l'ont cru quelques éditeurs. - Démétrius le Platonicien.... Eudémon. Ces deux personnages ne sont pas autrement connus. - Tout cela a vécu un jour. Cette tournure un peu dédaigneuse est dans le texte ; elle ne s'adresse pas aux personnes, mais à la fragilité des choses de ce monde. - Et qu'il aille recevoir ailleurs une autre vie. Nulle part plus nettement qu'ici, Marc-Aurèle n'a pressenti une autre vie et n'a paru accepter cette doctrine. En se rappelant quelle distance il met toujours entre l'âme et le corps, et quelle supériorité il donne à notre âme, on doit croire qu'il attribue aussi des destinées fort différentes aux deux éléments dont notre être est composé. - S'éteigne. Ce serait le néant. - Ou se déplace. Ce serait l'immortalité.

XXVI

La vraie joie de l'homme, c'est de faire ce qui est propre à l'homme. Or le privilège de l'homme, c'est d'être bienveillant à l'égard de ses semblables, de surmonter les agitations des sens, de discerner les perceptions qui méritent créance, et de contempler la nature universelle et l'ensemble des faits dont elle règle le cours.

 

 

§ 26. Le privilège de l'homme. Il est impossible de se faire de la nature humaine une idée plus vraie, plus haute, ni plus pratique. - De contempler la nature universelle. C'est le propre de la philosophie, qui puise dans l'étude des lois de l'univers une force nouvelle pour agir, comme il convient, dans la vie pratique. - Il faut lire dans Sénèque la préface des Questions naturelles, pour voir quelle haute idée le Stoïcisme s'était faite de la nature, de l'univers et de Dieu : «Oui, je rends surtout grâce à la nature lorsque, non content de ce qu'elle montre à tous les yeux, je pénètre dans ses plus secrets mystères ; lorsque je m'enquiers de quels éléments l'univers se compose ; quel en est l'architecte ou le conservateur ; ce que c'est que Dieu ; s'il est absorbé dans sa propre contemplation, ou s'il abaisse parfois sur nous ses regards, etc., etc».

XXVII

Trois relations que nous avons à soutenir : la première avec la cause matérielle qui enveloppe et compose notre corps ; la seconde avec la cause divine, d'où tout procède pour tous les êtres sans exception ; enfin la troisième avec nos compagnons d'existence.

 

 

§ 27. Trois relations que nous avons à soutenir. Cette doctrine est essentiellement spiritualiste ; et aujourd'hui, après tant de siècles, on ne saurait dire mieux, soit au nom de la philosophie, soit au nom de la religion. - Avec la couse divine. Qui a réglé l'ordre universel des choses, et, dans cet ordre, a compris ce qui regarde particulièrement chacune de ses créatures.

XXVIII

Ou la douleur est un mal pour le corps, et dès lors c'est à lui de le dire ; ou elle est un mal pour l'âme. Mais l'âme peut toujours conserver son calme parfait et son absolue sérénité, en n'admettant pas que la douleur soit un mal. C'est qu'en effet le jugement, l'émotion, le désir et l'aversion sont toujours au-dedans de nous ; et il n'y a pas de mal qui soit assez puissant pour pénétrer jusque-là.

 

 

§ 28. C'est à lui de le dire. Voir plus haut, livre VII, § 14, et liv. IV, § 7. Au premier coup d'oeil, cette séparation si absolue de l'âme isolée de son enveloppe corporelle a quelque chose qui étonne. Rien n'est plus réel cependant, et, lorsque l'âme s'est habituée à rentrer en elle-même, comme le lui conseille le Stoïcisme, elle se comprend si bien dans cet isolement que c'est à peine si elle sait encore qu'elle est jointe à un autre principe. Platon déjà avait donné ces conseils, que l'école d'Alexandrie devait pousser jusqu'à l'extrême, en aboutissant à l'extase. L'école stoïcienne a été plus modérée que les ascètes de l'hellénisme ou que les ascètes chrétiens. - Son calme parfait et son absolue sérénité. Pour arriver à cet état d'ataraxie, il faut une grande énergie naturelle, et une longue et persévérante pratique. Ce n'est pas l'insensibilité que le Stoïcisme recommande, comme on le lui a reproché si souvent ; c'est la paix intérieure, qui permet à la raison d'exercer tout son empire. - Pas de mal qui soit assez puissant. Lorsque l'âme est absolument maîtresse d'elle-même.

XXIX

Efface les impressions sensibles en te disant toujours : «Je puis, dans le cas présent où je me trouve, empêcher que cette âme ne soit altérée par aucun vice, par aucuue passion, en un mot, par aucun trouble quel qu'il soit. Mais voyant les choses toujours comme elles sont, j'en use selon leur valeur respective». N'oublie jamais que tu jouis de cette puissance supérieure, qui est d'ailleurs si conforme à la nature.

 

 

§ 29. Efface les impressions sensibles. Voir plus haut, liv. VII, § 29, la même pensée exprimée dans des termes presque identiques. - Par aucun trouble, quel qu'il soit. C'est un des premiers principes du Stoïcisme, si ce n'est peut-être le premier de tous. Etre maître de soi avant tout, afin de se diriger comme on le doit. - Tu jouis de cette puissance supérieure. C'est le privilège de l'homme ; c'est l'attribut qui le fait proprement ce qu'il est, et qui lui permet de devenir tout ce qu'il doit être.

XXX

Parler, soit dans le Sénat, soit à une personne quelle qu'elle puisse être, avec douceur et sans éclat de voix ; avoir un langage parfaitement sain et mesuré.

 

 

§ 30. Soit dans le Sénat. C'est un conseil tout personnel que semble se donner l'Empereur ; mais cette recommandation peut s'adresser à toutes les conditions, depuis la plus haute jusqu'à la plus humble. Il n'y a jamais nécessité de parler avec violence, ni dans aucun lieu, ni à qui que ce soit. Mais, pour se régler avec tant de sagesse, il faut être complètement maître de son humeur ; et cette égalité de caractère, qui est un signe de grande politesse, ne s'obtient que par l'éducation et une discipline constante. - Sain et mesuré. Il n'y a que le premier mot dans le texte.

XXXI

Vois la cour d'Auguste, sa femme, sa fille, ses ascendants, ses descendants, sa soeur, Agrippa, ses parents, ses familiers, ses amis, Aréus, Mécène, ses médecins, ses sacrificateurs ; toute cette cour est morte. Passe à d'autres, si tu le veux, et ne te borne pas à considérer la fin d'un seul individu ; regarde la fin de tous les membres d'une famille, de la famille de Pompée par exemple. Puis, souviens-toi de cette inscription qu'on lit sur tant de tombeaux : «Ci-gît le dernier de sa race». Rappelle-toi alors que de peines s'étaient données leurs ancêtres pour s'assurer un héritier après eux. Mais c'est une nécessité inévitable qu'il y ait enfin un dernier ; et voilà la mort de la race tout entière.

 

 

§ 31. Vois la cour d'Auguste. Mare-Aurèle cite, en particulier, la cour d'Auguste, parce qu'elle était fort nombreuse, comme le prouve l'énumération seule qu'il en fait. L'exemple n'en est que plus frappant ; mais il le serait encore pour une société ou une famille plus restreinte. - La fin de tous les membres d'une famille. La réflexion est triste ; mais elle est la vérité même. - Le dernier de sa race. Que d'exemples du même genre on rencontrerait dans nos cimetières ! - La famille de Pompée. Elle ne paraît pas avoir été aussi nombreuse que celle de César et d'Auguste.

XXXII

Il faut ordonner toutes les actions de ta vie une à une ; et si chacune d'elles produit, autant que possible, tout ce qu'elle doit produire essentiellement, sache t'en contenter ; personne au monde ne peut t'empêcher de faire tout ce que tu peux pour qu'elle produise son effet. - Mais un obstacle extérieur s'y opposera. - Non pas ; rien ne peut faire que tu n'y aies point apporté justice, prudence, réflexion. - Mais peut-être une autre cause non moins puissante annulera toute mon action. - Pas davantage ; car, en sachant prendre aussi cet obstacle comme il convient de le prendre, en acceptant de bon coeur les circonstances données, tu substitues aussitôt une action nouvelle à la première, et tu trouves un aide énergique pour la disposition que je viens de te recommander.

 

 

§ 32. Ordonner toutes les actions de ta vie une à une. Sous une autre forme, c'est le précepte déjà donné plusieurs fois, liv. II, § 5, liv. VI, § 2, et un peu plus haut, dans ce même liv. VIII, § 2. - Rien ne peut faire. Puissance souveraine de la volonté de l'homme et de son libre arbitre ; aucun obstacle du dehors ne peut prévaloir ; toute l'action est intérieure et ne dépend que de nous. - De bon coeur. C'est l'expression même du texte. - Une action nouvelle. La tienne propre, qui relève de toi seul, au lieu de l'action étrangère, qui peut relever d'une foule de causes, qui sont toutes hors de notre portée. - Que je viens de te recommander. Le texte n'est peut-être pas aussi précis. Voir plus bas, § 32, et plus haut, liv. IV, § 1.

XXXIII

Recevoir les choses sans vain orgueil ; et les perdre sans y faire aucune difficulté.

 

 

§ 33. Recevoir les choses... les perdre. Je n'ai pas voulu rendre cette pensée avec plus de précision ; le texte est très concis ; et sans qu'il s'exprime assez clairement, il est possible qu'il s'agisse ici de la vie et de la mort. Jouis de l'une sans excès, et accepte l'autre sans murmure.

XXXIV

Si jamais tu as eu l'occasion de voir une main, un pied, ou une tête coupés, et qui gisaient séparés du reste du corps, tu peux te dire que c'est là une image de ce que fait l'homme, pour lui-même, du moins autant qu'il le peut, quand il n'accepte pas de bon gré le destin qui lui est réparti, qu'il s'isole volontairement, ou qu'il commet un acte contraire à la loi commune. Tu t'es rejeté hors de cette union, qui était cependant conforme à la nature ; d'abord, tu avais été une partie de l'ensemble ; et voilà que maintenant tu t'en es toi-même retranché. Mais ce qu'il y a d'admirable en ceci, c'est qu'il t'est permis de te rattacher de nouveau à l'union que tu as quittée ; c'est là une faveur que Dieu n'a accordée à aucune autre partie quelconque, qui ne saurait revenir à son tout, une fois qu'elle en a été séparée et coupée. Mais vois l'immense avantage et l'honneur dont Dieu a gratifié l'homme. Il l'a d'abord laissé libre de ne pas briser l'union par son initiative individuelle ; et en second lieu, il lui a donné de pouvoir revenir, même après qu'il a rompu l'union de son plein gré, de s'y rattacher encore, et d'y reprendre, comme partie du tout, la place qu'il y occupait précédemment.

 

 

§ 34. Une main, un pied ou une tête coupés. Image qui, au premier abord, ne laisse pas que de faire une singulière impression ; mais ce spectacle de corps mutilés et de carnages devait se renouveler assez souvent dans une existence toute militaire comme celle de Marc-Aurèle. - Qu'il s'isole volontairement. Voir plus haut, livre V, §8, une pensée presque semblable, où l'homme qui résiste à l'ordre universel des choses est comparé à un abcès dans un corps sain. - L'honneur dont Dieu a gratifié l'homme. Nulle part Marc-Aurèle n'a montré mieux qu'ici les rapports qui unissent l'homme à Dieu, et la reconnaissance sans bornes que nous devons à l'auteur de notre être. - Libre de ne pas briser l'union. C'est la grandeur de l'homme pris dans toute sa pureté avant la faute. - Il lui a donné de pouvoir revenir. C'est le repentir après la chute, et la raison revenant à suivre et à aimer les lois dont elle s'était d'abord écartée. - Qu'il y occupait précédemment. Avant l'infraction à l'ordre universel des choses.

XXXV

Tout être doué de raison possède à peu près toutes les facultés que possède la nature universelle des êtres raisonnables. Mais voici une faculté qu'elle nous a plus spécialement départie : c'est que, de même que la nature de l'univers sait arranger et soumettre au destin commun tout ce qui lui fait opposition et résistance, de même aussi l'être qui a la raison en partage peut toujours, dans l'obstacle qu'il rencontre, trouver matière à son activité, et tourner cet obstacle même à l'accomplissement de son premier dessein.

 

 

§ 35. La nature universelle des êtres raisonnables. En d'autres termes, c'est Dieu et sa providence, qui a donné à l'homme une partie des facultés qu'il possède lui-même. - La nature de l'univers. L'expression du texte est encore plus vague. - A l'accomplissement de son premier dessein. Voir plus haut, § 32.

XXXVI

Prends garde de te troubler en essayant d'embrasser d'un coup d'oeil l'ensemble de ta vie ; ne t'agite pas à la pensée de tous les événements qui, selon toute probabilité, peuvent t'assaillir encore. Mais contente-toi dans chaque occurrence de t'occuper uniquement du présent, et demande-toi : «Est-ce qu'il y a dans ce qui m'arrive quelque chose de vraiment intolérable, et que je ne puisse endurer ?» Tu rougiras alors à tes propres yeux de t'avouer ta faiblesse. Puis souviens-toi bien encore que ce n'est ni l'avenir ni le passé qui te presse, mais que c'est toujours le présent. Or le présent se réduit à bien peu de chose, si tu te bornes à ne considérer que lui, et que tu sois prêt à gourmander ton coeur de ne pas savoir tenir contre un adversaire réduit à des forces aussi mesquines.

 

 

§ 36. L'ensemble de ta vie. Ceci semble se rapporter plus particulièrement, au passé, de même que ce qui suit se rapporte davantage à l'avenir. La suite du paragraphe précise ce sens plus que ne le font les deux premières phrases. - T'occuper uniquement du présent. Il ne faudrait pas appliquer ce conseil à la rigueur, car ce serait renoncer à la fois et aux leçons de l'expérience que donne le passé, et aux prévisions que la prudence de l'homme essaie d'arracher à l'avenir. - De vraiment intolérable. Voir plus haut, liv. VII, § 64. - De t'avouer ta faiblesse. Le texte est moins précis ; mais le sens ne peut être douteux. - Le présent se réduit à bien peu de chose. Ceci n'est pas toujours vrai ; mais ce qui l'est, c'est que l'homme, fortifié par la sagesse, peut toujours résister et triompher moralement, si d'ailleurs son corps succombe à des causes irrésistibles et toutes physiques.

XXXVII

Est-ce que Panthée, ou Pergame, peuvent demeurer éternellement sur le tombeau de leur maître ? Est-ce que Chabrias ou Diotimus sont toujours sur le tombeau d'Adrien ? Quel ridicule ! Eh quoi ! y fussent-ils à demeure fixe, est-ce que les morts le sentiraient ? Et si les morts le sentaient, serait-ce un plaisir pour eux ? Et si c'était un plaisir, en seraient-ils pour cela rendus immortels ? Est-ce que le destin n'avait pas voulu que d'abord ils devinssent, les uns et les autres, des vieillards, ou des vieilles, pour mourir ensuite ? Et les maîtres une fois morts, que pouvaient faire les autres ? Mauvaise odeur que tout cela, et ordure dans le fond du sac !

 

 

§ 37. Panthée. Maîtresse de Lucius Vérus, qui l'avait ramenée de Smyrne à Rome, et qui la traitait en véritable impératrice, par le luxe sans bornes dont il l'entourait. Dans le dialogue intitulé «Les Portraits», Lucien fait de la beauté de Panthée une description enthousiaste. Voir ce dialogue, et ch. X particulièrement. - Pergame. Affranchi de Lucius Vérus. - Chabrias. Personnage inconnu. - Diotimus. Ce personnage, aussi inconnu que Chabrias, a déjà été nommé plus haut, § 25. - Y fussent-ils à demeure fixe. Comme des statues qui ornent un sarcophage. - Mauvaise odeur que tout cela. Peut-être ce ton d'ironie convient-il peu au caractère personnel de Marc-Aurèle, et en un pareil sujet. Voir plus haut, livre VI, § 13. Il faut préférer la solennité de Bossuet parlant de ce «je ne sais quoi, qui n'a plus de nom dans aucune langue».

XXXVIII

Si tu as si bonne vue, dit le philosophe, vois donc à juger les choses le plus sagement possible.

 

 

§ 38. Dit le philosophe. Le texte a simplement : Dit-il. On ne sait pas de quel philosophe est cet adage ; c'est peut-être de Platon. D'ailleurs, ie texte est altéré en cet endroit, et j'en ai tiré le sens qui paraît le plus vraisemblable. C'est celui que la plupart des traducteurs ont adopté.

XXXIX

Dans l'organisation de l'être raisonnable, je ne vois pas de vertu qui puisse supplanter la justice ; mais j'en aperçois une qui peut supplanter le plaisir, c'est la tempérance.

 

 

§ 39. Qui puisse supplanter la justice. Le mot du texte a la même valeur à peu près que celui de Supplanter dans notre langue. Seulement, on doit dire qu'une vertu ne peut pas en supplanter une autre ; elle s'y ajoute peut-être ; mais deux vertus ne peuvent pas être incompatibles entre elles ; la tempérance est au contraire incompatible avec le plaisir.

XL

Si tu supprimes ton opinion sur l'objet qui semble te causer tant de douleur, te voilà, toi, dans la plus immuable sécurité. - Mais qui, Toi? - Toi, c'est la raison. - Mais je ne suis pas raison. - Deviens-le. Que la raison ne s'inflige donc pas à elle-même une douleur inutile ; et si, par hasard, il y a encore en toi quelque chose qui ne va pas bien, que ce quelque chose se fasse à soi-même une opinion sur ce qu'il souffre.

 

 

§ 40. Si tu supprimes ton opinion. C'est une des théories les plus importantes du Stoïcisme, quoiqu'elle puisse à première vue sembler paradoxale. Ce serait aller trop loin de prétendre que nos maux n'ont que la réalité que notre jugement leur donne. Notre sensibilité, dont nous ne pouvons nous séparer, est là pour réclamer si haut qu'il nous faut bien l'entendre. Mais ce qui est vrai, c'est que la raison peut dominer la sensibilité, et parvenir, par un exercice persévérant, à lui imposer silence. L'imagination joue également un rôle dans presque tous les instants de notre vie ; elle simplifie ou diminue singulièrement nos biens et nos maux. C'est à la raison, de restreindre l'imagination, et même de la supprimer tout à fait. Rien de toute cette lutte intérieure n'est impossible ; mais la nature a bien de la peine à se soumettre au joug de la raison. Voir plus haut, dans ce livre, § 28. - Que ce quelque chose se fasse à soi-même une opinion. Chose impossible, puisque le corps ne pense pas. Voir plus haut, liv. VII, § 14, et livre VI, § 32.

XLI

Une gêne pour la sensibilité est un mal pour la vie animale ; une gêne à la satisfaction d'un désir est un mal pour la vie animale également ; une gêne d'un autre genre peut être aussi un mal pour la vie végétative en nous. De la même manière, ce qui gêne l'intelligence est donc un mal pour la nature intellectuelle. Eh bien, applique-toi à toi-même ces réflexions diverses. Est-ce que la douleur et le plaisir te touchent ? C'est à la sensibilité de le savoir. Ton désir rencontre-t-il un obstacle qui l'arrête ? Mais si tu as conçu ce désir sans y supposer les limitations nécessaires, le mal est alors imputable à ta raison. Que si ton sort est le sort commun de tout le monde, tu n'as pas le droit de dire que tu aies subi un tort, ou rencontré un obstacle. Personne au monde, si ce n'est toi, ne peut empêcher les actes propres de ton intelligence ; il n'y a ni feu, ni fer, ni tyran, ni calomnie, en un mot il n'y a rien qui puisse la toucher.

L'âme, une fois Sphaerus, reste tout arrondie.

 

 

§ 41. Pour la vie végétative en nous. J'ai ajouté ces deux derniers mots pour bien marquer qu'il s'agit toujours ici de l'homme, et non pas de la vie végétative d'une manière générale, c'est-à-dire de la vie des plantes proprement dites. L'homme a aussi en lui une force de végétation qui affecte plusieurs parties de son être. Marc-Aurèle n'a pas évidemment voulu dire autre chose. - Te touchent. Elles touchent le corps, mais non la personne. - C'est à la sensibilité de le savoir. Parce que c'est elle seule qui est affectée par le plaisir et la douleur. Voir la fin du paragraphe précédent. - Ni feu, ni fer, ni tyran. C'est sans doute une réminiscence des fameux vers d'Horace : «Nec vultus instantis tyranni». - L'âme, une fois Sphaerus. Ce vers d'Empédocle est encore cité par Marc-Aurèle plus loin, liv. XII, § 3. Voir les Fragments d'Empédocle, vers 176, p. 5, édit. Firmin Didot. Le Sphoerus, dans la doctrine d'Empédocle, est l'ensemble de l'univers, jouissant d'un éternel repos.

XLII

Je ne suis pas capable de me faire du chagrin à moi-même, moi qui n'en ai jamais fait volontairement à personne.

 

 

§ 42. Me faire du chagrin à moi-même. En me conduisant mal et en commettant quelque faute. - Moi qui n'en ai jamais fait volontairement à personne. C'est une belle justice à se rendre à soi-même, surtout quand on est empereur.

XLIII

Le plaisir de l'un ne ressemble pas au plaisir de l'autre. Le mien, c'est de maintenir toujours en santé l'esprit qui doit me gouverner, sans qu'il se détourne jamais avec aversion, ni d'un homme quelconque, ni d'aucun de ces événements auxquels est soumise l'humanité, de façon qu'il regarde toujours chaque chose d'un oeil bienveillant, qu'il l'accepte, et qu'il l'emploie selon la valeur qu'elle peut avoir.

 

 

§ 43. L'esprit qui doit me gouverner. La raison, qui doit s'efforcer avant tout de maintenir sa tranquillité parfaite, et son indépendance absolue du joug et du trouble des passions. - Sans qu'il se détourne jamais. Voir plus haut, liv. II, § 13 et 17. - Qu'il l'accepte. C'est la résignation et la foi aux décrets de Dieu, recommandées également par la philosophie et par la religion. - Selon la valeur qu'elle peut avoir. Aux yeux de la raison, qui la d'abord examinée avec le soin nécessaire. Voir plus haut, liv. III, § 11.

XLIV

Ne cherche à jouir que du temps qui t'est présentement accordé. Ceux qui poursuivent avec le plus d'ardeur une gloire qui doit leur survivre, feraient bien de penser que ceux dont ils l'attendent seront absolument semblables à leurs contemporains d'aujourd'hui, qu'ils ont tant de peine à supporter. Ceux-là aussi sont soumis à la mort ; et dès lors, quel intérêt peux-tu avoir à ce que leurs voix retentissent en ta faveur, et qu'ils aient de toi un souvenir aussi peu durable qu'eux-mêmes ?

 

 

§ 44. Du temps qui t'est présentement accordé. Voir plus haut, liv. II, § 14. - Une gloire qui doit leur survivre. Voir plus haut, liv. III, § 10. - Aussi peu durables qu'eux-mêmes. La réflexion est bien juste ; mais il y a une réponse à ce dédain de la gloire, quelque raisonnable qu'il soit ; et on peut la demander à Pascal. Voir plus haut la note, liv. VI, § 59.

XLV

Saisis-moi, jette-moi où bon te semble. Là comme partout ailleurs, j'aurai mon génie, qui ne me sera pas moins favorable, je veux dire, qui saura se contenter de vivre et d'agir conformément aux lois de son organisation propre. Qu'y a-t-il donc là qui mérite que mon âme en soit en rien troublée, et que, se ravalant elle-même, elle s'abaisse, se passionne, et se laisse aller à l'abattement ou à l'épouvante ? Mais où trouver jamais quelque chose qui puisse valoir ce sacrifice ?

 

 

§ 45. Saisis-moi. Marc-Aurèle s'adresse ici à la Providence pour faire acte encore une fois de parfaite soumission à ses volontés, tout ensemble souveraines et justes. Voir plus haut, liv. V, § 16. - Mon génie. Ma raison, ou, comme dirait le Christianisme sous une autre forme : «Mon ange gardien». - Où trouver jamais. Réflexion profondément sensée pour qui a su discerner les vrais biens et les vrais maux, mais que le sage lui-même n'a pas toujours le temps de faire, sous le coup de la passion, qui nous aveugle et nous emporte.

XLVI

Jamais rien ne peut arriver à aucun homme qui ne soit un fait humain ; rien n'arrive à un boeuf qui ne soit fait pour le boeuf ; à une vigne, qui ne soit fait pour la vigne, ni même à une pierre, qui ne soit spécial à la pierre. Si donc chaque être n'éprouve jamais rien que d'ordinaire et de naturel, pourquoi dès lors prendre si mal les choses ? La commune et universelle nature ne te donne pas à supporter un fardeau insupportable.

 

 

§ 46. Jamais rien ne peut arriver. C'est l'absolue confiance à la bonté et à la justice de Dieu ; tout est réglé par lui avec une providence qui ne peut, ni se tromper, ni défaillir jamais. Reste, il est vrai, le libre arbitre de l'homme ; mais c'est à l'homme d'en bien user. - La commune et universelle nature. C'est-à-dire, Dieu. - Un fardeau insupportable. Voir plus haut, liv. VII, §64, une pensée d'Epicure, toute semblable à celle-ci.

XLVII

Si la douleur que tu éprouves vient d'une cause extérieure, ce n'est pas à l'objet du dehors que tu dois t'en prendre, c'est au jugement que tu en portes ; car il ne dépend que de toi absolument d'effacer le jugement que tu t'en formes. Si au contraire la cause de la peine est dans ta disposition personnelle, qui est-ce qui t'empêche de redresser la propre pensée ? Si même tu t'affliges de ne pouvoir faire ce que, selon toi, réclame la droite raison, pourquoi n'agis-tu pas plutôt que de te désoler ? - Mais l'obstacle est plus fort que moi. - Alors ne t'en préoccupe pas, du moment que la cause qui s'oppose à ton action ne dépend pas de toi. - Mais j'aime mieux perdre la vie plutôt que de ne pas faire ce que je désire. - Alors, sors de la vie avec un coeur tranquille, comme meurt celui-là aussi qui a fait tout ce qu'il voulait. Et, à ce moment suprême, sache encore être doux envers les obstacles que tu auras rencontrés.

 

 

§ 47. C'est au jugement que tu en portes. Voir plus haut la même pensée, § 40. - Qu'est-ce qui t'empêche. Le Stoïcisme indique le but et ne s'inquiète pas des obstacles qui le rendent d'un accès difficile. La théorie fait bien, et elle ne peut qu'être absolue. Mais la pratique exige beaucoup d'exercice ; et cette soumission entière a la raison est le fruit d'une longue et pénible discipline. Voir plus haut, liv. V, § 2. - Sache encore être doux. C'est ainsi que Bossuet a pu dire de Madame Henriette d'Angleterre : «Oui. Madame fut douce envers la mort comme elle l'était envers tout le monde. Son grand coeur ni ne s'aigrit, ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brava non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion et de la recevoir sans trouble». Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, p. 592, édit. de 1846.

XLVIII

Souviens-toi bien que le principe qui nous gouverne est absolument invincible, quand, replié sur lui-même, il se contente d'être ce qu'il est, pouvant ne pas faire ce qu'il ne veut point, en supposant même que sa résistance ne soit pas raisonnable. Que sera-ce donc quand il a la raison pour lui, et qu'il ne juge d'un objet qu'après l'avoir examiné attentivement ? C'est là ce qui fait qu'une âme libre des passions est une véritable forteresse, et l'homme n'a pas de rempart plus fort, où il puisse se réfugier et se mettre pour jamais à l'abri de toute attaque. Ne pas voir cela, c'est être aveugle ; et quand on voit cet asyle, et qu'on ne s'y réfugie pas, on est bien malheureux.

 

 

§ 48. Le principe qui nous gouverne est absolument invincible. Voilà le fondement du Stoïcisme, et comme la pierre angulaire de toute la doctrine. Cette base est en effet inébranlable de sa nature ; mais il est peu d'entre nous qui puissent le comprendre et sentir la force qu'ils portent en eux. Cette force s'accroît par l'exercice, et c'est surtout l'exercice qui manque à la plupart des hommes. - Replié sur lui-même. Voir plus haut, liv. VII, § 29. - Ne pas faire ce qu'il ne veut point. Le libre arbitre est une force incoercible, comme on dit dans le langage de la physique. - Après avoir examiné attentivement. Voir plus haut, liv. III, § 12. - Libre des passions. Voilà la grande difficulté ; et c'est là aussi ce qui fait que la vieillesse est plus sage, parce que les passions sont amorties, ou domptées, ce qui vaut mieux. - Une véritable forteresse. Il y a quelques sages qui l'ont prouvé, Socrate entre autres, démontrant l'immortalité de l'âme après avoir bu le poison. - Bossuet commence ainsi son Sermon sur la Loi de Dieu : «Si nos actions sont mal composées, s'il nous il arrive presque tous les jours, ou de nous tromper dans nos jugements, ou de nous égarer dans notre conduite, l'expérience nous fait connaître que la cause de ce malheur, c'est que nous ne délibérons pas assez posément de ce que nous avons à faire ; c'est que nous nous laissons emporter aux objets qui se présentent».

XLIX

Ne t'en dis jamais à toi-même sur les choses plus que ne l'en annoncent les premières impressions. On t'apprend qu'un tel dit du mal de toi ; soit : mais on ne t'apprend pas que tu en sois blessé. Je vois que mon enfant est malade ; oui, je le vois ; mais ce que je ne vois pas, c'est qu'il soit en danger. Sache donc toujours rester ainsi sur les impressions premières ; n'y ajoute rien de ton propre fonds ; et, de cette façon, elles ne sont rien. Ou plutôt ajoutes-y, mais en homme qui connaît de reste tous les accidents dont ce monde est le théâtre.

 

 

§ 49. Les premières impressions. Ce sont les perceptions simples, qui résultent du témoignage des sens, pures de tout ce que l'esprit peut y ajouter. - On ne t'apprend pas que tu en soit blessé. L'exemple est frappant et rend la pensée parfaitement claire. - C'est qu'il soit en danger. Mais l'amour paternel s'éveille si vite et si vivement qu'il est presque impossible de voir ce que, dans ce cas, l'esprit ajoute spontanément à l'information que les sens lui donnent. Sénèque a dit : «0 Dieux immortels, je serais allé moi-même au-devant de ces malheurs, au lieu de m'y offrir aujourd'hui à votre appel. Voulez-vous prendre mes enfants ? C'est pour vous que je les ai élevés. Voulez-vous quelques parties de mon corps? Disposez-en ; je n'offre pas grand'chose. Bientôt je m'en séparerai tout entier». De la Providence, ch. V.

L

Ce melon est amer. - Laisse-le. - Il y a des ronces dans mon chemin. - Détourne-toi. C'est tout ce qu'il faut faire ; mais n'ajoute pas : «Pourquoi y a-t-il de pareilles choses dans le monde ?» Prends-y garde ; par cette question, tu te ferais moquer de toi par quelqu'un qui aurait étudié les lois de la nature, de même que tu prêterais à rire au menuisier ou au cordonnier si tu allais leur reprocher les copeaux et les rognures qui sont dans leurs ateliers. Encore, ces ouvriers ont-ils toujours la possibilité de jeter ces débris dans un autre endroit, tandis que la nature n'a pas un lieu quelconque dans l'univers qui soit en dehors d'elle. Ce qu'il y a précisément de merveilleux dans l'art que déploie la nature, c'est que, s'étant donné à elle-même des limites, elle transforme en sa propre substance tout ce qui en elle semble fait pour se corrompre, vieillir et devenir inutile, et qu'avec ces débris eux-mêmes elle compose des êtres nouveaux, sans avoir jamais besoin d'emprunter des matériaux étrangers, ni d'avoir un lieu quelconque où elle rejette les immondices. Elle sait donc se contenter, et de l'espace qui est à elle, et de la matière qui lui appartient également, et de l'art qui est spécialement le sien.

 

 

§ 50. «Pourquoi y a-t-il de pareilles choses dans le monde ?» C'est une question très naturelle et qui se présente à tout instant, même pour les esprits les plus sérieux. La réponse qu'y fait Marc-Aurèle est la plus solide, ou plutôt c'est la seule que l'on puisse y faire. Ces choses sont dans le plan général de l'univers, parce qu'elles y sont. Si nous savons être suffisamment humbles, nous nous soumettons sans peine à l'ignorance invincible qui nous environne sous tant de rapports. Mais c'est l'orgueil humain, et au moins aussi souvent notre faiblesse, qui se révolte, et qui réclame le mot d'une énigme que nous ne trouverons jamais. C'est le secret de Dieu. - Et de l'espace... et de la matière... et de l'art. Espace, matière, art, tout est infini dans la nature ; et peut-être on ne peut pas dire très justement qu'elle s'en contente ; en fait, elle a tout ; elle est tout.

LI

Quand on agit, ne point hésiter ; quand s'entretient avec les gens, ne point s'animer ; dans les perceptions qu'on reçoit, ne pas se tromper ; ne pas se concentrer en soi-même tout d'une pièce, et n'en pas sortir trop inopinément ; ne point être affairé dans la vie. Les hommes se tuent, se massacrent, s'accablent d'exécrations. Mais qu'est-ce que tout cela fait pour le devoir qu'a ton âme de rester pure, intelligente, sage et juste ? Autant vaudrait, en passant près d'une eau limpide et savoureuse, l'accabler d'outrages. Mais l'eau ne cesserait pas de s'épancher, toujours excellente à boire. On aurait beau y jeter de la boue et du fumier, elle aurait bientôt dissous ces ordures ; bientôt elle les aurait rejetées, sans en avoir contracté la moindre souillure. A quel prix peux-tu donc te faire en toi-même une source qui ne tarisse jamais, comme tarit un puits intermittent ? Le seul moyen, c'est de te rendre à tout instant de plus en plus libre, sans jamais te départir de la bienveillance, de la simplicité et de la modestie indispensables.

 

 

§ 51. Quand on agit, ne point hésiter. C'est aussi une des quatre maximes pratiques de Descartes, et la seconde de sa «morale par provision». Discours de la Méthode, pp. 146 et 148, édit. de V. Cousin. - Ne pas se tromper. Par le moyen indiqué plus haut, § 49. - Une source qui ne tarisse jamais. Image aussi belle que juste. - Un puits intermittent. J'ai ajouté ce dernier mot pour rendre la pensée plus claire. Il y a des éditeurs qui ont cru que ce dernier membre de phrase est une interpolation.

LII

Quand on ignore ce qu'est le monde, on ignore le lieu où l'on est ; quand on ignore pourquoi on a été naturellement fait, on ignore ce qu'on est soi-même, comme on ignore ce qu'est le monde ; et quand on en est à ignorer une de ces choses, on ne sait même pas pourquoi soi-même on a été créé par la nature. Mais que te semble de celui qui redoute le blâme, ou qui recherche les éloges, de ces hommes dont l'ignorance va jusqu'à ne savoir, ni où ils sont, ni ce qu'ils sont ?

 

 

§ 52. Ce qu'est le monde. Un ordre admirable, comme le dit le mot grec, qui signifie tout à la fois les deux idées d'Ordre et d'Univers. - Pourquoi on a été créé par la nature. Le Stoïcisme n'hésite pas à répondre que l'homme a été créé pour la sagesse et la vertu. C'est sa foi, et l'homme ne peut en avoir de plus haute ni de plus vraie. Sous une autre forme, c'est ce que Socrate avait dit avant le Stoïcisme. - Mais que te semble de celui... Dédain de la vaine gloire dont les hommes peuvent disposer. Voir plus haut, liv. III, § 10, et liv. VI, § 59.

LIII

Tu recherches les éloges d'un homme qui, trois fois par heure, s'accable de ses propres malédictions ; tu prétends plaire à un homme qui se déplaît à lui-même souverainement ; car peut-on se plaire à soi-même quand on se repent, ou peu s'en faut, de tout ce qu'on fait ?

 

 

§ 53. Tu recherches les éloges. Suite du paragraphe précédent. - S'accable lui-même de ses propres malédictions. L'ironie est amère ; mais la réflexion est juste, et bien souvent elle pourrait guérir toute notre vanité.

LIV

Ne pas se borner à respirer l'air qui nous environne, mais s'associer en outre par la raison au principe intelligent qui enveloppe toutes choses ; car la force intelligente est répandue dans l'univers entier, et elle ne se communique pas moins à celui qui veut la conquérir que la force de l'air ne se communique à celui qui est fait pour le respirer.

 

 

§ 54. S'associer en outre par la raison. Un peu plus haut, liv. III, § 4, Marc-Aurèle a appelé l'homme le collaborateur de Dieu. Cette comparaison de l'air que nous respirons et de l'intelligence répandue dans l'univers entier, et que notre raison peut respirer en quelque sorte, a sa grandeur et sa vérité. Sénèque a dit : «Il faut tout souffrir avec courage, parce que tout arrive, non par aventure, mais par ordre. Il y a longtemps qu'a été réglé ce qui doit faire ta joie, ce qui doit faire ta peine, et, quelle que soit la variété d'événements qui semble distinguer la vie de chacun, le tout se résume en une seule chose : périssables, nous avons reçu des biens périssables. Pourquoi tant nous indigner ? Pourquoi nous plaindre ? C'est la loi de notre existence». De la Providence, ch. V.

LV

Considéré d'une façon générale, le vice ne peut pas nuire au monde ; considéré dans un individu séparé, il ne nuit pas à autrui ; mais il est exclusivement nuisible à l'être même, qui d'ailleurs a la possibilité d'en être délivré, pourvu que d'abord ce soit lui qui le veuille.

 

 

§ 55. D'une façon générale. C'est-à-dire, dans l'ordre universel des choses. Il est certain que le mal doit y avoir sa place, puisque Dieu l'a permis. Seulement, notre faible intelligence ne comprend pas assez les desseins de Dieu. - Il ne nuit pas à autrui. Au point de vue moral ; car il peut y nuire par une foule de conséquences. Mon vice ne corrompt que moi ; et mes semblables ne le subissent pas comme moi. Voir le paragraphe suivant, où la pensée se continue et se développe.

LVI

Pour tout ce qui regarde ma volonté personnelle, la volonté de mon voisin m'est aussi parfaitement indifférente et étrangère que sa respiration ou son corps. Sans doute, nous sommes faits les uns pour les autres autant que possible ; mais la raison qui nous conduit n'en a pas moins dans chacun de nous son domaine distinct. Autrement, le vice de mon voisin deviendrait mon vice personnel. Mais Dieu ne l'a pas voulu, afin qu'un autre ne pût pas à son gré faire mon malheur.

 

 

§ 56. Ce qui regarde ma volonté personnelle. Suite du paragraphe précédent. - Dieu ne l'a pas voulu. Et nous devons l'en remercier ; car, sans cette distinction, nous ne serions plus des personnes, et l'individu moral n'existerait pas.

LVII

Le soleil semble épancher et répandre sa lumière, et en effet il l'épanche dans le monde entier ; mais, en s'épanchant, il ne s'épuise jamais. Cet écoulement n'est qu'une simple extension. Le mot qui, dans la langue grecque, signifie ses Rayons a la même étymologie que le mot qui exprime l'idée de s'étendre et de s'épancher. Tu peux voir en effet ce qu'est précisément un rayon de soleil, en observant la lumière qui s'introduit dans une pièce obscure, à travers une ouverture étroite. Elle s'étend et marche en ligne droite ; puis elle se partage, pour ainsi dire, en rencontrant un obstacle solide, qui en prive l'air placé au-delà. C'est sur cet obstacle que la lumière s'arrête, sans glisser en bas et sans tomber. C'est justement ainsi que ton intelligence doit s'écouler et se répandre en tous sens. C'est une diffusion ; ce n'est pas un épuisement, et, quand elle rencontre des obstacles, elle ne doit montrer ni colère ni emportement dans la résistance qu'elle leur oppose ; elle ne tombe pas ; elle reste debout, et elle éclaire de sa lumière tout ce qui la reçoit. Ce qui ne peut pas la réfléchir se prive soi-même de son splendide éclat.

 

 

§ 57. En s'épanchant, il ne s'épuise jamais. La comparaison appliquée à notre esprit n'est peut-être pas très exacte ; il s'épuise et se fatigue. La lumière du soleil ne diminue pas, du moins autant que nous en pouvons juger, quoiqu'il ait aussi ses défaillances. - Le mot qui dans la langue grecque. J'ai dû paraphraser ce passage pour le rendre tout à fait clair. - Elle se partage pour ainsi dire. L'expression serait plus juste si l'on disait : «Elle se rompt», ou «Elle s'arrête». - Qui en prive l'air placé au-delà. Le rayon s'arrête, par exemple, sur le panneau d'une porte, dont l'autre coté n'est pas éclairé. - Sans glisser en bas et sans tomber. C'est un fait ; et l'observation est ingénieuse. C'est que la lumière n'est pas pesante. - Ni colère ni emportement. C'est une leçon de douceur intellectuelle, et aussi d'humilité.

LVIII

Quand on craint la mort, cela revient à craindre, ou de ne plus rien sentir du tout, ou de sentir autrement que dans cette vie. Mais, si tu ne sens plus quoi que ce soit, tu ne peux par conséquent ressentir aucun mal ; et, si tu as une sensibilité différente, alors tu ne seras qu'un autre être ; mais tu ne cesses pas de vivre.

 

 

§ 58. Ne plus rien sentir. Voir le Phédon de Platon, pp. 207 et suiv., traduction de M. V. Cousin. - Mais tu ne cesses pas de vivre. Il semble bien que c'est à cette solution spiritualiste que Marc-Aurèle incline, comme le Stoïcisme de Sénèque.

LIX

Les hommes sont faits évidemment les uns pour les autres. Ainsi, éclaire-les, ou sache au moins les supporter.

 

 

§ 59. Les uns pour les autres. Une des maximes les plus nobles et les plus fécondes du Stoïcisme. Aristote avait établi dans sa Politique que l'homme est un être essentiellement sociable. Voir liv. I, ch. I, § 9, de ma traduction, 3° édition.

LX

Autre est le mouvement d'une flèche, autre est celui de l'esprit. Mais l'esprit a cet avantage que, tout en procédant avec le soin nécessaire et en considérant les choses attentivement, il n'en va pas moins droit, et il n'en arrive pas moins sûrement à son but.

 

 

§ 60. En considérant les choses attentivement. Ce qui semble un temps d'arrêt et une déviation dans le mouvement de l'esprit. - Il n'en va pas moins droit. Tandis que la flèche manquerait le but, si elle s'arrêtait ou si elle était déviée.

LXI

Il faut entrer dans l'esprit des autres, et toujours permettre aux autres d'entrer aussi dans ton esprit.

 

 

§ 61. Entrer dans l'esprit des autres. Attention plus délicate et plus difficile que de laisser les autres pénétrer dans notre propre esprit. Voir plus haut, liv. VI, § 53.