Livre X

Livre 9 Sommaire  

I. Dioclétien et Maximien ayant abdiqué l'empire, Constance et Galérius furent créés Augustes, et le monde romain fut partagé entre eux de cette manière : Constance eut la Gaule, l'Italie et l'Afrique ; Galérius, l'Illyrie, l'Asie et l'Orient (Ap. JC. 304). Ils s'associèrent en même temps deux Césars. Toutefois Constance se contenta de la dignité d'Auguste, et refusa l'inquiète administration de l'Italie et de l'Afrique. C'était un prince plein de qualités, extrêmement humain, ménager de l'argent des peuples et des particuliers, peu touché des intérêts du fisc, et persuadé, comme il le disait, «qu'il vaut mieux laisser la richesse publique dans les mains des particuliers que de l'enfermer dans un seul coffre» ; d'ailleurs si modeste dans les habitudes de sa vie, que les jours de fête, quand il devait traiter un plus grand nombre d'amis qu'à l'ordinaire, il envoyait demander, de porte en porte, à des particuliers l'argenterie nécessaire au service de sa table. Il ne fut pas seulement aimé, mais aussi vénéré des Gaulois, que son règne avait délivrés des précautions soupçonneuses de Dioclétien et des fureurs sanguinaires de Maximien. Il mourut en Bretagne, dans la ville d'York, la treizième année de son règne, et il fut mis au rang des dieux (Ap. JC. 306).

II. Galérius, prince éminent par ses vertus et par ses talents militaires, voyant Constance abandonner aussi l'Italie à ses soins, créa deux Césars, Maximin, qu'il investit du gouvernement de l'Orient, et Sévère, à qui il donna l'Italie (Ap. JC. 304) ; pour lui, il resta en Illyrie. Mais, après la mort de Constance, son fils Constantin, né d'un mariage obscur, fut élu empereur en Bretagne, et réunit tous les suffrages comme successeur de son père. Cependant les prétoriens, s'étant soulevés à Rome, donnèrent le titre d'Auguste à Mayence, fils de Maximien l'Hercule, et qui demeurait près de cette ville, dans le palais des ambassades. A cette nouvelle (Ap. JC. 306), Maximien l'Hercule, excité par l'espoir de ressaisir la souveraine puissance, dont il s'était démis malgré lui, accourut à Rome du fond de la Lucanie, où il faisait son séjour depuis son abdication, et achevait sa vie dans une campagne délicieuse. Il écrivit même à Dioclétien, pour l'engager à reprendre le pouvoir qu'il avait déposé; ce fut en vain. Le César Sévère, envoyé à Rome par Galérius avec une armée contre les prétoriens révoltés et contre Maxence, mit le siège devant cette ville ; mais il se vit bientôt abandonné de ses soldats.

III. Cette défection accrut les forces de Maxence, et affermit son autorité. Sévère, obligé de fuir, fut tué à Ravenne (Ap. JC. 307). Cependant Maximien l'Hercule essaya de détrôner son fils Maxence, et s'adressa, dans ce but, aux soldats, qui ne répondirent que par des injures et par des cris d'indignation. Alors il partit pour les Gaules, méditant une nouvelle trahison : il se prétendit chassé par son fils, et voulut s'unir à Constantin son gendre, quoiqu'il n'eût d'autre dessein que de le tuer à la première occasion. Ce prince régnait dans les Gaules, extrêmement aimé des soldats et des habitants de cette province, après avoir exterminé les Francs et les Allemands, et fait leurs rois prisonniers, lesquels furent même exposés aux bêtes dans un magnifique spectacle qu'il donna pour célébrer ces succès. Voyant ses projets découverts par Fausta sa fille, qui en instruisit son mari, Maximien n'eut d'autre ressource que la fuite ; mais il fut pris à Marseille, comme il allait s'embarquer pour rejoindre son fils, et sa mort fut la juste punition de ses crimes (Ap. JC. 310). C'était un homme naturellement dur et cruel, sans foi, dangereux, en un mot dépourvu de tout sentiment humain.

IV. (III). Dans le même temps, Licinius fut fait empereur par Galérius (Ap. JC. 311). Il était originaire de la Dacie et lié depuis longtemps avec ce prince, à qui il avait rendu de grands services dans la guerre que celui-ci avait faite à Narsée. Galérius mourut bientôt après. Ainsi la république était alors gouvernée par quatre empereurs nouveaux, par Constantin et Maxence, fils de deux Augustes ; par Licinius et Maximin, dont l'illustration ne commençait qu'à eux-mêmes. Mais Constantin, dans la cinquième année de son règne (Ap. JC. 312), excita une guerre civile contre Maxence ; il mit ses troupes en fuite dans plusieurs batailles, le vainquit enfin lui-même près du pont Mulvius (Ap. JC. 312), arrêta ainsi le cours des cruautés sanglantes qu'il exerçait à Rome contre les nobles, et demeura maître de l'Italie. Quelque temps après, en Orient, Maximin, qui voulait aussi renverser Licinius, alla mourir à Tarse, d'une mort fortuite qui le fit échapper à celle dont il était menacé.

V. (IV) Cependant Constantin, homme d'une volonté forte, qui ne reculait devant aucun moyen pour l'accomplissement de ses desseins, et qui aspirait alors à l'empire du monde entier, fit la guerre à Licinius, malgré les liens de famille et d'amitié qui existaient entre eux ; car sa soeur Constance était mariée à cet empereur. Il le défit d'abord dans la Pannonie ; puis, tombant sur lui à l'improviste, au moment où celui-ci faisait à Cibales d'immenses préparatifs de guerre, il le vainquit de nouveau (Ap. JC. 314), se rendit maître de toute la Dardanie, de la Mésie, de la Macédoine, et envahit un grand nombre d'autres provinces.

VI. Il y eut encore entre eux plusieurs guerres, et la paix fut plusieurs fois faite et rompue. Enfin Licinius, vaincu sur terre et sur mer, se rendit à Constantin dans la ville de Nicomédie, et il fut tué, contre la foi des serments, à Thessalonique, où il s'était retiré dans une condition privée (Ap. JC. 323). L'empire romain fut alors administré (ce qui ne s'était pas encore vu) par un Auguste et par trois Césars, Constantin ayant confié à ses fils le gouvernement de la Gaule, de l'Orient et de l'Italie. Mais l'orgueil du succès changea les bonnes qualités de cet empereur (Ap. JC. 326). Prenant dans sa famille ses premières victimes, il fit d'abord périr son fils [Crispus] malgré son mérite, et le fils de sa soeur, jeune homme de grande espérance ; puis sa femme et ensuite un grand nombre de ses amis.

Constantin et Fausta

VII. Comparable aux meilleurs princes dans les commencements de son règne, il ressembla aux plus médiocres dans ses dernières années. Du reste, il possédait les plus belles qualités de l'esprit et du corps. Il était fort avide de gloire militaire ; et si, dans ses guerres, la fortune lui procura des succès, il n'en dut pas moins à son habileté. Après la guerre civile, il défit les Goths dans plusieurs batailles, leur accorda la paix, et mérita par ses bienfaits la reconnaissance des nations barbares. Il montra du goût pour les beaux-arts et pour les lettres, le désir de posséder l'amour des peuples, qu'il ne cessa de rechercher par des largesses et par des manières affables ; de l'indifférence pour quelques-uns de ses amis, mais un grand zèle pour les autres, ne laissant échapper aucune occasion d'augmenter leur fortune ou leur considération.

VIII. Il fit beaucoup de lois, dont quelques-unes étaient bonnes et justes, la plupart inutiles, et plusieurs sévères. Il eut, le premier, l'ambition de donner à la ville qu'il appela de son nom une puissance qui en fit l'égale de Rome (Ap. JC. 330). Il méditait une expédition contre les Parthes, qui attaquaient déjà la Mésopotamie, lorsqu'il mourut près de Nicomédie, dans le palais des ambassades, âgé de soixante-six ans, et après trente et un ans de règne (Ap. JC. 337). Sa mort fut annoncée par une étoile chevelue d'une grandeur prodigieuse, astre que les Grecs appellent comète, et qui brilla quelque temps. On le mit au rang des dieux.

IX. (V) Il laissa pour successeurs ses trois fils et un fils de son frère. Mais le César Dalmatius, doué des plus heureuses qualités et assez semblable à son oncle, fut tué peu de temps après dans un soulèvement militaire (Ap. JC. 338), du consentement plutôt que par l'ordre de Constance, son cousin germain. Cependant Constantin déclara la guerre à son frère Constant ; et lui ayant imprudemment livré bataille près d'Aquilée, il fut tué par les généraux de cet empereur (Ap. T. C. 340). Ainsi la république n'eut plus que deux Augustes. Le gouvernement de Constant fut pendant quelque temps vigoureux et juste ; mais ensuite les ennuis d'une mauvaise santé et les conseils d'amis dépravés l'entraînèrent dans d'abominables vices. Il devint alors insupportableà ses peuples, odieux aux soldats, et il fut tué par le parti de Magnence. Il périt dans un château fort du nom d'Hélène, non loin de l'Espagne, dans la dix-septième année de son règne et la trentième de son âge (Ap. JC. 350). Il s'était d'ailleurs signalé par un grand nombre d'exploits militaires, et il avait su, sans se montrer cruel, se faire craindre, tout le temps de sa vie, des soldats.

X. (VI) Constance fut diversement éprouvé par la fortune. En effet, les Perses lui firent essuyer de nombreuses et sanglantes défaites, lui prirent un grand nombre de places fortes, assiégèrent des villes de son gouvernement, détruisirent ses armées. Il ne fut heureux dans aucun de ses combats contre Sapor ; et une fois que, près de Singare, il était assuré de la victoire, la sotte et furieuse impatience de ses soldats mutinés, qui exigèrent le combat quand le jour allait finir, lui fit perdre tous ses avantages. Après la mort de Constant, et tandis que Magnence se mettait en possession de l'Italie, de l'Afrique et des Gaules, une nouvelle révolution éclata en Illyrie, où les troupes donnèrent le trône à Vétranion (Ap. JC. 350). Il était déjà fort âgé, et la longue durée de ses services, jointe au bonheur de ses armes, l'avait rendu cher aux soldats, qui le créèrent empereur pour la défense de l'Illyrie. C'était un homme de bien, d'une pureté de moeurs antique, d'une rare affabilité, mais d'une si complète ignorance, qu'il n'apprit que dans sa vieillesse, et lorsqu'il était déjà empereur, les premiers éléments des lettres.

XI. Mais Constance, qui avait allumé une guerre civile pour venger la mort de son frère, ôta l'empire à Vétranion ; et, ce qui ne s'était pas encore vu, celui-ci fut contraint, par la volonté unanime des soldats, de déposer les insignes du pouvoir (Ap. JC. 350). Il y eut aussi des troubles dans Rome, où Népotien, fils de la soeur de Constantin, voulut s'emparer du trône, à la tête d'une troupe de gladiateurs. Mais son entreprise eut une issue digne de commencements si violents : vaincu par les généraux de Magnence le vingt-huitième jour de son usurpation, il fut puni de mort, et sa tête promenée par la ville au bout d'une lance. Il s'ensuivit des proscriptions et d'horribles massacres parmi les nobles.

XII. Peu de temps après, Magnence fut entièrement défait près de Mursa, et manqua d'être pris (Ap. JC. 351). Cette journée coûta à l'empire romain ses principales forces, qui auraient pu être employées contre les nations étrangères, et contribuer à la sûreté comme aux triomphes de la patrie. (VII) Constance donna ensuite le gouvernement de l'Orient à Gallus, fils de son oncle, avec le titre de César (Ap. JC. 351). Magnence, vaincu dans divers combats, finit par se tuer à Lyon, après trois ans et sept mois de règne (Ap. JC. 353). Son frère, qu'il avait fait César et envoyé dans les Gaules pour les défendre, se tua aussi à Sens.

XIII. Vers le même temps Constance fit tuer le César Gallus, coupable d'un grand nombre de cruautés (Ap. JC. 354). C'était, en effet, un homme naturellement féroce, et d'un caractère à exercer la tyrannie, s'il eût pu commander en maître. D'un autrecôté, Sil vain, ayant tenté une révolution dans la Gaule, fut tué moins de trente jours après ; et Constance resta dès lors seul maître de l'empire romain, avec le titre d'Auguste.

XIV. Il envoya bientôt dans les Gaules, avec la qualité de César, son cousin germain Julien, frère de Gallus, après lui avoir donné sa soeur en mariage (Ap.JC. 355). Les barbares avaient forcé plusieurs villes de cette province, et en assiégeaient d'autres ; ils portaient partout la dévastation, et menaçaient déjà l'empire romain d'une ruine prochaine. Julien, avec peu de troupes, délit près de Strasbourg, ville de la Gaule, les nombreuses armées des Allemands ; fit prisonnier le plus illustre de leurs rois, et rétablit l'ordre dans les Gaules (Ap.JC.357). Plus tard encore, ce même Julien remporta de grands avantages sur les barbares ; il repoussa les Germains au delà du Rhin, et rendit à l'empire romain ses limites.

XV. Peu de temps après, les armées de la Germanie, se voyant retirer la garde des Gaules, donnèrent d'un commun accord le titre d'Auguste à Julien (Ap. JC. 360), qui partit, un an après, pour s'emparer de l'Illyrie, tandis que Constance était occupé à faire la guerre aux Parthes. Constance, à la nouvelle de ces événements, laissa tout pour venir combattre Julien ; mais il mourut en chemin entre la Cilicie et la Cappadoce, dans la trente-huitième année de son règne et la quarante-cinquième de son âge (Ap. JC. 361). On le mit au rang des dieux. C'était un prince d'un caractère doux et modéré, mais trop confiant dans ses amis et dans ses courtisans, et, sur la fin, trop esclave de ses femmes. Il montra, dans les premières années de son règne, une grande modération ; il combla de biens ses amis, et ne laissa jamais sans récompense ceux dont il avait reçu des services difficiles. Mais il était impitoyable pour quiconque était soupçonné d'aspirer au trône. Il fut assez bon d'ailleurs, et il eut plus à se louer de la fortune dans les guerres civiles que dans les guerres étrangères.

XVI. (VIII) Julien, maître de l'empire, fit d'immenses préparatifs de guerre, et marcha contre les Parthes (Ap. JC. 362) ; expédition à laquelle je pris part. Il reçut à composition quelques-unes de leurs villes et de leurs forteresses, et il en emporta d'autres de vive force. Après avoir ravagé l'Assyrie, il tint son armée pendant quelque temps campée près de Ctésiphon. Il revenait victorieux, lorsqu'entraîné dans de nouveaux combats par son impétueux courage, il fut tué de la main d'un ennemi le 6 des calendes de juillet, dans la septième année de son règne et la trente et unième de son âge (Ap. JC. 363). On le mit au rang des dieux.

Julien était un prince éminent, et il eût fait, si les destins l'eussent permis, le bonheur et la gloire de la république. Il était très versé dans les belles-lettres, et surtout dans la langue grecque, qu'il possédait beaucoup mieux que la langue latin e; doué d'une mâle et rapide éloquence et d'une mémoire extrêmement fidèle ; trop attaché, dans certaines choses, au renom de philosophe ; libéral envers ses amis, mais moins vigilant qu'il ne convenait à un tel prince. Aussi ne manqua-t-il pas de censeurs, qui essayèrent de porter atteinte à sa gloire. Il montra beaucoup d'équité pour l'habitant des provinces, et tout le zèle possible pour la diminution des tributs ; une grande affabilité envers tout le monde, une attention médiocre aux intérêts du trésor,de l'avidité pour la gloire et une ardeur quelquefois immodérée pour en acquérir. Il persécuta la religion chrétienne, mais sans verser le sang de ceux qui la professaient. Il était assez semblable à Marc-Antonin, qu'il avait d'ailleurs pris pour modèle.

XVII. (IX) Après lui, Jovien, l'un des officiers de sa maison, fut proclamé empereur par l'armée, plutôt en considération du mérite de son père que du sien propre. Dans le fâcheux état où se trouvaient les affaires, et avec des troupes qui manquaient de vivres, Jovien, battu par les Perses dans deux batailles, fit avec Sapor une paix sans doute nécessaire, mais honteuse. Il abandonna les frontières et céda quelques portions de l'empire ; ce qui n'était jamais arrivé dans le cours des onze cent dix-huit ans écoulés depuis la fondation de Rome. Pontius Télésinus avait fait passer nos légions sous le joug à Caudium ; et si elles subirent la même ignominie à Numance en Espagne et dans la Numidie, ces honteux échecs n'avaient du moins été suivis d'aucune perte de territoire. Jovien eût été moins blâmable s'il avait eu dessein, après avoir réparé ses forces, de rompre une paix imposée par la nécessité, comme firent les Romains dans toutes les circonstances que je viens de rappeler ; car ils déclarèrent aussitôt la guerre aux Samnites, aux Numantins, aux Numides, et ne ratifièrent point les traités faits avec ces peuples. Mais la crainte de se voir opposer un rival en restant plus longtemps dans l'Orient, lui fit négliger l'intérêt de sa gloire. Il se mit donc en marche ; et comme il gagnait l'Illyrie, il mourut subitement sur les confins de la Galatie (Ap. JC. 364). Ce prince ne manquait d'ailleurs ni de courage ni de prudence.

XVIII. Les uns attribuent sa mort à une indigestion, causée par un excès de bonne chère ; les autres, à l'odeur de la chaux dont on avait récemment crépi sa chambre, et qui est très dangereuse pendant le sommeil ; d'autres encore, à la trop grande quantité de charbon qu'il avait fait allumer à cause du froid. Il mourut le 14 des calendes de mars, à l'âge d'environ trente-trois ans, après sept mois de règne. Il dut à la bonté des princes qui lui succédèrent les honneurs de l'apothéose. Il était fort affable et naturellement très libéral.

(X). Telle était la situation de l'empire sous le consulat du même Jovien et de Varronien, l'an de Rome onze cent dix-neuf. Mais puisque nous voilà parvenus au règne de nos illustres et vénérables princes, nous terminerons ici cet ouvrage ; car ce qui nous reste à dire demande un style plus élevé ; et nous voulons, bien loin d'y renoncer, l'écrire avec plus de soin encore.


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