[Préparatifs de la guerre entre Brutus et les partisans de César]

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XXVI. Telle était la situation des affaires à Rome, lorsque l'arrivée du jeune Octave vint leur don-ner une nouvelle face. Il était fils de la nièce du dictateur, qui l'avait adopté et institué son héritier. Il était à Apollonie, lorsque César fut tué : il y suivait le cours de ses études, en attendant que son oncle l'emmenât à l'expédition qu'il avait projetée contre les Parthes. Mais il n'eut pas plutôt appris la mort de César, qu'il se rendit à Rome, où d'abord, pour s'insinuer dans les bonnes grâces du peuple, il prit le nom de César ; et ayant distribué aux citoyens l'argent que le dictateur leur avait légué, il les excita contre Antoine, et par ses largesses attira dans son parti un grand nombre de vétérans qui avaient servi sous César. Cicéron, n'écoutant que sa haine contre Antoine, se déclara pour le jeune César, et en fut vivement repris par Brutus, qui lui reprocha de ne pas craindre un maître, mais seulement un maître qui le haïssait ; et qu'en faisant dans ses discours et dans ses lettres l'éloge de la douceur de César, il ne cherchait qu'à se ménager une servitude moins dure. «Mais nos ancêtres, ajoutait-il, n'ont jamais supporté les maîtres même les plus doux. Pour moi, jusqu'à ce moment, je ne suis décidé ni pour la guerre, ni pour la paix ; la seule chose qui soit bien arrêtée dans mon esprit, c'est de n'être jamais esclave de personne : mais ce qui m'étonne, c'est que Cicéron, qui craint les dangers d'une guerre civile, ne redoute pas l'infamie d'une paix déshonorante, et qu'il ne veuille d'autre récompense d'avoir chassé Antoine de la tyrannie, que de nous donner César pour tyran». Tel se montra Brutus dans les premières lettres qu'il écrivit.

XXVII. Déjà Rome se partageait entre César et Antoine ; les armées étaient comme à l'encan, et se vendaient à celui qui mettait la plus haute enchère. Brutus alors, désespérant de rétablir les affaires, prit le parti de quitter l'Italie ; et traversant par terre la Lucanie, il se rendit à Elée, sur le bord de la mer. Porcia, qui devait de là retourner à Rome, s'efforçait de cacher la douleur que lui causait la séparation d'avec son mari ; mais son courage échoua à l'aspect d'un tableau dont le sujet était tiré de l'histoire grecque ; il représentait les adieux d'Hector et d'Andromaque, recevait, des mains de son mari, Astyanax, son fils encore enfant, et tenait les yeux fixés sur Hector. La vue de ce tableau, en rappelant à Porcia son propre malheur, la fit fondre en larmes ; elle alla le considérer plusieurs fois dans le jour ; et chaque fois cette image de sa situation renouvelait ses pleurs. Acilius, un des amis de Brutus, témoin de la douleur de Porcia, prononça ces paroles d'Andromaque à Hector :

Seul vous me tenez lieu d'un père et d'une mère ;
Vous êtes à la lois mon époux et mon frère (24).

«Pour moi, lui dit Brutus en souriant, je ne puis pas adresser à Porcia les paroles d'Hector à Andromaque :

Allez ; et, reprenant vos toiles, vos fuseaux,
A vos femmes, chez vous, partagez leurs travaux (25).

Car si la faiblesse de son corps ne lui permet pas les mêmes exploits qu'à nous, elle nous égalera du moins à combattre pour sa patrie, par la fermeté de son âme». Ce trait nous a été conservé par Bibulus, fils de Porcia.

XXVIII. D'Elée, Brutus se rendit par mer à Athènes, où le peuple le reçut avec de vives acclamations, et fit pour lui des décrets honorables. Il demeurait chez un de ses anciens hôtes, et allait tous les jours entendre Théomneste, philosophe académicien, et Cratippe, qui était de la secte du Lycée (26). Là, s'entretenant avec eux de matières philosophiques, il paraissait vivre dans un grand loisir, et ne s'occuper d'aucune affaire ; cependant il se préparait secrètement à la guerre, sans qu'on en eût aucun soupçon : il envoya Hérostrate en Macédoine, pour attirer à son parti les commandants des troupes de cette province ; il fit venir auprès de lui les jeunes Romains qui faisaient leurs études à Athènes, entre lesquels était le fils de Cicéron, à qui Brutus donne les plus grands éloges : il dit de lui qu'endormi comme éveillé, il conservait toujours un grand courage, et une haine décidée contre les tyrans. Lorsqu'il eut commencé à se mettre ouvertement à la tête des affaires, il apprend que des vaisseaux romains, qui venaient d'Asie chargés de richesses, étaient commandés par un homme honnête, avec lequel il était fort lié, il va au-devant de lui, et l'ayant rencontré près de Caryste (27), le détermine à lui livrer ses vaisseaux : ce jour même il lui donne à souper, et le traite avec magnificence ; c'était par hasard le jour anniversaire de la naissance de Brutus. Lorsqu'on eut commencé à boire on fit des libations pour la victoire de Brutus et pour la liberté des Romains. Brutus, voulant encourager ses convives, demande une plus grande coupe, et, la tenant dans sa main, prononce ce vers de patrocle à Hector, que rien n'avait amené (28) :

Apollon et mon sort ont terminé ma vie.

On ajoute qu'à Philippes, lorsqu'il sortit de sa tente pour aller livrer le dernier combat, il donna pour mot à ses soldats, Apollon ; et l'on pensa que ce vers qu'il avait prononcé était comme le présage de sa défaite.

XXIX. Quelques jours après, Antistius lui remit cinq cent mille drachmes sur l'argent qu'il portait en Italie. Tous les soldats de Pompée qui erraient encore dans la Thessalie vinrent le joindre avec plaisir ; il enleva cinq cents chevaux que Cinna conduisait à Dolabella en Asie ; et s'étant transporté par mer à Démétriade (29), où l'on faisait pour Antoine un enlèvement considérable d'armes que Jules César avait préparées pour la guerre contre les Parthes, il s'en rendit maître. Hortensius lui remit son gouvernement de Macédoine ; et tous les rois, tous les princes voisins s'étant unis avec lui, le secondèrent de tout leur pouvoir. Il apprit en même temps que Caïus, frère d'Antoine, arrivait d'Italie, pour aller à Apollonie et à Epidamne (30), prendre le commandement des troupes que Gabinius avait sous ses ordres. Brutus voulant le prévenir, et enlever ses troupes avant son arrivée, part à l'instant avec ce qu'il avait de soldats, les conduit, pendant une neige abondante, à travers des chemins raboteux et difficiles, et devance de beaucoup ceux qui portaient ses provisions. Quand il fut près d'Epidamne, la difficulté de la marche et la rigueur du froid lui causèrent la boulimie, maladie qu'éprouvent également les hommes et les animaux quand ils se sont fatigués à marcher dans la neige, soit que la chaleur naturelle, concentrée dans l'intérieur par le froid et par la densité de l'air, consume promptement la nourriture qu'ils ont prise, soit que la vapeur subtile et incisive de la neige, pénétrant le corps, fasse exhaler et dissiper au dehors la chaleur intérieure : car les sueurs, qui sont un des symptômes de cette maladie, semblent être l'effet de cette dissipation que subit la chaleur lorsqu'elle est saisie par le froid à la superficie du corps. Mais nous avons traité cette matière dans un autre ouvrage (31). Brutus donc était tombé en défaillance ; et personne, dans son camp, n'ayant rien à lui donner, ses domestiques furent forcés d'avoir recours aux ennemis ; ils s'approchèrent des portes de la ville, et demandèrent du pain aux premières gardes : ces soldats n'eurent pas plutôt appris l'accident de Brutus, qu'ils lui apportèrent eux-mêmes de quoi manger et boire. En reconnaissance de ce service, Brutus, quand il eut pris la ville, traita avec humanité, non seulement ces gardes, mais encore tous les habitants, par rapport à eux.

XXX. Caïus Antonius étant entré dans Apollonie, fit appeler à lui tous les soldats répandus dans les environs ; mais quand il les vit aller joindre Brutus, et qu'il reconnut dans les Apolloniates une disposition à les imiter, il abandonna la ville, et s'en alla à Buthrote (32) ; il perdit en chemin trois cohortes, qui furent taillées en pièces par Brutus. Ayant ensuite entrepris de forcer les postes que les troupes de Brutus occupaient autour de Byllis (33), il engagea contre Cicéron (34) un combat dans lequel il fut battu ; car Brutus employait déjà ce jeune homme, auquel il dut de grands succès. Brutus, de son côté, ayant surpris Caïus Antonius dans des endroits marécageux, et loin de son poste, empêcha ses soldats de le charger ; il se contenta de le faire envelopper, et leur ordonna d'épargner des troupes qui seraient bientôt à eux : ce qui arriva en effet ; elles se rendirent avec leur général, et par là Brutus se vit à la tête d'un corps d'armée assez considérable. Caïus resta longtemps auprès de lui, traité avec honneur, et conservant même les marques du commandement, quoique plusieurs amis de Brutus, et Cicéron même, lui écrivissent de Rome pour le presser de s'en défaire ; mais s'étant aperçu qu'il travaillait secrètement à lui débaucher ses capitaines et à exciter du mouvement, il l'envoya sur une galère, où il le fit garder avec soin. Les soldats qu'il avait corrompus s'étant retirés à Apollonie, d'où ils écrivirent à Brutus de venir les trouver, il leur répondit qu'il n'était pas d'usage chez les Romains que des soldats rebelles mandassent leur général ; que c'était à eux à venir solliciter leur pardon et apaiser sa colère. Ils se rendirent auprès de lui, et par leurs prières ils obtinrent leur grâce.

XXXI. Brutus se disposait à passer en Asie, lorsqu'il apprit les changements arrivés dans Rome. Le jeune César, fortifié par le sénat contre la puissance d'Antoine, ne l'avait pas eu plutôt chassé d'Italie, qu'il se rendit lui-même redoutable ; il demandait le consulat, contre les dispositions des lois, et entretenait de grandes armées dont la ville n'avait aucun besoin. Mais ensuite voyant le sénat, mécontent de sa conduite, jeter les yeux sur Brutus, lui confirmer ses anciens gouvernements, et lui en décerner de nouveaux, il craignit lui-même, et il rechercha l'amitié d'Antoine. En même temps il investit Rome de troupes, et se fit donner le consulat, ayant à peine atteint l'âge de l'adolescence ; car il n'était que dans sa vingtième année, comme il le dit lui-même dans ses Commentaires. Il appela tout de suite en justice Brutus et les autres conjurés, pour avoir fait périr, sans aucune fore oralité de justice, le premier et le plus grand personnage de Rome par ses dignités. Il nomma Lucius Cornificius et Agrippa pour accusateurs, le premier de Brutus, et le second de Cassius. Les accusés n'ayant pas comparu, il força les juges de les condamner par contumace. Lorsque le héraut appela, suivant l'usage, Brutus du haut de la tribune, pour comparaître, le peuple en gémit, dit-on, hautement ; et les citoyens les plus honnêtes, baissant la tête, gardèrent un profond silence : on vit même Publius Silicius (35) verser des larmes ; et cette marque de sensibilité le fit mettre, dans la suite, au nombre des proscrits. Enfin César, Antoine et Lépidus s'étant réconciliés, partagèrent entre eux les provinces, et proscrivirent deux cents citoyens qu'ils vouèrent à la mort, et Cicéron fut une des victimes.

XXXII. Brutus, à qui ces nouvelles furent portées en Macédoine, faisant céder sa douceur à tant de cruautés, écrivit à Hortensius de faire mourir Caïus Antonius, par représailles de la mort de Cicéron et de Brutus, dont l'un était son ami et l'autre son parent. Dans la suite, Antoine ayant fait Hortensius prisonnier, à la bataille de Philippes, l'égorgea sur le tombeau de son frère. Brutus, en apprenant la mort de Cicéron, dit qu'il en avait moins de douleur, que de honte de ce qui l'avait causée ; qu'il blâmait ses amis de Rome, qui devaient s'imputer à eux-mêmes plus qu'à leurs tyrans l'esclavage dans lequel ils étaient tombés, puisqu'ils ne craignaient pas de voir et de souffrir des indignités dont ils n'auraient pas dû supporter même le récit. Quand il eut conduit en Asie son armée, déjà nombreuse et puissante, il fit équiper une flotte dans la Bithynie et à Cyzique (36) ; et pendant ce temps-là il parcourut par terre la province, rétablit la tranquillité dans les villes, et donna audience aux gouverneurs. Il écrivit aussi à Cassius de quitter l'Egypte et de venir le joindre en Syrie. «Ce n'est pas, lui disait-il, pour acquérir l'empire, mais pour délivrer notre patrie de la servitude et opprimer les tyrans, que nous avons rassemblé des armées : au lieu donc d'errer de côté et d'autre, il faut toujours nous souvenir du but que nous nous sommes proposé ; et pour ne pas nous en écarter, ne nous éloignons pas de l'Italie, mais rapprochons-nous-en le plus tôt que nous pourrons, afin d'aller au secours de nos concitoyens». Cassius ayant goûté ses raisons, se mit en marche pour aller le trouver. Brutus alla au-devant de lui, et ils se rencontrèrent près de Smyrne : c'était leur première entrevue depuis qu'ils s'étaient séparés au port du Pirée, pour aller l'un en Macédoine et l'autre en Syrie. Ce fut pour eux un grand sujet de joie ; et la vue des troupes qu'ils avaient l'un et l'autre sous leurs ordres augmenta beaucoup leur confiance. Ils étaient partis d'Italie comme des bannis méprisables, sans argent, sans armes, sans un seul vaisseau armé, sans un soldat, enfin sans une seule ville qui fût dans leurs intérêts ; et après un espace de temps assez court, ils se trouvaient réunis, à la tête d'une flotte puissante, d'une infanterie et d'une cavalerie nombreuses, avec de l'argent pour les entretenir ; et ils étaient en état de disputer, les armes à la main, l'empire à leurs ennemis.


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(24)  Iliade. liv. VI. v. 429. Ces adieux d'Hector et d'Andromaque occupent tout le commencement de ce sixième livre.

(25)  Ibid. v. 491.

(26)  Théomneste n'est point connu d'ailleurs. Il a été question de Cratippe dans la vie de Pompée, chap. LXXX. Cicéron, dans le fragment de son Timée, chap. 1, dit de lui que c'était le premier des péripatéticiens de son temps ; il lui confia son fils lorsqu'il l'envoya étudier à Athènes.

(27)  Ville de l'Eubée, au pied du mont Ocha, près de laquelle il y avait des carrières où l'on trouvait de l'amiante, au rapport de Strabon, liv. X, p. 446.

(28)  C'est-à-dire que Brutus avait prononcé ce vers tout d'un coup, sans l'avoir amené par quelque chose qui y eût rapport. Mais il ne faut pas croire que Brutus eût dit ce vers sans sujet et sans motif. On buvait à la liberté des Romains, qui était le fruit de la mort de César : et comme Brutus avait l'esprit occupé de cette mort, il prononça ce vers, qui est le trois cent quarante-neuvième du seizième livre de l'Iliade, pour faire entendre qu'il n'avait fait que prêter sa main à Apollon et à la destinée de ce prince, et que c'étaient les dieux et le destin qui l'avaient fait périr. Mais ce vers qu'il appliquait à la mort de César, on en fit le présage de la sienne.

(29)  Voyez la vie de Démétrius, chap.LXII.

(30)  Deux villes de l'Epire sur la côte de la mer.

(31)  Voyez les Propos de Table, liv. VI, q. VIII, dans les Oeuvres Morales, où cette matière est traitée en détail. Boulimie signifie faim violente.

(32)  Buthrote, ville de l'Epire, située dans une presqu'île, et qui avait une colonie romaine. Strabon, liv. VII.

(33)  Byllis, ville maritime de l'Illyrie, qu'Etienne de Byzance dit avoir été fondée par les Myrmidons sous la conduite de Néoptolème ; son commentateur assure que les habitants de cette ville étaient les mêmes que ceux que Strabon appelle Bulliones, et qu'il place aussi en Illyrie. Ibid.

(34)  C'est le fils de l'orateur.

(35)  Dion, liv. XLVI, chap. XLIX, le nomme Sillicius Coronas, sénateur, et dit qu'il déclara Brutus innocent.

(36)  La Bithynie est dans l'Asie, au midi du Pont-Euxin, et Cysique dans la Mysie, en revenant à l'occident sur l'Hellespont.