[Grandes qualités de Lucullus manifestées dès sa jeunesse]

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I. L'aïeul de Lucullus fut revêtu de la dignité consulaire (1) : il eut pour oncle maternel Métellus, surnommé Numidicus. Son père fut convaincu de péculat, et Cécilia, sa mère, eut la réputation de ne pas mener une vie réglée. La première action d'éclat que fit Lucullus dans sa première jeunesse, avant qu'il eût exercé aucune charge et pris part aux affaires publiques, fut d'appeler en justice, pour cause de concussion, l'augure Servilius, l'accusateur de son père. Cette démarche lui fit le plus grand honneur, et l'on ne parlait dans Rome que de cette accusation si glorieuse pour Lucullus : les Romains regardaient comme honorables les accusations qui n'avaient pas pour motif des ressentiments particuliers ; et l'on aimait que le jeunes gens s'attachassent à la poursuite des coupables, comme les chiens généreux s'acharnent sur les bêtes sauvages (2). Cette affaire fut suivie de part et d'autre avec tant de chaleur et d'animosité qu'on en vint à des voies de fait et qu'il y eut des gens blessés et tués dans les deux partis : Servilius fut absous.

II. Ce n'est pas que Lucullus manquât d'éloquence ; il parlait même avec beaucoup de facilité l'une et l'autre langue (3). Sylla, qui avait composé les Mémoires de sa vie, les lui dédia, comme à celui qui était le plus capable de les rédiger et de leur donner la forme de l'histoire. Son éloquence n'était pas seulement propre aux affaires ; il ne se bornait pas à plaider dans les tribunaux, comme ces orateurs qui, tels que les thons

Qu'on voit, en se jouant, fendre l'azur des flots,

semblent se jouer dans les disputes du barreau ; mais qui, hors de là,

Restent bientôt à sec, et meurent d'ignorance (4).

Dès sa jeunesse il avait enrichi son esprit par la culture des lettres et des arts libéraux ; et quand, dans un âge avancé, il voulut se reposer de ses longs travaux, comme d'autant de combats, il chercha un délassement honnête dans l'étude de la philosophie. Il sut, après le différend qu'il eut avec Pompée, réprimer et amortir à propos son ambition, pour donner l'essor à la partie contemplative de son âme. Outre ce que je viens de dire de son savoir, on en donne aussi pour preuve qu'étant encore assez jeune, et badinant un jour avec l'orateur Hortensius et l'historien Sisenna, il s'engagea à composer en vers ou en prose, dans la langue grecque ou dans la latine, suivant que le sort en déciderait, la guerre des Marses. Il fit de ce badinage une affaire sérieuse ; le sort étant tombé sur la langue grecque, il écrivit en grec une histoire de la guerre des Marses (5), que nous avons encore.

III. Entre plusieurs marques d'amitié qu'il donna à son frère Marcus Lucullus, les Romains citent surtout la première. Quoiqu'il fût son aîné, il ne voulut point entrer dans les charges avant lui : il attendit que son frère eût atteint l'âge de les exercer ; et cette preuve d'amour fraternel lui gagna tellement l'affection du peuple, que, même en son absence, il fut nommé édile avec son frère. Il servit fort jeune dans la guerre des Marses, où il fit éclater, en plusieurs occasions, son audace et sa prudence ; mais ce fut surtout à cause de la douceur et de l'égalité de son caractère, que Sylla voulut se l'attacher ; et qu'après avoir une fois essayé de ses services, il l'employa toujours dans les affaires les plus importantes, et en particulier pour la fabrication de la monnaie. Ce fut sous sa direction qu'on frappa, dans le Péloponèse, toute la monnaie dont on se servit pour la guerre contre Mithridate. On l'appela de son nom la monnaie lucullienne, et elle eut longtemps cours dans les armées pour les besoins journaliers des soldats, parce que personne ne faisait difficulté de la recevoir. Quelque temps après, Sylla, au siège d'Athènes, plus fort du côté de la terre, était sur mer inférieur aux ennemis, qui lui coupaient les vivres. Il envoya donc Lucullus en Egypte et en Afrique, pour y prendre des vaisseaux et les lui amener. On était au fort de l'hiver. Lucullus s'embarqua néanmoins sur trois brigantins et autant de navires rhodiens (6), sans craindre ni les dangers d'une longue navigation, ni les nombreux vaisseaux des ennemis, qui, maîtres de ces mers, croisaient de tous côtés. Malgré ces obstacles, il aborde à l'île de Crète, qu'il attire dans le parti de Sylla ; passe à Cyrène, qu'il trouve agitée de guerres civiles et opprimée par des tyrans : il l'en délivre, et rétablit l'ancienne forme de gouvernement, en rappelant aux Cyrénéens un mot de Platon, qui avait été une espèce de prophétie. Ils avaient prié ce philosophe de leur donner des lois, et de leur tracer un plan de république sage et modéré. Platon leur répondit qu'il était difficile de donner des lois à un peuple aussi heureux que l'étaient alors les Cyrénéens. Rien, en effet, n'est plus difficile à gouverner qu'un homme à qui tout prospère : est-il maltraité par la fortune, il se laisse conduire avec la plus grande facilité ; et c'est ce qui rendit les Cyrénéens si dociles aux lois que Lucullus voulut leur prescrire (7).

IV. De Cyrène, il fit voile pour l'Egypte, et dans son passage une partie de sa flotte lui fut enlevée par des corsaires. Il eut le bonheur de leur échapper, et d'entrer dans Alexandrie avec le cortège le plus brillant. Toute la flotte royale était sortie à sa rencontre magnifiquement parée, comme elle a coutume d'aller au-devant du roi lorsqu'il revient de quelque voyage. Le jeune roi Ptolémée (8) lui fit l'accueil le plus distingué : il lui donna sa table et un appartement dans son palais ; ce qui n'avait jamais encore été fait pour aucun général étranger. Il ne régla point sa dépense sur le pied qu'elle était fixée pour les autres, elle fut quatre fois plus forte ; mais Lucullus ne prit que ce qui lui était absolument nécessaire ; il refusa même tous les présents que le roi lui avait destinés, qui valaient plus de quatre vingts talents ; on dit aussi qu'il ne voulut aller voir ni Memphis, ni aucune des autres merveilles de l'Egypte, qui sont si vantées partout ; cette curiosité, disait-il, pouvait convenir à un homme oisif qui voyage pour son plaisir, et non à un capitaine qui avait laissé son général campé sous des tentes et près des retranchements ennemis. Ptolémée ne fit point alliance avec Sylla, de peur de s'attirer la guerre ; mais il donna à Lucullus des vaisseaux d'escorte qui le ramenèrent en Cypre. Quand il fut près de s'embarquer, le roi lui donna les plus grands témoignages d'amitié ; et en lui faisant ses derniers adieux, il lui présenta une émeraude de grand prix, montée en or, que Lucullus refusa d'abord : mais Ptolémée lui ayant fait voir que son portrait était gravé sur cette pierre, il craignit, en la refusant, que le roi ne le soupçonnât de partir avec des dispositions hostiles, et qu'on ne lui dressât des embûches sur mer ; il l'accepta donc. Dans sa traversée, ayant rassemblé un grand nombre de vaisseaux de toutes les villes maritimes, excepté de celles qui partageaient avec les corsaires le fruit de leurs pirateries, il amena cette flotte en Cypre. Là, il apprit que les ennemis étaient cachés derrière quelques pointes de terre, pour le surprendre au passage. Alors il tira ses vaisseaux à terre, et écrivit aux villes voisines de lui envoyer des vivres, et les autres provisions nécessaires pour passer l'hiver, parce qu'il ne se rembarquerait qu'au printemps. Mais dès que le temps devint favorable, il remit ses vaisseaux en mer, et s'embarqua ; il eut la précaution de voguer le jour à voiles baissées, et de cingler la nuit à pleines voiles ; il arriva ainsi à Rhodes sans aucun accident. Les Rhodiens lui ayant fourni des vaisseaux, il persuada à ceux de Cos et de Cnide d'abandonner le roi Mithridate, et de le suivre à son expédition contre les Samiens. Il alla en personne chasser de Chio la garnison que ce prince y avait mise, rendit la liberté aux Colophoniens, et fit prisonnier leur tyran Epigonus.

V. Vers ce temps-là, Mithridate avait abandonné Pergame, et s'était renfermé dans Pitane (9), où Fimbria le tenait assiégé par terre. Ce prince, désespérant de pouvoir risquer une bataille contre ce général, homme audacieux et enflé de sa victoire, et ne voyant de ressource pour lui que du côté de la mer, rassembla de toutes parts ses différentes escadres. Fimbria, qui pénétra son dessein, et qui manquait de vaisseaux, écrivit à Lucullus, et le pria de lui amener sa flotte, pour l'aider à vaincre ce roi le plus ardent et le plus redoutable ennemi des Romains. Il lui représentait, dans sa lettre, combien il était important de ne pas laisser échapper Mithridate, ce prix glorieux de tant de travaux et de tant de combats, lorsqu'ils le tenaient pour ainsi dire, entre leurs mains, et qu'il était venu lui-même se jeter dans leurs filets ; s'il était pris, personne n'en retirerait plus de gloire que celui qui se serait opposé à sa fuite, et qui l'aurait saisi au moment où il comptait se dérober à ses ennemis ; ils partageraient tous deux l'honneur d'un si bel exploit, lui-même pour l'avoir obligé sur terre de prendre la fuite, et Lucullus pour lui avoir fermé sur mer le chemin de la retraite : un succès si glorieux effacerait, dans l'esprit des Romains, les victoires tant vantées de Sylla à Orchomène et à Chéronée.

VI. Il n'y avait rien de si vraisemblable que ce que disait Fimbria ; et il est visible que si Lucullus, qui se trouvait près de lui, eût suivi ce conseil et fût venu bloquer le port avec ses vaisseaux, la guerre était finie, et il aurait prévenu les maux sans nombre qu'elle causa dans la suite : mais, soit que Lucullus préférât aux avantages publics et particuliers qu'on lui offrait l'exécution fidèle des ordres de Sylla, dont il était lieutenant, ou qu'il eût en horreur Fimbria, qui, par une ambition détestable, venait de se souiller du meurtre de son général et de son ami (10) ; soit enfin que, par une disposition particulière de la providence divine (11), il épargnât Mithridate, afin de se réserver, dans ce prince, un adversaire digne de lui, il n'écouta point les propositions de Fimbria. Son refus donna à Mithridate le temps de s'échapper, et de braver toutes les forces du général romain. Mais Lucullus eut la gloire de battre seul la flotte du roi, d'abord près de Lectum, promontoire de la Troade (12) ; ensuite, ayant su que Néoptolème était dans la rade de Ténédos avec une flotte plus nombreuse que la première, il prit seul les devants sur une galère rhodienne à cinq rangs de rames, commandée par un capitaine nommé Démagoras, plein de zèle pour les Romains, et très expérimenté dans les combats de mer. Néoptolème voguant sur lui à force de rames, ordonne à son pilote de heurter de sa proue la galère ennemie : Démagoras, qui craignit le choc de cette galère capitainesse, qui était fort pesante et armée d'éperons d'airain, n'osa pas l'attendre de front, et commanda à son pilote de revirer promptement, et de lui présenter sa poupe ; par ce moyen, le coup qu'elle reçut porta sur les parties basses qui sont toujours dans l'eau, et ne fut pas dangereux. Cependant les autres galères arrivèrent ; et Lucullus ayant ordonné à son pilote de retourner en avant la proue de sa galère, fit dans ce combat les actions les plus mémorables, mit les ennemis en fuite, et donna longtemps la chasse à Néoptolème.

VII. Après cette double victoire, il alla joindre Sylla, qui se préparait à partir de la Chersonèse ; il assura son passage, et transporta une partie de son armée. Quand Mithridate, après avoir obtenu la paix, se fut retiré dans le Pont, et que Sylla eut mis sur l'Asie une taxe de vingt mille talents, il chargea Lucullus de lever cette contribution, et d'en faire frapper de la monnaie au coin romain. La manière dont il exécuta une commission aussi odieuse que difficile fut pour ces villes une consolation de l'extrême dureté avec laquelle Sylla les avait traitées ; il s'y montra non seulement juste et désintéressé, mais encore plein de douceur et d'humanité. Les Mityléniens étaient en pleine rébellion contre lui ; cependant il désirait qu'ils rentrassent en eux-mêmes, pour n'avoir qu'à les punir légèrement du tort qu'ils avaient eu de suivre le parti de Marius ; mais les voyant obstinés dans leur révolte, il les attaqua, les vainquit, et les obligea de se renfermer dans leurs murailles. Pendant qu'il les y tenait assiégés, il se rembarqua en plein jour, et fit voile vers la ville d'Elea (13) ; quand la nuit fut avancée, il revint très secrètement, et se mit en embuscade près de la ville. Le lendemain, ceux de Mitylène sortirent avec autant de désordre que d'audace pour aller piller son camp, qu'ils comptaient trouver abandonné : quand il les vit assez près, il tomba brusquement sur eux, en fit un grand nombre prisonniers, en tua cinq cents qui voulurent se défendre, leur prit six mille esclaves et un butin immense.


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(1)  Lucius Licinius Lucullus, aïeul de celui dont Plutarque écrit la vie, fut consul avec Aulus Posthumius Albinus, l'an de Rome six cent trois, cent cinquante et un ans avant l'ère chrétienne.

(2)  Quoique Lucullus poursuivît l'accusateur de son père, et qu'on pût le soupçonner de n'écouter en cela que son ressentiment, cette démarche fut néanmoins approuvée, parce qu'à Rome, comme le dit Plutarque, on estimait les jeunes gens qui se portaient pour accusateurs. Aussi les Romains des familles les plus distinguées s'exerçaient-ils à plaider de bonne heure, soit pour accuser, soit pour défendre leurs concitoyens ; et c'était un des premiers et des plus puissants moyens qu'ils eussent pour s'insinuer dans les bonnes grâces du peuple, et s'ouvrir la route des honneurs.

(3)  C'est-à-dire la langue latine et la langue grecque. Celle-ci, dans ces derniers temps, était devenue très commune à Rome. Rien n'était si ordinaire que de voir des Romains aller passer quelques années à Athènes pour s'y instruire à fond de la littérature grecque, et y puiser ce goût exquis, cette élégance et cette finesse dont cette ville était le centre.

(4)  Les Romains, pendant longtemps, n'avaient guère cultivé l'éloquence que pour les affaires civiles et politiques ; ils faisaient même peu de cas des autres objets auxquels on pouvait l'appliquer, tels que la philosophie et la littérature. Cependant, à cette époque, tous les genres de littérature, et en particulier celle des Grecs, étaient très cultivés à Rome, comme on vient de le dire dans la note précédente.

(5)  C'est la guerre sociale, qu'on appela aussi Marsique, parce que les Marses, peuple très brave de l'Italie, entre les Sabins à l'orient et le lac Fucin à l'occident, furent les premiers qui prirent les armes. Elle commença après la mort de Drusus, l'an de Rome six cent soixante-quatre, quatre-vingt-dix ans avant J. C.

(6)  Ces navires rhodiens, suivant la signification du terme, étaient des birèmes, ou vaisseaux à deux rangs de rames, qui étaient d'un grand usage sur mer. Les Rhodiens eurent longtemps une grande puissance sur mer ; leurs lois commerciales furent adoptées par les Romains, et elles ont servi de base à l'ordonnance de Louis XIV sur la marine.

(7)  Plutarque a déjà rapporté la députation que les habitants de Cyrène envoyèrent à Platon pour le prier de venir chez eux et de leur donner des lois. Platon leur répondit qu'ils étaient trop attachés à leurs richesses, et qu'il ne croyait pas qu'un peuple dans cet état pût être soumis aux lois.

(8)  Quel est ce Ptolémée ? Palmérius prétend que c'est celui qui eut le surnom d'Aulétès. Mais il ne commença à régner en Egypte que l'an de Rome six cent quatre-vingt-neuf, avant J.C. soixante-cinq, longtemps après la mort de Sylla, arrivée l'an de Rome six cent soixante-seize. Ce ne peut être Ptolémée-Lathyre, qui avait régné pour la première fois dès l'an de Rome six cent trente sept, puisque Plutarque nous dit que celui dont il parle était fort jeune. C'est donc ou Alexandre II, ou Alexandre III.

(9)  Pitane, ville de la Troade, baignée par le fleuve Evénus, avait deux ports : c'était la patrie d'Arcésilas, philosophe académicien, disciple de Polémon. Voyez Strabon, liv. XIII, p. 614.

(10)  Valérius Flaccus, qui commandait en Asie en qualité de proconsul, s'étant rendu odieux aux soldats par son avarice, il s'excita dans son camp une sédition générale ; Fimbria, qu'il envoya pour l'apaiser, embrassa le parti des troupes, et tua Flaccus, dont il était le lieutenant. Les soldats lui déférèrent l'autorité proconsulaire ; et le sénat, quoique indigné d'un attentat si contraire aux lois, fut forcé par les circonstances à le souffrir. Suppléments de Tite-Live, liv LXXXII, chap. LXI.

(11)  Il y a dans le grec, par une fortune divine ; les philosophes, et surtout les pythagoriciens, entendaient par fortune divine l'union de la volonté de l'homme avec le jugement et la détermination de Dieu, qui préside à tout et règle tout.

(12)  Le promontoire de Lectum sépare la Troade de l'Eolie ; Ténédos est sur cette côte, en face de l'île de Lesbos. Strabon, liv. XIII, p. 581 et 604.

(13)  Elée était sur la côte d'Asie, vis-à-vis de Mitylène, ville de l'île de Lesbos, qui avait un port et une rade, et dont on attribuait la fondation à Mnesthée, roi d'Athènes, et à ceux qui l'accompagnèrent au siège de Troie. Strabon, liv. XIII, p. 622.