[La guerre contre Mithridate]

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VIII. Lucullus n'eut aucune part aux maux innombrables, et de toute espèce, dont Marius et Sylla accablèrent l'Italie ; il en fut préservé par une faveur particulière de la Providence, qui le retint longtemps en Asie (14). Malgré son absence, il ne conserva pas moins de crédit auprès de Sylla qu'aucun autre des amis de ce dictateur. J'ai déjà dit que Sylla lui avait dédié ses Commentaires comme un témoignage de son amitié ; en mourant, il lui confia la tutelle de son fils, le préférant à Pompée lui-même : préférence qui paraît avoir été le premier germe de la jalousie et des différends qui éclatèrent depuis entre eux ; ils étaient alors tous deux jeunes, tous deux également enflammés du désir de la gloire. Peu de temps après la mort de Sylla, Lucullus fut nommé consul avec Mucus Cotta, vers la cent soixante-seizième olympiade (15). Plusieurs généraux proposèrent de recommencer la guerre contre Mithridate, et le consul Cotta dit lui-même qu'elle n'était pas éteinte, mais seulement assoupie. Aussi Lucullus fut-il très affligé que, dans le partage des provinces, le sort lui eût fait échoir celle de la Gaule cisalpine, qui n'offrait aucun exploit considérable à faire ; il était d'ailleurs vivement aiguillonné par la gloire que Pompée acquérait en Espagne, et il voyait avec chagrin que, si cette guerre d'Espagne se terminait bientôt, Pompée serait infailliblement préféré à tous les autres généraux pour aller continuer celle de Mithridate : aussi Pompée ayant écrit au sénat pour demander de l'argent, en menaçant, si on lui en refusait, de laisser là l'Espagne et Sertorius, et de ramener son armée en Italie, Lucullus s'employa avec la plus grande ardeur pour lui en faire accorder, et lui ôter tout prétexte de revenir en Italie pendant son consulat. Il voyait que Pompée, s'il revenait avec une si grande armée, serait le maître dans Rome ; d'ailleurs le tribun Céthégus, qui dominait alors dans la ville, parce qu'il ne disait et ne faisait que ce qui pouvait plaire au peuple, avait une haine particulière contre Lucullus, qui, détestant sa vie criminelle, ses amours infâmes et ses débauches crapuleuses, lui était ouvertement opposé : un autre tribun, nommé Lucius Quintius, voulait faire casser les ordonnances de Sylla ; il cherchait à porter le désordre dans les affaires, et à troubler la tranquillité dont jouissait alors la république. Lucullus, et par les remontrances particulières qu'il lui fit, et par les avis sages qu'il lui donna publiquement, lui persuada de se désister de son entreprise ; et, en traitant avec toute la douceur et toute l'adresse possibles une maladie naissante qui pouvait avoir les plus funestes suites, il amortit une ambition qui menaçait la sûreté publique.

IX. Cependant on apprit qu'Octavius, qui commandait dans la Cilicie, venait de mourir. Cette nouvelle réveilla l'ambition de plusieurs concurrents qui aspiraient à ce gouvernement, et qui, persuadés que le crédit de Céthégus le ferait obtenir à celui qu'il voudrait, lui firent assidûment leur cour. Lucullus ne faisait pas grand cas de la Cilicie en elle-même ; mais considérant que, s'il l'obtenait, son voisinage de la Cappadoce lui ferait décerner, préférablement à tout autre, la conduite de la guerre contre Mithridate, il mit tout en oeuvre afin que ce gouvernement ne fût pas donné à un autre qu'à lui. Il finit même par recourir à un moyen qui n'était en soi ni honnête, ni louable ; mais que la nécessité lui fit employer contre son caractère, parce qu'il devait presque infailliblement le conduire à ses fins. Il y avait alors à Rome une femme, nommée Précia, du nombre de celles que leur beauté et les grâces de leur esprit avaient rendues célèbres, nais qui au fond ne se conduisait guère mieux qu'une courtisane de profession. L'usage qu'elle faisait du crédit de ceux qui la fréquentaient, pour avancer ses amis dans les charges, joignit à la réputation que lui donnaient déjà ses charmes, celle d'amie active qui servait avec zèle ceux qu'elle voulait obliger. Aussi eut-elle bientôt le plus grand pouvoir ; mais quand Céthégus, alors tout puissant dans Rome, fut tombé dans ses filets, et eut conçu pour elle la passion la plus vive, toute l'autorité fut dans les mains de cette femme ; aucune affaire publique ne se faisait que par Céthégus, et l'on n'obtenait rien de Céthégus que par Précia. Lucullus n'épargna donc, pour la gagner, ni flatteries, ni présents ; il lui faisait assidûment une cour qui flattait l'orgueil et l'ambition de cette femme. Dès ce moment, Céthégus devint le panégyriste de Lucullus et brigua pour lui la Cilicie. Une fois qu'il l'eut obtenue, il n'eut plus besoin du crédit de Précia et de Céthégus ; tout le peuple, persuadé que personne n'était plus capable que lui de terminer heureusement la guerre contre Mithridate, lui en confia unanimement la conduite. Pompée combattait contre Sertorius ; Métellus était cassé de vieillesse : et c'étaient les deux seuls généraux qui pussent rivaliser avec Lucullus pour ce commandement. Cependant Cotta, l'autre consul, fit au sénat de si vives instances, qu'il fut envoyé, avec une flotte, pour garder la Propontide et défendre la Bithynie.

X. Lucullus ayant levé une légion à Rome, passa tout de suite en Asie, où il prit le commandement des troupes qui lui étaient destinées. Il les trouva depuis longtemps corrompues par la mollesse et par l'avarice. Les bandes ombriennes surtout avaient, outre ces vices, une habitude de vivre dans l'anarchie, qui les rendait très difficiles à gouverner. Elles avaient, à l'instigation de Fimbria, tué le consul Flaccus leur général, et ensuite livré Fimbria lui-même à Sylla ; elles étaient composées d'hommes audacieux, sans frein et sans loi, mais pleins de bravoure, endurcis aux travaux et expérimentés dans la guerre. Cependant Lucullus eut en peu de temps réprimé leur audace, et ramené à la discipline toutes les autres troupes, qui éprouvaient, sans doute pour la première fois, ce que c'est qu'un bon et véritable capitaine ; jusqu'alors elles avaient été flattées par leurs généraux, qui ne leur commandaient que ce qui pouvait leur plaire.

XI. Quant aux ennemis, voici quelle était la situation de leurs affaires. Mithridate, qui, fier et avantageux, avait d'abord attaqué les Romains avec un vain appareil, dénué de puissance réelle, mais imposant par son éclat, comme les déclamations des sophistes (16), était devenu, par ses défaites honteuses, un objet de mépris et de risée. Ses pertes l'avaient corrigé ; et lorsqu'il voulut recommencer la guerre, il réduisit ce fastueux appareil à de véritables forces. Il retrancha cette multitude confuse de nations diverses, ces menaces de Barbares si différents par leur langage, ces armes enrichies d'or et de pierreries, qui sont le prix du vainqueur, et non la force de ceux qui les portent. Il fit forger des épées à la romaine et des boucliers fort et pesants ; rassembla des chevaux, qu'il choisit bien dressés plutôt que magnifiquement parés ; mit sur pied cent vingt mille hommes d'infanterie disciplinés comme les Romains, et seize mille chevaux, outre cent chars attelés de quatre chevaux, et armés de faux. Enfin, il équipa des vaisseaux qui, au lieu de ces pavillons dorés, de ces bains, de ces appartements de femmes, meublés voluptueusement, étaient remplis d'armes, de traits, et d'argent pour la solde des troupes. Avec cet armement formidable, il se jeta dans la Bithynie, dont les villes s'empressèrent de lui ouvrir leurs portes ; leur exemple fut suivi par celles d'Asie, qui, retombées dans leurs anciens maux, souffraient, de la part des usuriers et des fermiers romains, des vexations insupportables. Lucullus les chassa dans la suite, comme des harpies qui enlevaient à ces peuples malheureux toute leur nourriture : alors il s'efforça, par ses remontrances, de modérer leur rapacité ; et par là il prévint le soulèvement de ces peuples, qui ne cherchaient presque tous qu'à secouer le joug des Romains.

XII. Pendant que Lucullus était retenu par ces soins, Cotta, qui crut que c'était pour lui une occasion favorable de se signaler, se disposa à combattre contre Mithridate. Il apprenait de plusieurs côtés que Lucullus approchait, qu'il était déjà dans la Phrygie : croyant donc tenir le triomphe dans ses mains, et ne voulant pas que son collègue en partageât avec lui l'honneur, il se hâta de donner la bataille. Mais, vaincu sur terre et sur mer, il perdit dans une de ces actions soixante galères avec tout l'équipage ; et dans l'autre, il eut quatre mille hommes de tués. Enfermé et assiégé dans Chalcédoine, il n'eut plus d'espérance que dans Lucullus. On conseillait à celui-ci de laisser là le consul, et d'entrer sur-le-champ dans les Etats de Mithridate, qu'il trouverait sans défense. C'était surtout le langage des soldats, indignés que Cotta, après s'être perdu lui-même par sa témérité et avoir fait périr une partie de l'armée, les empêchât de remporter une victoire qui s'offrait à eux sans combat. Lucullus, dans le discours qu'il fit à cette occasion, dit à ses soldats qu'il aimait mieux sauver un Romain, que d'acquérir tout ce qui était aux ennemis. Archélaüs, qui, après avoir combattu en Béotie comme lieutenant de Mithridate, l'avait abandonné pour embrasser le parti des Romains, assurait Lucullus qu'aussitôt qu'il se montrerait dans le Pont, toutes les villes se rendraient à lui. «Je ne suis pas, lui dit Lucullus, plus timide que les chasseurs ; et je ne laisserai pas les bêtes, pour courir au gîte qu'elles ont quitté». Aussitôt il marche contre Mithridate avec trente mille hommes de pied et deux mille cinq cents chevaux. Mais quand il fut à portée de découvrir les ennemis, étonné de leur grand nombre, il voulut éviter le combat et gagner du temps, lorsqu'un certain Marius (17), que Sertorius avait envoyé d'Espagne à Mithridate avec quelques troupes, étant venu au-devant de lui et l'ayant provoqué, il mit ses troupes en bataille, dans le dessein de combattre.

XII. Comme on était sur le point de charger, tout à coup, sans qu'il parût aucun changement dans l'air, le ciel s'entr'ouvrit, et l'on vit tomber entre les deux armées un grand corps enflammé, qui avait la forme d'un tonneau et la couleur d'argent fondu : les deux partis, également effrayés de ce prodige, se séparèrent sans combattre. Ce phénomène parut, dit-on, dans un endroit de la Phrygie appelé Otryes. Mais Lucullus, considérant qu'il n'y avait point de provisions ni de richesses qui pussent suffire longtemps à entretenir une armée aussi nombreuse que celle de Mithridate, surtout en présence de l'ennemi, se fit amener un des prisonniers, à qui il demanda combien ils étaient dans chaque tente, et quelle quantité de blé il avait laissée dans la sienne. Le prisonnier ayant répondu à ces questions, il le renvoya, en fit venir un second et un troisième, qu'il interrogea comme le premier. Alors comparant la quantité de blé avec le nombre de soldats que Mithridate avait à nourrir, il reconnut que les ennemis manqueraient de vivres dans trois ou quatre jours. Il s'arrêta donc à son premier dessein de gagner du temps, et, ayant fait porter dans son camp une grande quantité de blé, il attendit, avec ces provisions abondantes, les occasions que pourrait lui fournir la disette des ennemis.

XIV. Cependant Mithridate cherchait à surprendre la ville de Cyzique, déjà affaiblie par le combat de Chalcédoine, où elle avait perdu trois mille hommes et dix vaisseaux. Mais voulant cacher sa marche à Lucullus, il décampe après souper, par une nuit obscure et pluvieuse, et fait une si grande diligence, qu'il arrive devant Cyzique à la pointe du jour, et pose son camp sur la colline d'Adrastie (18). Lucullus, qui avait eu avis de son départ, s'était mis à sa poursuite ; et content de n'avoir pas donné en désordre, pendant la nuit, dans les ennemis, il campa près d'un bourg nommé Thracéia, dans un poste placé très à propos sur les chemins par où les ennemis devaient faire venir leurs vivres. Prévoyant donc ce qui devait arriver, il ne crut pas devoir le cacher à ses soldats : dès qu'ils eurent assis et fortifié leur camp, il les assembla, et leur annonça avec complaisance que dans peu de jours il leur livrerait une victoire qui ne leur coûterait pas une goutte de sang. Mithridate avait partagé son armée en dix camps qui investissaient la ville du côté de la terre ; et par mer, il avait fermé avec ses vaisseaux les deux extrémités du détroit qui sépare la ville de la terre ferme (19). Les Cyzicéniens, bloqués ainsi des deux côtés, étaient résolus de tout braver et de tout souffrir pour rester fidèles aux Romains ; mais ils ignoraient où était Lucullus, et, ne recevant aucune nouvelle de lui, ils étaient dans la plus vive inquiétude. Cependant ils avaient son camp sous leurs yeux, et le voyaient de leurs murailles ; mais ils étaient trompés par les soldats de Mithridate, qui leur montraient les Romains campés sur des hauteurs, et leur disaient : «Voyez-vous là ces troupes ? c'est une armée de Mèdes et d'Arméniens que Tigrane a envoyée au secours de Mithridate». Les habitants en étaient consternés ; et se voyant environnés de cette multitude innombrable d'ennemis, ils n'espéraient pas que l'arrivée de Lucullus pût leur être d'aucun secours. Cependant Démonax, qui leur fut envoyé par Archélaus, leur porta la première nouvelle que Lucullus était auprès d'eux (20). D'abord ils n'en voulurent rien croire, et s'imaginèrent que c'était une fausse nouvelle qu'on leur donnait pour soutenir leur courage. Dans ce moment, un jeune prisonnier, qui s'était échappé des mains des ennemis, arrive dans la ville ; ils lui demandent où l'on disait qu'était Lucullus ; le jeune homme se mit à rire, croyant qu'ils plaisantaient ; mais voyant enfin qu'ils parlaient sérieusement, il leur montra de la main le camp des Romains : ce qui ranima leur confiance.

XV. Il y a près de Cyzique un lac appelé Dascylitide, qui porte d'assez grands bateaux. Lucullus ayant pris le plus grand des siens, et l'ayant fait conduire sur un chariot jusqu'à la mer, y fit monter autant de soldats qu'il en pouvait contenir, et l'envoya à Cyzique. Ils passèrent, à la faveur de la nuit, sans être aperçus, et entrèrent dans la ville. Il parut que les dieux, touchés du courage des Cyzicéniens, voulurent encore augmenter leur confiance par plusieurs signes frappants, et en particulier par celui-ci. La fête de Proserpine approchait ; et les habitants, qui n'avaient pas de génisse noire, victime d'usage pour le sacrifice de cette fête, en firent une de pâte, et la présentèrent à l'autel (21). Celle qui était consacrée, et qu'on nourrissait pour la déesse, avait, comme les autres troupeaux des Cyzicéniens, ses pâturages dans la terre ferme. Le jour de la fête, elle quitta le troupeau, traversa seule à la nage le bras de mer, entra dans la ville, et se présenta d'elle-même pour le sacrifice. La déesse apparut en songe à Aristagoras, greffier de la ville. «Je viens moi-même, lui dit-elle, et j'amène le joueur de flûte de Libye contre la trompette du Pont ; dis à tes concitoyens d'avoir bon courage». Les Cyzicéniens furent fort surpris de cet oracle, dont ils ne comprenaient pas le sens ; mais le lendemain il se leva, dès le point du jour, un vent impétueux qui souleva les vagues de la mer. Les machines du roi, ouvrages admirables de Niconidas le Thessalien, qui étaient déjà près des murailles, annoncèrent, par le bruit et le craquement qu'elles firent, ce qui allait arriver. Il survint un vent du midi qui souffla avec tant de violence, qu'en moins d'une heure il brisa toutes les machines, et renversa une tour de bois haute de cent coudées (22). On raconte encore qu'à Ilium, Minerve apparut à plusieurs habitants pendant leur sommeil ; elle était couverte de sueur, et leur montrant une partie de son voile qui était déchirée, elle leur dit qu'elle venait de secourir les Cyzicéniens. Les habitants d'Ilium montraient une colonne et une inscription qui attestaient ce prodige.

XVI. Mithridate, trompé par ses généraux, ignorait encore la famine qui régnait dans son camp ; et il voyait avec douleur l'inutilité de ses efforts pour réduire Cyzique. Mais quand il eut appris que ses soldats, par la disette extrême qu'ils souffraient, étaient réduits à se nourrir de chair humaine, l'ambition qui l'avait fait s'opiniâtrer à ce siége s'évanouit aussitôt. Lucullus ne lui faisait pas une guerre d'ostentation et, pour ainsi dire, de théâtre ; il lui marchait réellement sur le ventre, et prenait si bien ses mesures, qu'il lui coupait les vivres de tous les côtés. Mithridate donc, voulant profiter du temps que Lucullus assiégeait un château voisin, envoya promptement en Bithynie presque toute sa cavalerie, ses bêtes de somme, et ceux de ses gens de pied qui lui étaient le moins utiles. Lucullus, informé de leur départ, retourne la nuit dans son camp, et le lendemain matin, malgré la rigueur de l'hiver, il prend dix cohortes avec toute sa cavalerie, et se met à leur poursuite. La neige et le froid rendaient la marche si difficile, que plusieurs de ses soldats furent obligés de rester derrière. Il continua sa route avec les autres, et ayant atteint les ennemis près du fleuve Rhyndacus (23), il les attaqua, et les mit dans une déroute si complète, que les femmes mêmes d'Apollonie, sortant de la ville, vinrent piller le bagage et dépouiller les morts, qui étaient en très grand nombre. On fit quinze mille prisonniers ; il y eut six mille chevaux de pris, avec une quantité innombrable de bêtes de somme. Lucullus, en ramenant un si riche butin dans son camp, passa devant celui des ennemis. Je m'étonne que l'historien Salluste ait dit que les Romains virent alors des chameaux pour la première fois. Avaient-ils pu, longtemps auparavant, vaincre Antiochus sous les ordres de Scipion, et, tout récemment encore, battre Archélaus à Orchomène et à Chéronée, sans avoir vu de ces animaux (24) ?

XVII. Dès ce moment, Mithridate ne songea plus qu'à prendre au plus tôt la fuite ; et pour amuser Lucullus, en l'attirant d'un autre côté, il envoya dans la mer de Grèce Aristonicus, le commandant de sa flotte, qui était sur le point de s'embarquer lorsqu'il fut trahi et livré à Lucullus, avec dix mille pièces d'or qu'il portait pour corrompre une partie de l'armée romaine. Alors Mithridate prit le parti de s'enfuir par mer, et laissa ses généraux ramener l'armée de terre. Lucullus les poursuivit, et les ayant atteints près du Granique, il en tua vingt mille, et fit un grand nombre de prisonniers. On assure que dans cette guerre il ne périt guère moins de trois cent mille hommes, tant des soldats que des gens qui suivaient l'armée. Lucullus revint tout de suite à Cyzique, oùil jouit du plaisir de l'avoir sauvée, et des honneurs qu'on lui prodigua. Il alla ensuite sur les côtes de l'Hellespont pour y rassembler une flotte ; il descendit dans la Troade, où on lui dressa une tente dans le temple même de Vénus. La nuit, pendant son sommeil, il crut voir la déesse se pencher sur sa tête, et lui dire :

Quoi ? tu dors, fier lion, auprès de cerfs timides !

Il se lève aussitôt, et appelant ses amis, quoiqu'il fût encore nuit, il leur raconte sa vision. En même temps il arrive des gens d'Ilium pour lui dire qu'on avait aperçu, près du port des Grecs, treize galères de la flotte du roi qui faisaient voile vers Lemnos.

XVIII. Il s'embarque à l'instant, va s'emparer de ces galères, et tue Isidore, leur commandant ; de là il cingle vers les autres, qui étaient à l'ancre dans la rade. A son approche, les capitaines rangèrent leurs vaisseaux le long du rivage, et, combattant de dessus le tillac, ils blessèrent plusieurs soldats de Lucullus. La nature du lieu ne lui permettait pas de les envelopper, et ses galères, toujours agitées par les flots, ne pouvaient pas forcer les vaisseaux ennemis, qui étaient solidement appuyés contre la côte. Il découvrit enfin un endroit par où l'on pouvait descendre dans l'île, et y débarqua ses meilleurs soldats, qui, chargeant les ennemis par derrière, en tuèrent un grand nombre, et forcèrent les autres de couper les câbles qui attachaient leurs vaisseaux au rivage ; mais, en s'éloignant de la terre, ces navires se heurtaient, se froissaient les uns les autres, ou allaient donner contre les éperons des galères de Lucullus. Il se fit là un grand carnage, et beaucoup de prisonniers, entre autres ce Marius que Sertorius avait envoyé d'Espagne à Mithridate. Il était borgne, et Lucullus, au moment de l'attaque, avait défendu à ses soldats de tuer aucun borgne, parce qu'il voulait faire mourir Marius avec toute l'ignominie qu'il méritait.

XIX. Lucullus, débarrassé de ces obstacles, se remet sans différer à la poursuite de Mithridate, qu'il espérait trouver encore en Bithynie, gardé comme à vue par Voconius, son lieutenant, qu'il avait envoyé à Nicomédie avec des vaisseaux, pour s'opposer à sa fuite ; mais Voconius ayant perdu beaucoup de temps à se faire initier aux mystères de Samothrace (25) et à célébrer des fètes, donna le temps à Mithridate de s'échapper avec sa flotte, et de fuir à toutes voiles vers le Pont avant le retour de Lucullus. Accueilli, dans sa fuite, d'une violente tempête, il vit une partie de ses vaisseaux, ou emportés ou coulés à fond et pendant plusieurs jours toute la côte fut couverte des débris de son naufrage, que les vagues y apportaient. Pour lui, il montait un vaisseau de charge, que, dans une si furieuse tempête, les pilotes ne pouvaient approcher du rivage, à cause de sa grandeur, ni tenir à la mer, tant il était pesant, et faisait eau de tous côtés ! Il prit donc le parti de passer sur un brigantin, et de confier sa personne à des pirates, qui, contre toute espérance et à travers mille dangers, le débarquèrent à Héraclée, ville du Pont. Lucullus, en cette occasion, avait écrit au sénat avec une confiance présomptueuse que les dieux voulurent bien lui pardonner (26). Le sénat avait ordonné qu'on prît du trésor public trois mille talents, pour équiper une flotte qui servirait dans cette guerre. Lucullus écrivit pour empêcher l'exécution de ce décret, et, dans sa lettre, il disait, d'un ton avantageux, que, sans tant d'appareil et de dépense, et avec les seuls vaisseaux des alliés, il chasserait Mithridate de la mer ; il l'avait promis, et il le fit, aidé de la protection des dieux. Cette tempête fut, dit-on, un effet de la vengeance de Diane, qui punit les troupes de Mithridate d'avoir pillé son temple dans la ville de Priapus, et d'en avoir enlevé sa statue (27).

XX. On conseillait à Lucullus de remettre à un autre temps la continuation de la guerre, mais rejetant ces conseils timides, il traversa la Bithynie et la Galatie, et entra dans le royaume de Pont, où d'abord il éprouva une si grande disette, qu'il se fit suivre par trente mille Galates qui portaient chacun un médimne de blé ; mais, en pénétrant dans le pays, où tout pliait devant lui, il se trouva dans une telle abondance, que, dans son camp, un boeuf ne coûtait qu'une drachme, et un esclave, quatre ; pour le reste du butin, on en faisait si peu de cas, qu'il était ou abandonné ou dissipé, et qu'on ne trouvait rien à vendre, tout le monde étant abondamment pourvu. Dans les courses que fit la cavalerie jusqu'à Thémiscyre et jusqu'aux plaines qu'arrose le Thermodon (28), elle ne s'arrêtait que le temps nécessaire pour ravager le pays : de là les plaintes des soldats contre Lucullus, à qui ils reprochaient de recevoir toutes les villes à composition, et de n'en prendre au-cune de force, pour les enrichir du pillage (29). «Aujourd'hui même, disaient-ils, cette ville d'Amisus, si florissante et si riche, qu'il serait si facile de prendre, pour peu qu'on voulût en presser le siège, il nous fait passer tranquillement le long de ses murailles, et nous traîne dans les déserts des Tibaréniens et des Chaldéens (30), pour combattre Mithridate».

XXI. Lucullus ne donnait aucune attention à ces plaintes ; il les méprisait même, ne se doutant point que ses soldats pussent jamais se porter à ce degré de fureur qu'ils firent éclater dans la suite. Il se justifiait plutôt auprès de ceux qui, l'accusant de lenteur, le blâmaient de s'arrêter trop longtemps devant des bourgs et des villes de nulle importance, et de laisser cependant Mithridate se fortifier. «C'est précisément, leur disait-il, ce que je veux ; je m'arrête à dessein pour lui donner le temps d'augmenter encore ses forces, de rassembler une armée nombreuse qui lui donne la confiance de nous attendre, et de ne pas fuir à mesure que nous approchons. Ne voyez-vous pas qu'il a derrière lui un désert immense ? Près de lui est le Caucase, et plusieurs hautes montagnes capables de cacher et de recéler dix mille rois qui voudraient éviter de combattre. Du pays des Cabires, il n'y a que quelques journées de chemin jusqu'en Arménie, où tient sa cour Tigrane, ce roi des rois, qui possède une si grande puissance, qu'il enlève l'Asie aux Parthes, qu'il transporte des villes grecques jusque dans la Médie, qu'il a soumis la Palestine et la Syrie (31), détruit les successeurs de Séleucus, et emmené leurs femmes et leurs filles captives : il est l'allié, le gendre de Mithridate ; lorsqu'il l'aura reçu comme suppliant, pensez-vous qu'il l'abandonnera, et qu'il ne nous fera pas la guerre ? En nous hâtant de chasser Mithridate, nous courons risque d'attirer sur nous Tigrane, qui depuis longtemps cherche un prétexte pour nous attaquer, et qui n'en pourrait avoir de plus honnête que de secourir un roi son allié, qu'il verrait réduit à implorer son assistance. Devons-nous procurer nous-mêmes à Mithridate cet avantage ? Devons-nous lui enseigner ce qu'il ignore ? lui apprendre à qui il doit se joindre pour nous faire la guerre ? devons-nous enfin le forcer malgré lui à une démarche qu'il croit honteuse, à s'aller jeter entre les bras de Tigrane ? Ne faut-il pas plutôt lui donner le temps de rassembler assez de ses propres forces pour qu'il reprenne confiance, afin que nous ayons à combattre les Coichiens, les Tibaréniens et les Cappadociens, plutôt que les Arméniens et les Mèdes ?»

XXII. D'après ces vues, Lucullus s'arrêta longtemps devant la ville d'Amisus, dont il ne pressait point le siège ; quand l'hiver fut passé, il en laissa la conduite à Muréna, et marcha contre Mithridate, qui, campé dans le pays des Cabires, avait formé le plan d'y attendre les Romains avec une armée de quarante mille hommes de pied et de quatre mille chevaux, dans lesquels il avait la plus grande confiance. Il passa donc le fleuve Lycus, et présenta la bataille à Lucullus. Il y eut d'abord quelques escarmouches de cavalerie, dans lesquelles les Romains prirent la fuite. Pomponius, officier de réputation, fut blessé, pris, et conduit à Mithridate, qui, le voyant très mal de ses blessures, lui dit : «Si je te fais guérir, deviendras-tu mon ami ? - Oui, lui répondit Pomponius, si vous faites la paix avec les Romains ; sinon je resterai votre ennemi». Mithridate admira son courage, et ne l'en traita pas plus mal. Lucullus craignait de tenir la plaine, parce que les ennemis lui étaient supérieurs en cavalerie ; d'un autre côté, il n'osait se risquer dans le chemin des montagnes, qui était long, couvert de bois et difficile. Dans l'incertitude où il était, on lui amena quelques Grecs qu'on avait trouvés par hasard dans une caverne où ils s'étaient retirés (32). Artémidore, le plus âgé d'entre eux, s'offrit à conduire les Romains dans un lieu très sûr pour un camp, et protégé par un fort qui dominait la ville de Cabires. Lucullus, se fiant à sa parole, fit allumer beaucoup de feux dans son camp, et en partit dès que la nuit fut venue. Il passa les détroits sans accident, et s'établit dans le fort, où le lendemain les ennemis l'aperçurent au-dessus d'eux, distribuant son armée en différents postes très avantageux pour combattre quand il le jugerait à propos, et où il ne pouvait jamais être forcé, tant qu'il voudrait ne pas en sortir. Ni Lucullus ni Mithridate n'étaient encore décidés à risquer la bataille, lorsque des soldats de l'armée du roi s'étant mis à poursuivre un cerf qu'ils avaient lancé par hasard, quelques soldats romains allèrent au-devant d'eux pour leur couper le chemin. Les deux partis ayant envoyé successivement de nouveaux secours, il s'engagea un véritable combat, dans lequel les troupes du roi eurent enfin l'avantage. Les Romains, qui, de leurs retranchements, virent fuir leurs camarades, en furent affligés, et courant à Lucullus, ils le supplièrent de les mener à l'ennemi, et de donner le signal de la bataille. Lucullus, qui voulut leur apprendre de quel poids est, dans un danger imminent, la présence et la vue d'un général expérimenté, leur ordonne de se tenir tranquilles : il descend lui-même dans la plaine, court au-devant des fuyards, commande aux premiers qu'il a joints de s'arrêter, et de retourner avec lui au combat. Ils obéissent, et tous les autres, à leur exemple, se ralliant autour de leur général, mettent facilement en fuite les ennemis, et les poursuivent jusque dans leur camp. Lucullus, rentré dans le sien, fit subir aux fuyards l'ignominie prescrite par la dicipline romaine : ils furent condamnés à creuser, en simple tunique et sans ceinture, un fossé de douze pieds, en présence de leurs camarades.

XXIII. Mithridate avait dans son armée un prince des Dardariens, peuple barbare qui habite les environs des Palus-Méotides (33). Il se nommait Oltachus ; c'était l'homme le plus hardi et le plus adroit pour les coups de main, d'une prudence consommée dans la conduite des grandes affaires, aimable d'ailleurs dans le commerce de la vie, et surtout bon courtisan. Il s'était élevé, entre lui et les autres princes de sa nation, une sorte de jalousie et de rivalité sur le premier rang d'honneur ; et pour supplanter ses rivaux, il promit un jour à Mithridate d'exécuter le coup le plus hardi : c'était de tuer Lucullus. Le roi approuva fort son projet ; et pour lui en faciliter le moyen, en lui fournissant un prétexte de ressentiment, il lui fit exprès, en public, plusieurs outrages. Oltachus se rendit à cheval auprès de Lucullus, qui le reçut avec beaucoup de satisfaction ; car il était déjà célèbre dans le camp des Romains. Il le mit bientôt à l'épreuve, en lui donnant diverses commissions, qui donnèrent lieu à Lucullus d'admirer sa prudence et son courage ; il ne tarda pas à être admis à la table du général, et appelé à tous ses conseils. Quand il crut avoir trouvé l'occasion favorable, il ordonna à ses écuyers de mener son cheval hors du camp ; et lui-même, à l'heure de midi, pendant que ses soldats dormaient ou prenaient du repos, il alla à la tente du général, persuadé que sa familiarité connue avec Lucullus, et l'affaire importante qu'il dirait avoir à lui communiquer, lui en rendraient l'entrée libre et facile. En effet, il y serait entré sans obstacle, et aurait exécuté son dessein, si le sommeil, qui a perdu tant de généraux, n'eût sauvé Lucullus. Il dormait fort heureusement ; et Ménédème, un de ses valets de chambre, qui gardait la porte, dit à Oltachus qu'il venait fort mal à propos ; que Lucullus, accablé de veilles et de fatigues, ne venait que de s'endormir. Oltachus ne voulut pas se retirer, et dit au valet de chambre qu'il entrerait malgré lui, parce que l'affaire qu'il avait à communiquer à Lucullus était la plus importante et la plus pressée. Ménédème lui répondit tout en colère qu'il n'y avait rien de plus pressé ni de plus important que la santé de Lucullus ; et en même temps il le repoussa rudement de ses deux mains. Oltachus, craignant que cette aventure ne le fît découvrir, sortit du camp ; et, montant à cheval, il s'en retourna au camp de Mithridate, sans avoir exécuté son dessein. Ainsi, dans les affaires comme dans les remèdes, c'est l'à-propos qui donne la vie ou la mort.

XXIV. Peu de jours après, Lucullus détacha Sornatius, un de ses capitaines, avec dix cohortes, pour aller chercher des vivres. Poursuivi par Ménandre, un des généraux de Mithridate, il s'arrête, charge les ennemis, les met en fuite, et en fait un grand carnage. Un autre jour, Lucullus ayant envoyé Adrianus avec un détachement plus considérable, pour amener dans son camp des provisions abondantes, Mithridate, qui ne voulut pas perdre cette occasion, détacha Ménémacus et Myron avec un corps nombreux de cavalerie et de gens de pied, qui tous, à l'exception de deux, furent taillés en pièces. Mithridate dissimula cette perte ; il dit qu'elle n'avait pas été considérable, et qu'elle venait uniquement de l'inexpérience des généraux. Mais Adrianus, à son retour, passa le long du camp des ennemis avec ostentation, conduisant un grand nombre de chariots chargés de blé et de dépouilles. Cette vue ayant découragé Mithridate, et jeté la consternation dans l'âme des soldats, on prit la résolution de ne plus rester dans ce poste.

XXV. Les courtisans commencèrent par envoyer devant leurs bagages ; et pour le faire plus à leur aise, ils empêchaient les soldats de passer. Ceux qui se voyaient poussés et foulés aux portes entrèrent en fureur, et se mirent à piller les équipages, à tuer même ceux à qui ils appartenaient. Dorialus, un des généraux, fut massacré pour une cotte d'armes de pourpre qu'il portait. Herméus, le sacrificateur, fut foulé aux pieds à la porte du camp. Mithridate lui-même sortit, entraîné par la foule, sans avoir auprès de lui un seul valet ni un seul écuyer : il ne put pas même avoir un cheval de son écurie ; ce ne fut que longtemps après que Ptolémée, un de ses eunuques, l'ayant vu emporté par ces flots de fuyards, descendit de son cheval et l'y fit monter. Déjà les Romains étaient fort près de lui, et ce ne fut pas faute de vitesse qu'ils le manquèrent, car ils avaient presque la main sur lui : la seule avarice des soldats leur enleva cette proie, qu'ils poursuivaient depuis si longtemps à travers tant de combats et de dangers ; et elle priva Lucullus du prix le plus glorieux de ses victoires. Déjà ils saisissaient le cheval que montait le roi, lorsqu'un des mulets qui portaient son or s'étant trouvé entre eux et lui, soit par hasard, soit que Mithridate l'eût fait mettre à dessein devant ceux qui le poursuivaient, ils se mirent à piller l'or et à se battre les uns contre les autres ; ce qui donna à Mithridate le temps de se sauver. Ce ne fut pas le seul tort que fit à Lucullus l'avarice de ses soldats. Callistrate, premier secrétaire du roi, ayant été fait prisonnier, Lucullus avait ordonné qu'on le menât au camp : ceux qui le conduisaient s'étant aperçus qu'il avait cinq cents pièces d'or dans sa ceinture, le massacrèrent pour les lui voler (34). Cependant Lucullus abandonna à ces hommes avides le pillage du camp.

XXVI. Cette déroute rendit Lucullus maître de la ville de Cabires et de plusieurs forteresses, où il trouva de grands trésors, et des prisons remplies de Grecs et de princes proches parents du roi, qu'on y tenait renfermés. Ils se regardaient comme morts depuis longtemps ; et ils crurent moins obtenir de la bonté de Lucullus la liberté et le salut, qu'une résurrection et une seconde vie. On y prit aussi une soeur de Mithridate, nommée Nyssa, et cette captivité fit son salut ; car les autres soeurs et les autres femmes de ce prince, qui se croyaient le plus loin du danger, et fort tranquilles à Pharnacie (35), où il les avait envoyées, périrent misérablement. Mithridate, dans sa fuite, leur envoya l'eunuque Bacchides, avec ordre de les faire mourir. Parmi elles étaient Roxane et Statira, deux soeurs de Mithridate, âgées de quarante ans, et qui n'avaient pas été mariées, avec deux de ses femmes, qui étaient Ioniennes, Bérénice de Chio, et Monime de Milet. Celle-ci s'était fait la plus grande réputation dans la Grèce, depuis qu'elle avait refusé quinze mille pièces d'or que Mithridate lui avait envoyées pour la séduire ; elle refusa de l'écouter jusqu'à ce qu'il eût consenti à l'épouser, et qu'il l'eût déclarée reine en lui envoyant le diadème. Mais depuis ce mariage elle avait passé tous ses jours dans la tristesse, déplorant une beauté funeste, qui sous le nom d'un époux lui avait donné un maître ; qui, au lieu d'une société conjugale dans la maison de son mari, la faisait gémir dans une prison sous la garde de Barbares, où reléguée loin de la Grèce, n'ayant eu qu'en songe les biens dont on lui avait donné l'espérance, elle avait perdu les biens véritables dont elle jouissait dans sa patrie. Bacchides étant venu leur porter l'ordre de mourir de la manière qui leur paraîtrait la plus prompte et la moins douloureuse, Monime détacha son diadème, et l'ayant noué autour de son cou pour se prendre, il se rompit : «Funeste bandeau ! s'écria-t-elle, tu ne me rendras pas même ce triste service ?» Et le jetant loin d'elle avec mépris, elle présenta la gorge à Bacchides. Bérénice se fit apporter une coupe de poison ; et sa mère, qui était présente, lui ayant demandé de la partager, elles en burent toutes deux. La portion qu'en prit la mère, qui était déjà affaiblie par la vieillesse, suffit pour la faire périr ; mais Bérénice, qui n'en avait pas pris une quantité suffisante, était longtemps à mourir : comme elle luttait contre la mort, et que Bacchides pressait, elle fut étranglée. Des deux soeurs Roxane et Statira, la première, dit-on, avala du poison, en accablant Mithridate de malédictions et d'injures : Statira ne se permit pas une imprécation ni une seule parole qui fût indigne de sa naissance ; au contraire, elle remercia son frère de ce qu'ayant tant à craindre pour lui-même, il ne les avait pas oubliées, et avait pourvu à leur procurer une mort libre, qui les mît à l'abri de tous les outrages.

XXVII. Lucullus, naturellement doux et humain, fut vivement affligé de ces morts cruelles. Il continua de poursuivre Mithridate jusqu'à la ville de Talaures, où, d'après la certitude qu'il eut que ce prince y avait passé quatre jours auparavant, pour se retirer en Arménie auprès de Tigrane, il retourna sur ses pas, soumit les Chaldéens et les Tibaréniens, conquit la petite Arménie, dont il réduisit les forteresses et les villes, envoya Appius vers Tigrane pour lui redemander Mithridate, et revint devant Amisus, toujours assiégée par ses troupes. Callimaque, qui commandait dans la ville, était seul cause de la longue durée de ce siège ; son habileté à inventer des machines de guerre, sa fécondité en stratagèmes et en ruses pour la défense des places, nuisaient beaucoup aux Romains (36). Il en fut bien puni dans la suite ; mais alors Lucullus usa aussi d'un stratagème dont Callimaque fut la dupe. A l'heure qu'il avait accoutumé de retirer ses troupes pour leur donner du repos, il les mena brusquement à l'assaut, et se rendit maître d'une partie de la muraille. Callimaque ne pouvant plus défendre la ville, l'abandonna et y mit le feu, soit qu'il enviât aux Romains le moyen de s'enrichir par le pillage, soit qu'il voulût assurer sa fuite ; car personne ne songeait à ceux qui s'embarquaient pour échapper aux ennemis : mais dès que les flammes eurent gagné les murailles, les Romains se préparèrent à piller la ville.

XXVIII. Lucullus vivement touché de voir périr ainsi une ville si considérable, tenta de la secourir par dehors, et exhortait ses troupes à éteindre le feu ; mais personne n'obéissait ; tous les soldats, frappant sur leurs armes, demandaient à grands cris le pillage. Lucullus fut donc forcé de le leur abandonner, espérant du moins qu'il garantirait la ville de l'incendie. Mais ses soldats firent le contraire de ce qu'il espérait : en cherchant partout avec des torches allumées pour porter la lumière dans les lieux les plus retirés, ils brûlèrent eux-mêmes la plupart des maisons. Lucullus y entra le lendemain ; et ce spectacle lui arracha des larmes. «J'avais, dit-il à ses amis, regardé toujours Sylla comme un des hommes les plus heureux ; mais c'est surtout aujourd'hui que j'admire son bonheur. Il a voulu et a pu sauver Athènes. Et moi, quand je veux l'imiter, la fortune ne me laisse que la réputation de Mummius» (37). Il fit pourtant tout ce qui lui était possible pour réparer le désastre de cette ville. Heureusement une pluie abondante qui, par un coup de la Providence, survint au moment où elle fut prise, éteignit le feu. Lui-même, pendant le séjour qu'il y fit, releva une grande partie des édifices que le feu avait consumés : il recueillit ceux des Amiséniens qui avaient pris la fuite, y établit les Grecs qui voulurent s'y fixer, et leur attribua un territoire de cent vingt stades. Amisus était une colonie des Athéniens, qui l'avaient fondée dans le temps de leur plus grande puissance, lorsqu'ils étaient maîtres de la mer. C'est pourquoi presque tous ceux qui fuyaient la tyrannie d'Aristion se retiraient à Amisus, où ils jouissaient du droit de bourgeoisie. Mais ils n'avaient fui leurs malheurs domestiques que pour tomber dans les maux d'un peuple étranger. Tous ces Athéniens réfugiés, qui avaient échappé aux accidents du siège, reçurent chacun de Lucullus un vêtement propre et deux cents drachmes pour retourner dans leur pays (38). Le grammairien Tyrannion fut un de ces prisonniers athéniens ; Muréna le demanda à Lucullus, et l'ayant obtenu, il l'affranchit. C'était faire un bien mauvais usage du présent de Lucullus, qui, en le lui donnant, n'avait pas voulu qu'un homme si savant fût d'abord fait esclave, et ensuite affranchi ; le don de cette liberté fictive lui enlevait sa liberté naturelle. Au reste, ce ne fut pas la seule occasion où Muréna fit voir combien il était éloigné de la généreuse honnêteté de son général.

XXIX. D'Amisus, Lucullus passa en Asie ; il voulut profiter du loisir que lui laissait la guerre, pour faire goûter à cette province les avantages de la justice et des lois, dont la longue privation avait plongé ces malheureuses villes dans une foule de maux inexprimables. Ravagées, réduites en servitude par la rapacité des usuriers et des fermiers, leurs habitants étaient forcés, en particulier, de vendre leurs plus beaux jeunes gens et leurs filles encore vierges, tandis que les villes vendaient en commun les offrandes consacrées dans leurs temples, les tableaux, les statues des dieux ; et si tout cela ne suffisait point, leurs malheureux citoyens étaient adjugés pour esclaves à leurs créanciers. Ce qu'ils souffraient, avant que de tomber ainsi dans l'esclavage, était encore plus cruel ; ce n'étaient que tortures, que prisons, que chevalets, que stations en plein air, où pendant l'été ils étaient brûlés par le soleil, et pendant l'hiver enfoncés dans la fange ou dans la glace. Au prix de ces traitements barbares, la servitude même était un soulagement et un repos. Lucullus eut bientôt délivré de toutes ces injustices ceux qui en étaient les victimes, il fixa d'abord l'intérêt de l'argent à un pour cent par mois, et défendit de rien exiger au delà ; en second lieu, il abolit toute usure qui surpasserait le capital : troisièmement, et ce fut le point principal, il établit que les créanciers percevraient le quart du revenu des débiteurs, et que celui qui aurait accru le capital de l'intérêt perdrait l'un et l'autre. Par ces règlements, toutes les dettes furent acquittées en moins de quatre ans, et les biens-fonds, étant libérés, retournèrent à leurs propriétaires : ces dettes, communes à toute la province, étaient la suite de la taxe de vingt mille talents que Sylla avait imposée sur l'Asie ; elle les avait payés au moins deux fois, et les usuriers, en accumulant usures sur usures, les avaient fait monter à plus de cent vingt mille talents. Ces hommes avides, regardant les réductions auxquelles Lucullus les avait soumis comme la plus grande injustice qu'il eût pu leur faire, jetèrent les hauts cris à Rome, et se confiant dans le crédit énorme qu'ils avaient comme créanciers de la plupart de ceux qui gouvernaient, ils suscitèrent, à force d'argent, quelques démagogues pour déclamer contre lui ; mais Lucullus trouvait un dédommagement de leurs plaintes dans l'amour des peuples qui jouissaient de ses bienfaits, et dans l'intérêt que lui témoignaient les autres provinces, qui enviaient le bonheur de l'Asie à qui le sort avait donné un gouverneur si humain.


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(14)  Plutarque regarde comme un bienfait de la Providence pour Lucullus, de l'avoir tenu loin de l'Italie, dans ces temps affreux qui furent souillés par tant de crimes, auxquels il lui eût été bien difficile de ne pas prendre quelque part ; ou s'il eût voulu s'y opposer, il n'aurait fait vraisemblablement qu'accroître le nombre des victimes. C'est une chose qu'on ne peut trop faire observer, surtout dans notre siècle, que cette attention de notre historien à rapporter à la Providence les événements même les plus ordinaires ; on peut donc le faire sans être superstitieux, car j'ai prouvé dans la vie de Plutarque qu'il ne l'était pas.

(15)  Ce fut la troisième année de cette olympiade, un an avant le commencement de la guerre de Spartacus et la mort de Sertorius, l'an de Rome six cent quatre-vingts, soixante-quatorze ans avant notre ère.

(16)  La sophistique, dit Philostrate au premier livre des Vies des Sophistes, dans la préface, était la rhétorique appliquée aux objets de la philosophie. Le mot de sophiste ne fut pris que plus tard dans la mauvaise acception où on le trouve ici.

(17)  Appien, dans ses Guerres de Mithridate, p. 223, le nomme Varius. Cependant le nom de Marius est ici assez vraisemblable ; car il y eut d'autres familles de ce nom que celle du fameux Marius ; et comme Sertorius était du parti de ce dernier, il est probable qu'il avait dans son armée quelque officier de ce nom-là.

(18)  Il y avait là, dit Strabon, liv. XII, p. 975, une ville qui portait ce nom, et d'où le pays voisin avait tiré sa dénomination. La déesse Némésis, dont Adrastie ou Adrastée est un surnom, y avait un temple, consacré, dit-on, par Adraste.

(19)  Cyzique est située à la pointe de la péninsule, de manière qu'elle est regardée comme une île par les anciens. Voyez Strabon, liv. XII, p. 576 ; Pline, liv. V, chap. CCXXI, et Etienne de Byzance.

(20)  Voyez Florus, liv. III, chap. V, où il raconte la manière dont Démonax parvint jusqu'aux assiégés, à travers les vaisseaux ennemis.

(21)  Cette pratique, fort ancienne, était autorisée par une loi qui permettait d'offrir des victimes artificielles, quand on ne pouvait pas en avoir de naturelles. Voyez Hérodote, liv. II, chap. XLVII.

(22)  On voit par l'événement que le joueur de flûte de Libye est le vent du midi, appellé en latin Africus, et que la trompette du Pont désigne les machines de Mithridate, roi de Pont, déjà toutes dressées pour l'assaut, et qui n'attendaient plus que le signal des trompettes.

(23)  Rivière de la Phrygie, qui prend sa source dans le canton appelé Azanite, et qui coulant du sud-est au nord-ouest, après avoir passé à Apollonie, se jette dans la Propontide, auprès de Cyzique. Strabon, liv. XIII, p. 576.

(24)  Le passage de Salluste n'est point dans ceux de ses ouvrages qui nous sont parvenus. Les historiens sont remplis de preuves que, bien avant cette époque, les Romains avaient vu des éléphants. Voyez Tite-Live en plusieurs endroits, et en particulier liv. XXXVII, chap. XL.

(25)  Les mystères de Samothrace, île de la mer Egée, près de la Thrace, étaient extrêmement célèbres, et attiraient le concours et les hommages de presque tous les peuples connus. Les prêtres qui en avaient l'intendance étaient appelés Cabires. - Héraclée, dont il est question ensuite, était dans la Bithynie ; mais cette province ayant été subjuguée par les rois de Pont, fut comprise sous le nom général de Pont. Voyez dans Strabon la description du Pont, liv. XII, p. 541 et suiv.

(26)  C'était une opinion généralement reçue chez les anciens, que les paroles hautaines et superbes déplaisaient aux dieux et attiraient leur colère. Voyez l'exemple de Niobé dans Horace, Ode sixième, liv. IV.

(27)  Priapus, ville maritime, avec un port, dans la Mysie, sur l'Hellespont, près de l'embouchure de l'Esèpe et du Granique ; les uns attribuaient sa fondation aux Milésiens ; les autres, à ceux de Cyzique. Strabon, liv. XIII, p. 587 et 588. Il ne faut pas la confondre avec une petite île du même nom, près des côtes de l'Ionie, à la hauteur d'Ephèse. Quoique cette ville fût consacrée à Priape, Diane y avait un temple ; le culte de cette déesse était très répandu, comme le prouvent les différents surnoms de Persique, de Taurique, etc. donnés à Diane.

(28)  Thémiscyre est le nom d'un canton et d'une ville entre le fleuve Thermodon, si fameux par le voisinage des Amazones, et l'Iris qui vient se décharger dans le Pont-Euxin, à l'occident du Thermodon.

(29)  Ce n'était pas du défaut de butin qu'ils se plaignaient, puisqu'ils en regorgeaient, et qu'ils étaient obligés de le consumer ou de l'abandonner ; mais ils regrettaient l'argent comptant qu'ils auraient trouvé dans ces villes, dont le pillage les aurait enrichis.

(30)  Les Tibaréniens et les Chaldéens étaient à l'orient du fleuve Thermodon; mais il faut bien distinguer ces Chaldéens du peuple qui habitait la Chaldée ; ceux-ci étaient au midi et au couchant de la Babylonie, vers l'Arabie et le golfe Persique. Amisus était situé sur le Pont-Euxin, entre les fleuves Iris et Alys, à l'occident du premier. Strabon, liv. XII, p. 547 et 548.

(31)  La Syrie s'étend du nord au midi, depuis les monts Taurus et Amanus, qui enferment la Cilicie, le long de la mer Méditerranée. La Palestine est située à l'extrémité méridionale de la Syrie, et s'étend le long de la Méditerranée jusqu'à l'Arabie pétrée, à son orient et à son midi, et l'Egypte à son couchant. La Médie est au sud-est de l'Arménie, qui elle-même confine aux pays des Cabines, situés au sud-est des Tibaréniens, dont nous avons parlé dans la note précédente.

(32)  Plutarque ne dit pas quels étaient ces Grecs ; mais il y a quelque apparence que c'était de ceux que Tigrane avait transportés en Arménie.

(33)  Le lac appelé Palus-Méotides, au nord du Pont-Euxin, entre l'Europe et l'Asie, se réunit à cette dernière mer par un détroit nommé le Bosphore Cimmérien, resserré entre la Chersonèse Taurique à l'occident, et la pointe orientale de l'Asie. Il ne faut pas confondre ce Bosphore ni cette Chersonèse avec le Bosphore et la Chersonèse de Thrace, à l'extrémité sud-ouest du Pont-Euxin. Les Dardariens sont à l'orient du Bosphore Cimmérien.

(34)  Sans ce meurtre, Lucullus aurait eu en sa possession tous les papiers de Mithridate, et aurait pu être informé de tous ses desseins.

(35)  Pharnacie, ville maritime du Pont Polémonique ou Cappadocien, dans le pays des Chaldéens.

(36)  Cet ingénieur faisait à Amisus, contre Lucullus, ce qu'Archimède, cent vingt ans auparavant, avait fait à Syracuse contre Marcellus.

(37)  C'est le consul Mummius qui, l'an six cent huit de Rome, prit et brûla Corinthe, la même année que Carthage fut détruite.

(38)  M. Dacier applique aux Amiséniens le traitement généreux de Lucullus ; c'est peut-être une faute d'impression, car sûrement il s'agit ici des Athéniens qui se trouvaient dans la ville à l'époque où elle fut prise, puisque Plutarque vient de dire que ceux qui fuyaient la cruauté d'Aristion, tyran d'Athènes du temps de Sylla, se réfugiaient à Amisus. Pour le grammairien Tyrannion, dont il est question tout de suite, voyez ce que nous en avons dit dans les notes sur la vie de Sylla, note 47.