[La guerre contre Mithridate] |
VIII. Lucullus n'eut aucune part aux maux innombrables, et
de toute espèce, dont Marius et Sylla
accablèrent l'Italie ; il en fut
préservé par une faveur particulière de
la Providence, qui le retint longtemps en Asie (14). Malgré son
absence, il ne conserva pas moins de crédit
auprès de Sylla qu'aucun autre des amis de ce
dictateur. J'ai déjà dit que Sylla lui avait
dédié ses Commentaires comme un
témoignage de son amitié ; en mourant, il lui
confia la tutelle de son fils, le préférant
à Pompée lui-même :
préférence qui paraît avoir
été le premier germe de la jalousie et des
différends qui éclatèrent depuis entre
eux ; ils étaient alors tous deux jeunes, tous deux
également enflammés du désir de la
gloire. Peu de temps après la mort de Sylla, Lucullus
fut nommé consul avec Mucus Cotta, vers la cent
soixante-seizième olympiade (15). Plusieurs
généraux proposèrent de recommencer la
guerre contre Mithridate, et le consul Cotta dit
lui-même qu'elle n'était pas éteinte,
mais seulement assoupie. Aussi Lucullus fut-il très
affligé que, dans le partage des provinces, le sort
lui eût fait échoir celle de la Gaule cisalpine,
qui n'offrait aucun exploit considérable à
faire ; il était d'ailleurs vivement
aiguillonné par la gloire que Pompée
acquérait en Espagne, et il voyait avec chagrin que,
si cette guerre d'Espagne se terminait bientôt,
Pompée serait infailliblement
préféré à tous les autres
généraux pour aller continuer celle de
Mithridate : aussi Pompée ayant écrit au
sénat pour demander de l'argent, en menaçant,
si on lui en refusait, de laisser là l'Espagne et
Sertorius, et de ramener son armée en Italie, Lucullus
s'employa avec la plus grande ardeur pour lui en faire
accorder, et lui ôter tout prétexte de revenir
en Italie pendant son consulat. Il voyait que Pompée,
s'il revenait avec une si grande armée, serait le
maître dans Rome ; d'ailleurs le tribun
Céthégus, qui dominait alors dans la ville,
parce qu'il ne disait et ne faisait que ce qui pouvait plaire
au peuple, avait une haine particulière contre
Lucullus, qui, détestant sa vie criminelle, ses amours
infâmes et ses débauches crapuleuses, lui
était ouvertement opposé : un autre tribun,
nommé Lucius Quintius, voulait faire casser les
ordonnances de Sylla ; il cherchait à porter le
désordre dans les affaires, et à troubler la
tranquillité dont jouissait alors la
république. Lucullus, et par les remontrances
particulières qu'il lui fit, et par les avis sages
qu'il lui donna publiquement, lui persuada de se
désister de son entreprise ; et, en traitant avec
toute la douceur et toute l'adresse possibles une maladie
naissante qui pouvait avoir les plus funestes suites, il
amortit une ambition qui menaçait la
sûreté publique.
IX. Cependant on apprit
qu'Octavius, qui commandait dans la Cilicie, venait de
mourir. Cette nouvelle réveilla l'ambition de
plusieurs concurrents qui aspiraient à ce
gouvernement, et qui, persuadés que le crédit
de Céthégus le ferait obtenir à celui
qu'il voudrait, lui firent assidûment leur cour.
Lucullus ne faisait pas grand cas de la Cilicie en
elle-même ; mais considérant que, s'il
l'obtenait, son voisinage de la Cappadoce lui ferait
décerner, préférablement à tout
autre, la conduite de la guerre contre Mithridate, il mit
tout en oeuvre afin que ce gouvernement ne fût pas
donné à un autre qu'à lui. Il finit
même par recourir à un moyen qui n'était
en soi ni honnête, ni louable ; mais que la
nécessité lui fit employer contre son
caractère, parce qu'il devait presque infailliblement
le conduire à ses fins. Il y avait alors à Rome
une femme, nommée Précia, du nombre de celles
que leur beauté et les grâces de leur esprit
avaient rendues célèbres, nais qui au fond ne
se conduisait guère mieux qu'une courtisane de
profession. L'usage qu'elle faisait du crédit de ceux
qui la fréquentaient, pour avancer ses amis dans les
charges, joignit à la réputation que lui
donnaient déjà ses charmes, celle d'amie active
qui servait avec zèle ceux qu'elle voulait obliger.
Aussi eut-elle bientôt le plus grand pouvoir ; mais
quand Céthégus, alors tout puissant dans Rome,
fut tombé dans ses filets, et eut conçu pour
elle la passion la plus vive, toute l'autorité fut
dans les mains de cette femme ; aucune affaire publique ne se
faisait que par Céthégus, et l'on n'obtenait
rien de Céthégus que par Précia.
Lucullus n'épargna donc, pour la gagner, ni
flatteries, ni présents ; il lui faisait
assidûment une cour qui flattait l'orgueil et
l'ambition de cette femme. Dès ce moment,
Céthégus devint le panégyriste de
Lucullus et brigua pour lui la Cilicie. Une fois qu'il l'eut
obtenue, il n'eut plus besoin du crédit de
Précia et de Céthégus ; tout le peuple,
persuadé que personne n'était plus capable que
lui de terminer heureusement la guerre contre Mithridate, lui
en confia unanimement la conduite. Pompée combattait
contre Sertorius ; Métellus était cassé
de vieillesse : et c'étaient les deux seuls
généraux qui pussent rivaliser avec Lucullus
pour ce commandement. Cependant Cotta, l'autre consul, fit au
sénat de si vives instances, qu'il fut envoyé,
avec une flotte, pour garder la Propontide et défendre
la Bithynie.
X. Lucullus ayant
levé une légion à Rome, passa tout de
suite en Asie, où il prit le commandement des troupes
qui lui étaient destinées. Il les trouva depuis
longtemps corrompues par la mollesse et par l'avarice. Les
bandes ombriennes surtout avaient, outre ces vices, une
habitude de vivre dans l'anarchie, qui les rendait
très difficiles à gouverner. Elles avaient,
à l'instigation de Fimbria, tué le consul
Flaccus leur général, et ensuite livré
Fimbria lui-même à Sylla ; elles étaient
composées d'hommes audacieux, sans frein et sans loi,
mais pleins de bravoure, endurcis aux travaux et
expérimentés dans la guerre. Cependant Lucullus
eut en peu de temps réprimé leur audace, et
ramené à la discipline toutes les autres
troupes, qui éprouvaient, sans doute pour la
première fois, ce que c'est qu'un bon et
véritable capitaine ; jusqu'alors elles avaient
été flattées par leurs
généraux, qui ne leur commandaient que ce qui
pouvait leur plaire.
XI. Quant aux ennemis,
voici quelle était la situation de leurs affaires.
Mithridate, qui, fier et avantageux, avait d'abord
attaqué les Romains avec un vain appareil,
dénué de puissance réelle, mais imposant
par son éclat, comme les déclamations des
sophistes (16),
était devenu, par ses défaites honteuses, un
objet de mépris et de risée. Ses pertes
l'avaient corrigé ; et lorsqu'il voulut recommencer la
guerre, il réduisit ce fastueux appareil à de
véritables forces. Il retrancha cette multitude
confuse de nations diverses, ces menaces de Barbares si
différents par leur langage, ces armes enrichies d'or
et de pierreries, qui sont le prix du vainqueur, et non la
force de ceux qui les portent. Il fit forger des
épées à la romaine et des boucliers fort
et pesants ; rassembla des chevaux, qu'il choisit bien
dressés plutôt que magnifiquement parés ;
mit sur pied cent vingt mille hommes d'infanterie
disciplinés comme les Romains, et seize mille chevaux,
outre cent chars attelés de quatre chevaux, et
armés de faux. Enfin, il équipa des vaisseaux
qui, au lieu de ces pavillons dorés, de ces bains, de
ces appartements de femmes, meublés voluptueusement,
étaient remplis d'armes, de traits, et d'argent pour
la solde des troupes. Avec cet armement formidable, il se
jeta dans la Bithynie, dont les villes s'empressèrent
de lui ouvrir leurs portes ; leur exemple fut suivi par
celles d'Asie, qui, retombées dans leurs anciens maux,
souffraient, de la part des usuriers et des fermiers romains,
des vexations insupportables. Lucullus les chassa dans la
suite, comme des harpies qui enlevaient à ces peuples
malheureux toute leur nourriture : alors il s'efforça,
par ses remontrances, de modérer leur rapacité
; et par là il prévint le soulèvement de
ces peuples, qui ne cherchaient presque tous qu'à
secouer le joug des Romains.
XII. Pendant que Lucullus
était retenu par ces soins, Cotta, qui crut que
c'était pour lui une occasion favorable de se
signaler, se disposa à combattre contre Mithridate. Il
apprenait de plusieurs côtés que Lucullus
approchait, qu'il était déjà dans la
Phrygie : croyant donc tenir le triomphe dans ses mains, et
ne voulant pas que son collègue en partageât
avec lui l'honneur, il se hâta de donner la bataille.
Mais, vaincu sur terre et sur mer, il perdit dans une de ces
actions soixante galères avec tout l'équipage ;
et dans l'autre, il eut quatre mille hommes de tués.
Enfermé et assiégé dans
Chalcédoine, il n'eut plus d'espérance que dans
Lucullus. On conseillait à celui-ci de laisser
là le consul, et d'entrer sur-le-champ dans les Etats
de Mithridate, qu'il trouverait sans défense.
C'était surtout le langage des soldats,
indignés que Cotta, après s'être perdu
lui-même par sa témérité et avoir
fait périr une partie de l'armée, les
empêchât de remporter une victoire qui s'offrait
à eux sans combat. Lucullus, dans le discours qu'il
fit à cette occasion, dit à ses soldats qu'il
aimait mieux sauver un Romain, que d'acquérir tout ce
qui était aux ennemis. Archélaüs, qui,
après avoir combattu en Béotie comme lieutenant
de Mithridate, l'avait abandonné pour embrasser le
parti des Romains, assurait Lucullus qu'aussitôt qu'il
se montrerait dans le Pont, toutes les villes se rendraient
à lui. «Je ne suis pas, lui dit Lucullus, plus
timide que les chasseurs ; et je ne laisserai pas les
bêtes, pour courir au gîte qu'elles ont
quitté». Aussitôt il marche contre
Mithridate avec trente mille hommes de pied et deux mille
cinq cents chevaux. Mais quand il fut à portée
de découvrir les ennemis, étonné de leur
grand nombre, il voulut éviter le combat et gagner du
temps, lorsqu'un certain Marius (17), que Sertorius avait
envoyé d'Espagne à Mithridate avec quelques
troupes, étant venu au-devant de lui et l'ayant
provoqué, il mit ses troupes en bataille, dans le
dessein de combattre.
XII. Comme on était
sur le point de charger, tout à coup, sans qu'il
parût aucun changement dans l'air, le ciel
s'entr'ouvrit, et l'on vit tomber entre les deux
armées un grand corps enflammé, qui avait la
forme d'un tonneau et la couleur d'argent fondu : les deux
partis, également effrayés de ce prodige, se
séparèrent sans combattre. Ce
phénomène parut, dit-on, dans un endroit de la
Phrygie appelé Otryes. Mais Lucullus,
considérant qu'il n'y avait point de provisions ni de
richesses qui pussent suffire longtemps à entretenir
une armée aussi nombreuse que celle de Mithridate,
surtout en présence de l'ennemi, se fit amener un des
prisonniers, à qui il demanda combien ils
étaient dans chaque tente, et quelle quantité
de blé il avait laissée dans la sienne. Le
prisonnier ayant répondu à ces questions, il le
renvoya, en fit venir un second et un troisième, qu'il
interrogea comme le premier. Alors comparant la
quantité de blé avec le nombre de soldats que
Mithridate avait à nourrir, il reconnut que les
ennemis manqueraient de vivres dans trois ou quatre jours. Il
s'arrêta donc à son premier dessein de gagner du
temps, et, ayant fait porter dans son camp une grande
quantité de blé, il attendit, avec ces
provisions abondantes, les occasions que pourrait lui fournir
la disette des ennemis.
XIV. Cependant Mithridate
cherchait à surprendre la ville de Cyzique,
déjà affaiblie par le combat de
Chalcédoine, où elle avait perdu trois mille
hommes et dix vaisseaux. Mais voulant cacher sa marche
à Lucullus, il décampe après souper, par
une nuit obscure et pluvieuse, et fait une si grande
diligence, qu'il arrive devant Cyzique à la pointe du
jour, et pose son camp sur la colline d'Adrastie (18). Lucullus, qui avait
eu avis de son départ, s'était mis à sa
poursuite ; et content de n'avoir pas donné en
désordre, pendant la nuit, dans les ennemis, il campa
près d'un bourg nommé Thracéia, dans un
poste placé très à propos sur les
chemins par où les ennemis devaient faire venir leurs
vivres. Prévoyant donc ce qui devait arriver, il ne
crut pas devoir le cacher à ses soldats : dès
qu'ils eurent assis et fortifié leur camp, il les
assembla, et leur annonça avec complaisance que dans
peu de jours il leur livrerait une victoire qui ne leur
coûterait pas une goutte de sang. Mithridate avait
partagé son armée en dix camps qui
investissaient la ville du côté de la terre ; et
par mer, il avait fermé avec ses vaisseaux les deux
extrémités du détroit qui sépare
la ville de la terre ferme (19). Les
Cyzicéniens, bloqués ainsi des deux
côtés, étaient résolus de tout
braver et de tout souffrir pour rester fidèles aux
Romains ; mais ils ignoraient où était
Lucullus, et, ne recevant aucune nouvelle de lui, ils
étaient dans la plus vive inquiétude. Cependant
ils avaient son camp sous leurs yeux, et le voyaient de leurs
murailles ; mais ils étaient trompés par les
soldats de Mithridate, qui leur montraient les Romains
campés sur des hauteurs, et leur disaient :
«Voyez-vous là ces troupes ? c'est une
armée de Mèdes et d'Arméniens que
Tigrane a envoyée au secours de Mithridate». Les
habitants en étaient consternés ; et se voyant
environnés de cette multitude innombrable d'ennemis,
ils n'espéraient pas que l'arrivée de Lucullus
pût leur être d'aucun secours. Cependant
Démonax, qui leur fut envoyé par
Archélaus, leur porta la première nouvelle que
Lucullus était auprès d'eux (20). D'abord ils n'en
voulurent rien croire, et s'imaginèrent que
c'était une fausse nouvelle qu'on leur donnait pour
soutenir leur courage. Dans ce moment, un jeune prisonnier,
qui s'était échappé des mains des
ennemis, arrive dans la ville ; ils lui demandent où
l'on disait qu'était Lucullus ; le jeune homme se mit
à rire, croyant qu'ils plaisantaient ; mais voyant
enfin qu'ils parlaient sérieusement, il leur montra de
la main le camp des Romains : ce qui ranima leur
confiance.
XV. Il y a près de
Cyzique un lac appelé Dascylitide, qui porte d'assez
grands bateaux. Lucullus ayant pris le plus grand des siens,
et l'ayant fait conduire sur un chariot jusqu'à la
mer, y fit monter autant de soldats qu'il en pouvait
contenir, et l'envoya à Cyzique. Ils passèrent,
à la faveur de la nuit, sans être
aperçus, et entrèrent dans la ville. Il parut
que les dieux, touchés du courage des
Cyzicéniens, voulurent encore augmenter leur confiance
par plusieurs signes frappants, et en particulier par
celui-ci. La fête de Proserpine approchait ; et les
habitants, qui n'avaient pas de génisse noire, victime
d'usage pour le sacrifice de cette fête, en firent une
de pâte, et la présentèrent à
l'autel (21).
Celle qui était consacrée, et qu'on nourrissait
pour la déesse, avait, comme les autres troupeaux des
Cyzicéniens, ses pâturages dans la terre ferme.
Le jour de la fête, elle quitta le troupeau, traversa
seule à la nage le bras de mer, entra dans la ville,
et se présenta d'elle-même pour le sacrifice. La
déesse apparut en songe à Aristagoras, greffier
de la ville. «Je viens moi-même, lui dit-elle, et
j'amène le joueur de flûte de Libye contre la
trompette du Pont ; dis à tes concitoyens d'avoir bon
courage». Les Cyzicéniens furent fort surpris de
cet oracle, dont ils ne comprenaient pas le sens ; mais le
lendemain il se leva, dès le point du jour, un vent
impétueux qui souleva les vagues de la mer. Les
machines du roi, ouvrages admirables de Niconidas le
Thessalien, qui étaient déjà près
des murailles, annoncèrent, par le bruit et le
craquement qu'elles firent, ce qui allait arriver. Il survint
un vent du midi qui souffla avec tant de violence, qu'en
moins d'une heure il brisa toutes les machines, et renversa
une tour de bois haute de cent coudées (22). On raconte encore
qu'à Ilium, Minerve apparut à plusieurs
habitants pendant leur sommeil ; elle était couverte
de sueur, et leur montrant une partie de son voile qui
était déchirée, elle leur dit qu'elle
venait de secourir les Cyzicéniens. Les habitants
d'Ilium montraient une colonne et une inscription qui
attestaient ce prodige.
XVI. Mithridate,
trompé par ses généraux, ignorait encore
la famine qui régnait dans son camp ; et il voyait
avec douleur l'inutilité de ses efforts pour
réduire Cyzique. Mais quand il eut appris que ses
soldats, par la disette extrême qu'ils souffraient,
étaient réduits à se nourrir de chair
humaine, l'ambition qui l'avait fait s'opiniâtrer
à ce siége s'évanouit aussitôt.
Lucullus ne lui faisait pas une guerre d'ostentation et, pour
ainsi dire, de théâtre ; il lui marchait
réellement sur le ventre, et prenait si bien ses
mesures, qu'il lui coupait les vivres de tous les
côtés. Mithridate donc, voulant profiter du
temps que Lucullus assiégeait un château voisin,
envoya promptement en Bithynie presque toute sa cavalerie,
ses bêtes de somme, et ceux de ses gens de pied qui lui
étaient le moins utiles. Lucullus, informé de
leur départ, retourne la nuit dans son camp, et le
lendemain matin, malgré la rigueur de l'hiver, il
prend dix cohortes avec toute sa cavalerie, et se met
à leur poursuite. La neige et le froid rendaient la
marche si difficile, que plusieurs de ses soldats furent
obligés de rester derrière. Il continua sa
route avec les autres, et ayant atteint les ennemis
près du fleuve Rhyndacus (23), il les attaqua, et
les mit dans une déroute si complète, que les
femmes mêmes d'Apollonie, sortant de la ville, vinrent
piller le bagage et dépouiller les morts, qui
étaient en très grand nombre. On fit quinze
mille prisonniers ; il y eut six mille chevaux de pris, avec
une quantité innombrable de bêtes de somme.
Lucullus, en ramenant un si riche butin dans son camp, passa
devant celui des ennemis. Je m'étonne que l'historien
Salluste ait dit que les Romains virent alors des chameaux
pour la première fois. Avaient-ils pu, longtemps
auparavant, vaincre Antiochus sous les ordres de Scipion, et,
tout récemment encore, battre Archélaus
à Orchomène et à Chéronée,
sans avoir vu de ces animaux (24) ?
XVII. Dès ce
moment, Mithridate ne songea plus qu'à prendre au plus
tôt la fuite ; et pour amuser Lucullus, en l'attirant
d'un autre côté, il envoya dans la mer de
Grèce Aristonicus, le commandant de sa flotte, qui
était sur le point de s'embarquer lorsqu'il fut trahi
et livré à Lucullus, avec dix mille
pièces d'or qu'il portait pour corrompre une partie de
l'armée romaine. Alors Mithridate prit le parti de
s'enfuir par mer, et laissa ses généraux
ramener l'armée de terre. Lucullus les poursuivit, et
les ayant atteints près du Granique, il en tua vingt
mille, et fit un grand nombre de prisonniers. On assure que
dans cette guerre il ne périt guère moins de
trois cent mille hommes, tant des soldats que des gens qui
suivaient l'armée. Lucullus revint tout de suite
à Cyzique, oùil jouit du plaisir de l'avoir
sauvée, et des honneurs qu'on lui prodigua. Il alla
ensuite sur les côtes de l'Hellespont pour y rassembler
une flotte ; il descendit dans la Troade, où on lui
dressa une tente dans le temple même de Vénus.
La nuit, pendant son sommeil, il crut voir la déesse
se pencher sur sa tête, et lui dire :
Quoi ? tu dors, fier lion, auprès de cerfs timides !
Il se lève aussitôt, et appelant ses amis,
quoiqu'il fût encore nuit, il leur raconte sa vision.
En même temps il arrive des gens d'Ilium pour lui dire
qu'on avait aperçu, près du port des Grecs,
treize galères de la flotte du roi qui faisaient voile
vers Lemnos.
XVIII. Il s'embarque
à l'instant, va s'emparer de ces galères, et
tue Isidore, leur commandant ; de là il cingle vers
les autres, qui étaient à l'ancre dans la rade.
A son approche, les capitaines rangèrent leurs
vaisseaux le long du rivage, et, combattant de dessus le
tillac, ils blessèrent plusieurs soldats de Lucullus.
La nature du lieu ne lui permettait pas de les envelopper, et
ses galères, toujours agitées par les flots, ne
pouvaient pas forcer les vaisseaux ennemis, qui
étaient solidement appuyés contre la
côte. Il découvrit enfin un endroit par
où l'on pouvait descendre dans l'île, et y
débarqua ses meilleurs soldats, qui, chargeant les
ennemis par derrière, en tuèrent un grand
nombre, et forcèrent les autres de couper les
câbles qui attachaient leurs vaisseaux au rivage ;
mais, en s'éloignant de la terre, ces navires se
heurtaient, se froissaient les uns les autres, ou allaient
donner contre les éperons des galères de
Lucullus. Il se fit là un grand carnage, et beaucoup
de prisonniers, entre autres ce Marius que Sertorius avait
envoyé d'Espagne à Mithridate. Il était
borgne, et Lucullus, au moment de l'attaque, avait
défendu à ses soldats de tuer aucun borgne,
parce qu'il voulait faire mourir Marius avec toute
l'ignominie qu'il méritait.
XIX. Lucullus,
débarrassé de ces obstacles, se remet sans
différer à la poursuite de Mithridate, qu'il
espérait trouver encore en Bithynie, gardé
comme à vue par Voconius, son lieutenant, qu'il avait
envoyé à Nicomédie avec des vaisseaux,
pour s'opposer à sa fuite ; mais Voconius ayant perdu
beaucoup de temps à se faire initier aux
mystères de Samothrace (25) et à
célébrer des fètes, donna le temps
à Mithridate de s'échapper avec sa flotte, et
de fuir à toutes voiles vers le Pont avant le retour
de Lucullus. Accueilli, dans sa fuite, d'une violente
tempête, il vit une partie de ses vaisseaux, ou
emportés ou coulés à fond et pendant
plusieurs jours toute la côte fut couverte des
débris de son naufrage, que les vagues y apportaient.
Pour lui, il montait un vaisseau de charge, que, dans une si
furieuse tempête, les pilotes ne pouvaient approcher du
rivage, à cause de sa grandeur, ni tenir à la
mer, tant il était pesant, et faisait eau de tous
côtés ! Il prit donc le parti de passer sur un
brigantin, et de confier sa personne à des pirates,
qui, contre toute espérance et à travers mille
dangers, le débarquèrent à
Héraclée, ville du Pont. Lucullus, en cette
occasion, avait écrit au sénat avec une
confiance présomptueuse que les dieux voulurent bien
lui pardonner (26). Le sénat
avait ordonné qu'on prît du trésor public
trois mille talents, pour équiper une flotte qui
servirait dans cette guerre. Lucullus écrivit pour
empêcher l'exécution de ce décret, et,
dans sa lettre, il disait, d'un ton avantageux, que, sans
tant d'appareil et de dépense, et avec les seuls
vaisseaux des alliés, il chasserait Mithridate de la
mer ; il l'avait promis, et il le fit, aidé de la
protection des dieux. Cette tempête fut, dit-on, un
effet de la vengeance de Diane, qui punit les troupes de
Mithridate d'avoir pillé son temple dans la ville de
Priapus, et d'en avoir enlevé sa statue (27).
XX. On conseillait
à Lucullus de remettre à un autre temps la
continuation de la guerre, mais rejetant ces conseils
timides, il traversa la Bithynie et la Galatie, et entra dans
le royaume de Pont, où d'abord il éprouva une
si grande disette, qu'il se fit suivre par trente mille
Galates qui portaient chacun un médimne de blé
; mais, en pénétrant dans le pays, où
tout pliait devant lui, il se trouva dans une telle
abondance, que, dans son camp, un boeuf ne coûtait
qu'une drachme, et un esclave, quatre ; pour le reste du
butin, on en faisait si peu de cas, qu'il était ou
abandonné ou dissipé, et qu'on ne trouvait rien
à vendre, tout le monde étant abondamment
pourvu. Dans les courses que fit la cavalerie jusqu'à
Thémiscyre et jusqu'aux plaines qu'arrose le Thermodon
(28), elle ne
s'arrêtait que le temps nécessaire pour ravager
le pays : de là les plaintes des soldats contre
Lucullus, à qui ils reprochaient de recevoir toutes
les villes à composition, et de n'en prendre au-cune
de force, pour les enrichir du pillage (29). «Aujourd'hui
même, disaient-ils, cette ville d'Amisus, si
florissante et si riche, qu'il serait si facile de prendre,
pour peu qu'on voulût en presser le siège, il
nous fait passer tranquillement le long de ses murailles, et
nous traîne dans les déserts des
Tibaréniens et des Chaldéens (30), pour combattre
Mithridate».
XXI. Lucullus ne donnait
aucune attention à ces plaintes ; il les
méprisait même, ne se doutant point que ses
soldats pussent jamais se porter à ce degré de
fureur qu'ils firent éclater dans la suite. Il se
justifiait plutôt auprès de ceux qui, l'accusant
de lenteur, le blâmaient de s'arrêter trop
longtemps devant des bourgs et des villes de nulle
importance, et de laisser cependant Mithridate se fortifier.
«C'est précisément, leur disait-il, ce
que je veux ; je m'arrête à dessein pour lui
donner le temps d'augmenter encore ses forces, de rassembler
une armée nombreuse qui lui donne la confiance de nous
attendre, et de ne pas fuir à mesure que nous
approchons. Ne voyez-vous pas qu'il a derrière lui un
désert immense ? Près de lui est le Caucase, et
plusieurs hautes montagnes capables de cacher et de
recéler dix mille rois qui voudraient éviter de
combattre. Du pays des Cabires, il n'y a que quelques
journées de chemin jusqu'en Arménie, où
tient sa cour Tigrane, ce roi des rois, qui possède
une si grande puissance, qu'il enlève l'Asie aux
Parthes, qu'il transporte des villes grecques jusque dans la
Médie, qu'il a soumis la Palestine et la Syrie
(31),
détruit les successeurs de Séleucus, et
emmené leurs femmes et leurs filles captives : il est
l'allié, le gendre de Mithridate ; lorsqu'il l'aura
reçu comme suppliant, pensez-vous qu'il l'abandonnera,
et qu'il ne nous fera pas la guerre ? En nous hâtant de
chasser Mithridate, nous courons risque d'attirer sur nous
Tigrane, qui depuis longtemps cherche un prétexte pour
nous attaquer, et qui n'en pourrait avoir de plus
honnête que de secourir un roi son allié, qu'il
verrait réduit à implorer son assistance.
Devons-nous procurer nous-mêmes à Mithridate cet
avantage ? Devons-nous lui enseigner ce qu'il ignore ? lui
apprendre à qui il doit se joindre pour nous faire la
guerre ? devons-nous enfin le forcer malgré lui
à une démarche qu'il croit honteuse, à
s'aller jeter entre les bras de Tigrane ? Ne faut-il pas
plutôt lui donner le temps de rassembler assez de ses
propres forces pour qu'il reprenne confiance, afin que nous
ayons à combattre les Coichiens, les
Tibaréniens et les Cappadociens, plutôt que les
Arméniens et les Mèdes ?»
XXII. D'après ces
vues, Lucullus s'arrêta longtemps devant la ville
d'Amisus, dont il ne pressait point le siège ; quand
l'hiver fut passé, il en laissa la conduite à
Muréna, et marcha contre Mithridate, qui, campé
dans le pays des Cabires, avait formé le plan d'y
attendre les Romains avec une armée de quarante mille
hommes de pied et de quatre mille chevaux, dans lesquels il
avait la plus grande confiance. Il passa donc le fleuve
Lycus, et présenta la bataille à Lucullus. Il y
eut d'abord quelques escarmouches de cavalerie, dans
lesquelles les Romains prirent la fuite. Pomponius, officier
de réputation, fut blessé, pris, et conduit
à Mithridate, qui, le voyant très mal de ses
blessures, lui dit : «Si je te fais guérir,
deviendras-tu mon ami ? - Oui, lui répondit Pomponius,
si vous faites la paix avec les Romains ; sinon je resterai
votre ennemi». Mithridate admira son courage, et ne
l'en traita pas plus mal. Lucullus craignait de tenir la
plaine, parce que les ennemis lui étaient
supérieurs en cavalerie ; d'un autre
côté, il n'osait se risquer dans le chemin des
montagnes, qui était long, couvert de bois et
difficile. Dans l'incertitude où il était, on
lui amena quelques Grecs qu'on avait trouvés par
hasard dans une caverne où ils s'étaient
retirés (32). Artémidore,
le plus âgé d'entre eux, s'offrit à
conduire les Romains dans un lieu très sûr pour
un camp, et protégé par un fort qui dominait la
ville de Cabires. Lucullus, se fiant à sa parole, fit
allumer beaucoup de feux dans son camp, et en partit
dès que la nuit fut venue. Il passa les
détroits sans accident, et s'établit dans le
fort, où le lendemain les ennemis l'aperçurent
au-dessus d'eux, distribuant son armée en
différents postes très avantageux pour
combattre quand il le jugerait à propos, et où
il ne pouvait jamais être forcé, tant qu'il
voudrait ne pas en sortir. Ni Lucullus ni Mithridate
n'étaient encore décidés à
risquer la bataille, lorsque des soldats de l'armée du
roi s'étant mis à poursuivre un cerf qu'ils
avaient lancé par hasard, quelques soldats romains
allèrent au-devant d'eux pour leur couper le chemin.
Les deux partis ayant envoyé successivement de
nouveaux secours, il s'engagea un véritable combat,
dans lequel les troupes du roi eurent enfin l'avantage. Les
Romains, qui, de leurs retranchements, virent fuir leurs
camarades, en furent affligés, et courant à
Lucullus, ils le supplièrent de les mener à
l'ennemi, et de donner le signal de la bataille. Lucullus,
qui voulut leur apprendre de quel poids est, dans un danger
imminent, la présence et la vue d'un
général expérimenté, leur ordonne
de se tenir tranquilles : il descend lui-même dans la
plaine, court au-devant des fuyards, commande aux premiers
qu'il a joints de s'arrêter, et de retourner avec lui
au combat. Ils obéissent, et tous les autres, à
leur exemple, se ralliant autour de leur
général, mettent facilement en fuite les
ennemis, et les poursuivent jusque dans leur camp. Lucullus,
rentré dans le sien, fit subir aux fuyards l'ignominie
prescrite par la dicipline romaine : ils furent
condamnés à creuser, en simple tunique et sans
ceinture, un fossé de douze pieds, en présence
de leurs camarades.
XXIII. Mithridate avait
dans son armée un prince des Dardariens, peuple
barbare qui habite les environs des Palus-Méotides
(33). Il se
nommait Oltachus ; c'était l'homme le plus hardi et le
plus adroit pour les coups de main, d'une prudence
consommée dans la conduite des grandes affaires,
aimable d'ailleurs dans le commerce de la vie, et surtout bon
courtisan. Il s'était élevé, entre lui
et les autres princes de sa nation, une sorte de jalousie et
de rivalité sur le premier rang d'honneur ; et pour
supplanter ses rivaux, il promit un jour à Mithridate
d'exécuter le coup le plus hardi : c'était de
tuer Lucullus. Le roi approuva fort son projet ; et pour lui
en faciliter le moyen, en lui fournissant un prétexte
de ressentiment, il lui fit exprès, en public,
plusieurs outrages. Oltachus se rendit à cheval
auprès de Lucullus, qui le reçut avec beaucoup
de satisfaction ; car il était déjà
célèbre dans le camp des Romains. Il le mit
bientôt à l'épreuve, en lui donnant
diverses commissions, qui donnèrent lieu à
Lucullus d'admirer sa prudence et son courage ; il ne tarda
pas à être admis à la table du
général, et appelé à tous ses
conseils. Quand il crut avoir trouvé l'occasion
favorable, il ordonna à ses écuyers de mener
son cheval hors du camp ; et lui-même, à l'heure
de midi, pendant que ses soldats dormaient ou prenaient du
repos, il alla à la tente du général,
persuadé que sa familiarité connue avec
Lucullus, et l'affaire importante qu'il dirait avoir à
lui communiquer, lui en rendraient l'entrée libre et
facile. En effet, il y serait entré sans obstacle, et
aurait exécuté son dessein, si le sommeil, qui
a perdu tant de généraux, n'eût
sauvé Lucullus. Il dormait fort heureusement ; et
Ménédème, un de ses valets de chambre,
qui gardait la porte, dit à Oltachus qu'il venait fort
mal à propos ; que Lucullus, accablé de veilles
et de fatigues, ne venait que de s'endormir. Oltachus ne
voulut pas se retirer, et dit au valet de chambre qu'il
entrerait malgré lui, parce que l'affaire qu'il avait
à communiquer à Lucullus était la plus
importante et la plus pressée.
Ménédème lui répondit tout en
colère qu'il n'y avait rien de plus pressé ni
de plus important que la santé de Lucullus ; et en
même temps il le repoussa rudement de ses deux mains.
Oltachus, craignant que cette aventure ne le fît
découvrir, sortit du camp ; et, montant à
cheval, il s'en retourna au camp de Mithridate, sans avoir
exécuté son dessein. Ainsi, dans les affaires
comme dans les remèdes, c'est l'à-propos qui
donne la vie ou la mort.
XXIV. Peu de jours
après, Lucullus détacha Sornatius, un de ses
capitaines, avec dix cohortes, pour aller chercher des
vivres. Poursuivi par Ménandre, un des
généraux de Mithridate, il s'arrête,
charge les ennemis, les met en fuite, et en fait un grand
carnage. Un autre jour, Lucullus ayant envoyé Adrianus
avec un détachement plus considérable, pour
amener dans son camp des provisions abondantes, Mithridate,
qui ne voulut pas perdre cette occasion, détacha
Ménémacus et Myron avec un corps nombreux de
cavalerie et de gens de pied, qui tous, à l'exception
de deux, furent taillés en pièces. Mithridate
dissimula cette perte ; il dit qu'elle n'avait pas
été considérable, et qu'elle venait
uniquement de l'inexpérience des
généraux. Mais Adrianus, à son retour,
passa le long du camp des ennemis avec ostentation,
conduisant un grand nombre de chariots chargés de
blé et de dépouilles. Cette vue ayant
découragé Mithridate, et jeté la
consternation dans l'âme des soldats, on prit la
résolution de ne plus rester dans ce poste.
XXV. Les courtisans
commencèrent par envoyer devant leurs bagages ; et
pour le faire plus à leur aise, ils empêchaient
les soldats de passer. Ceux qui se voyaient poussés et
foulés aux portes entrèrent en fureur, et se
mirent à piller les équipages, à tuer
même ceux à qui ils appartenaient. Dorialus, un
des généraux, fut massacré pour une
cotte d'armes de pourpre qu'il portait. Herméus, le
sacrificateur, fut foulé aux pieds à la porte
du camp. Mithridate lui-même sortit,
entraîné par la foule, sans avoir auprès
de lui un seul valet ni un seul écuyer : il ne put pas
même avoir un cheval de son écurie ; ce ne fut
que longtemps après que Ptolémée, un de
ses eunuques, l'ayant vu emporté par ces flots de
fuyards, descendit de son cheval et l'y fit monter.
Déjà les Romains étaient fort
près de lui, et ce ne fut pas faute de vitesse qu'ils
le manquèrent, car ils avaient presque la main sur lui
: la seule avarice des soldats leur enleva cette proie,
qu'ils poursuivaient depuis si longtemps à travers
tant de combats et de dangers ; et elle priva Lucullus du
prix le plus glorieux de ses victoires. Déjà
ils saisissaient le cheval que montait le roi, lorsqu'un des
mulets qui portaient son or s'étant trouvé
entre eux et lui, soit par hasard, soit que Mithridate
l'eût fait mettre à dessein devant ceux qui le
poursuivaient, ils se mirent à piller l'or et à
se battre les uns contre les autres ; ce qui donna à
Mithridate le temps de se sauver. Ce ne fut pas le seul tort
que fit à Lucullus l'avarice de ses soldats.
Callistrate, premier secrétaire du roi, ayant
été fait prisonnier, Lucullus avait
ordonné qu'on le menât au camp : ceux qui le
conduisaient s'étant aperçus qu'il avait cinq
cents pièces d'or dans sa ceinture, le
massacrèrent pour les lui voler (34). Cependant Lucullus
abandonna à ces hommes avides le pillage du
camp.
XXVI. Cette déroute
rendit Lucullus maître de la ville de Cabires et de
plusieurs forteresses, où il trouva de grands
trésors, et des prisons remplies de Grecs et de
princes proches parents du roi, qu'on y tenait
renfermés. Ils se regardaient comme morts depuis
longtemps ; et ils crurent moins obtenir de la bonté
de Lucullus la liberté et le salut, qu'une
résurrection et une seconde vie. On y prit aussi une
soeur de Mithridate, nommée Nyssa, et cette
captivité fit son salut ; car les autres soeurs et les
autres femmes de ce prince, qui se croyaient le plus loin du
danger, et fort tranquilles à Pharnacie (35), où il les
avait envoyées, périrent misérablement.
Mithridate, dans sa fuite, leur envoya l'eunuque Bacchides,
avec ordre de les faire mourir. Parmi elles étaient
Roxane et Statira, deux soeurs de Mithridate,
âgées de quarante ans, et qui n'avaient pas
été mariées, avec deux de ses femmes,
qui étaient Ioniennes, Bérénice de Chio,
et Monime de Milet. Celle-ci s'était fait la plus
grande réputation dans la Grèce, depuis qu'elle
avait refusé quinze mille pièces d'or que
Mithridate lui avait envoyées pour la séduire ;
elle refusa de l'écouter jusqu'à ce qu'il
eût consenti à l'épouser, et qu'il
l'eût déclarée reine en lui envoyant le
diadème. Mais depuis ce mariage elle avait
passé tous ses jours dans la tristesse,
déplorant une beauté funeste, qui sous le nom
d'un époux lui avait donné un maître ;
qui, au lieu d'une société conjugale dans la
maison de son mari, la faisait gémir dans une prison
sous la garde de Barbares, où reléguée
loin de la Grèce, n'ayant eu qu'en songe les biens
dont on lui avait donné l'espérance, elle avait
perdu les biens véritables dont elle jouissait dans sa
patrie. Bacchides étant venu leur porter l'ordre de
mourir de la manière qui leur paraîtrait la plus
prompte et la moins douloureuse, Monime détacha son
diadème, et l'ayant noué autour de son cou pour
se prendre, il se rompit : «Funeste bandeau !
s'écria-t-elle, tu ne me rendras pas même ce
triste service ?» Et le jetant loin d'elle avec
mépris, elle présenta la gorge à
Bacchides. Bérénice se fit apporter une coupe
de poison ; et sa mère, qui était
présente, lui ayant demandé de la partager,
elles en burent toutes deux. La portion qu'en prit la
mère, qui était déjà affaiblie
par la vieillesse, suffit pour la faire périr ; mais
Bérénice, qui n'en avait pas pris une
quantité suffisante, était longtemps à
mourir : comme elle luttait contre la mort, et que Bacchides
pressait, elle fut étranglée. Des deux soeurs
Roxane et Statira, la première, dit-on, avala du
poison, en accablant Mithridate de malédictions et
d'injures : Statira ne se permit pas une imprécation
ni une seule parole qui fût indigne de sa naissance ;
au contraire, elle remercia son frère de ce qu'ayant
tant à craindre pour lui-même, il ne les avait
pas oubliées, et avait pourvu à leur procurer
une mort libre, qui les mît à l'abri de tous les
outrages.
XXVII. Lucullus,
naturellement doux et humain, fut vivement affligé de
ces morts cruelles. Il continua de poursuivre Mithridate
jusqu'à la ville de Talaures, où,
d'après la certitude qu'il eut que ce prince y avait
passé quatre jours auparavant, pour se retirer en
Arménie auprès de Tigrane, il retourna sur ses
pas, soumit les Chaldéens et les Tibaréniens,
conquit la petite Arménie, dont il réduisit les
forteresses et les villes, envoya Appius vers Tigrane pour
lui redemander Mithridate, et revint devant Amisus, toujours
assiégée par ses troupes. Callimaque, qui
commandait dans la ville, était seul cause de la
longue durée de ce siège ; son habileté
à inventer des machines de guerre, sa
fécondité en stratagèmes et en ruses
pour la défense des places, nuisaient beaucoup aux
Romains (36). Il
en fut bien puni dans la suite ; mais alors Lucullus usa
aussi d'un stratagème dont Callimaque fut la dupe. A
l'heure qu'il avait accoutumé de retirer ses troupes
pour leur donner du repos, il les mena brusquement à
l'assaut, et se rendit maître d'une partie de la
muraille. Callimaque ne pouvant plus défendre la
ville, l'abandonna et y mit le feu, soit qu'il enviât
aux Romains le moyen de s'enrichir par le pillage, soit qu'il
voulût assurer sa fuite ; car personne ne songeait
à ceux qui s'embarquaient pour échapper aux
ennemis : mais dès que les flammes eurent gagné
les murailles, les Romains se préparèrent
à piller la ville.
XXVIII. Lucullus vivement
touché de voir périr ainsi une ville si
considérable, tenta de la secourir par dehors, et
exhortait ses troupes à éteindre le feu ; mais
personne n'obéissait ; tous les soldats, frappant sur
leurs armes, demandaient à grands cris le pillage.
Lucullus fut donc forcé de le leur abandonner,
espérant du moins qu'il garantirait la ville de
l'incendie. Mais ses soldats firent le contraire de ce qu'il
espérait : en cherchant partout avec des torches
allumées pour porter la lumière dans les lieux
les plus retirés, ils brûlèrent
eux-mêmes la plupart des maisons. Lucullus y entra le
lendemain ; et ce spectacle lui arracha des larmes.
«J'avais, dit-il à ses amis, regardé
toujours Sylla comme un des hommes les plus heureux ; mais
c'est surtout aujourd'hui que j'admire son bonheur. Il a
voulu et a pu sauver Athènes. Et moi, quand je veux
l'imiter, la fortune ne me laisse que la réputation de
Mummius» (37). Il fit pourtant
tout ce qui lui était possible pour réparer le
désastre de cette ville. Heureusement une pluie
abondante qui, par un coup de la Providence, survint au
moment où elle fut prise, éteignit le feu.
Lui-même, pendant le séjour qu'il y fit, releva
une grande partie des édifices que le feu avait
consumés : il recueillit ceux des Amiséniens
qui avaient pris la fuite, y établit les Grecs qui
voulurent s'y fixer, et leur attribua un territoire de cent
vingt stades. Amisus était une colonie des
Athéniens, qui l'avaient fondée dans le temps
de leur plus grande puissance, lorsqu'ils étaient
maîtres de la mer. C'est pourquoi presque tous ceux qui
fuyaient la tyrannie d'Aristion se retiraient à
Amisus, où ils jouissaient du droit de bourgeoisie.
Mais ils n'avaient fui leurs malheurs domestiques que pour
tomber dans les maux d'un peuple étranger. Tous ces
Athéniens réfugiés, qui avaient
échappé aux accidents du siège,
reçurent chacun de Lucullus un vêtement propre
et deux cents drachmes pour retourner dans leur pays (38). Le grammairien
Tyrannion fut un de ces prisonniers athéniens ;
Muréna le demanda à Lucullus, et l'ayant
obtenu, il l'affranchit. C'était faire un bien mauvais
usage du présent de Lucullus, qui, en le lui donnant,
n'avait pas voulu qu'un homme si savant fût d'abord
fait esclave, et ensuite affranchi ; le don de cette
liberté fictive lui enlevait sa liberté
naturelle. Au reste, ce ne fut pas la seule occasion
où Muréna fit voir combien il était
éloigné de la généreuse
honnêteté de son général.
XXIX. D'Amisus, Lucullus
passa en Asie ; il voulut profiter du loisir que lui laissait
la guerre, pour faire goûter à cette province
les avantages de la justice et des lois, dont la longue
privation avait plongé ces malheureuses villes dans
une foule de maux inexprimables. Ravagées,
réduites en servitude par la rapacité des
usuriers et des fermiers, leurs habitants étaient
forcés, en particulier, de vendre leurs plus beaux
jeunes gens et leurs filles encore vierges, tandis que les
villes vendaient en commun les offrandes consacrées
dans leurs temples, les tableaux, les statues des dieux ; et
si tout cela ne suffisait point, leurs malheureux citoyens
étaient adjugés pour esclaves à leurs
créanciers. Ce qu'ils souffraient, avant que de tomber
ainsi dans l'esclavage, était encore plus cruel ; ce
n'étaient que tortures, que prisons, que chevalets,
que stations en plein air, où pendant
l'été ils étaient brûlés
par le soleil, et pendant l'hiver enfoncés dans la
fange ou dans la glace. Au prix de ces traitements barbares,
la servitude même était un soulagement et un
repos. Lucullus eut bientôt délivré de
toutes ces injustices ceux qui en étaient les
victimes, il fixa d'abord l'intérêt de l'argent
à un pour cent par mois, et défendit de rien
exiger au delà ; en second lieu, il abolit toute usure
qui surpasserait le capital : troisièmement, et ce fut
le point principal, il établit que les
créanciers percevraient le quart du revenu des
débiteurs, et que celui qui aurait accru le capital de
l'intérêt perdrait l'un et l'autre. Par ces
règlements, toutes les dettes furent acquittées
en moins de quatre ans, et les biens-fonds, étant
libérés, retournèrent à leurs
propriétaires : ces dettes, communes à toute la
province, étaient la suite de la taxe de vingt mille
talents que Sylla avait imposée sur l'Asie ; elle les
avait payés au moins deux fois, et les usuriers, en
accumulant usures sur usures, les avaient fait monter
à plus de cent vingt mille talents. Ces hommes avides,
regardant les réductions auxquelles Lucullus les avait
soumis comme la plus grande injustice qu'il eût pu leur
faire, jetèrent les hauts cris à Rome, et se
confiant dans le crédit énorme qu'ils avaient
comme créanciers de la plupart de ceux qui
gouvernaient, ils suscitèrent, à force
d'argent, quelques démagogues pour déclamer
contre lui ; mais Lucullus trouvait un dédommagement
de leurs plaintes dans l'amour des peuples qui jouissaient de
ses bienfaits, et dans l'intérêt que lui
témoignaient les autres provinces, qui enviaient le
bonheur de l'Asie à qui le sort avait donné un
gouverneur si humain.
(14) Plutarque
regarde comme un bienfait de la Providence pour Lucullus,
de l'avoir tenu loin de l'Italie, dans ces temps affreux
qui furent souillés par tant de crimes, auxquels
il lui eût été bien difficile de ne
pas prendre quelque part ; ou s'il eût voulu s'y
opposer, il n'aurait fait vraisemblablement
qu'accroître le nombre des victimes. C'est une
chose qu'on ne peut trop faire observer, surtout dans
notre siècle, que cette attention de notre
historien à rapporter à la Providence les
événements même les plus ordinaires ;
on peut donc le faire sans être superstitieux, car
j'ai prouvé dans la vie de Plutarque qu'il ne
l'était pas. |
|
(15) Ce fut la
troisième année de cette olympiade, un an
avant le commencement de la guerre de Spartacus et la
mort de Sertorius, l'an de Rome six cent quatre-vingts,
soixante-quatorze ans avant notre ère. |
|
(16) La
sophistique, dit Philostrate au premier livre des Vies
des Sophistes, dans la préface, était
la rhétorique appliquée aux objets de la
philosophie. Le mot de sophiste ne fut pris que
plus tard dans la mauvaise acception où on le
trouve ici. |
|
(17) Appien,
dans ses Guerres de Mithridate, p. 223, le nomme
Varius. Cependant le nom de Marius est ici assez
vraisemblable ; car il y eut d'autres familles de ce nom
que celle du fameux Marius ; et comme Sertorius
était du parti de ce dernier, il est probable
qu'il avait dans son armée quelque officier de ce
nom-là. |
|
(18) Il y
avait là, dit Strabon, liv. XII, p. 975, une ville
qui portait ce nom, et d'où le pays voisin avait
tiré sa dénomination. La déesse
Némésis, dont Adrastie ou Adrastée
est un surnom, y avait un temple, consacré,
dit-on, par Adraste. |
|
(19) Cyzique
est située à la pointe de la
péninsule, de manière qu'elle est
regardée comme une île par les anciens.
Voyez Strabon, liv. XII, p. 576 ; Pline, liv. V, chap.
CCXXI, et Etienne de Byzance. |
|
(20) Voyez
Florus, liv. III, chap. V, où il raconte la
manière dont Démonax parvint jusqu'aux
assiégés, à travers les vaisseaux
ennemis. |
|
(21) Cette
pratique, fort ancienne, était autorisée
par une loi qui permettait d'offrir des victimes
artificielles, quand on ne pouvait pas en avoir de
naturelles. Voyez Hérodote, liv. II, chap.
XLVII. |
|
(22) On
voit par l'événement que le joueur de
flûte de Libye est le vent du midi, appellé
en latin Africus, et que la trompette du Pont
désigne les machines de Mithridate, roi de Pont,
déjà toutes dressées pour l'assaut,
et qui n'attendaient plus que le signal des
trompettes. |
|
(23) Rivière
de la Phrygie, qui prend sa source dans le canton
appelé Azanite, et qui coulant du sud-est au
nord-ouest, après avoir passé à
Apollonie, se jette dans la Propontide, auprès de
Cyzique. Strabon, liv. XIII, p. 576. |
|
(24) Le
passage de Salluste n'est point dans ceux de ses ouvrages
qui nous sont parvenus. Les historiens sont remplis de
preuves que, bien avant cette époque, les Romains
avaient vu des éléphants. Voyez Tite-Live
en plusieurs endroits, et en particulier liv. XXXVII,
chap. XL. |
|
(25) Les
mystères de Samothrace, île de la mer
Egée, près de la Thrace, étaient
extrêmement célèbres, et attiraient
le concours et les hommages de presque tous les peuples
connus. Les prêtres qui en avaient l'intendance
étaient appelés Cabires. -
Héraclée, dont il est question ensuite,
était dans la Bithynie ; mais cette province ayant
été subjuguée par les rois de Pont,
fut comprise sous le nom général de Pont.
Voyez dans Strabon la description du Pont, liv. XII, p.
541 et suiv. |
|
(26) C'était
une opinion généralement reçue chez
les anciens, que les paroles hautaines et superbes
déplaisaient aux dieux et attiraient leur
colère. Voyez l'exemple de Niobé dans
Horace, Ode sixième, liv. IV. |
|
(27) Priapus,
ville maritime, avec un port, dans la Mysie, sur
l'Hellespont, près de l'embouchure de
l'Esèpe et du Granique ; les uns attribuaient sa
fondation aux Milésiens ; les autres, à
ceux de Cyzique. Strabon, liv. XIII, p. 587 et 588. Il ne
faut pas la confondre avec une petite île du
même nom, près des côtes de l'Ionie,
à la hauteur d'Ephèse. Quoique cette ville
fût consacrée à Priape, Diane y avait
un temple ; le culte de cette déesse était
très répandu, comme le prouvent les
différents surnoms de Persique, de Taurique, etc.
donnés à Diane. |
|
(28) Thémiscyre
est le nom d'un canton et d'une ville entre le fleuve
Thermodon, si fameux par le voisinage des Amazones, et
l'Iris qui vient se décharger dans le Pont-Euxin,
à l'occident du Thermodon. |
|
(29) Ce
n'était pas du défaut de butin qu'ils se
plaignaient, puisqu'ils en regorgeaient, et qu'ils
étaient obligés de le consumer ou de
l'abandonner ; mais ils regrettaient l'argent comptant
qu'ils auraient trouvé dans ces villes, dont le
pillage les aurait enrichis. |
|
(30) Les
Tibaréniens et les Chaldéens étaient
à l'orient du fleuve Thermodon; mais il faut bien
distinguer ces Chaldéens du peuple qui habitait la
Chaldée ; ceux-ci étaient au midi et au
couchant de la Babylonie, vers l'Arabie et le golfe
Persique. Amisus était situé sur le
Pont-Euxin, entre les fleuves Iris et Alys, à
l'occident du premier. Strabon, liv. XII, p. 547 et
548. |
|
(31) La
Syrie s'étend du nord au midi, depuis les monts
Taurus et Amanus, qui enferment la Cilicie, le long de la
mer Méditerranée. La Palestine est
située à l'extrémité
méridionale de la Syrie, et s'étend le long
de la Méditerranée jusqu'à l'Arabie
pétrée, à son orient et à son
midi, et l'Egypte à son couchant. La Médie
est au sud-est de l'Arménie, qui elle-même
confine aux pays des Cabines, situés au sud-est
des Tibaréniens, dont nous avons parlé dans
la note précédente. |
|
(32) Plutarque
ne dit pas quels étaient ces Grecs ; mais il y a
quelque apparence que c'était de ceux que Tigrane
avait transportés en Arménie. |
|
(33) Le
lac appelé Palus-Méotides, au nord du
Pont-Euxin, entre l'Europe et l'Asie, se réunit
à cette dernière mer par un détroit
nommé le Bosphore Cimmérien,
resserré entre la Chersonèse Taurique
à l'occident, et la pointe orientale de l'Asie. Il
ne faut pas confondre ce Bosphore ni cette
Chersonèse avec le Bosphore et la
Chersonèse de Thrace, à
l'extrémité sud-ouest du Pont-Euxin. Les
Dardariens sont à l'orient du Bosphore
Cimmérien. |
|
(34) Sans
ce meurtre, Lucullus aurait eu en sa possession tous les
papiers de Mithridate, et aurait pu être
informé de tous ses desseins. |
|
(35) Pharnacie,
ville maritime du Pont Polémonique ou Cappadocien,
dans le pays des Chaldéens. |
|
(36) Cet
ingénieur faisait à Amisus, contre
Lucullus, ce qu'Archimède, cent vingt ans
auparavant, avait fait à Syracuse contre
Marcellus. |
|
(37) C'est
le consul Mummius qui, l'an six cent huit de Rome, prit
et brûla Corinthe, la même année que
Carthage fut détruite. |
|
(38) M.
Dacier applique aux Amiséniens le traitement
généreux de Lucullus ; c'est
peut-être une faute d'impression, car
sûrement il s'agit ici des Athéniens qui se
trouvaient dans la ville à l'époque
où elle fut prise, puisque Plutarque vient de dire
que ceux qui fuyaient la cruauté d'Aristion, tyran
d'Athènes du temps de Sylla, se réfugiaient
à Amisus. Pour le grammairien Tyrannion, dont il
est question tout de suite, voyez ce que nous en avons
dit dans les notes sur la vie de Sylla, note
47. |