[Revers de fortune]

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XLIX. Dans tout ce qu'on a vu jusqu'ici de Lucullus, on a pu dire que la fortune l'avait suivi dans toutes ses expéditions ; mais à dater de ce moment, ce vent si favorable qui l'avait toujours soutenu parut tomber tout à coup, il ne fit plus rien qu'en luttant avec effort contre les obstacles, et trouva partout des écueils. A la vérité il déploya toujours la vertu, le courage et la patience d'un grand général ; mais ses actions n'eurent plus ni l'éclat ni la beauté qui les avaient distinguées jusqu'alors ; la gloire même qu'il s'était acquise fut sur le point de lui échappper par les disgrâces qu'il éprouva, par les différends qu'il eut sans nécessité avec son armée. Il dut en grande partie s'imputer à lui-même ses malheurs, par le peu de soin qu'il mit à se ménager l'affection des soldats, par la persuasion où il était que toutes les complaisances d'un général pour ceux qu'il commande déshonorent et ruinent son autorité. Ce qui lui fit encore plus de tort, c'est qu'au lieu de savoir s'accommoder à ceux qui lui étaient égaux en naissance et en dignité, il les traitait tous avec mépris, et ne les croyait pas dignes de lui être comparés. Tels sont les défauts qu'on reprochait à Lucullus, et qui altéraient tant de belles qualités. Grand et bien fait de sa personne, il avait une éloquence noble, et une prudence également propre aux affaires politiques et militaires. Salluste rapporte que dès le commencement de la guerre il indisposa contre lui ses soldats, en les forçant de passer deux hivers de suite dans leur camp, l'un devant Cyzique, et l'autre devant Amisus. Il ne leur procura pas plus de douceur les hivers suivants ; ils les passèrent, ou à combattre dans le pays ennemi, ou sous des tentes, même sur les terres. de leurs alliés ; car Lucullus n'entra pas une seule fois avec son armée dans une ville grecque, et amie des Romains. Ces soldats, déjà si mécontents, furent encore plus aigris par les orateurs du peuple à Rome, qui, pleins d'envie contre Lucullus, l'accusaient de n'écouter que son ambition et son avarice, lorsqu'il traînait ainsi la guerre en longueur il embrasse, disait-on, dans son commandement, la Cilicie, l'Asie, la Bithynie, la Paphlagonie, la Galatie, le Pont, l'Arménie, et tous les pays qui s'étendent jusqu'au Phase (55) : maintenant il pille les maisons royales de Tigrane, comme s'il eût été envoyé pour dépouiller les rois, et non pour les soumettre. C'était le préteur Lucius Quintius (56) qui en déclamant ainsi contre lui dans Rome, détermina le peuple à ordonner qu'on enverrait un successeur à Lucullus dans le gouvernement de ces provinces, et qu'on licencierait une grande partie de son armée.

L. Mais celui qui mit le comble aux malheurs de Lucullus et qui acheva de le perdre, ce fut Publius Clodius, homme fier et insolent, rempli de présomption et d'audace. Il était frère de l'épouse de Lucullus, femme si déréglée dans sa conduite, qu'elle était accusée de vivre avec son frère. Il servait alors dans l'armée de son beau-frère, et le rang qu'il y occupait lui paraissait bien au-dessous de son mérite, car il se croyait digne de la première place ; mais le désordre de ses moeurs faisait souvent donner la préférence à d'autres. Il se mit donc à pratiquer les troupes fimbriennes, à les irriter contre Lucullus, en séduisant, par ses discours, des soldats qui, accoutumés depuis longtemps aux flatteries des démagogues, l'écoutaient avec plaisir. C'étaient ceux qui, après avoir, par les conseils de Fimbria, tué le consul Flaccus, s'étaient donné pour général l'instigateur de ce meurtre. Aussi prêtèrent-ils facilement l'oreille aux propos séditieux de Clodius ; ils l'appelaient l'ami des soldats, parce qu'il affectait de la pitié, et même de l'indignation sur leurs peines : «Ne verront-ils jamais, disait-il, la fin de tant de guerres et de tant de travaux ? Consumeront-ils leur vie à combattre toutes les nations, à errer dans tous les pays, sans recueillir d'autre fruit de leurs pénibles expéditions que l'honneur d'escorter les chariots et les chameaux de Lucullus, chargés de vaisselle d'or et d'argent et de pierres précieuses ? Les soldats de Pompée, aujourd'hui citoyens tranquilles au sein de leurs familles, sont établis dans de bonnes villes, cultivent des terres fertiles, non pour avoir repoussé Mithridate et Tigrane dans des déserts inaccessibles, ou avoir détruit les maisons royales de l'Asie ; mais pour avoir fait la guerre en Espagne contre des fugitifs, et en Italie contre des esclaves. Si nous ne devons jamais cesser de faire la guerre, réservons du moins ce qui nous reste de forces et de vie pour un général qui regarde comme son plus bel ornement la richesse de ses soldats».

LI. L'armée de Lucullus, corrompue par ces déclamations, ne voulut plus le suivre, ni contre Tigrane, ni contre Mithridate, qui de l'Arménie était rentré dans le Pont, et en faisait déjà la conquête. Ils prétextèrent la rigueur de l'hiver, et restèrent oisifs dans la Gordyène, en attendant que Pompée, ou quelque autre général, vînt remplacer Lucullus. Cependant lorsqu'ils apprirent que Mithridate, après avoir vaincu Fabius, marchait contre Sornatius et Triarius, honteux alors de leur révolte, ils suivirent leur général. Triarius, informé de son approche, voulut le prévenir, et lui ravir l'honneur d'une victoire dont il se croyait assuré ; mais ils perdirent une grande bataille, dans laquelle périt, dit-on, sept mille Romains, et dans ce nombre il se trouva cent cinquante centurions, vingt-quatre tribuns des soldats, et le camp tomba au pouvoir de Mithridate. Lucullus arriva peu de jours après, et déroba Triarius à la fureur des soldats, qui voulaient le massacrer. Mithridate évitait de livrer bataille avant l'arrivée de Tigrane, qui venait avec une grande armée. Lucullus voulut prévenir leur jonction, et aller au-devant de Tigrane pour le combattre. Il était déjà en marche, lorsque les troupes fimbriennes se révoltèrent, et sortirent des rangs, sous prétexte qu'un décret du peuple les avait licenciées ; et que d'ailleurs Lucullus n'avait plus droit de commander, depuis qu'on lui avait donné des successeurs dans ses gouvernements. Lucullus, oubliant sa dignité, descendit aux démarches les plus humiliantes ; il les suppliait l'un après l'autre, il allait dans leurs tentes d'un air triste et les larmes aux yeux ; il y en avait même dont il prenait la main ; mais ils repoussaient toutes ses caresses, ils jetaient à ses pieds leurs bourses vides ; ils lui disaient d'aller seul combattre les ennemis, puisqu'il savait si bien s'enrichir seul de leurs dépouilles. Enfin, à la prière des autres soldats, ces Fimbriens se laissèrent fléchir ; ils promirent de rester tout l'été, mais en déclarant que si, pendant ce temps-là, il ne se présentait point d'ennemis à combattre, ils se retireraient. Il fallut que Lucullus se soumît à ces conditions, ou que, resté seul, il abandonnât le pays aux Barbares. Il les retint, mais sans leur imposer depuis aucune contrainte, sans les mener au combat, s'estimant heureux de ce qu'ils voulaient bien rester, et forcé de souffrir que Tigrane ravageât sous ses yeux la Cappadoce et que Mithridate reprît toute sa fierté, ce Mithridate dont Lucullus avait annoncé lui-même au sénat l'entière défaite. Il était même venu de Rome des députés pour régler les affaires du Pont, dont les Romains se croyaient déjà en possession ; mais en arrivant ils trouvèrent que Lucullus n'était pas même maître de sa personne ; que ses soldats le traitaient avec le dernier mépris, et en faisaient l'objet de leur risée. Ils en vinrent enfin à un tel excès d'insolence, que dès que l'été fut fini, ils se couvrirent de leurs armes, tirèrent leurs épées, et provoquèrent au combat les ennemis qui s'étaient retirés, et qui ne paraissaient plus nulle part. Alors jetant de grands cris et frappant l'air de leurs épées, ils sortirent du camp, et protestèrent que le temps qu'ils avaient promis de rester était accompli.

LII. D'un autre côté, Pompée écrivait au reste de l'armée de se rendre auprès de lui, car la faveur du peuple et les flatteries des orateurs l'avaient fait nommer général pour continuer la guerre contre Tigrane et Mithridate. Le sénat et les principaux citoyens regardaient cette nomination comme une injustice faite à Lucullus ; ils disaient qu'on lui avait donné un successeur, non pour finir la guerre, mais pour lui ravir l'honneur du triomphe, et qu'on le forçait de céder à un autre bien moins le commandement de l'armée que le prix de ses exploits ; mais la conduite qu'on tint à son égard parut bien plus odieuse encore à ceux qui se trouvèrent sur les lieux. Lucullus ne fut maître ni de punir les fautes, ni de récompenser les services ; Pompée ne permit à personne de s'adresser à lui pour aucune affaire ; il défendit, par des affiches publiques, qu'on eût aucun égard à ce qu'il avait réglé avec les dix commissaires venus de Rome : l'armée qu'il commandait, plus nombreuse que celle de Lucullus, imprimait partout la terreur. Cependant leurs amis communs jugèrent convenable qu'ils eussent une entrevue; elle eut lieu dans un bourg de la Galatie, et se passa d'abord avec une honnêteté réciproque; ils se félicitèrent mutuellement sur leurs exploits. Lucullus était supérieur par l'âge, et Pompée par la dignité ; il avait commandé dans un plus grand nombre de guerres, et obtenu deux triomphes. Ils étaient précédés l'un et l'autre de faisceaux couronnés de lauriers, marques de leurs victoires. Mais les lauriers des faisceaux de Pompée s'étaient flétris dans le long voyage qu'il venait de faire à travers des pays secs et arides ; les licteurs de Lucullus l'ayant remarqué, donnèrent avec plaisir à ceux de Pompée une portion de leurs lauriers, qui étaient encore tout frais. Les amis de Pompée en tirèrent un augure favorable ; et en effet, les belles actions de Lucullus donnèrent un grand lustre à l'expédition de Pompée. Cette entrevue, loin de rétablir entre eux la bonne intelligence, ne fit que les aliéner davantage.

LIII. Pompée cassa toutes les ordonnances de Lucullus, emmena toutes ses troupes, et ne lui laissa, pour accompagner son triomphe, que seize cents hommes, qui même ne le suivaient pas de leur plein gré : tant Lucullus, par une suite de son naturel ou de sa mauvaise fortune, manquait du premier et du plus grand talent d'un général, celui de se faire aimer de ses troupes ! S'il eût joint ce talent à tant et de si grandes qualités qu'il possédait, au courage, à la vigilance, à la prudence et à la justice, l'empire romain n'aurait pas eu l'Euphrate pour bornes du côté de l'Asie, mais la mer d'Hyrcanie (57), ou plutôt l'extrémité de la terre ; car Tigrane avait déjà subjugué toutes les autres nations, et la puissance des Parthes n'était alors ni aussi grande ni aussi bien unie qu'elle le fut lorsque Crassus alla leur faire la guerre : ils étaient même si fatigués par leurs dissensions intestines et par leurs guerres avec les peuples voisins, qu'ils ne pouvaient repousser les insultes des Arméniens. Il me semble donc que Lucullus a fait moins de bien à sa patrie qu'il n'a été pour d'autres l'occasion de lui nuire. Ces trophées qu'il planta en Arménie si près des Parthes, la prise de Tigranocerte et de Nisibe, les richesses qu'il fit transporter de ces deux villes à Rome, le diadème de Tigrane, mené captif en triomphe, allumèrent dans l'âme de Crassus le désir de passer en Asie ; il crut que les Barbares n'étaient qu'une proie assurée et des dépouilles toutes prêtes ; mais, en tombant sous les flèches des Parthes, il prouva que Lucullus avait dû ses victoires, non à l'imprudence et à la mollesse des ennemis, mais à son audace et à sa capacité. Nous en parlerons ailleurs plus au long.

LIV. Lucullus, en arrivant à Rome, trouva que son frère Marcus Lucullus était accusé par Caïus Memmius, pour avoir exécuté, dans sa questure, les ordres de Sylla : il fut absous ; mais aussitôt Memmius, se tournant contre Lucullus lui-même, chercha à irriter le peuple contre lui, et voulut lui faire refuser le triomphe, sous prétexte qu'il avait détourné à son profit des richesses qui devaient entrer dans le trésor public, et qu'il avait à dessein traîné la guerre en longueur. Lucullus était dans le plus grand danger ; mais les premiers et les plus puissants d'entre les citoyens s'étant mêlés parmi les tribus, obtinrent, à force de prières et de brigues, quoique avec peine, que le triomphe lui serait accordé. Ce triomphe ne fut pas, comme quelques autres, étonnant et ennuyeux par la lon-gueur de la marche et par la quantité des objets qu'on y portait ; mais il orna le cirque de Flaminius (58) d'un nombre prodigieux d'armes prises sur les ennemis, et des machines de guerre des deux rois : spectacle d'ailleurs assez curieux en soi. Dans la marche triomphale, on vit passer quelques cavaliers bardés de fer, et dix chariots armés de faux, soixante tant courtisans que gé-néraux de ces princes. On traînait après eux cent dix galères armées de leurs éperons d'airain. On vit passer ensuite une statue d'or de Mithridate, de six pieds de hauteur, avec son bouclier garni de pierres précieuses; vingt gradins couverts de vases d'argent, trente-deux autres pleins de vaisselle d'or, d'armes du même métal et d'or monnayé : ces gradins étaient portés par des hommes que suivaient huit mulets chargés de lits d'or, et après lesquels en venaient cinquante-six autres qui portaient l'argent en lingots, et cent sept qui étaient chargés de tout l'argent monnayé : il se montait à près de deux millions sept cent mille drachmes. La marche était fermée par ceux qui portaient les registres où étaient inscrites les sommes que Lucullus avait fournies à Pompée pour la guerre contre les pirates, celles qu'il avait remises aux questeurs, et enfin, dans un compte à part, les neuf cent cinquante drachmes qu'il avait distribuées par tête à ses soldats. Ce triomphe fut suivi d'un superbe festin que Lucullus donna à toute la ville, et aux bourgs des environs.


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(55)  Le Phase, fleuve de la Colchide, sur lequel Strabon, liv. XI, p. 500, dit qu'on avait construit cent vingt ponts ; son cours est rapide et violent, et après avoir reçu plusieurs autres rivières, il se décharge dans le Pont-Euxin.

(56)  Le terme grec est le même que celui qu'on emploie ordinairement pour désigner les préteurs ; mais il paraît qu'ici ce mot est pris dans une acception plus générale, comme on en voit un exemple dans la vie de Cicéron, où Plutarque, en parlant d'Othon, celui qui assigna aux chevaliers un rang distingué dans les spectacles, se sert du même mot, quoiqu'il soit certain qu'Othon était alors tribun du peuple. D'ailleurs ce n'étaient pas les préteurs qui, dans ces occasions, excitaient la multitude contre les magistrats et les généraux qu'ils n'aimaient pas, mais les tribuns, toujours sûrs de gagner le peuple par ces accusations, et d'augmenter ainsi leur crédit.

(57)  La même que la mer Caspienne ; on lui donnait ce nom, parce que les Caspiens et les Hyrcaniens habitaient à son midi ; les premiers vers le couchant, et les autres vers l'orient.

(58)  Il y avait à Rome plusieurs cirques destinés à des jeux, et principalement à des courses de chars ; le plus considérable, appelé le Grand-Cirque, avait été bâti par Tarquin l'Ancien. Celui de Flaminius prit son nom du con-sul qui avait donné au peuple un grand terrain, dont le produit avait été consacré à le construire. C'était une grande place environnée, comme les autres, de plusieurs rangs de bancs en amphithéâtre, de galeries, de portiques et d'autres bâtiments. Le sénat s'y assemblait souvent en descendant du Capitole ; il était affecté à la célébration des jeux apollinaires et équestres, et aux assemblées du peuple par tribus. Il était célèbre par sa verrerie, où l'on avait le secret de durcir le cristal jusqu'à résister au feu ; on comptait jusqu'à huit cirques dans Rome.