[La guerre contre Tigrane]
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XXX.Cependant Appius Clodius, celui qui avait
été envoyé vers Tigrane, et qui
était frère de la femme de Lucullus, eut
d'abord pour guides des Barbares sujets du roi, qui, sans
aucune nécessité, lui firent faire, par la
haute Asie, un détour de plusieurs journées,
qui l'éloignait du but de son voyage. Enfin un de ses
affranchis, Syrien de nation, lui ayant enseigné le
vrai chemin, il renvoya ces guides barbares, quitta cette
route si longue et si tortueuse, et ayant en très peu
de jours passé l'Euphrate, il arriva à Antioche
de Daphné (39). Il reçut
l'ordre d'y attendre Tigrane, qui était alors absent,
et occupé à soumettre quelques villes de la
Phénicie. Appius profita de ce délai pour
attirer au parti des Romains plusieurs princes du pays qui
n'obéissaient qu'a regret à Tigrane. De ce
nombre était Zarbiénus, roi de la Gordyenne
(40). Il
reçut des députés que lui
envoyèrent secrètement plusieurs villes
nouvellement subjuguées par Tigrane, leur promit le
secours de Lucullus, et les engagea cependant à ne pas
remuer encore. La domination des Arméniens
était insupportable aux Grecs ; mais rien ne les
révoltait plus que l'orgueil et l'arrogance de Tigrane
; ses prospérités l'avaient rendu si fier et si
dédaigneux, qu'il croyait que tout ce que les hommes
estiment et admirent le plus, non seulement était
à lui, mais n'était fait que pour lui.
XXXI. Des
espérances les plus faibles et des moyens les plus
méprisables, il était parvenu à dompter
plusieurs nations, à rabaisser, plus que n'avait pu le
faire encore aucun autre prince, la puissance des Parthes,
à remplir la Mésopotamie de Grecs qu'il y avait
transportés de la Cilicie et de la Cappadoce. Il avait
tiré de leur pays les Ara-bes scénites (41), et les avait
établis dans son voisinage pour s'en servir dans le
commerce. Entre un grand nombre de rois qui, vivant à
sa cour, le servaient comme des esclaves, il y en avait
quatre qu'il tenait toujours auprès de sa personne,
comme ses huissiers ou ses gardes : toutes les fois qu'il
sortait à cheval, ils couraient à pied devant
lui, vêtus d'une simple tunique ; et lorsqu'il donnait
audience, ils se tenaient debout autour de son trône,
les mains entrelacées l'une dans l'autre : posture
humiliante qui passe pour l'aveu le plus formel de la
servitude, pour une déclaration solennelle du
renoncement à sa liberté, de l'abandon qu'on a
fait à son seigneur de toute sa personne, et de la
disposition où l'on est de tout souffrir plutôt
que de rien entreprendre. Appius, que cette pompe de
théâtre n'avait ni frappé ni
intimidé, lui dit sans aucun détour, dès
sa première audience, qu'il était venu pour
emmener Mithridate qui était dû aux triomphes de
Lucullus, ou s'il le refusait, pour lui déclarer la
guerre à lui-même. Tigrane eut beau vouloir
prendre sur lui pour entendre ce discours avec un visage
ouvert et riant, tous ceux qui étaient près de
lui s'aperçurent aisément de
l'altération que lui causait la liberté avec
laquelle ce jeune homme venait de lui parler ; c'était
sûrement la première parole libre qu'il
entendait depuis un règne ou plutôt depuis une
tyrannie de vingt-cinq ans. Il répondit à
Appius qu'il ne lui livrerait pas Mithridate, et que si les
Romains lui déclaraient la guerre, il saurait se
défendre. Irrité contre Lucullus, qui dans sa
lettre lui donnait simplement le titre de roi, et non celui
de roi des rois, il ne lui donna pas dans sa réponse
le titre de général. Il envoya cependant
à Appius des présents magnifiques ; et comme
cet officier les refusa, il lui en renvoya de plus
magnifiques encore. Appius ne voulant pas qu'il pût
croire que c'était par un sentiment particulier de
haine qu'il les refusait, ne prit qu'une coupe, renvoya tous
les autres présents, et se hâta d'aller
rejoindre son général.
XXXII. Jusque là
Tigrane n'avait pas même daigné, ni voir
Mithridate, ni lui parler ;il avait traité avec autant
de mépris que d'arrogance son propre beau-père,
un roi qui venait de perdre un si grand empire ; et le tenant
très éloigné de lui, il le faisait
garder, en quelque sorte, comme prisonnier dans des lieux
marécageux et malsains : mais alors il le fit venir
à sa cour, et lui prodigua des témoignages
d'honneur et de bienveillance ; ils eurent seuls, dans le
palais, une conversation très secrète, qui
guérit les soupçons qu'ils avaient l'un contre
l'autre, mais qui fit le malheur de leurs amis, sur qui ils
en rejetèrent la faute. De ce nombre fut
Métrodore de Scepsis (42), homme d'une
éloquence agréable et d'une grande
érudition, qui était si avant dans
l'amitié de Mithridate, qu'on l'appelait le
père du roi. Ce prince l'avait envoyé à
la cour de Tigrane, pour lui demander du secours contre les
Romains : «Mais vous, Métrodore, lui avait dit
Tigrane, que me conseillez-vous ?» Métrodore,
soit qu'il n'eût réellement en vue que
l'intérêt de Tigrane, soit qu'il ne voulût
pas que Mithridate fût rétabli dans ses Etats,
lui répondit : «Comme ambassadeur, je vous
exhorte à secourir le roi ; comme votre conseil, je
vous dis de n'en rien faire». Tigrane fit part à
Mithridate de ce conseil, ne croyant pas qu'il dût en
arriver rien de funeste à Métrodore ; mais
sur-le-champ il fut mis à mort. Tigrane se repentit de
cette confidence ; non qu'elle eût été la
vraie cause de la mort du philosophe ; elle ne fit que donner
la dernière impulsion à la haine que Mithridate
avait déjà conçue contre lui : il lui en
voulait depuis longtemps, comme on le reconnut ensuite par
des papiers secrets qu'on prit dans le cabinet de Mithridate,
et parmi lesquels il s'en trouva un où la mort de
Métrodore était résolue. Tigrane le fit
enterrer avec une grande magnificence, et n'épargna
rien pour honorer les funérailles d'un homme qu'il
avait trahi vivant. Il mourut aussi dans ce temps-là,
à la cour de Tigrane, un ora-teur nommé
Amphicratès, car je dois faire mention de lui comme
Athénien. Banni d'Athènes, il se retira,
dit-on, à Séleucie, sur le Tigre. Les habitants
de cette ville l'ayant prié de leur enseigner la
rhétorique, il leur répondit, avec une
arrogance de sophiste, que le plat était trop petit
pour le dauphin (43). Il quitta
Séleucie, et se retira auprès de
Cléopâtre, fille de Mithridate, et femme de
Tigrane. Il se rendit bientôt suspect ; et sur la
défense qui lui fut faite d'avoir aucun commerce avec
les Grecs, il se laissa mourir de faim.
Cléopâtre lui fit aussi de magnifiques
obsèques : son tombeau est près d'un lieu
appelé Sapha.
XXXIII. Lucullus, en
procurant la paix à l'Asie par ses sages
règlements, n'avait pas négligé les jeux
et les plaisirs honnêtes. Pendant son séjour
à Ephèse, il donna des spectacles aux villes,
faisant célébrer ses victoires par des
fêtes brillantes, par des exercices gymnastiques et par
des combats de gladiateurs. Les villes, à leur tour,
célébrèrent, pour lui faire honneur, des
fêtes qu'elles appelèrent Luculliennes, et lui
donnèrent surtout des témoignages d'une
affection sincère, bien plus flatteuse que tous les
honneurs. Le retour d'Appius ayant convaincu Lucullus qu'il
fallait faire la guerre à Tigrane, il reprit la route
du Pont, et s'étant mis à la tête de ses
troupes, il assiégea Sinope, ou plutôt les
Ciliciens qui la tenaient pour le roi, et qui, à
l'approche de Lucullus, massacrèrent la plupart des
Sinopiens, et s'enfuirent la nuit, après avoir mis le
feu à la ville. Lucullus, instruit de leur retraite,
entre dans la ville, passe au fil de l'épée
huit mille de ces Ciliciens qu'on y avait laissés,
rend aux habitants tous leurs biens, et ne néglige
rien pour sauver la ville. Il y fut surtout
déterminé par une vision qu'il avait eue
pendant son sommeil, et dans laquelle il crut voir un homme
qui s'approcha de lui : «Lucullus, lui dit-il, avance
encore un peu ; Autolycus vient pour s'aboucher avec
toi». A son réveil, il ne savait comment
expliquer cette vision : il prit la ville le même jour
; et comme il poursuivait les Ciliciens qui s'enfuyaient par
mer, il vit sur le rivage une statue renversée que les
Ciliciens avaient voulu emporter, mais qu'ils n'avaient pas
eu le temps de charger sur leurs vaisseaux : c'était
un des plus beaux ouvrages du statuaire Sthénis.
Quelqu'un lui dit que c'était la statue d'Autolycus,
fondateur de Sinope (44). On raconte que cet
Autolycus, fils de Dimachus, fut un des héros qui
accompagnèrent Hercule à son départ de
la Thessalie pour l'expédition contre les Amazones ;
qu'en revenant de ce voyage avec Démoléon et
Phlogius, son vaisseau donna contre un écueil de la
Chersonèse, nommé Pédalium (45), et s'y brisa.
Autolycus s'étant sauvé avec ses armes et ses
compagnons, aborda à la ville de Sinope, et l'enleva
aux Syriens qui l'occupaient alors. Ces Syriens descendaient,
dit-on, de Syrus, fils d'Apollon et de la nymphe Sinope,
fille d'Asopus. Ce récit rappela à Lucullus
l'avis que Sylla donne, dans ses Commentaires, de ne
rien tenir pour plus certain et plus digne de foi que les
avertissements que l'on reçoit en songe.
XXXIV. Lucullus ayant
appris que Mithridate et Tigrane étaient tout
près d'entrer dans la Lycaonie et la Cilicie, pour se
saisir les premiers de l'Asie, admira la conduite de cet
Arménien, qui, voulant faire la guerre aux Romains, ne
s'était pas uni à Mithridate lorsque ce prince
jouissait de toute sa puissance, et, après avoir
laissé affaiblir et pres-que détruire ses
forces, entreprenait cette guerre sur les plus fragiles
espérances, et se précipitait à sa perte
en s'appuyant sur un roi qui n'avait pu se soutenir
lui-même. Mais lorsque Macharès, fils de
Mithridate, lui eut envoyé une couronne d'or du prix
de mille pièces, en le priant de lui donner le titre
d'ami et d'allié des Romains, Lucullus, regardant
cette démarche comme la fin de la première
guerre, laissa Sornatius avec six mille hommes pour veiller
aux affaires du Pont ; et lui, à la tête de
douze mille hommes de pied et d'un peu moins de trois mille
chevaux, se mit en marche pour aller commencer contre Tigrane
une seconde guerre. On regarda de sa part comme l'entreprise
la plus téméraire, la plus dépourvue de
sagesse, que d'aller se jeter ainsi au milieu de tant de
nations belliqueuses et de tant de milliers de gens de
cheval, dans des pleines immenses, coupées par des
rivières profondes, environnées de montagnes
toujours couvertes de neiges. Ses soldats, peu
accoutumés à une discipline
sévère, ne le suivaient qu'à regret, et
étaient tout près de se révolter. A
Rome, les démagogues se déchaînaient
contre lui ; ils assuraient que ce n'était pas pour
l'intérêt de la république qu'il courait
ainsi d'une guerre à une autre, mais afin de ne jamais
poser les armes, d'avoir toujours à commander, et de
faire servir les dangers publics à l'augmentation de
sa fortune. Ils réussirent enfin, avec le temps,
à faire rappeler Lucullus.
XXXV. Cependant il
marchait à grandes journées, sans jamais
s'arrêter. Arrivé sur le bord de l'Euphrate, il
le trouva grossi par les pluies de l'hiver, et plus rapide
que de coutume ; il vit avec chagrin la perte de temps et
l'embarras qu'il allait éprouver pour rassembler des
barques et construire des radeaux ; mais sur le soir les eaux
commencèrent à se retirer, et elles
diminuèrent si fort pendant la nuit, que le lendemain
le fleuve était rentré dans son lit. Les
naturels du pays ayant vu s'élever au milieu du fleuve
de petites îles autour desquelles l'eau semblait
dormir, adorèrent Lucullus comme un dieu. Ce prodige,
qui arrivait très rarement, leur fit croire que
l'Euphrate s'était soumis à lui volontairement,
qu'il avait adouci, et pour ainsi dire apprivoisé ses
eaux, pour lui procurer un passage aussi prompt que facile.
Lucullus, saisissant l'occasion, fit passer aussitôt
son armée, et à peine il fut à l'autre
bord, qu'il eut le signe le plus favorable. Il paissait sur
cette rive de l'Euphrate des génisses
consacrées à Diane Persienne (46), divinité
singulièrement honorée par les Barbares qui
habitent au delà de ce fleuve. Ils ne se servent de
ces génisses que pour les sacrifices qu'ils offrent
à la déesse, tout le reste du temps elles
errent en liberté dans les prairies, portant sur leur
front l'empreinte de la déesse, qui est une torche
allumée. Quand on en a besoin pour les sacrifices, il
n'est pas facile de les prendre, et ce n'est qu'avec beaucoup
de peine qu'on en vient à bout. Lorsque l'armée
romaine eut passé l'Euphrate, une de ces
génisses monta sur une roche qu'on croit
consacrée à Diane, s'y arrêta, et
baissant la tête, comme font celles qui sont
attachées, elle se présenta à Lucullus
pour être immolée ; il l'immola, et sacrifia
aussi un taureau à l'Euphrate pour son heureux
passage.
XXXVI. Ce jour-là,
il campa sur le rivage ; le lendemain et les jours suivants,
il pénétra dans le pays par la Sophène,
sans causer aucun dommage à ceux qui venaient se
rendre à lui et qui rece-vaient avec plaisir ses
troupes. Un jour ses soldats voulaient s'emparer d'un
château qu'on disait contenir de grandes richesses.
Lucullus les arrêta, et leur montrant de loin le mont
Taurus : «Voilà, leur dit-il, le château
qu'il nous faut plutôt prendre ; les richesses qu'il
renferme seront le prix des vainqueurs». En disant ces
mots, il hâte sa marche, passe le Tigre et se jette
dans l'Arménie. Le premier qui vint apporter à
Tigrane la nouvelle de l'approche de Lucullus n'eut pas
à s'en féliciter ; il la paya de sa tête.
Personne depuis n'osa lui en parler ; il resta parfaitement
tranquille, ignorant que le feu ennemi l'environnait de
toutes parts, et écoutant les propos flatteurs de ses
courtisans, qui lui disaient qu'il faudrait que Lucullus
fût un grand général pour oser l'attendre
à Ephèse, et ne pas s'enfuir
précipitamment de l'Asie, quand il verrait tous ces
milliers d'ennemis : tant il est vrai que, comme tous les
tempéraments ne peuvent pas porter beaucoup de vin, de
même tous les esprits ne sauraient porter une grande
prospérité, sans que leur raison en soit
troublée. Mithrobazane fut le premier de ses amis qui
osa enfin lui dire la vérité ; et il ne fut pas
non plus bien payé de sa franchise, car sur-le-champ
Tigrane l'envoya contre Lucullus, à la tête de
trois mille chevaux et d'un corps nombreux d'infanterie, avec
ordre d'amener le général en vie, et de passer
sur le ventre à tout le reste. Lucullus était
déjà campé avec une partie de ses
troupes, et les autres arrivaient à la file, lorsque
ses coureurs vinrent lui rapporter que les Barbares
approchaient : il craignit que s'ils l'attaquaient avant que
toute son armée fût réunie et en ordre de
bataille, ils ne la missent en désordre. Il resta donc
dans son camp pour le fortifier, et détacha Sextilius,
un de ses lieutenants, avec seize cents chevaux et un peu
plus d'infanterie, soit légère, soit pesamment
armée. Il lui ordonna de s'arrêter dès
qu'il serait près de l'ennemi, et d'attendre qu'il lui
eût envoyé dire que les retranchements
étaient achevés. Sextilius avait compté
exécuter cet ordre ; mais provoqué avec audace
par Mithrobazane, il fut forcé d'en venir aux mains.
Le combat s'étant engagé, Mithrobazane
périt, en combattant avec courage ; ses troupes,
bientôt mises en déroute, furent taillées
en pièces, à l'exception d'un petit nombre qui
se sauvèrent.
XXXVII. A cette nouvelle,
Tigrane abandonne Tigranocerte, ville très
considérable, qu'il avait bâtie lui-même,
et il se retira sur le mont Taurus, afin d'y rassembler
toutes ses forces. Lucullus, pour ne pas lui en laisser le
temps, envoie d'un côté Muréna couper les
troupes qui allaient joindre Tigrane ; et de l'autre,
Sextilius, arrêter un corps nombreux d'Arabes qui se
rendaient auprès de ce prince. Muréna
s'étant mis à la poursuite de Tigrane, saisit
le moment où il entrait dans une vallée
étroite, rude et difficile pour une grande
armée, et donna sur lui si brusquement, que Tigrane
prit la fuite, abandonnant tous ses bagages : il périt
à cette attaque un grand nombre d'Arméniens, et
l'on fit encore plus de prisonniers. Lucullus,
encouragé par ces succès, lève son camp,
marche à Tigranocerte, et en forme le siège.
Cette ville était remplie de Grecs que Tigrane y avait
transportés de la Cilicie, et de Barbares qui avaient
éprouvé le même sort,
d'Adiabéniens (47), d'Assyriens, de
Gordyéniens et de Cappadociens, dont il avait
détruit les villes, et qu'il avait forcés de
s'établir dans sa nouvelle ville. D'ailleurs elle
regorgeait de richesses et d'ornements de toute espèce
; tous les habitants, les simples particuliers comme les
grands, s'étaient piqués à l'envi, pour
faire leur cour au roi, de contribuer à augmenter et
à embellir la ville capitale. Lucullus, par cette
raison, en pressait vivement le siège, persuadé
que Tigrane ne souffrirait pas qu'il le continuât
tranquillement, et que la colère, lui faisant changer
de résolution, le déterminerait à
combattre : sa conjecture se trouva vraie. Cependant
Mithridate l'en dissuadait ; chaque jour il lui envoyait des
courriers, lui écrivait des lettres pour le
détourner de combattre, et lui conseillait de tenir
seulement sa cavalerie en campagne, pour couper les vivres
à Lucullus. Taxile, que Mithridate lui avait
envoyé, et qui était resté dans son
camp, le conjurait aussi d'éviter, de fuir les armes
invincibles des Romains.
XXXVIII. Il reçut
d'abord assez patiemment tous ces avis ; mais quand les
Arméniens et les Gordyéniens furent venus le
joindre avec leurs troupes ; quand les rois des Mèdes
et des Adiabéniens lui eurent amené toutes
leurs forces ; quand des bords de la mer de Babylone (48) il lui fut
arrivé beaucoup d'Arabes ; de la mer Caspienne, des
corps nombreux d'Albaniens et d'Ibériens voisins de
l'Albanie ; et des rives de l'Araxe, une multitude de ces
Barbares qui vivent sans roi, tous peuples qui venaient de
bonne volonté, ou attirés par des
présents ; alors les festins du roi, et ses conseils
mêmes, ne retentirent plus que de flatteuses
espérances, que de propos audacieux, que de menaces
barbares. Taxile courut risque de sa vie, pour s'être
opposé à l'avis de ceux qui voulaient le combat
; et l'on soupçonna Mithridate de ne détourner
Tigrane de la bataille que parce qu'il enviait à son
gendre un si brillant succès. Aussi Tigrane ne
voulut-il pas l'attendre, de peur qu'il n'en vînt
partager avec lui la gloire ; et il se mit en marche avec
toute son armée, se plaignant, dit-on, à ses
amis, de ce qu'il n'avait affaire qu'à Lucullus seul,
au lieu d'avoir à combattre tous les
généraux romains ensemble. Et il faut en
convenir, cette confiance présomptueuse n'était
pas si insensée ni si déraisonnable, quand il
considé-rait cette foule de nations et de rois qui
marchaient à sa suite, cette multitude innombrable de
bataillons d'infanterie, cette quantité prodigieuse de
gens de cheval. Il avait vingt mille hommes tant de trait que
frondeurs, cinquante-cinq mille chevaux, dont dix-sept mille
bardés de fer, comme Lucullus le disait dans sa lettre
au sénat, cent cinquante mille hommes d'infanterie,
divisés par cohortes et par phalanges; enfin, des
pionniers pour ouvrir des chemins, jeter des ponts, nettoyer
les rivières, couper des bois, et faire tous les
autres travaux nécessaires ; ils étaient
trente-cinq mille, et rangés en bataille à la
queue de l'armée, ils la faisaient paraître plus
nombreuse et plus forte.
XXXIX. Lorsqu'il eut
passé le mont Taurus et que, paraissant à
découvert avec toute son armée, il
aperçut lui-même celle de Lucullus campée
devant Tigranocerte, les Barbares, renfermés dans la
ville, en voyant Tigrane poussent des cris confus, et,
battant des mains, menacent les Romains dui haut des
murailles, en leur montrant les Arméniens. Lucullus
tint un conseil de guerre, pour décider s'il
combattrait ou non. Les uns lui conseillaient d'abandonner le
siège et de marcher contre Tigrane ; les autres
pensaient qu'il ne fallait ni interrompre le siège, ni
laisser derrière soi une si grande multitude
d'ennemis. Lucullus leur dit que chacun des deux avis
n'était pas bon ; mais qu'ils l'étaient tous
deux ensemble (49). Il partage donc son
armée, laisse Muréna pour la conduite du
siège avec six mille hommes d'infanterie, et, se
mettant lui-même à la tête de vingt-quatre
cohortes qui faisaient en tout dix mille hommes, de toute sa
cavalerie, et d'environ mille archers ou frondeurs, il marche
à l'ennemi, et va camper dans une vaste plaine qui
s'étendait le long d'une rivière. Son
armée parut bien petite à Tigrane, et
prêta beaucoup aux plaisanteries de ses flatteurs. Les
uns s'en moquaient ouvertement ; les autres, pour s'amuser,
tiraient au sort les dépouilles. Chacun des rois et
des généraux qu'il avait dans son camp venait
lui demander d'être chargé seul de terminer
l'affaire, pendant que le roi resterait spectateur du combat.
Tigrane lui-même, voulant se donner pour un
agréable railleur, dit ce mot devenu depuis si
célèbre : «S'ils viennent comme
ambassadeurs, il sont beaucoup ; si c'est comme ennemis, ils
sont bien peu». La journée se passa ainsi en
plaisanteries.
XL. Le lendemain,
dès le point du jour, Lucullus fait sortir son
armée dans la plaine. Les Barbares étaient sur
la rive orientale de la rivière, qui, dans cet
endroit, faisait un détour vers le couchant, et
laissait un gué facile. Lucullus, en se
détournant lui-même pour aller chercher le
gué, hâta la marche de ses troupes ; et Tigrane,
qui prit ce pas précipité pour une fuite,
appela Taxile, et lui dit avec une rire insultant : «Eh
bien ! ces Romains invincibles, vois-tu comme ils fuient ? -
Prince, lui répondit Taxile, je voudrais que votre
bonne fortune fît aujourd'hui pour vous quelque chose
d'extraordinaire ; mais ces Romains n'ont pas coutume de
prendre pour une simple marche leurs plus beaux habillements
; ils n'ont pas alors leurs boucliers si luisants, ni leurs
casques nus et hors de leurs étuis de cuir, comme ils
les ont maintenant. Tout cet éclat annonce qu'ils vont
combattre, et que déjà ils marchent à
l'ennemi». Taxile parlait encore, lorsqu'il vit la
première aigle tourner tout à coup vers
l'orient, et les cohortes prendre leur rang pour passer la
rivière en bon ordre. Alors Tigrane, sortant avec
peine comme d'une longue ivresse, s'écria deux ou
trois fois : «Quoi ! ces gens-là viennent
à nous ?» Dans la surprise où l'on
était, cette multitude immense ne put former son ordre
de bataille qu'avec beaucoup de confusion. Tigrane prit pour
lui le centre, il plaça à l'aile gauche le roi
des Adiabéniens, et celui des Mèdes à la
droite, dont il fit soutenir le front par la plus grande
partie de ses cavaliers bardés de fer.
XLI. Lucullus allait
passer la rivière quand quelques-uns de ses capitaines
vinrent l'avertir d'éviter ce jour-là, comme un
de ces jours malheureux que les Romains appellent noirs, car
à pareil jour l'armée de Cépion (50) avait
été taillée en pièces par les
Cimbres. Lucullus leur répondit ce mot si connu :
«Eh bien ! je rendrai ce jour heureux aux
Romains». C'était le six d'octobre. Après
cette parole mémorable, il les exhorte à avoir
bon courage, passe la rivière, et marche le premier
à l'ennemi. Il était armé d'une cuirasse
d'acier à écailles qui jetait le plus grand
éclat, et il portait une cotte d'armes bordée
d'une frange. Il fit aussitôt briller son
épée aux veux de ses soldats, pour leur faire
entendre qu'il fallait en venir tout de suite à la
mêlée avec un ennemi accoutumé à
combattre de loin à coups de flèches, et lui
ôter, par une attaque rapide, l'espace dont il avait
besoin pour les lancer. S'étant aperçu que la
cavalerie bardée de fer, qui faisait la plus grande
confiance des ennemis, était rassemblée au pied
d'une colline unie dans son sommet, et dont la pente, qui
n'avait que quatre stades, n'était ni raide ni
coupée, il ordonna à ses cavaliers thraces et
galates d'aller les prendre en flanc, et d'avoir soin
d'écarter avec l'épée les lances des
ennemis, parce que c'est dans la lance que consiste toute la
force de ces cavaliers ; dès qu'ils n'ont pas la
liberté de la faire agir, il leur est impossible et de
se défendre eux-mêmes et de nuire à
l'ennemi ; la pesanteur et la raideur de leur armure font
qu'ils sont comme murés. Lucullus prend deux cohortes
d'infanterie, et court s'emparer de la hauteur ; ses soldats,
qui le voient marcher le premier, à pied, couvert de
ses armes, et gravir sur le coteau, le suivent avec
ardeur.
XLII. Arrivé au
sommet, il s'arrête sur le lieu le plus
découvert, et crie d'une voix forte : «La
victoire est à nous, soldats ! la victoire est
à nous !» En disant ces mots, il fond avec ses
deux cohortes sur cette cavalerie bardée de fer, et
ordonne à ses troupes de ne pas faire usage de leurs
javelots, mais de joindre les ennemis l'épée
à la main, et de les frapper aux jambes et aux
cuisses, les seules parties du corps qu'ils eussent
découvertes ; mais les Romains n'eurent pas le temps
d'exécuter son ordre : cette cavalerie ne les attendit
même pas, elle prit honteusement la fuite en poussant
des cris affreux, et, sans avoir rendu aucun combat, elle
alla se jeter, avec ses chevaux si pesants, dans les
bataillons de l'infanterie. Ainsi tant de milliers d'hommes
furent vaincus sans qu'il y eût une seule blessure, une
seule goutte de sang de répandu. Le carnage ne
commença que lorsqu'ils se mirent à fuir, ou
plutôt à vouloir fuir, car l'épaisseur et
la profondeur de leurs propres bataillons s'opposaient
à leur fuite. Tigrane, dès le commencement de
l'action, avait fui avec peu de monde, et voyant son fils
compagnon de sa fortune, il ôta son diadème, le
lui remit en pleurant, et lui ordonna de se sauver comme il
pourrait par un autre chemin. Ce jeune prince, n'osant pas en
ceindre sa tête, le donna en garde au plus
fidèle de ses serviteurs, qui fut pris par hasard et
conduit à Lucullus ; en sorte que le diadème de
Tigrane se trouva parmi les captifs. Il périt, dit-on,
dans cette déroute, du côté des Barbares,
plus de cent mille hommes de pied, et il ne se sauva que
très peu de cavaliers : les Romains n'eurent que cinq
hommes de morts et cent blessés. Le philosophe
Antiochus (51),
qui, dans son Traité des dieux, parle de cette
bataille, dit que le soleil n'en a jamais vu de semblable.
Strabon, autre philosophe, écrit, dans ses
Mémoires historiques, que les Romains
étaient honteux, et se raillaient les uns les autres
d'avoir fait usage de leurs armes contre de si lâches
esclaves. Tite-Live prétend que jamais les Romains
n'avaient eu à combattre contre des ennemis si
supérieurs en nombre ; les vainqueurs n'étaient
pas tout à fait la vingtième partie des
vaincus. Aussi les plus habiles généraux
romains, ceux qui s'étaient trouvés à un
plus grand nombre de batailles, louaient surtout Lucullus
d'avoir vaincu deux rois des plus célèbres et
des plus puissants, par les deux moyens les plus
opposés, la lenteur et la promptitude. Mithridate, au
comble de sa puissance, fut miné peu à peu par
les délais et par le temps ; la ruine de Tigrane fut
l'ouvrage d'une extrême célérité.
Lucullus a été du très petit nombre de
généraux qui ont eu une lenteur active, et qui
ont fait servir l'audace à leur
sûreté.
XLIII. Voilà
pourquoi Mithridate ne se pressa point d'aller à cette
bataille : persuadé que Lucullus agirait dans cette
guerre avec sa lenteur et sa prudence ordinaires, il se
rendait à petites journées au camp de Tigrane ;
mais ayant rencontré sur le chemin quelques
Arméniens qui fuyaient pleins de terreur et
d'épouvante, il se douta du malheur qui venait
d'arriver. Bientôt une foule de fuyards nus et
blessés lui ayant appris la déroute de
l'armée, il alla à la recherche de Tigrane. Il
le trouva dans le plus triste état, seul,
abandonné de tout le monde ; et au lieu d'insulter
à son malheur, comme Tigrane l'avait fait à son
égard, il descendit de cheval, et, pleurant avec lui
sur leurs disgrâces communes, il lui donna sa propre
garde et les officiers qui l'accompagnaient, ranima ses
espérances pour l'avenir, et tous deux ensemble ils
s'occupèrent de rassembler de nouvelles armées.
Cependant les Grecs de Tigranocerte s'étant
soulevés contre les Barbares, et voulant livrer la
ville, Lucullus fit sur-le-champ donner l'assaut, et
l'emporta. Il se saisit de tous les trésors du roi, et
abandonna la ville au pillage. Ses soldats, outre Bien
d'autres richesses, y trouvèrent huit mille talents
d'argent monnayé ; et outre ces sommes immenses, il
leur fit donner, sur le reste du butin, huit cents drachmes
par tête. On trouva dans la ville un grand nombre de
comédiens, que Tigrane avait rassemblés de
toutes parts pour faire l'inauguration du
théâtre qu'il avait construit : Lucullus, qui en
fut informé, s'en servit dans les jeux et dans les
spectacles qu'il donna pour célébrer sa
victoire. Il renvoya les Grecs dans leur patrie, en leur
payant les frais du voyage. Il traita avec la même
humanité les Barbares que Tigrane avait forcés
de venir peupler sa capitale : ainsi la ruine d'une seule
ville en fit repeupler plusieurs, où leurs anciens
habitants furent renvoyés par Lucullus, qu'ils
chérirent, et comme leur bienfaiteur, et comme leur
second fondateur.
XLIV. Tous ces
succès étaient le prix de ses vertus : les
louanges qu'obtiennent la justice et l'humanité le
touchaient beaucoup plus que celles qu'on donne aux exploits
militaires, toute l'armée partage celles-ci, et la
fortune en revendique la plus grande partie ; les autres sont
les marques certaines d'une âme douce, formée
à la vertu ; et ce fut par ces qualités
aimables que, sans le secours des armes, Lucullus attira les
Barbares dans son parti. Les rois des Arabes vinrent lui
remettre leurs personnes et leurs Etats : la nation des
Sophéniens imita leur exemple. Celle des
Gordyéniens conçut pour lui une affection si
vive, qu'ils auraient volontiers abandonné leurs
villes pour le suivre avec leurs femmes et leurs enfants : le
motif de cet attachement fut que Zardiénus, leur roi,
ne pouvant plus supporter la tyrannie de Tigrane, et ayant
fait, comme je l'ai déjà dit, par l'entremise
d'Appius, un traité secret d'alliance avec Lucullus,
Tigrane, qui en fut instruit, le fit mettre à mort
avec sa femme et ses enfants avant que les Romains entrassent
en Arménie. Lucullus ne l'avait pas oublié :
lorsqu'il fut dans le pays des Gordyéniens, il
célébra les obsèques de Zardiénus
avec la plus grande magnificence, fit dresser un
bûcher, qu'il orna d'étoffes d'or, et de
plusieurs autres dépouilles qu'il avait prises dans le
palais de Tigrane ; il y mit lui-même le feu, fit avec
les parents et les amis du mort les libations ordinaires, et
l'appela son compagnon, l'ami et l'allié des Romains.
Il donna enfin une somme considérable d'argent pour
lui élever un tombeau ; car on avait trouvé
dans les palais de ce prince une quantité immense d'or
et d'argent, et une provision de trois cent mille
médimnes de blé. Tous les soldats
s'enrichirent, et l'on admira Lucullus d'avoir su, sans
prendre une seule drachme dans le trésor public,
fournir à tous les frais de la guerre par la guerre
même.
XLV. Il était
encore dans la Gordyenne, lorsqu'il vint des ambassadeurs du
roi des Parthes, chargés de lui proposer un
traité d'alliance et d'amitié. Cette
proposition fit grand plaisir à Lucullus, qui, tout de
suite, envoya des ambassadeurs à ce prince; mais ils
le trouvèrent flottant entre les deux partis, et ils
surent même qu'il faisait demander à Tigrane la
Mésopotamie pour prix de son alliance. Lucullus n'en
fut pas plutôt informé, que résolu de
laisser là Tigrane et Mithridate, comme deux
adversaires déjà hors de combat, il voulut
aller dans le pays des Parthes, pour y essayer les forces de
ce peuple. Il pensait combien il lui serait glorieux d'avoir,
dans le cours rapide d'une seule expédition, abattu de
suite trois rois, comme un valeureux athlète, sans
sortir de l'arène, terrasse trois adversaires ;
d'avoir traversé, toujours victorieux, toujours
invincible, trois des plus puissantes monarchies qui fussent
sous le soleil. Il envoya donc dans le Pont porter à
Sornatius et aux autres capitaines l'ordre de lui amener les
troupes qu'ils commandaient, parce qu'il allait partir de la
Gordyenne. Mais ces officiers qui, déjà plus
d'une fois, avaient eu à se plaindre de la
désobéissance et de l'insubordination de leurs
soldats, reconnurent alors en eux une disposition formelle
à la révolte. Ni la persuasion, ni la
contrainte, ne peuvent les faire partir ; ils crient, ils
protestent qu'ils ne resteront pas même où ils
sont, et que, laissant le Pont sans armée, ils s'en
retourneront à Rome. Ces nouvelles, répandues
dans le camp de Lucullus, portèrent la contagion dans
l'esprit de ses soldats, qui, appesantis par leurs richesses,
amollis par les délices, ne voulaient plus que du
repos. Instruits de la mutinerie des autres, ils disaient
hautement que c'étaient là des hommes ; qu'il
fallait les imiter, et qu'ils avaient rendu d'assez grands
services à leur patrie pour avoir droit au repos, et
n'être plus exposés à de nouveaux
dangers.
XLVI. Lucullus,
informé qu'ils tenaient ces propos et de plus
criminels encore, abandonna son projet contre les Parthes, et
se remit à poursuivre Tigrane. On était alors
au fort de l'été, et il fut très
affligé de voir que les blés étaient
encore tout verts : tant le froid extrême qui
règne dans ces contrées y rend les saisons
tardives (52) !
Il descendit néanmoins dans la plaine ; et ayant battu
deux ou trois fois les Arméniens, qui avaient
osé l'attaquer, il pilla sans obstacle tout le pays,
enleva les provisions de blé qu'on avait faites pour
Tigrane, et jeta les ennemis dans la disette qu'il avait
craint pour lui-même. Cependant il provoquait de toutes
les manières Tigrane à une bataille ;
tantôt il environnait son camp de tranchées ;
tantôt il ravageait sous ses yeux tous les environs :
mais rien ne put exciter des ennemis tant de fois battus.
Alors Lucullus prit le parti de marcher contre Artaxata,
capitale des Etats de Tigrane, où étaient ses
femmes et ses enfants. Il ne doutait pas que ce prince, pour
conserver des objets si précieux et si chers, ne
risquât une bataille. On dit qu'Annibal, après
la défaite d'Antiochus par les Romains, se retira
à la cour d'Artaxe, roi d'Arménie, à qui
il donna plusieurs conseils et plusieurs instructions utiles
; qu'en particulier ayant remarqué dans le pays un
lieu très agréable et très fertile, dont
on ne tirait aucun parti et qu'on négligeait
absolument, il y traça le plan d'une ville ; qu'ayant
ensuite mené Artaxe en cet endroit, il lui montra ce
plan, et l'exhorta à faire bâtir la ville. Le
roi, charmé de tout ce qu'il voyait, le pria de
présider lui-même à l'ouvrage ; et
bientôt on vit s'élever une grande et belle
ville, qui prit le nom du roi et le titre de capitale de
l'Arménie.
XLVII. Tigrane,
indigné d'apprendre que Lucullus était parti
pour assiéger cette ville, rassemble son armée,
et en quatre jours de marche il vient camper auprès
des Romains, dont il n'était plus séparé
que par le fleuve Arsanias, que les Romains avaient
nécessairement à passer pour arriver devant
Artaxata. Lucullus, après avoir sacrifié aux
dieux, se tenant sûr de la victoire, fit passer la
rivière à son armée. Il avait
placé douze cohortes au front de sa bataille ; les
autres étaient derrière, pour empêcher
les ennemis de les envelopper ; car les Romains avaient
devant eux une cavalerie nombreuse, soutenue par des
escadrons d'archers mardes, et d'Ibériens armés
de lances ; c'étaient les plus aguerries des troupes
étrangères, celles en qui Tigrane avait le plus
de confiance. Mais elles ne firent rien de brillant ;
après une légère escarmouche avec la
cavalerie romaine, elles n'osèrent pas attendre le
choc de l'infanterie ; et en fuyant à droite et
à gauche, elles attirèrent à leur
poursuite les cavaliers ennemis. La cavalerie de Tigrane
voyant celle des Romains débandée, s'avance
contre leur infanterie; Lucullus, à qui leur nombre et
leur bel ordre donnaient quelque inquiétude, rappelle
sa cavalerie de la poursuite des fuyards, et va le premier
au-devant des satrapes que le roi avait autour de sa personne
(53), et qui
marchaient à lui avec ce qu'ils avaient de meilleurs
soldats. Mais avant que d'avoir pu en venir aux mains avec
eux, il leur inspira un tel effroi, qu'ils prirent
ouvertement la fuite. De trois rois qui occupaient, à
cette bataille, le front de l'armée, Mithridate fut
celui qui s'enfuit le plus honteusement ; il ne soutint pas
seulement les cris des Romains. La poursuite des fuyards fut
poussée si loin, qu'elle dura toute la nuit, et ne
cessa que lorsque les Romains furent las tuer, de faire des
prisonniers et d'emporter du butin. Tite-Live dit qu'il
périt plus de monde à la première
bataille, mais qu'à la seconde il y eut plus de gens
de marque tués ou blessés.
XLVIII. Lucullus, dont
cette victoire avait fort relevé le courage et
augmenté la confiance, voulut pénétrer
dans les hautes provinces, pour consommer la ruine de ce roi
barbare. Mais tout à coup, par un changement de saison
qu'on ne devait pas attendre à l'équinoxe
d'automne, il survint un froid aussi rude que dans le coeur
de l'hiver. Il tomba une quantité prodigieuse de neige
; et quand le temps devenait serein, on ne voyait plus que
glaces et frimas. Les chevaux ne pouvaient ni boire l'eau des
rivières, à cause de leur froideur
extrême, ni les passer sans de grands périls,
parce que la glace, en rompant sous leurs pieds, leur
coupait, de ses tranchants, les nerfs des jambes. Le pays
était presque partout couvert de bois, qu'on ne
traversait que par des sentiers étroits ; les soldats
ne pouvaient y marcher sans être trempés de
neige ; et les nuits ils étaient plus mal encore,
parce qu'ils les passaient dans des lieux humides et fangeux.
Aussi ils n'eurent pas suivi Lucullus quelques jours depuis
cette bataille, qu'ils refusèrent de marcher. D'abord
ils eurent recours aux prières et à la
médiation de leurs tribuns ; ensuite ils
s'attroupèrent en tumulte dans leurs tentes, et
passèrent la nuit à pousser des cris affreux :
signe certain de sédition dans une armée.
Lucullus leur faisait les plus vives instances ; il les
conjurait de s'armer de patience, jusqu'à ce qu'ils
eussent pris la Carthage d'Arménie, et détruit
l'ouvrage de leur plus cruel ennemi : c'était Annibal
dont il leur parlait. Mais n'ayant pu changer leur
résolution, il les fit rétrograder ; et ayant
repassé le mont Taurus par un autre chemin, il
descendit dans la Mygdonie (54), pays fertile, dont
la température est douce, et où il y avait une
ville grande et peuplée, que les Barbares appelaient
Nisibe, et les Grecs, Antioche de Mygdonie. Gouras,
frère de Tigrane, y avait, à cause de sa
dignité, le titre de commandant ; mais celui à
qui son expérience dans la guerre et sa grande
habileté pour l'invention des machines donnaient
réellement toute l'autorité, c'était
Callimaque, le même qui, au siége d'Amisus,
avait donné tant de peine à Lucullus. Dans
celui de Nisibe, dès que ce général eut
entouré la ville, il employa tout ce que l'art peut
fournir de moyens, et la fit battre avec tant de vigueur,
qu'en peu de jours elle fut emportée d'assaut. Il eut
les plus grands égards pour Gouras, qui était
venu se rendre à lui. Callimaque, pour sauver sa vie,
promettait de lui découvrir des endroits très
secrets où l'on avait caché des trésors
considérables ; mais Lucullus, sans s'arrêter
à ses promesses, le fit charger de fers et garder avec
soin, afin qu'il reçût la punition qu'il avait
méritée en mettant le feu à la ville
d'Amisus, et ôtant ainsi à Lucullus, avec une
partie de sa gloire, le plaisir d'exercer envers les Grecs sa
générosité.
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(39) Cette ville
fut nommée ainsi à cause d'un bois
consacré à Apollon et à
Daphné, dont l'aventure, disait-on, était
arrivée en cet endroit. Cette ville était
située dans la partie de la Syrie qui porta son
nom.
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(40) La Gordyenne,
ou le pays des Gordyens, était dans l'Assyrie,
suivant Strabon, liv. XVI, p. 747.
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(41) Ces
Arabes scénites, c'est-à-dire, qui vivaient
sous des tentes, habitaient, suivant Strabon, ibid. la
partie méridionale de la Mésopotamie, dans
des lieux arides et stériles. Ils étaient
pasteurs, vivaient de rapines et de brigandages, et
changeaient souvent de demeure.
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(42) Ce
Métrodore de Scepsis est postérieur de deux
cent cinquante ans au disciple d'Epicure du même
nom, lequel était de Lampsaque. Scepsis, ville de
la Mysie, près du mont Ida ; Strabon, liv. XIII,
p. 603, la nomme Palescepsis, ou l'ancienne
Scepsis.
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(43) Ampicratès
veut faire entendre que la ville de Séleucie
n'était pas assez considérable pour occuper
un homme de son mérite. On reconnaît
à cette réponse l'orgueil ordinaire des
sophistes.
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(44) Strabon
parle aussi de cet Autolycus, liv XII, p. 546, et dit que
Lucullus s'étant rendu maître de Sinope,
conserva avec soin tous les ornements de la ville, et
qu'il prit seulement la sphère de Billarus et la
statue d'Autolycus, ouvrage du sculpteur Sthénis ;
il ajoute que les habitants de Sinope regardaient cet
Autolycus comme le fondateur de leur ville, qu'ils lui
rendrait les honneurs divins, et qu'il y avait un oracle.
Il croit que ce fut un de ceux qui accompagnèrent
Jason à la conquête de la Toison d'or, et
qu'à son retour il s'établit dans ce
lieu-là. Sinope était dans la Paphlagonie,
près du fleuve Halys, sur le Pont-Euxin.
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(45) Apollonius
de Rhodes et Valérius Flaccus, dans leurs
poèmes sur l'expédition des Argonautes,
l'appellent Déiléon.
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(46) Cette
coutume était commune aux Grecs et aux Barbares ;
ils avaient des troupeaux consacrés à
quelqu'une de leurs divinités, qui paissaient
librement dans les campagnes, et auxquels on ne touchait
que pour en offrir des victimes au dieu à qui ils
appartenaient. Tels étaient les boeufs du Soleil,
dont il est parlé dans l'Odyssée. La
torche dont ces génisses portaient l'empreinte
convenait à Diane, qui avait le surnom de
Lucifera, comme étant l'astre de la nuit. La
coutume de marquer les animaux avec un fer est fort
ancienne, car il en est parlé dans
Anacréon.
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(47)
L'Adiabène, que Strabon, liv. XVI, p. 745, place
à l'occident de la Mésopotamie, avait
porté anciennement, suivant Ammien Marcellin, liv.
XXIII, chap. VI, le nom d'Assyrie. Les Gordyéniens
y confinent, et la Cappadoce est un peu plus loin en
tirant vers le Pont.
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(48) C'est
le golfe Persique, que Plutarque appelle la mer de
Babylone. L'Albanie, dont il est parlé ensuite,
est à l'occident de la mer Caspienne ;
l'Ibérie touche à l'Albanie, entre la mer
Caspienne et le Pont-Euxin ; l'Araxe est une
rivière qui prend sa source dans le mont Taurus en
Arménie, et se jette dans la mer Caspienne.
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(49) M.
Dacier soupçonne ici une altération dans le
texte, qui, tel qu'il est, présente une
contradiction dans la réponse de Lucullus ; je
partage cette opinion.
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(50) Il y
a dans le texte, Scipion ; mais c'est une faute de
copiste : il s'agit de Cépion, qui fut battu par
les Cimbres, l'an de Rome six cent quarante-neuf. Le mot
de Lucullus est très beau, et respire cette noble
confiance si propre à en inspirer aux
autres.
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(51) C'est
apparemment le philosophe stoïcien de ce nom, qui
était un peu plus ancien que Strabon dont il est
question tout de suite, et qui, outre son excellente
Géographie, avait composé des
Commentaires historiques, utiles pour les moeurs
et pour la politique, que nous avons perdus.
Cicéron avait été disciple
d'Antiochus, comme il le dit lui-même dans ses
Académiques, liv. II, chap. LVIII.
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(52) L'Arménie
est un pays très froid, à cause des longues
chaînes de hautes montagnes dont il est
environné, comme le Caucase et le Taurus. Le froid
y est encore très vif au mois de juin ; et la
neige dont la terre est couverte, ne fond qu'à la
fin du mois d'août.
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(53) Il y
a dans le texte, des Satrapéniens, qui n'est le
nom d'aucun peuple connu, et qu'on ne trouve pas dans les
anciens géographes. Amyot a mis en note, les
Atropaténiens, peuples de la Médie ; il y
en a qui lisent les Adiabéniens, que Tigrane
regardait comme la principale force de son armée.
M. Moses Dusoul propose de lire les satrapes.
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(54) Les
Mygdoniens, ainsi appelés par les
Macédoniens, dit Strabon, liv. XVI, p. 747, ont
pour capitale Nisibis, située au pied du mont
Masius, dans la patrie septentrionale de la
Mésopotamie, près du Tigre. Les Grecs lui
donnaient le nom d'Antioche, à cause de la
beauté de son terroir, qu'ils comparaient à
celui de l'Antioche de Syrie.
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