Notice de l'édition de Ch. Marty-Laveaux, Hachette (1862) |
Huet s'exprime ainsi dans le paragraphe de ses Origines de Caen consacré à Malherbe : «S'il a manqué de goût dans le discernement de la belle poésie, ce défaut lui a été commun avec plusieurs excellents poètes que j'ai connus. Le grand Corneille, prince des poètes dramatiques français, m'a avoué, non sans quelque peine et quelque honte, qu'il préférait Lucain à Virgile. Mais cela est plus excusable dans un poète de théâtre, qui cherchant à plaire au peuple et s'étant fait un long usage de tourner ses pensées de ce côté-là, y avait aussi formé son goût, et n'était plus touché que de ce qui touche le plus le vulgaire, de ces sentiments héroïques, de ces figures brillantes et de ces expressions relevées».
Boileau, moins accommodant, ne peut contenir son indignation, et l'exhale dans ces vers de l'Art poétique, qui paraissent bien s'appliquer à Corneille :
Tel excelle à rimer, qui juge sottement ; |
Corneille tenait très fort à prouver qu'il possédait le secret de cette diction majestueuse si sérieusement admirée par lui chez autrui : c'était la qualité dont il était le plus fier ; il ne souffrait pas qu'on élevât un doute à cet égard, et sa susceptibilité sur ce point nous a valu la Mort de Pompée. «J'ai fait Pompée, dit-il dans l'Epître qui est en tête du Menteur, pour satisfaire à ceux qui ne trouvaient pas les vers de Polyeucte si puissants que ceux de Cinna, et leur montrer que j'en saurais bien retrouver la pompe, quand le sujet le pourrait souffrir».
Toutefois l'idée de transporter à la scène les plus beaux morceaux de la Pharsale ne s'est pas offerte d'elle-même à Corneille : il la doit bien évidemment à Chaulmer, auteur d'une traduction abrégée des Annales de Baronius, qui a publié en 1638, chez Antoine de Sommaville, un des libraires de notre poète, la Mort de Pompée, tragédie. Cette pièce, dédiée à Richelieu, diffère tout à fait par le plan de celle de Corneille. Elle a, il est vrai, le mérite de mieux justifier son titre, car Pompée en est le principal personnage, mais ce mérite est à peu près le seul qu'elle possède. L'auteur a eu cependant la pensée de substituer à l'unique discours de Photin sur le parti à prendre à l'égard de Pompée une véritable délibération, déjà dramatique, qui a été de quelque utilité à Corneille pour l'admirable scène par laquelle sa pièce commence.
Rappelons, pour être complet, que Garnier a publié en 1574 une tragédie intitulée Cornélie. On y trouve, entre la veuve de Pompée et Philippe, l'affranchi de Pompée, une scène déclamatoire et peu intéressante, mais dont toutefois certains traits ont fourni à Voltaire de curieux rapprochements avec la pièce de Corneille. Nous les avons reproduits dans les notes dont notre texte est accompagnés. Corneille nous apprend qu'il composa la Mort de Pompée dans le même hiver que le Menteur ; les frères Parfait la placent la dernière parmi les pièces de l'année 1641, mais ils ne disent pas sur quel théâtre elle a été représentée. D'après le Journal du Théâtre français de Mouhy, la tragédie de Chaulmer fut jouée par la troupe du Marais en 1638, et celle de Corneille en 1641 par la troupe Royale. Au premier abord, cette assertion semble être confirmée par un passage d'une mazarinade de 1649, intitulée Lettre de Bellerose à l'abbé de la Rivière ; En effet, la femme de Bellerose, comédienne de l'hôtel de Bourgogne, y est appelée «cette Cléopâtre.... cette impératrice de nos jeux» ; mais il est bien probable qu'il est question ici du rôle principal de la Cleopâtre de Benserade, représentée en 1635, et non du personnage de Cleopâtre dans la Mort de Pompée. Ce passage de la notice que Lemazurier consacre à Mme Bellerose paraît le prouver : «Cette actrice faisait partie de la troupe de l'hôtel de Bourgogne... Benserade en devint si passionnément amoureux, qu'il quitta pour elle la Sorbonne, où il étudiait, et l'état ecclésiastique, auquel ses parents le destinaient. Peu s'en fallut qu'il n'embrassât l'état de comédien pour être plus sûr de lui plaire ; il se borna cependant à lui faire hommage de sa tragédie de Cleopâtre». Suivant l'édition de M.Lefèvre, ce fut au Marais que Pompée fut représenté. En effet, la distribution des rôles est ainsi faite dans cette édition : César, d'Orgemont ; Cornélie, Mlle Duclos ; Ptolomée, Floridor ; mais il est impossible de savoir d'où ces renseignements sont tirés.
Ce qui est certain, c'est qu'en 1663 Pompée était joué par la troupe de Molière, et que Molière lui-même remplissait dans cette pièce le rôle de César. Ce passage de l'Impromptu de l'hôtel de Condé ne laisse aucun doute à ce sujet :
LE MARQUIS |
Plus tard, l'élève de prédilection de Molière, Michel Baron, a rempli à son tour ce même rôle avec un grand succès.
Cornélie fut un des triomphes d'Adrienne le Couvreur. Le plus beau portrait de cette actrice, que la gravure de Drevet a rendu presque populaire, est celui où Coypel l'a représentée dans ce rôle, vêtue de deuil et portant l'urne qui contient les cendres de Pompée. La vue de cette belle peinture a inspiré à Mlle Clairon les réflexions suivantes : «L'ignorance et la fantaisie font faire tant de contre-sens au théâtre, qu'il est impossible que je les relève tous ; mais il en est un que je ne puis passer sous silence : c'est de voir arriver Cornélie en noir. Le vaisseau dans lequel elle fuit, le peu de moments qui se sont écoulés entre l'assassinat de son époux et son arrivée à Alexandrie, n'ont pu lui laisser le temps ni les moyens de se faire faire des habits de veuve ; et certainement les dames romaines n'avaient point la précaution d'en tenir de tout prêts dans leur bagage. La célèbre le Couvreur, en se faisant peindre dans ce vêtement, prouve qu'elle le portait au théâtre. Ce devrait être une autorité imposante pour moi-même ; mais, d'après la réputation qui lui reste, j'ose croire qu'elle n'a fait cette faute que d'après quelques raisons que j'ignore, et qu'elle-même en sentait tout le ridicule».
Les Mémoires pour Marie-Françoise Dumesnil répondent, non sans raison, à Mlle Clairon : «Etes-vous bien sûre qu'il fallût à une dame romaine, pour se mettre en deuil, tout l'attirail d'une dame française ? Etes-vous bien sûre qu'elle eût besoin de marchandes de modes, de cordonniers, de tailleurs, de frangiers, de bijoutiers, pour se revêtir des habits funèbres ?... Je me permettrai de vous proposer une moyenne proportionnelle. L'actrice qui jouera Cornélie ne pourra désormais être en deuil d'appareil, mais elle portera un voile noir relevé et se drapera de noir. Il est à croire que la célèbre le Couvreur ne s'est permis aucune innovation en portant des habits de deuil dans le rôle de Cornélie. Il est à croire que l'actrice qui l'avait précédée jouait le rôle dans le même costume sous les yeux de Corneille».
Du reste, Mlle Clairon nous apprend qu'elle ne représenta jamais Cornélie : «Ayant à jouer ce rôle, dit-elle, j'ai fait sur lui toutes les études dont j'étais capable : aucune ne m'a réussi. La modulation que je voulais établir d'après le personnage historique n'allait point du tout avec le personnage théâtral ; autant le premier me paraissait noble, simple, touchant, autant l'autre me paraissait gigantesque, déclamatoire et froid. Je me gardai bien de penser que le public et Corneille eussent tort : ma vanité n'allait point jusque-là ; mais pour ne pas la compromettre, je me promis de me taire, et de ne jamais jouer Cornélie». Elle comprit, au contraire, et joua parfaitement dans la même pièce le rôle de Cléopatre.
Un jour la représentation de Pompée causa à une des spectatrices un genre d'émotion que Corneille n'avait assurément ni cherché ni prévu. Cette historiette est racontée dans une note d'une chanson du Recueil Maurepas, et comme cette chanson est inédite et n'a que trois couplets, nous allons la rapporter en entier.
CHANSON |
Le quatrième vers du dernier couplet donne lieu à la note suivante : «L'auteur raille ici sur les chimères de la maison de Cossé à propos de celle de la maison de Pons, et surtout sur Marie de Cossé, veuve de Charles de la Porte, duc de la Meilleraye, pair et maréchal de France, etc., laquelle était plus entêtée que personne de la maison sur l'étrange chimère dont elle est infatuée. La maison de Cossé est originaire du Maine, où leur fief existe encore, qui est une grosse paroisse appelée Cossé. Ils étaient au service des ducs d'Anjou et du Maine, leurs souverains, qu'ils suivirent à la conquête du royaume de Naples. La branche aînée y périt ; et la cadette, qui était restée en Anjou, où ils étaient seigneurs d'une petite terre appelée Beaulieu, dans la sénéchaussée de Baugé, a fondé la branche des ducs de Brissac. Malgré tout cela, François de Cossé, second duc de Brissac, s'avisa de vouloir venir des Cossa de Naples, bien qu'ils fussent différents en armoiries ; et non content de cette chimère, il y en ajouta une autre, qui était de venir de Cocceius Nerva, empereur romain l'an 98, et enfin de Jules César. Il laissa cette fantaisie à ses enfants, dont la plus entêtée était la maréchale duchesse de la Meilleraye. On conte d'elle qu'un jour étant à la comédie, on y représenta la Mort de Pompée de l'illustre Pierre Corneille, et que comme elle y pleurait amèrement, quelqu'un lui demanda pourquoi elle versait tant de larmes ; à quoi elle répondit : «Je pense bien, c'était mon oncle» ; parce que Pompée était gendre de Jules César.
L'édition originale de la tragédie de Corneille a pour titre : La Mort de Pompée, tragedie. A Paris, chez Antoine de Sommauille et Augustin Courbé.... M.DC.XLIV. Avec privilège du Roy. |