Etude sur Salluste par M. Charpentier (éd. 1865)
On regrette, en lisant Tite-Live, de n'avoir sur ce grand
écrivain que très peu de renseignements. On
aimerait à connaître plus intimement l'homme
dont l'âme sympathique et généreuse,
s'identifiant avec les antiques vertus romaines, les a si
bien peintes qu'il a dû les porter en lui-même,
digne de cette liberté qu'il a
célébrée alors même qu'elle
n'était plus. On éprouve, à
l'égard de Salluste, un sentiment tout contraire : on
voudrait ne rien savoir de lui ; il plairait de penser que
celui qui, dans ses écrits et parfois hors de propos,
s'est montré moraliste si sévère
(1), a
pratiqué ou du moins n'a pas publiquement
outragé cette morale qu'il préconise si
éloquemment : il est si doux d'estimer
l'écrivain que l'on admire ! malheureusement il n'en
est point ainsi. Les détails abondent sur la vie de
Salluste ; lui-même a pris soin de ne pas nous les
épargner, et le contraste qui existait entre la
gravité de ses écrits et la licence de ses
moeurs révolta ses contemporains, et lui suscita une
foule d'ennemis, de qui nous tenons la plupart des
mémoires qui nous restent sur son compte ; satires
passionnées sans doute, mais qui contiennent des faits
dont la plupart n'ont malheureusement jamais
été démentis. Il est donc facile de
parler de Salluste, et le président de Brosses l'a
fait longuement ; nous serons plus court et n'en dirons que
ce qui, dans l'homme, se rapporte à l'historien ; car
c'est l'historien surtout que nous nous proposons
d'examiner.
C. Sallustius Crispus naquit à Amiterne, ville du pays
des Sabins, l'an de Rome 668 (87 avant J. C), sous le
septième consulat de Marius. Son père, comme
plus tard le père d'Horace, le fit élever
à Rome, mais avec moins de précaution sans
doute et moins de vigilante sollicitude ; car bientôt
il s'y livra à tous les désordres qui,
déjà, régnaient dans cette capitale du
monde, où dominaient le luxe et la corruption. Aussi
prodigue de son bien que peu scrupuleux sur les moyens de se
procurer de l'argent, Salluste aurait, dit-on,
été contraint de vendre la maison paternelle du
vivant même de son père, qui en serait mort de
chagrin ; fait qui ne paraîtra guère
vraisemblable à qui sait ce qu'était chez les
Romains la puissance paternelle. Mais le plaisir ne lui fit
point oublier l'étude, et, tandis que son coeur prit
toute la mollesse de la cité corrompue où il
avait passé ses premières années, son
esprit retint toute l'austérité du sauvage et
dur climat sous lequel il était né. «Il
eut toujours, dit le président de Brosses, des
lumières très justes sur le bien et sur le
mal». C'est ainsi que, quelque dépravé
qu'il pût être, il eut du moins, à
vingt-deux ans, le bon esprit de ne pas se jeter, comme tant
d'autres jeunes gens dont il partageait les
dérèglements, dans la conspiration de Catilina.
Entrant dans la route qu'à Rome il fallait
nécessairement prendre pour arriver aux honneurs,
Salluste embrassa la carrière du barreau, mais sans
beaucoup d'ardeur, ce semble ; du moins il ne paraît
pas qu'il s'y soit distingué.
La littérature
grecque, et dans cette littérature, l'histoire, la
politique, furent ses principales études.
Dédaignant, il nous l'apprend lui-même (2), la chasse,
l'agriculture et les autres exercices du corps, il ne
s'occupa qu'à fortifier, par la lecture et la
méditation, la trempe naturellement vigoureuse de son
esprit. Il avait eu pour guide dans ses premières
études et il conserva toujours pour conseil et pour
ami (3)
Atéius Pretextatus, rhéteur athénien,
qui lui-même avait pris le surnom de philologue et qui
tenait, à Rome, une école très
fréquentée.
Lorsqu'il fut en âge de briguer les charges publiques,
Salluste parvint à la questure, à quelle
époque, on ne le sait pas précisément.
Si ce fut dès sa vingt-septième année,
âge fixé par les lois, ce dut être l'an
696, sous le consulat de Lucius Calpurnius Pison et de
Caesonius Gabinius, l'année même de l'exil de
Cicéron et du tribunat de Clodius. C'était pour
la république un temps de troubles et de malheurs. Le
triumvirat de Pompée, César et Crassus avaient
paralysé la marche régulière du
gouvernement et comme suspendu la constitution romaine. Aux
scènes tumultueuses qui avaient amené l'exil du
père de la patrie succédèrent les rixes
non moins déplorables qui provoquèrent son
rappel. Clodius et Milon, démagogues également
violents dans des causes différentes,
présidaient à ces luttes sanglantes. Ce fut
dans ces circonstances que Salluste arriva au tribunat, l'an
de Rome 701, plus heureux en ceci que Caton, qui, dans le
même temps, sollicita, sans les obtenir, plusieurs
dignités, contraste que Salluste ne manque pas de
relever à son avantage : «Que l'on
considère, dit-il, en quel temps j'ai
été élevé aux premières
places et quels hommes n'ont pu y parvenir». Salluste
épousa les haines et les affections de Clodius, son
ami intime ; il trempa dans toutes ses intrigues, dans tous
ses désordres publics. Outre son amitié pour
Clodius, Salluste avait une raison particulière de
haïr Milon, auquel il avait fait, comme époux, un
de ces outrages et dont il avait reçu un de ces
châtiments qu'il est également difficile
d'oublier. Surpris en conversation criminelle avec la belle
Fausta, épouse de Milon et fille du dictateur Sylla,
il avait été rudement fustigé et mis
à contribution pour une forte somme. Tribun du peuple,
Salluste se montra, presque en toute occasion, l'ennemi de
Pompée et le soutien des mauvais citoyens ; conduite
coupable qu'il expia à la fin par un juste
châtiment. L'an 704, les censeurs Appius Pulcher et L.
Calpurnius Pison l'exclurent du sénat, à cause
de ses débauches.
Une révolution
l'avait rejeté hors de la vie politique, une
révolution l'y ramena. César, après la
conquête des Gaules, allait s'armer contre le
sénat ; son camp était l'asile de tous les
séditieux, de tous les mécontents : Salluste
devait naturellement s'y rendre ; le parti de César,
c'était son ancien parti, le parti populaire vers
lequel il avait toujours incliné ; déjà
même, étant tribun, il s'était
montré dévoué à César ; il
en fut donc bien accueilli. Bientôt il fut nommé
questeur et rentra dans le sénat, deux ans
après en avoir été banni. Pendant que
César allait combattre Pompée en Grèce,
Salluste resta en Italie, occupé des fonctions de sa
charge, «dans l'exercice de laquelle, si l'on en croit
un témoignage suspect, il ne s'abstint de vendre que
ce qui ne trouva point d'acheteur (4)». De retour
à Rome, l'an 708, César éleva Salluste
à la préture. Salluste avait alors quarante
ans. L'année suivante, il se maria avec
Térentia, épouse divorcée de
Cicéron. Longtemps Térentia avait exercé
sur son premier mari une autorité despotique ; mais,
las enfin de son caractère altier, de sa dureté
envers sa propre fille et de ses prodigalités,
Cicéron avait pris le parti de la répudier :
«Au sortir d'une maison où elle aurait dû
puiser la sagesse dans sa source la plus pure, elle n'eut pas
honte d'aller se jeter dans les bras de Salluste, ennemi de
son premier époux». Cette réflexion est
de saint Jérôme. Successivement épouse de
Cicéron, de Salluste, elle se remaria ensuite au
célèbre orateur Messala Corvinus, ayant eu
cette singulière fortune d'être la femme des
trois plus beaux génies de son siècle. Elle
n'en resta pas là cependant ; ayant survécu
à ce troisième mari, elle épousa en
quatrièmes noces Vibius Rufus, et ne mourut, selon
Eusèbe, qu'à l'âge de cent dix-sept
ans.
Lorsque César se disposait à aller combattre en
Afrique les restes du parti de Pompée, Salluste
reçut l'ordre de conduire au lieu du
débarquement la dixième légion et
quelques autres troupes destinées pour cette
expédition. Mais, arrivés sur le bord de la
mer, les soldats refusèrent d'aller plus loin,
demandant leur congé et les récompenses que
César leur avait promises. Salluste fit, pour les
ramener à leur devoir, de vains efforts et pensa
être victime de leur fureur ; il fallut pour apaiser
cette révolte tout l'ascendant de César.
Salluste suivit César en Afrique en qualité de
propréteur, et fut par lui chargé de s'emparer,
avec une partie de la flotte, des magasins de l'ennemi dans
l'île de Tercine, mission dans laquelle il
réussit pleinement, il amena bientôt à
son général, dont l'armée manquait de
toute espèce de provisions, une grande quantité
de blé. Après la victoire de Tapsus, Salluste
obtint, avec le titre de proconsul, le gouvernement de la
Numidie. Il commit dans sa province les plus violentes
exactions ; c'est ce qui fait dire à Dion Cassius :
«César préposa Salluste, de nom au
gouvernement, mais de fait à la ruine de ce
pays». En effet, parti de Rome entièrement
ruiné, Salluste y revint en 710 avec d'immenses
richesses. Toutefois les Africains ne le laissèrent
pas d'abord jouir tranquillement du fruit de ses
déprédations ; ils vinrent à Rome
l'accuser ; mais il fut absous par César, auquel il
abandonna des sommes considérables.
La mort de César termina la carrière politique
de Salluste. Possesseur d'une grande fortune, il ne songea
plus désormais qu'à passer, au sein des
richesses, une vie voluptueuse et tranquille. Du fruit de ses
rapines, il fit construire sur le mont Quirinal une
magnifique habitation et planter des jardins vantés
par les anciens comme la plus délicieuse promenade de
Rome : la place qu'ils occupaient est aujourd'hui encore
appelée les Jardins de Salluste. L'on a, dans
les différentes fouilles qui y ont été
faites, trouvé une grande partie de ces belles
antiques qui attestent la perfection de l'art chez les
anciens. Là, Auguste donnait ces fêtes des
douze Dieux que Suétone a décrites ;
là Vespasien, Nerva, Aurélien fixèrent
leur résidence habituelle. Salluste avait en outre
acheté de vastes domaines et la belle maison de
César, à Tibur. Ainsi Salluste passa les neuf
dernières années de sa vie entre
l'étude, les plaisirs et la société de
gens de lettres illustres ; chez lui se rassemblaient Messala
Corvinus, Cornélius Nepos, Nigidius Figulus, et
Horace, qui commençait à se faire
connaître.
Salluste mourut l'an 718,
sous le consulat de Cornificius et du jeune Pompée,
dans la cinquante et unième année de sa vie. Il
ne laissa pas d'enfants, mais seulement un fils adoptif,
petit-fils de sa soeur. Il y eut à la cour d'Auguste
un homme qui aurait pu partager avec Mécène ou
lui disputer la faveur du prince. Semblable en plus d'un
point à Mécène, comme lui il
dissimulait, sous des apparences efféminées, la
vigueur de son âme et l'activité d'un esprit
supérieur aux plus grandes affaires. Modeste, fuyant
l'éclat des honneurs, ainsi que Mécène
encore, il ne voulut pas s'élever au-dessus de l'ordre
des chevaliers et refusa la dignité de
sénateur. Mais il surpassa bientôt par son
crédit la plupart de ceux que décoraient les
consulats et les triomphes. Tant que vécut
Mécène, ce courtisan habile et discret eut la
seconde place, puis bientôt la première dans les
secrets des empereurs ; tout-puissant auprès de Livie,
qui l'avait porté à la faveur, il reconnaissait
ce service en défendant ses intérêts dans
les conseils du prince. Ressemblant en ceci encore à
Mécène, que, à la fin de sa vie, il
conserva plutôt les apparences de l'amitié du
prince qu'un véritable pouvoir (5). Ce confident
d'Auguste, ce second Mécène, ce fut Caius
Sallustius Crispus, le neveu de l'historien,
l'héritier de sa fortune et de ses magnifiques
jardins. Ainsi, comme César, Salluste ne se
survécut que dans son neveu !
Nous avons retracé la vie de Salluste, il nous faut
maintenant examiner ses ouvrages ; et, après l'homme,
considérer l'historien.
Nous avons vu que la carrière politique de Salluste
avait été interrompue par plusieurs
disgrâces ; ces disgrâces servirent son talent :
son génie a profité des châtiments
mêmes que méritaient ses vices. En 704, il est
exclu du sénat ; dans sa retraite forcée, il
écrit la Conjuration de Catilina ;
envoyé en Numidie, il se fait l'historien du pays dont
il avait été le fléau. La Guerre de
Jugurtha est de 709 ; les Lettres à
César sur le gouvernement de la république
avaient été écrites, la première
avant le passage de César en Grèce, en 705 ; la
seconde, l'année suivante.
Ce sont ces ouvrages que nous allons examiner ; mais
auparavant il ne sera pas inutile de jeter un coup d'oeil sur
ce qu'avait été l'histoire romaine jusqu'au
moment où Salluste la prit pour la porter à une
hauteur qui n'a point été
dépassée.
Rome eut de bonne heure
l'instinct de sa grandeur et le sentiment de son
éternité. Aussi, dès les premiers temps,
s'occupa-t-elle de fixer, par quelques monuments grossiers
mais solides, livres auguraux, livres des auspices, livres
lintéens, livres des magistrats, livres pontificaux
(6), le souvenir
des événements qui la devaient conduire
à la conquête du monde : elle gravait son
histoire naissante sur la pierre des tombeaux et sur l'airain
des temples. Quand les lettres commencèrent à
pénétrer dans l'Italie, le génie romain
s'éveilla tout d'abord à l'histoire. Une
première génération d'historiens parut.
Mais alors il se produisit un fait assez singulier et qui
pourrait nous surprendre, si nous n'avions dans notre
littérature un fait analogue. Les premiers historiens
de Rome, Fabius Pictor, Lucius Cincius et plusieurs autres
écrivirent en grec (7) ; c'est ainsi que
chez nous longtemps l'histoire s'écrivit en latin, et
cela non seulement au moyen âge, mais au
seizième siècle même, quand nous avions
eu les Villehardoin, les Joinville, les Froissart. Il ne faut
pas s'en étonner : une langue, alors même
qu'elle paraît formée, n'est pas propre encore
à porter le poids de l'histoire ; sa jeunesse peut
convenir aux chroniques, aux mémoires ; il faut pour
l'histoire sa maturité. Caton l'Ancien inaugura pour
la littérature romaine cette ère de l'histoire
nationale, écrite en latin avec quelque éclat,
comme il avait inauguré celle de l'éloquence.
Sur les traces de Caton parurent L. Calpurnius Piso, C.
Fannius, L. Caelius Antipater, faibles et maigres annalistes
plutôt qu'historiens, et que Cicéron estimait
médiocrement (8). Au temps de Sylla,
il se fit dans l'histoire, comme dans le reste de la
littérature, un mouvement remarquable, une
espèce d'émancipation. Ecrite jusque-là
par des patriciens ou du moins par des hommes libres, elle le
fut pour la première fois par un affranchi, L.
Otacilius Pilitus : autre ressemblance avec nos vieilles
chroniques, qui, rédigées d'abord par des
ecclésiastiques et dans les monastères comme
les fastes romains l'étaient dans les temples, ne le
furent que plus tard par des laïques. Une nouvelle
génération d'écrivains s'éleva ;
mais, c'est Cicéron encore qui nous le dit, elle ne
fit que reproduire l'ignorance et la faiblesse de ses
devanciers. Sisenna seul faisait pressentir Salluste.
Pourquoi l'histoire, à Rome, a-t-elle ainsi
été en retard sur l'éloquence ? Il faut
sans doute attribuer cette infériorité de
l'histoire à la langue elle-même, qui n'avait
pas encore acquis la régularité, la force, la
gravité, la souplesse nécessaires à
l'histoire. On conçoit que, maniée chaque jour
à la tribune et par les esprits les plus puissants, la
langue oratoire ait de bonne heure reçu de ces luttes
de la parole et du génie un éclat, une vigueur,
une abondance que ne lui pouvait donner le lent exercice de
la composition, qui convient à l'histoire.
L'insuffisance de la langue, c'est donc là une
première cause de l'infériorité de
l'histoire relativement à l'éloquence ; ce n'en
est pas la seule. Théocratique et patricienne à
sa naissance, Rome conserva soigneusement ses traditions
religieuses et politiques. Ecrire l'histoire fut un
privilège et presque un sacerdoce dont les pontifes et
les patriciens voulurent, aussi longtemps qu'ils le purent,
rester en possession, comme ils l'étaient de la
religion et du droit. Le jour où, sous Sylla, une main
d'affranchi tint ce burin de l'histoire que jusque-là
des mains nobles avaient seules tenu, ce jour-là ne
fut pas regardé comme moins fatal que celui où,
par l'indiscrétion d'un Flavius, d'un scribe, avait
été révélé le secret des
formules. Il y eut enfin à ce retard de l'histoire une
dernière cause et non moins profonde.
L'histoire ne se fait pas aussi simplement qu'on pourrait le
croire. Le nombre, la grandeur, la variété des
événements, y sont sans doute indispensables ;
ils en sont l'élément principal, la
matière : ils n'en sont pas la condition même et
la vie. Les événements qui souvent semblent,
isolés et détachés les uns des autres,
se succéder sans se suivre, ont une relation
étroite, un enchaînement rigoureux, un ensemble
et une unité qui en sont le secret et la
lumière. Les contemporains voient bien les faits, mais
ils ne les comprennent pas toujours et ne peuvent pas les
comprendre ; il leur faut, à ces faits, pour
éclater dans toute leur vérité, un
certain jour, un certain lointain et comme la profondeur
même des siècles : avant Salluste cette
perspective manquait aux historiens, et Salluste même
ne l'a pas tout entière. Il l'a bien senti ; aussi
n'a-t-il pas cherché à faire ce qu'il n'aurait
pu bien faire ; il n'a pas entrepris d'écrire la suite
de l'histoire romaine, mais des fragments de cette histoire,
carptim : c'était montrer un grand sens. Cette
histoire romaine, comment aurait-on pu l'écrire
autrement que par morceaux détachés ? elle
n'était pas achevée encore : à ce grand
drame, qui commence aux rois, se continue par les tribuns, se
poursuit entre les Gracques et le sénat, entre Marius
et Sylla, un dernier acte manquait ; Salluste l'avait entrevu
dans César, mais il ne devrait être complet que
dans Auguste. Pour écrire en connaissance de cause
l'histoire de la république, il fallait avoir
assisté à sa chute : ce fut la fortune et la
tristesse de Tite-Live ; de même, Tacite n'a-t-il pu
écrire l'histoire de l'empire que quand, les
Césars épuisés, la vérité
si longtemps outragée, pluribus modis infracta,
reprit enfin ses droits sous la dynastie Flavienne, nunc
demum redit animus. Pousserai-je ces
considérations plus loin, et dirai-je que de nos jours
non plus l'histoire de nos deux derniers siècles ne se
peut écrire ? nous connaissons l'exposition, le noeud
; le dénoûment, nous ne l'avons pas
encore.
Revenons à la Conjuration de Catilina, à
laquelle ceci était un préambule
nécessaire.
L'Histoire de la conjuration de Catilina fut, nous le
savons, le coup d'essai de Salluste ; aussi la critique
a-t-elle pu justement y relever quelques défauts, soit
pour la composition, soit même pour le style. Je ne
parle pas de la préface, sur laquelle nous
reviendrons, mais du lieu commun fort long qui suit la
préface et forme comme un second avant-propos. Sans
doute il n'était pas hors de raison que Salluste,
ayant à nous raconter la tentative audacieuse de
Catilina, remontât aux causes qui avaient pu la rendre
possible ; mais il le devait faire avec beaucoup plus de
rapidité. Tacite, lui aussi, se proposant
d'écrire l'histoire des empereurs, veut d'abord
expliquer comment la république avait pu être
remplacée par l'empire ; mais avec quelle
précision et quelle exactitude tout ensemble il le
fait ! Une page lui suffit à retracer toutes les
phases politiques de Rome, depuis son origine jusqu'à
Auguste : c'est là le modèle, trop souvent
oublié, qu'il faut suivre. Ce préambule est
donc un défaut dans la composition de Catilina.
On a fait à Salluste de plus graves reproches : on l'a
accusé d'injustice envers Cicéron ; d'une
espèce de connivence à l'égard de
César ; et, qui le croirait ? d'un excès de
sévérité à l'égard de
Catilina.
L'antiquité nous a légué un monument de
cette haine de Cicéron et de Salluste, dans deux
déclamations que chacun d'eux est censé
adresser au sénat contre son adversaire. S'il est
prouvé que ces deux pièces furent
composées dans le temps même où
vécurent ces deux personnages, il n'est pas moins
certain qu'ils n'en sont pas les auteurs. Ouvrage d'un
rhéteur, on les attribue communément, à
Vibius Crispus, et, avec plus de vraisemblance, à
Marcus Porcius Latro, qui fut l'un des maîtres d'Ovide.
Mais, tout apocryphes qu'elles sont, elles n'en attestent pas
moins l'inimitié réciproque de ces deux
personnages.
Salluste n'aimait donc pas Cicéron ; cette haine
a-t-elle altéré en lui l'impartialité de
l'historien ? Je ne le pense. L'éloge qu'il fait de
Cicéron est sobre assurément ; cette
épithète d'excellent consul ne
caractérise guère les grands services rendus
à la république par Cicéron, et j'avoue
que les Catilinaires sont un utile contrôle et
un indispensable complément du Catilina. Mais
cette justice, toute brève qu'elle est, suffit,
à la rigueur ; on y peut entrevoir une
réticence peu bienveillante, mais non un manque de
fidélité historique. Il ne faut pas,
d'ailleurs, oublier que Salluste n'écrit pas
l'histoire du consulat de Cicéron, mais la conjuration
de Catilina ; et, dans son dessein, Cicéron n'est que
sur le second plan. Toutefois, même avec cette
réserve, il faut reconnaître qu'à
l'égard de Cicéron Salluste aurait pu
être plus explicite, et qu'en même temps qu'il
taisait, autant qu'il était en lui, la gloire du
consul, il jetait un voile complaisant sur la part que
César avait prise à la conspiration ; d'une
part, retranchant de la harangue de Caton les éloges
que celui-ci avait donnés à Cicéron
(Velleius nous l'apprend), et de l'autre, supprimant les
reproches que (Plutarque nous le dit) il adressait à
César, qui, par une affectation de popularité
et de clémence, compromettait la république et
intimidait le sénat.
Avare de louanges pour
Cicéron, Salluste a-t-il été trop
sévère pour Catilina ? Nul, dans
l'antiquité, n'avait songé à lui
adresser ce reproche ; mais nous sommes dans un temps de
réhabilitations, et Catilina a eu la sienne, qui lui
est venue de haut et de loin. On lit dans le
Mémorial de Sainte-Hélène :
«Aujourd'hui, 22 mars 1822, l'empereur lisait dans
l'Histoire romaine la conjuration de Catilina ; il ne pouvait
la comprendre telle qu'elle est tracée. Quelque
scélérat que fût Catilina, observait-il,
il devait avoir un objet ; ce ne pouvait être celui de
gouverner Rome, puisqu'on lui reprochait d'avoir voulu y
mettre le feu aux quatre coins. L'empereur pensait que
c'était plutôt quelque nouvelle faction à
la façon de Marius et de Sylla, qui, ayant
échoué, avait accumulé sur son chef
toutes les accusations banales dont on les accable en pareil
cas». Cet éclaircissement que Napoléon
désirait sur Catilina, deux historiens ont
essayé de le donner (9).
Mais, nous le dirons : leurs raisons ou plutôt leurs
hypothèses ne nous ont point convaincu. Catilina a eu,
avec ses vices et ses crimes, quelque
générosité et quelque grandeur
d'âme : soit ; Salluste a recueilli sur lui et sur ses
complices quelques bruits populaires et qui ne soutiennent
pas la critique, et que d'ailleurs il ne donne que pour des
bruits : je le veux ; Cicéron s'est laissé
entraîner à quelques exagérations
oratoires ; l'on a ajouté aux projets réels de
Catilina tous ceux dont on charge les vaincus ; on lui a
prêté des crimes gratuits ; eh bien, quand nous
accorderions tout cela, et, avec l'histoire, nous ne
l'accordons pas, la base même de la conjuration ne
serait pas ébranlée ; il n'en resterait pas
moins prouvé que Catilina avait résolu le
bouleversement de la république sans autre but que le
pillage, sans autres moyens que le meurtre et l'assassinat.
Cela surprend, et cela est la vérité cependant
: Catilina avait formé le projet de mettre Rome
à feu et à sang, et il l'avait formé
sans un de ces desseins qui certes ne justifient pas, mais
qui expliquent les grands attentats, sans un but
déterminé, uniquement pour se sauver ou
périr dans le naufrage de Rome : conspirateur vulgaire
et n'ayant guère de l'ambition que l'audace sans le
génie. Non, Catilina n'a pas été
calomnié ; s'il l'eût été, comment
se fait-il que Salluste, l'ennemi de l'aristocratie et
l'ennemi personnel de Cicéron, ait parlé de lui
et des siens dans les mêmes termes qu'en a parlé
Cicéron ? Mais, dit on, s'il eût réussi,
il aurait été loué comme César
l'a été : cette supposition n'est
malheureusement que trop probable, mais elle ne change pas la
question. Vainqueur de la liberté publique et
glorifié, Catilina n'en serait pas moins coupable : le
succès n'absout pas.
Relevant Catilina, il
fallait bien un peu rabaisser Cicéron. Cicéron
est un peureux et un glorieux qui s'est exagéré
et a grossi le péril, pour se donner plus de
mérite à l'avoir conjuré : en
réalité, son héroïsme lui a peu
coûté ; la conjuration avait plus de surface que
de profondeur (10). Pauvre
Cicéron ! inquiet et malheureux vieillard, dirai-je
avec Pétrarque, je te reconnais ! entre Catilina et
César, tu as été sacrifié : tel
est le sort de la modération. Ainsi ne pensait pas de
toi Rome, quand elle te salua du nom mérité de
père de la patrie ; ainsi n'en pensait pas
celui-là même qui, infidèle à la
reconnaissance, t'abandonna au ressentiment d'Antoine ; ainsi
n'en penseront pas tous ceux qui aiment encore
l'éloquence, la vertu, la liberté.
Outre ces reproches particuliers de prévention
à l'égard de Catilina, de réticence
envers Cicéron, on a critiqué dans son ensemble
même l'ouvrage de Salluste. La Conjuration de
Catilina manquerait de réalité et de vie ;
elle n'aurait rien qui caractérisât
particulièrement la situation de Rome au moment
où elle a éclaté : abstraite, en quelque
sorte, des temps et des lieux, elle serait un drame plus
qu'une histoire. Que Salluste ait omis certains
détails qu'aime et recherche l'exactitude moderne ;
qu'il n'ait pas suffisamment fait connaître toutes les
causes qui ont préparé cette conjuration, je
n'en disconviens pas ; mais assurément ni la vie ni la
réalité ne manquent à son ouvrage, qui
est un début, il est vrai, mais le début d'un
maître.
La Guerre de Jugurtha, moins connue que la
Conjuration de Catilina, qui longtemps lui a
été préférée, est remise
aujourd'hui à la place qui lui appartient, au-dessus
du Catilina.
Ce n'est pas qu'on n'en
ait aussi blâmé la préface, et même
plus généralement ; mais, ce reproche
écarté (nous l'examinerons en même temps
que celui qui a été fait à la
préface du Catilina), on s'accorde à
louer également et la composition et le style de cet
ouvrage. Ici évidemment Salluste est plus à
l'aise. Il a, outre son expérience d'écrivain,
la liberté même de son sujet, qui n'est plus
l'histoire contemporaine. Aussi, dès le début,
quelle franche allure et quel éclat ! quelle vive et
rapide narration ! Combien les portraits déjà
si vigoureusement tracés dans le Catilina sont
ici d'une touche plus ferme encore et plus hardie ! combien
les contrastes sont mieux ménagés ! Dans le
Catilina, rien n'adoucit la sombre figure du
conspirateur et n'égaye la tristesse du sujet. Ici, au
contraire, quelle opposition habile entre Jugurtha, dont
l'a-bition ardente ne recule devant aucun forfait, et cet
Adherbal si doux, si accommodant, si craintif ! Avec quel art
Salluste ne fait-il pas ressortir le caractère des
divers personnages qu'il met en scène ! ici, le prince
du sénat Scaurus, chez qui la hauteur patricienne
cache une cupidité trop savante pour se monter facile
; là, le tribun Memmius, qui aime le peuple, mais qui
hait encore plus la noblesse ; plus loin, le prêteur L.
Cassius, le seul Romain que Jugurtha ne puisse
mépriser. Et, dans ces portraits et ces contrastes,
que de nuances délicates, de gradations heureuses !
Quand Metellus paraît sur la scène, l'historien
le met tout d'abord sur le premier plan ; sur le second,
Marius, lieutenant soumis et dévoué ; mais du
moment où, dans Utique, Marius a été,
devant les autels des dieux, chercher des présages
favorables à son élévation prochaine, il
devient le principal personnage : le voilà enfin
consul malgré Metellus. Mais, questeur de Marius,
Sylla arrive à l'armée ; c'est à lui que
Bocchus livrera Jugurtha : Marius dès lors est
effacé, et Metellus vengé. Salluste ne
pénètre pas moins profondément les
ressorts secrets qui font agir les personnages. Avec quelle
vérité il nous peint toutes les incertitudes,
toute la mobilité, toutes les variations, toute la
perfidie du roi Bocchus ! «incertain s'il doit livrer
son gendre à Sylla ou Sylla à son gendre,
partagé entre les plus inquiétantes
perplexités, il promet à Sylla, il promet
à Jugurtha ; décidé seulement à
trahir, il ne retrouve le calme que lorsque le moment
décisif arrivé le force à choisir entre
ces deux perfidies (11) !»
Cependant tout habiles, tout frappants que sont ces
contrastes, ce n'est pas ce qui, dans le Jugurtha,
m'intéresse le plus. Au fond de cette histoire de
Jugurtha, derrière ce drame qui se joue en Afrique, il
y a une autre action dont, à y bien regarder, la
guerre contre Jugurtha n'est qu'un acte et comme un
épisode. Le véritable noeud et
l'inévitable dénoûment de cette
tragédie africaine, n'est pas à Cyrta, mais
à Rome. En fait, ce n'est pas Metellus ou Marius qui
sont aux prises avec Jugurtha, c'est le peuple et
l'aristocratie. Aussi, en même temps qu'il nous
décrit avec une rare exactitude, avec une
rapidité entraînante, les
événements militaires qui, sur le sol
d'Afrique, semblent rendre la fortune indécise entre
Jugurtha et les généraux romains, Salluste
sait-il, par un art admirable, retenir ou ramener
continuellement nos regards sur Rome ; il en
représente les luttes intérieures, ces
discordes du peuple et de la noblesse, cette soif des
richesses, cette vénalité de tous les ordres,
qui, mieux que ses ruses et son indomptable courage,
soutiennent et enhardissent Jugurtha.
Si, pour la composition,
la Jugurthine est bien supérieure à la
Catilinaire, elle ne l'est pas moins pour le style.
Dans la Catilinaire, la plume résiste
quelquefois ; elle manque de souplesse et de naturel : le
style a de l'apprêt ; mais, dans la Jugurthine,
le grand écrivain se montre tout entier. «Les
masses du style y sont en général moins
détachées, moins en relief ; tout est
lié, nuancé, fondu avec un art d'autant plus
louable, qu'il est moins apparent. Les portraits y sont
encadrés et développés avec moins de
faste et d'affectation (12)».
Maintenant que nous avons examiné les deux
chefs-d'oeuvre de Salluste, la Conjuration de Catilina
et la Guerre de Jugurtha, que faut-il penser des deux
préfaces qui leur servent d'introduction ? Je le sais
: l'opinion générale les condamne, et elle les
peut condamner à deux titres : au nom de l'art, au nom
de la morale ; au nom de l'art, comme un préambule
déplacé, qui ne conduit pas à l'ouvrage
et n'y tient pas ; au nom de la morale, comme hypocrisie de
l'homme vicieux qui se couvre du langage et du masque de la
vertu. Examinons-les donc à ce double point de vue. On
passe plus volontiers condamnation sur la préface du
Catilina ; et, en effet, si elle ne se rattache pas
étroitement à l'ouvrage, elle n'a pas la
prétention d'y servir d'introduction ; c'est tout
simplement un avant-propos, une confidence que l'auteur fait
au lecteur sur les motifs qui l'ont déterminé
à écrire, sur les dispositions qu'il y veut
apporter ; une digression aussi, si l'on veut, sur
l'étude, une espèce de profession de foi
littéraire enfin, qui, considérée
à part de l'ouvrage, comme elle le doit être,
non seulement n'a rien qui choque le goût, mais qui au
contraire charme et plaît par un certain abandon et des
détails que l'on regrette de ne pas trouver plus
souvent dans les auteurs anciens. Combien ne serait-on pas
heureux que Tacite nous eût ainsi mis dans le secret de
son âme et de ses pensées ! Il est moins facile,
je l'avoue, de justifier le préambule du
Jugurtha. C'est évidemment, dit-on, un morceau
déplacé, une pièce à effet
où, sans nécessité aucune, Salluste se
met en scène, et où, en se faisant à
contre-temps moraliste, il ne blesse pas seulement le
goût, il ment encore à la vérité,
et veut se donner le masque de vertus qu'il n'a pas ; comme
Sénèque, qui écrivait sur la
pauvreté avec un stylet d'or, il prêche la
morale au milieu des richesses, fruit de ses
déprédations. Sans doute mieux vaut quand
l'exemple vient à l'appui du précepte ; mais de
ce qu'un homme qui n'est pas précisément
vertueux préconise la vertu, de ce qu'un
concussionnaire loue la pauvreté, faut-il conclure
nécessairement que ses éloges sont une
hypocrisie ? ne serait-il pas aussi juste d'y voir un hommage
rendu à la vertu, au désintéressement,
une expiation morale en quelque sorte, au lieu d'un mensonge,
l'aveu que si l'on n'a pas fait le bien, on en sent le prix
et la beauté ? Hélas ! les hommes sont moins
méchants qu'ils ne sont faibles, moins fourbes qu'ils
ne sont inconséquents ; le :
Video meliora proboque. Détériora sequor,
c'est à tous, plus ou moins, notre devise ;
c'était celle de Salluste : «Il louait dans les
autres ce qu'on ne pouvait louer en lui. En
s'éloignant de la pratique de la vertu, il en
conservait le souvenir et l'estime, et il n'était pas
du moins arrivé à l'excès de
dérèglement où tombent ceux qui, non
seulement suivent le vice, mais l'approuvent et le louent
(13)».
D'ailleurs, qu'on y fasse attention : de quoi est-il question
dans le préambule de Jugurtha ? est-ce bien
précisément un lieu commun de morale qu'y
développe Salluste ? Non ; c'est encore un retour sur
lui-même ; il y expose simplement cette thèse :
que l'intelligence est supérieure au corps, que les
dons de l'esprit et de l'âme valent mieux, sont plus
durables que les jouissances matérielles. Eh ! mon
Dieu ! après tout Salluste ne dit guère
là que ce qu'il éprouvait, ce qu'il pensait !
Ce fut en effet le caractère de Salluste de conserver
au milieu de l'amour des plaisirs le goût de
l'étude, et les vives clartés de l'intelligence
dans la corruption du coeur. Salluste ne se ment point
à lui-même et ne cherche pas à mentir
à la postérité. C'est dans le silence de
l'étude, dans le calme de la retraite, dans la
satiété des plaisirs et le vide qu'ils laissent
dans l'âme, que, seul avec lui-même, dans un de
ces dégoûts qu'amènent l'âge et la
réflexion, Salluste, dans un monologue
mélancolique auquel il admet le lecteur, fait,
involontairement plutôt que par artifice, cet aveu
qu'au-dessus des richesses, au-dessus des jouissances du
corps, il y a quelque chose de supérieur et
d'immortel, l'intelligence et la vertu. Pourrions-nous lui en
savoir mauvais gré ? Pourquoi ne croirions nous pas
à sa sincérité, sinon à la
sincérité de l'homme, du moins à celle
de l'artiste, qui dans sa facilité d'émotion
pense ce qu'il écrit, au moment du moins où il
l'écrit ? Séparez ce morceau de l'ouvrage ;
regardez-le comme une page détachée des
mémoires de Salluste, et non comme la première
de Jugurtha, ce sera peut-être encore une faute,
mais une faute heureuse.
Après les deux
préfaces du Catilina et du Jugurtha, ce
que la critique, et la critique ancienne surtout a
blâmé dans Salluste, ce sont les harangues.
Selon Sénèque le rhéteur, si on les lit,
c'est uniquement en faveur de ses histoires (14). Avant lui, un
grammairien, Cassius Severus, avait avancé qu'il en
était des harangues de Salluste comme des vers de
Cicéron ou de la prose de Virgile (15) ; enfin Quintilien
semble se ranger à cet avis, en conseillant aux
orateurs de ne pas imiter la brièveté de
Salluste (16).
J'avoue que les habitudes de pensée et de style de
Sallustene sont pas précisément celles qui
conviennent le mieux à l'éloquence ; Quintilien
observe justement que le style rapide et coupé qui
domine dans ses compositions oratoires n'est pas celui qu'il
faut au barreau, et il fait aux orateurs un précepte
de ne le pas suivre. J'accepte donc, dans une certaine
mesure, le reproche adressé à ces harangues :
oui, elles n'ont pas l'abondance, l'éclat, le
mouvement des discours de Tite-Live ; mais,
dénuées de naturel dans la forme, elles sont
vraies dans le fond. Assurément Marius n'eût pas
donné à ses phrases la précision savante
que leur donne Salluste, mais des pensées que lui
prête l'historien, des sentiments qu'il lui fait
exprimer, il n'eût rien désavoué. Aux
paroles de Catilina, on reconnaît le tribun, ami de
Clodius. Un reproche plus sérieux a été
fait à Salluste, ainsi qu'à Tite-Live, sur
l'excessive longueur de leurs harangues ; et ce reproche, ce
sont deux historiens, Trogue Pompée et Vopiscus, qui
le leur ont adressé (17). Il vaut
d'être examiné.
Les harangues sont-elles un hors-d'oeuvre dans les grands
historiens de l'antiquité ? Telle est, en d'autres
termes, la question qui se cache sous l'observation de Trogue
Pompée, reproduite par Vopiscus.
Il y a, il faut le
reconnaître, dans l'usage que les historiens font des
harangues directes comme un luxe d'éloquence
scolastique que n'accepte guère notre goût
moderne, un de ces mensonges de l'art que, jusqu'à un
certain point, la raison peut blâmer. Mais, ceci une
fois accordé, la vérité, une
vérité profonde, est au fond de ces harangues.
On s'est de nos jours beaucoup attaché à mettre
dans l'histoire ce que l'on en appelle la philosophie. Je le
sais, mais il me semble que ce n'est pas là une
découverte absolument nouvelle, et que ce que nous
cherchons, ce que nous croyons avoir créé, les
anciens l'avaient bien un peu rencontré et connu ; le
mot, si je ne me trompe, est plus nouveau que la chose. Que
sont, en effet, les harangues dans les historiens de Rome et
d'Athènes ? Est-ce simplement une occasion et un
exercice d'éloquence, de vaines et oiseuses
pièces de rhétorique qui se puissent sans
inconvénient retrancher ou ajouter, des morceaux de
rapport nullement nécessaires à l'harmonie et
au jeu de l'ensemble, au développement des
caractères, à l'exposition des
événements, à la gradation de
l'intérêt historique ? Si c'étaient
là, en effet, la nature et la condition des harangues,
elles ne seraient pas seulement un hors-d'oeuvre frivole, un
accessoire déplacé, elles seraient un embarras
et un grave défaut. Heureusement il n'en va pas ainsi.
Les harangues dans les historiens sont, pour ainsi parler, la
maîtresse pièce de leurs ouvrages ; elles
préparent, développent et résument tour
à tour le sens des événements et le
caractère des personnages ; elles montrent les mobiles
divers qui les font agir et tous les secrets ressorts des
révolutions politiques. Toutes ces harangues que se
sont permises les historiens anciens ne peuvent-elles pas
être considérées, à la forme
près, comme de véritables digressions
raisonnées, comme des développements
d'observations qu'ils n'ont pas craint de répandre
dans leurs histoires, qu'ils en ont même
regardées comme des parties essentielles et qui en
forment à la fois les points les plus lumineux et les
plus beaux ornements (18) ? Les
réflexions que l'historien n'a point mises dans le
cours de la narration, qu'elles eussent interrompue, ou qu'il
n'y a que discrètement répandues, pour n'en
point ralentir ou suspendre la marche, il les presse ici, les
condense, les rapproche pour en faire jaillir la
lumière sur les faits qui, sans elles, resteraient
obscurs.
Ainsi présentées, ces réflexions ont un
grand avantage : elles parlent elles-mêmes, si je puis
ainsi dire, au lieu d'être énoncées par
la bouche de l'historien. Comme sur la scène, les
personnages dans leurs discours se livrent sans y penser au
spectateur ; ils sont vivants et animés ; ils se
meuvent et agissent, et nous donnent ainsi des
événements une explication naturelle et
dramatique, un sens simple et vrai, bien au-dessus des
sentences que l'historien pourrait développer pour son
propre compte : il y a donc là une réelle et
profonde philosophie de l'histoire.
Tel est l'intérêt, telle est la
légitimité des harangues dans les historiens
anciens. Veut-on juger mieux encore de leur utilité et
de leur importance et s'assurer avec quel art les historiens
ont su les rattacher aux événements qu'ils
racontent et en faire la préparation, le lien tout
ensemble et le résumé de leurs récits ?
Qu'on les enlève, ces harangues, de la place qu'elles
occupent, et à l'instant tous les faits perdront leur
intérêt, leur sens avec leur unité ; ils
se détacheront les uns des autres, se
succéderont sans se suivre, anneaux brisés
d'une chaîne que rien ne retient plus. Ce n'est pas
tout ; faites sur les harangues la même épreuve,
et vous aurez un résultat tout contraire.
Séparées des récits qui y mènent,
elles formeront encore une oeuvre complète où
tout se tient et s'enchaîne, où les
événements se déroulent avec ordre, avec
clarté, avec intérêt. Je ne sais rien de
la conjuration de Catilina, de la guerre de Jugurtha, et je
lis les harangues que Salluste prête à Catilina
et à Marius ; et, après les avoir lues, si je
puis regretter quelques détails, quelques faits
secondaires de ces deux grands événements, pour
les causes mêmes qui les ont amenés, pour les
passions et les intérêts divers des personnages,
il ne me manquera rien. Ainsi donc, dans les harangues se
trouvent réunis la beauté de la forme,
l'unité historique, l'art avec la
vérité.
J'ai excusé les préfaces de Salluste et
cherché à imputer à bonne intention
l'éloge qu'il y fait des vertus antiques ; je ne m'en
dédis pas, mais si quelque chose pouvait me faire
changer d'opinion, ce seraient les deux Lettres sur le
gouvernement adressées à César.
Salluste n'est plus ici cet historien austère que nous
avons vu ; c'est un flatteur habile, un partisan de la
tyrannie. Il y a toutefois entre ces deux lettres,
composées, nous l'avons dit, à un certain
intervalle l'une de l'autre, une différence qu'il est
bon de remarquer. Quand la première fut écrite,
la lutte entre César et la république
était encore indécise ; aussi Salluste y
conseille-t-il la modération. Dans la seconde, il
tient un tout autre langage ; il y appelle la rigueur des
lois au secours de la réforme des moeurs du peuple
romain ; il veut faire de César l'oppresseur du parti
vaincu ; on y sent l'emportement de la victoire. De ces deux
lettres, la première semble avoir pour but d'assurer
la domination de César ; la seconde, de l'organiser :
l'une est politique, l'autre est morale ; toutes deux
contiennent d'ailleurs de belles idées, un sens
profond, une connaissance parfaite des causes qui ont
amené la chute de la république, et même
quelques conseils auxquels le dictateur ne dédaigna
pas de conformer sa conduite. Ces lettres sont donc comme la
première assise de cet édifice dont
César jetait les fondements : l'empire
commençait. La république était-elle
condamnée à périr ; et, en admettant
qu'elle fût incapable de vivre, un citoyen, si grand
qu'il fût, avait-il le droit de la renverser ! Cette
révolution a-t-elle été un bienfait, une
satisfaction et un soulagement pour l'univers sur lequel
pesait une aristocratie insolente, puissante pour le mal,
impuissante pour le bien ; faut-il saluer dans
l'avènement de l'empire la naissance d'un pouvoir dont
l'action unique et supérieure assurait aux peuples le
repos avec l'égalité, et qui, étendant
à toutes les nations ce droit de cité
auparavant si restreint, a préparé, dans la
paix romaine, la formation d'un nouveau monde ? On pourrait
pencher à ce sentiment. Mais, d'un autre
côté, en voyant, sous les empereurs, l'esprit se
retirer du monde, la raison s'affaiblir, Ia dignité
humaine se dégrader, l'empire lui-même
s'abîmer sous les hontes, les folies, les
cruautés du despotisme, et la civilisation aboutir par
la servitude à la barbarie, on se prend à
regretter cette liberté qui donnait aux âmes de
l'énergie, de la grandeur aux caractères, de
l'activité aux intelligences, à la parole une
tribune, et qui, pendant tant de siècles, fit, avec la
prospérité de Rome, sa gloire au dedans, sa
force au dehors.
Mais ces Lettres sur le gouvernement sont-elles
véritablement de Salluste ? question par où
j'aurais dû commencer. La majorité des
commentateurs s'est prononcée pour lui ; deux seuls
ont protesté, et, le dirai-je ? j'inclinerais à
leur opinion. Quoi qu'il en soit, peut-être ne
faudrait-il pas, comme on l'a fait quelquefois, donner
à ces lettres une trop grande importance historique.
Démagogue furieux, tribun turbulent, devenu le
flatteur de César, quelle créance pourrait
d'ailleurs mériter Salluste ?
Dans l'intervalle qui s'écoula depuis l'an 710
jusqu'à sa mort, Salluste composa deux derniers
ouvrages, l'Histoire de Rome depuis la mort de Sylla
et la Description du Pont-Euxin. De ce dernier ouvrage
il ne nous reste rien ; nous avons de la grande histoire des
fragments précieux, recueillis, classés avec
autant de soin que de discernement par le président de
Brosses, mais d'après lesquels nous ne pouvons
apprécier le travail de Salluste : matière de
regrets, plutôt que texte de jugement.
Cette revue des ouvrages de Salluste achevée, nous
devons, pour la couronner, recueillir, peser les jugements
qui ont été portés sur lui par les
anciens et par les modernes : les critiques d'abord, puis les
éloges.
Ce qu'on lui a d'abord
reproché, c'est son obscurité, son affectation
à employer, à rajeunir de vieux termes, et ce
reproche, ce n'étaient pas des hommes médiocres
qui le lui adressaient ; c'était Auguste, juge habile
des écrivains de son temps, Asinius Pollion, d'un
goût si fin et si délicat ; c'était le
maître même de Salluste, ce Pretextatus que nous
connaissons ; c'est enfin Quintilien (19) qui nous a
conservé cette épigramme sur l'auteur du
Jugurtha :
Et verba antiqui multum furate Catonis,
Crispe, jugurthinae conditor historiae.
Tous juges compétents, auxquels on peut joindre
l'empereur Adrien, rhéteur couronné,
espèce de Frédéric II, dont le
goût bizarre n'admirait dans Salluste que l'affectation
du vieux langage, et à qui même il
préférait pour cette raison l'historien
Célius.
A ces critiques adressées à Salluste, il en est
une que l'on voudrait n'y pas ajouter : c'est celle de
Tite-Live. Tite-Live reproche à Salluste les emprunts
que, dans sa grande histoire surtout, il avait faits à
Thucydide, et, selon lui, Salluste avait gâté
tout ce qu'il avait pillé. Qu'est-ce qui a pu inspirer
à Tite-Live cette remarque peu obligeante ? Y faut-il
voir une injustice de l'esprit de parti, Salluste ayant
été pour César, Tite-Live pour
Pompée ? ou bien le sentiment peu honorable d'une
rivalité jalouse ? Je ne sais ; peut-être tout
simplement un goût littéraire différent :
Tite-Live et Salluste se ressemblent si peu ! Il ne faut pas
toujours prendre pour envie les oppositions des grands
esprits entre eux et le jugement qu'ils portent les uns des
autres. Corneille a pu dire à Racine avec une
entière bonne foi «qu'il avait un grand talent
pour la poésie, mais qu'il n'en avait point pour la
tragédie» ; c'était en lui erreur, mais
non malveillance ; et, à son tour, tout en admirant
Corneille, Voltaire a pu relever ses défauts et ses
incorrections ; non toutefois peut-être sans un peu de
cette humeur dont Tite-Live n'a pas non plus
été exempt à l'égard de Salluste.
Quoi qu'il en soit, en résumant ces jugements divers
sur Salluste, ils se réduisent à ceci :
archaïsme et imitation.
Le reproche d'archaïsme fait à Salluste porte en
quelque sorte sur deux points : on le condamne au nom du
goût ; on le condamne aussi au nom de la
sincérité, si je puis ainsi parler ; on veut
qu'en affectant d'employer les expressions et les tours de
l'ancienne langue latine, Salluste ait eu l'intention de se
donner par là un vernis d'antique rigidité, une
apparence de moralité qu'il n'avait pas. Je ne crois
guère à cette hypocrisie de Salluste sous forme
littéraire. Cette recherche des tours et des
expressions d'un autre âge était tout simplement
en lui une affaire de goût particulier, semblable
à ce retour qui, sous Marc-Aurèle, se fit dans
les esprits vers l'ancienne littérature, et dont nous
avons, dans les lettres de Fronton, de curieux
témoignages ; c'était aussi l'influence du pays
où il était né. La Sabine était
une rude contrée et qui communiquait aux esprits
quelque chose de l'âpreté de ses montagnes :
Varron a, comme Salluste, quelque chose d'inculte, et qui
tient plus de la langue de Caton que de celle de
Cicéron.
Cependant, il est vrai,
Salluste a imité Caton ; cette imitation s'explique
assez naturellement. Caton est le seul, nous l'avons vu, qui,
avant Salluste, eût dans ses Origines,
imprimé à l'histoire un cachet profond
d'originalité (20). C'est lui qui, le
premier, précurseur de Plutarque, a raconté
l'histoire nationale en vue de l'histoire grecque, en vue de
l'histoire romaine, opposant la gloire du peuple romain
à celle de ses rivaux. Le seul fragment un peu
étendu qui nous soit parvenu de son ouvrage retrace le
dévouement d'un tribun romain et de ses braves
compagnons d'armes, que l'auteur compare à
Léonidas et à ses trois cents Spartiates
(21) ; dans un
autre passage, cité par Cicéron (22), Caton avait mis
en parallèle les plus célèbres
constitutions de la Grèce et celle de Rome. On
conçoit donc que Salluste ait dû
profondément étudier Caton et que, dans ce
commerce assidu avec lui, il se soit teint de ses couleurs ;
qu'il en ait emprunté certains tours et certaines
expressions, la rudesse et la forme sentencieuse ; mais, en
ce faisant, Salluste n'a rien fait que de légitime et
de nécessaire.
Il ne le faut pas oublier : la langue latine, la langue de
l'histoire surtout, s'est formée lentement et
difficilement; elle s'est formée, comme tout à
Rome s'est formé, par un travail opiniâtre, par
des conquêtes successives ; elle n'est pas née
spontanément comme en Grèce ; elle n'a pas eu
cet heureux épanouissement et cette vigoureuse
beauté d'une langue primitive. Longtemps les
expressions savantes, les nuances fines et
légères, ont manqué aux écrivains
latins, parce qu'ils n'avaient pas et la délicatesse
des sentiments et ce tact exquis qui saisit et exprime les
mouvements intérieurs de l'âme : la langue
morale, la plus déliée, la plus profonde de
toutes les expressions du coeur humain, est aussi la
dernière à naître et à grandir.
C'est à la créer, à la développer
chez les Romains que Salluste s'est surtout attaché.
Mais pour cela Caton lui était d'un faible secours, il
s'est donc adressé ailleurs, il s'est adressé
à Thucydide.
Jusqu'à quel point cette imitation de Thucydide
aurait-elle été un plagiat ? Pour
répondre à cette question, la pièce
principale du procès nous manque, car nous n'avons que
de rares fragments de la grande histoire de Salluste,
où se trouvaient, dit-on, ces emprunts maladroits qui
étaient presque des larcins. Mais, si nous ne la
possédons plus, cette histoire, nous avons Thucydide ;
or, franchement, à part quelques pensées,
quelques tours qu'il en a tirés, en quoi Salluste
est-il la copie de Thucydide ? Tous deux, il est vrai, se
ressemblent par la concision, par la profondeur un peu
obscure de la pensée ; tous deux aiment le relief de
l'expression et la recherche du tour ; mais c'est là
une conformité naturelle de leurs esprits : ils se
sont rapprochés parce qu'ils se ressemblaient ;
Thucydide a pu avertir Salluste de son génie ; ce
génie, égal au sien, il ne l'a pas fait ;
singulier imitateur que quelques-uns, à tort, selon
moi, préfèrent à l'original !
«Bien que le principal mérite de Thucydide, dit
Sénèque le Rhéteur, consiste dans la
brièveté, Salluste le surpasse encore sur ce
point et l'a vaincu en quelque sorte sur son propre terrain.
Quelque précise que soit la phrase de l'auteur grec,
on peut, sans en altérer le sens, en ôter
quelque chose, mais, dans Salluste, supprimez un mot, et le
sens est détruit». Salluste, tout en imitant, a
donc été original ; il a poli et enrichi la
langue latine et mérité cet éloge que
lui donne un grammairien, d'avoir été un
créateur : Verborum novator.
Voilà pour les
critiques ; quant aux éloges, ils abondent. Velleius
Paterculus (23)
met Salluste au niveau de Thucydide et au-dessus de Tite-Live
; Tacite se fait gloire de l'imiter, et le déclare le
plus brillant auteur des annales romaines (24) ; Quintilien le
place sur la même ligne que Thucydide ; il l'appelle
historien d'un ordre plus élevé ; c'est,
dit-il, avoir profité que de pouvoir le comprendre
(25) ; Martial
met Salluste au-dessus de toute comparaison :
Hic erit, ut perhibent doctorum corda virorum, Primus romana Crispus in historia.
Tels sont, en mal et en bien, les jugements des anciens
sur Salluste. Les modernes s'y sont en général
tenus, penchant du reste du côté de
l'éloge plutôt que vers celui du blâme. Le
blâme cependant s'est rencontré. Un savant,
Gruter, a contesté à Salluste cette
brièveté que tous les anciens ont louée
en lui (26).
Selon Gruter, on pourrait, qui le croirait ! retrancher au
moins cinquante mots dans chacune des pages de Salluste, sans
que le sens fût altéré ; et, par un
éloge qui revient presque à la critique de
Gruter, Jules Scaliger, de paradoxale mémoire, a
donnée Salluste la qualification du plus nombreux des
historiens. Une critique attentive a vu aussi
«quelquefois percer l'affectation dans ces incises si
rapides et si vigoureuses, dans ces traits si tranchants et
si heurtés que poursuit sans cesse le génie
ardent de Salluste» ; mais Lamothe-Levayer,
Saint-Evremont, s'accordent à reconnaître dans
Salluste un écrivain de génie, et semblent,
comme les anciens, le préférer à
Tite-Live et à Tacite, ainsi qu'on l'a fait plus
récemment. «Salluste, dit M. Dussault, est
l'écrivain le plus précis, le plus concis
qu'ait produit la littérature latine, sans en excepter
Tacite lui-même. Son goût est plus pur que celui
de l'historien des empereurs, son expression plus franche, sa
pensée plus dégagée de toute
subtilité». Si cette préférence
donnée à Salluste était simplement une
affaire de goût, nous n'aurions rien à dire ; on
peut en effet, selon le tour de son esprit,
préférer Salluste à Tite-Live ou
à Tacite, mais nous craignons que la
supériorité attribuée à Salluste
sur ses rivaux par le critique que nous venons de nommer ne
soit pas purement une impression littéraire.
Nous lisons dans la préface d'un traducteur de Tacite,
à même d'être bien informé (il
était neveu de M. Suard) : «Peu après la
victoire d'Austerlitz, le 30 janvier 1806, l'Institut vint,
ainsi que tous les corps de l'Etat, présenter à
Napoléon un tribut d'hommages pour les victoires qui
le rendaient maître de presque toute l'Europe ;
Arnault, président de l'Académie
française, lui dit, entre autres paroles : «Vos
victoires ont chassé les barbares de l'Europe
civilisée. Les lettres, sire, ne sont point ingrates
envers vous. L'institut, en anticipant sur les éloges
que l'histoire vous réserve, est, comme elle, l'organe
de la vérité». Ce discours
réveilla la susceptibilité de Napoléon ;
il parla des historiens avec sa sagacité ordinaire, et
en vint bientôt à Tacite ; puis, s'adressant
à M. Suard, secrétaire perpétuel, il lui
dit «qu'il devrait faire un commentaire sur Tacite, et
rectifier les erreurs et les faux jugements de
l'historien». M. Suard répondit : «que la
renommée de Tacite était trop haute pour que
l'on pût jamais penser à la rabaisser».
Napoléon fut blessé aussi profondément
que d'un trait de Tacite lui-même il chercha des
commentateurs plus complaisants pour satisfaire son
dépit contre le prince des historiens ; il choisit
dans un journal célèbre une plume savante et
dévouée ; l'article parut dans ce journal le 11
février de l'année 1806. Voici les paroles du
journaliste.
«Nos
écrivains philosophes, qui généralement
méprisent assez les anciens, eurent pour Tacite une
tendresse particulière. Sénèque et
Tacite furent les objets de toute leur affection ; Tacite
surtout fixa leur enthousiasme ; il devint pour eux le
premier des écrivains ; ils le regardèrent
comme le plus beau modèle que l'antiquité
eût transmis à l'imitation des temps modernes.
Pourquoi cette espèce d'engouement exclusif pour
Tacite ? Pourquoi cette emphase avec laquelle on
prononçait son nom ? Pourquoi ce culte voué
à un seul écrivain de l'antiquité ? Il y
a donc quelque chose de mystérieux dans le culte que
nos écrivains philosophes avaient exclusivement
voué à Tacite ? On se demande comment il se
fait que ces grands contempteurs de l'antiquité aient
choisi pour leur idole un auteur ancien, qu'ils aient pu se
résoudre à appeler sur lui tous les respects,
toute la vénération de leur siècle.
L'idée qu'on se forme ordinairement de Tacite ajoute
encore au mystère de cette espèce de religion :
on se représente un écrivain excessivement
grave et sévère, dont l'obscurité a
quelque chose de sacré, dont l'intelligence est
interdite aux profanes, dont tous les mots sont des
sentences, et dont toutes les sentences sont des oracles.
Cette physionomie de l'historien des empereurs, ce
caractère qui le distingue, est une des raisons du
choix que nos philosophes en ont fait pour le
présenter à l'adoration publique ; un
écrivain de génie, dont le style eût
été simple, clair et naturel, n'aurait pas
aussi bien servi leur enthousiasme ; il n'y a pas beaucoup de
mérite à admirer ce que tout le monde entend ;
il est même piquant de diffamer ce que tout le monde
admire. L'engouement des adorateurs d'un écrivain tel
que Tacite n'avait presque pas de juges : il eût fallu
entendre cet auteur pour apprécier la mesure
d'admiration qu'il mérite. La haine des tyrans qui
semble avoir guidé la plume et enflammé le
génie de Tacite, les peintures énergiques et
sublimes de la cour des empereurs romains qui se trouvent
dans ses admirables ouvrages, étaient de plus une
recommandation bien forte pour lui, auprès d'un parti
qui haïssait essentiellement l'autorité, et qui
ne pouvait souffrir le frein du gouvernement ; ces pauvres
philosophes étaient tourmentés d'un esprit de
faction et de révolte qui puisait sans cesse dans les
écrits de Tacite de nouveaux aliments (27)».
Dix jours après, le 21 février, l'auteur de
l'article que nous venons de rapporter en partie s'attaquait
encore à Tacite. Tacite était la
préoccupation continuelle de Napoléon.
On lit dans l'Histoire
du Consulat et de l'Empire : «Napoléon,
devisant un jour sciences, littérature, histoire, dans
les bosquets de la Malmaison, dit : «Tacite nous
explique fort bien comment les Césars s'étaient
rendus odieux par leurs débauches et par leurs
cruautés. Mais d'où vient que ces empereurs
étaient en même temps les idoles du peuple ?
c'est ce que Tacite ne dit pas, et ce qu'il faudrait nous
expliquer». Napoléon se trompait ; Tacite a fort
bien dit et plus d'une fois ce qui faisait des empereurs les
idoles du peuple. Dans le discours que Galba tient à
Pison, il s'exprime ainsi : «Néron sera toujours
regretté des mauvais citoyens, c'est à toi
à faire en sorte qu'il ne le soit pas par les gens de
bien». Paroles admirablement commentées par
Montesquieu : «Le peuple de Rome, ce qu'on appelait
plebs, ne haïssait pas les plus mauvais
empereurs. Caligula, Néron, Commode, Caracalla,
étaient regrettés du peuple à cause
même de leur folie ; ils prodiguaient pour lui toutes
les richesses de l'empire ; et quand elles étaient
épuisées, le peuple voyait sans peine
dépouiller toutes les grandes familles ; il jouissait
des fruits de la tyrannie ; et il en jouissait purement, car
il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels
princes haïssaient naturellement les gens de bien ; ils
savaient qu'ils n'en étaient pas approuvés.
Indignés de la contradiction ou du silence d'un
citoyen austère, enivrés des applaudissements
de la populace, ils parvenaient à s'imaginer que leur
gouvernement faisait la félicité publique, et
qu'il n'y avait que des gens malintentionnés qui
pussent le censurer (28)». A
Sainte-Hélène même, Napoléon
songeait encore à ce qu'il regardait comme une
prévention de l'histoire à l'égard des
empereurs romains : «En immolant César, Brutus
ne voulut pas voir que son autorité était
légitime, parce qu'elle était l'effet de
l'opinion et de la volonté du peuple (29)».
Napoléon avait tort de se faire ainsi l'apologiste des
empereurs, et d'y chercher comme une origine et une
justification ; par le génie, par la gloire, par le
malheur noblement supporté, il est autant au-dessus
d'eux qu'à d'autres égards il en diffère
profondément quoi qu'il en soit, d'après ce que
nous venons de rapporter, on peut croire que la
supériorité donnée à Salluste sur
Tacite par le critique officiel n'était
peut-être pas entièrement
désintéressée, et qu'un sentiment autre
que celui du goût, s'il ne dictait son jugement,
pouvait cependant l'altérer».
De nos jours, Tacite n'est guère plus heureux ; il
vient de rencontrer un nouveau et éminent
contradicteur, qui est en même temps un partisan de
Salluste.
«La
littérature latine ne possède aucun ouvrage qui
renferme, sur l'état politique des Romains, les
lumières qu'Aristote nous a données sur la
république de Sparte, et Xénophon sur la
république d'Athènes. Tacite est de tous les
auteurs celui sur lequel on pourrait le plus compter,
à cause de la trempe de son esprit
sévèrement critique. L'entrée en
matière de ses Annales fait espérer
d'utiles révélations ; en quelques mots
profonds et rapides, il montre le monde fatigué des
guerres civiles, un besoin général de repos et
de sécurité ; Auguste, maître de
l'armée par ses largesses, du peuple par ses
distributions, des nobles par ses faveurs, de tous par la
douce tranquillité de son gouvernement ; enfin, la
république s'effaçant peu à peu du
souvenir d'une société qui, sous un sceptre
protecteur, goûtait un repos dont elle avait
été si longtemps privée. Ce tableau est
d'une touche admirable. Il fait espérer que l'auteur,
s'élevant à d'autres perspectives,
éclairera de quelques traits lumineux les causes de
cette décadence. Mais, il faut le dire, Tacite trompe
ici notre attente. En général, Tacite, qui
pénètre si avant dans le coeur humain, n'a pas
la même portée pour sonder (quoiqu'il en ait la
prétention) les plus hautes causes des
événements. Son style ne cesse jamais
d'être savant, pittoresque et viril ; mais son
génie demeure trop étranger au progrès
de la société romaine. Il saisit en philosophe
le caractère des individus, il ne sait pas s'inspirer
de la philosophie d'une époque. Prenons, par exemple,
un passage célèbre de ses Annales, celui
où il expose les vicissitudes de la législation
romaine. Ce tableau est semé de traits brillants et
profonds, et la verve de l'auteur lance avec vigueur des
sarcasmes accablants. Mais tout cet art, il faut bien
l'avouer, prête une enveloppe éloquente à
de graves erreurs et à d'inconcevables
préjugés. Tacite affirme, en effet, que la
perfection de la législation romaine s'est
arrêtée à la loi des Douze tables :
Duodecim tabula finis sequi juris. Depuis, la
décadence a tout envahi. N'espérons donc pas
trouver dans Tacite le fil conducteur que nous cherchons. Un
auteur qui croit que tout est mal à partir des Douze
tables ne prouve rien autre chose, sinon qu'avec des
dispositions misanthropiques, un homme de génie, grand
peintre et moraliste intègre, peut manquer du tact si
nécessaire à l'histoire (30)». Nous ne
rechercherons pas si l'auteur du passage que nous citons a
bien donné à la phrase de Tacite son vrai sens
ce qui peut être contesté, et si l'historien des
empereurs mente le reproche qui lui est fait, de n'avoir pas
vu ces progrès du droit romain qui ne furent sensibles
qu'assez longtemps après lui, et furent l'oeuvre du
christianisme et non de l'empire ; nous n'avons voulu
constater qu'une chose, à savoir, qu'aujourd'hui,
comme au commencement du siècle, comme au temps des
articles officieux ou officiels, le vent est aussi favorable
à Salluste qu'il est contraire à Tacite. Nous
concevons très bien, sans y acquiescer pour notre
part, que l'on préfère Salluste à
Tacite, et, nous le répétons, si cette
préférence était uniquement
littéraire, nous n'aurions rien à y voir :
mais, ici encore, comme plus haut, en est-il bien ainsi
?
Laissons donc de côté ces considérations
un peu étrangères à la
littérature, et, abstraction faite des
préoccupations contemporaines, cherchons quel est,
parmi les historiens latins, le rang de Salluste ; mais, pour
le comparer, il le faut définir.
Quand Salluste entreprit d'écrire l'histoire, la
langue de l'histoire, nous le savons, n'était pas
faite à Rome ; ce lui fut donc une
nécessité de la créer. Cette
nécessité s'accordait parfaitement avec la
nature de son esprit. Salluste est avant tout un artiste en
style ; il en a la passion en même temps que le
sentiment ; il choisit, il façonne, il cisèle
les mots : c'est le la Rochefoucauld de la langue latine.
Mais ce soin minutieux a ses dangers. Continuellement
occupé de donner du relief à l'expression, du
trait à la pensée, de la concision à la
phrase, Salluste n'évite pas toujours
l'obscurité, la recherche, les chutes brusques et
imprévues ; c'est le reproche que lui adressait
Sénèque, qui se le fût justement
appliqué. Ces scrupules dans Salluste ne
s'arrêtent pas au style ; il les a également
dans le choix et pour la forme de ses ouvrages. Ne pas tenter
d'embrasser toute l'histoire romaine, dont il ne pouvait, au
temps où il écrivait, avoir le dernier mot,
c'était, nous l'avons dit, une preuve de grand sens
dans Salluste ; mais il faut ajouter que c'était aussi
un instinct éclairé du genre de son talent,
plutôt profond qu'étendu, plus sobre que riche,
plus fini que naturel. Dans ces tableaux
détachés de l'histoire romaine, il peut plus
facilement, jaloux qu'il est avant tout de l'effet de
l'ensemble, plus que de l'exactitude des détails,
composer les faits, placer les personnages, ménager
les nuances, préparer les contrastes, en un mot,
mettre en lumière ou laisser dans l'ombre ce qui peut
faire briller ou couvrir ce talent de peindre qu'il
possède au suprême degré : c'est le
défaut de quelques-uns de ces portraits qu'il aime
à tracer, morceaux d'apparat quelquefois plus que
vivantes et fidèles images : historien, en qui
l'écrivain ne disparaît pas toujours
assez.
Sa narration, si rapide, si vive, si pittoresque, n'est
pourtant pas à l'abri de toute critique. Salluste a le
tour vif, l'expression rapide, l'allure fort
dégagée en apparence ; mais, regardez-y de
près, il n'avance pas autant qu'il se hâte ; ce
qu'il ne dit pas sans beaucoup de peine en une suite de
petites phrases brusques, saccadées, monotones et
fatigantes par l'emploi excessif de l'infinitif de narration,
Tite-Live vous le dira avec plus de charme et même plus
de précision, dans une de ces magnifiques
périodes où, sans rien précipiter, sans
rien laisser en arrière, la pensée
entraîne avec elle dans son cours limpide et majestueux
toutes les incises qui la complètent.
Malgré ces défauts, Salluste est un
écrivain incomparable. Son style a une suprême
beauté de vigueur et d'éclat, de hardiesse et
d'aisance, de sève abondante quoique contenue ; il a
de ces mots qui illuminent toute une pensée, de ces
traits qui éclairent toute une figure. Quoique
colorées, ses expressions sont limpides et
transparentes : sous les mots, on aperçoit les
idées. C'est le propre, en effet, de cette
intelligence fine, de cette raison élevée, de
tout saisir d'une vue nette et de tout montrer sous une vive
lumière ; tant cette même clarté qui
resplendit dans son esprit, qui a conservé en lui, au
milieu de ses vices, le sens du beau et de la vertu, lui
révèle, avec une prompte et infaillible
pénétration, les humeurs diverses des
personnages, leurs intérêts, leurs passions !
Entre les différents mobiles qui peuvent
décider le coeur humain, et qui souvent s'y
combattent, il ne cherche pas, il n'interprète pas
comme Tacite. Dans les ressorts si compliqués de
l'âme, il saisit sur-le-champ, il montre celui qui la
met en jeu, au moment où il la peint. La
sûreté de son coup d'oeil ne nous trompe et ne
le trompe jamais : c'est un moraliste, comme Tacite, mais
sans amertume ; il ne peint les hommes ni pires ni meilleurs,
mais tels qu'ils sont ; ayant retiré de son
expérience des affaires ce fruit qui est ordinairement
le résultat de la vertu, la tolérance. En un
mot, historien dramatique, politique profond, grand
écrivain malgré quelques taches, tel est
Salluste.
Salluste est-il
supérieur ou inférieur à Tite-Live ?
est-il au-dessus ou au-dessous de Tacite ? Si nous ne
suivions que notre goût particulier ; si nous ne
considérions que la pureté du style, la
beauté de l'éloquence, le cours limpide et
abondant de la narration, peut-être donnerions-nous la
préférence à Tite-Live, à Tacite,
si nous ne faisions attention qu'à la profondeur de la
pensée, au pittoresque de l'expression, à
l'âme sympathique de l'historien : sans oublier
toutefois que Salluste est souvent aussi énergique et
aussi concis que Tacite, sans être aussi
tourmenté ; aussi éclatant, aussi riche,
quoique plus tempéré que Tite-Live et plus
sobre. Mais, adoptant sur les trois historiens latins ce
qu'un rhéteur a dit seulement de Tite-Live et de
Tacite, nous aimons mieux reconnaître qu'ils sont
«plutôt égaux que semblables (31), et, comme on l'a
heureusement exprimé, les admirer tous ensemble que
leur chercher des rangs».
Maintenant comparerons-nous les historiens latins aux
historiens grecs et déclarerons-nous les uns
supérieurs aux autres ? Assurément, nul plus
que moi n'aime Tite-Live ; nul n'est plus charmé de
cette limpidité brillante, de cette abondance si
choisie, de cette imagination si pittoresque : si j'avais un
faible, je serais, avec la Harpe, pour l'historien de la
république romaine. Mais qu'il m'en coûterait de
lui sacrifier Hérodote ! ces pages si
imprégnées de fraîcheur, ces
légendes si merveilleuses, cette prose si voisine de
la poésie, ces histoires soeurs de
l'épopée et comme elles inspirées par
les muses ! Et comment choisir entre Thucydide et Salluste,
si concis tous deux, si énergiques, si profonds ! et
Xénophon ? lui pourrait-on sacrifier César,
presque aussi attique que lui dans son urbanité
romaine? Quant à Tacite, il est à part dans sa
grandeur comme dans ses défauts.
Mais pourquoi vouloir
comparer ce qui est différent ? Il y a, en effet,
entre les historiens grecs et les historiens latins, avec
quelques analogies, des dissemblances profondes. Les premiers
écrivent pour ainsi dire dans la fraîcheur et
dans la jeunesse du monde, sans modèles et aussi sans
entraves, espérant beaucoup de la liberté et de
l'avenir. Voyez Hérodote : ne se promène-t-il
pas avec une curiosité, avec un plaisir d'enfant,
à travers les pays et les siècles dont il a pu
se procurer la connaissance ? puis, à mesure qu'il
avance dans son récit et qu'il approche de son
siècle, il s'anime et s'élève
jusqu'à ce qu'enfin, racontant les hauts faits qui
avaient retenti autour de son berceau, il fasse entendre un
chant de triomphe et de joie, au souvenir de Marathon et de
Salamine, et salue dans la défaite des barbares la
victoire de la civilisation. De même, dans
Xénophon, l'histoire est pleine de naïveté
et d'espérance ; il admire les vertus plus qu'il ne
critique les vices ; il a vu de près la faiblesse de
l'empire des Perses (32), et il se
réjouit de l'avenir prochain qui fera triompher ses
compatriotes de l'ennemi héréditaire de leur
civilisation. Thucydide, je le sais, a moins de
sérénité ; il n'a pu ne pas
reconnaître la décadence des moeurs de ses
contemporains, mais elle est à ses yeux l'effet de la
guerre : c'est un mal qui passera (33) ; il croit au
malade assez d'énergie pour recouvrer sa santé
première.
Il n'en est pas ainsi des
historiens latins : Salluste, Tite-Live même, Tacite,
écrivent sous une impression pénible et avec
une préoccupation douloureuse. Comme Thucycide,
Salluste voit la corruption de ses concitoyens, mais il la
voit irrémédiable : «Deux vices
opposés, dit-il, l'avarice et la débauche,
éteignent en nous tout ce qu'il y avait dans nos
aïeux de bon et d'énergique, et nous ne nous
arrêterons plus sur cette pente rapide».
Tite-Live lui-même, qui, en écrivant l'histoire
des premiers temps de Rome, s'en faisait contemporain par le
coeur et par l'imagination : mihi vetustas res scribenti,
nescio quo pacto antiquus fit animus (34), Tite-Live finit
pourtant par être atteint de découragement ; et
il laissera, lui le Pompéien, échapper ces
mots, qui sont presque l'excuse de César : «Nous
sommes arrivés au point où nous ne pouvons plus
ni souffrir nos maux ni en supporter le remède».
Et Tacite ? ah ! celui-là, c'est la douleur même
; cette république que Tite-Live avait du moins
entrevue, elle est pour Tacite l'objet d'un inconsolable
regret. Aussi quelle amertume dans ses plaintes : «Un
long esclavage a tellement étouffé en nous tous
les nobles sentiments, que nous ne savons plus faire usage de
la liberté qu'on nous offre ; nous avons fini par
aimer l'inaction à laquelle d'abord nous ne nous
résignions qu'en frémissant !» Aussi,
quelque ardent que soit son culte pour les anciennes vertus,
quelque puissante que soit son imagination pour les
ressusciter et les peindre, ne peut-il échapper aux
impressions de la réalité ; le contraste des
temps qu'il regrette et de ceux qu'il est obligé de
raconter frappe cruellement son esprit, et des
réflexions tristes ou chagrines, des soupirs
douloureux, viennent parfois interrompre le récit
impassible de l'historien. Ainsi l'histoire romaine n'a rien
du calme, de la sérénité, j'ai presque
dit, des illusions de l'histoire grecque : ici, il y a
tranquillité, harmonie, élévation ;
là, combat, discussion, douleur. Cette
différence s'explique facilement. Venus les premiers,
les historiens grecs étaient, pour ainsi dire, dans
une heureuse ignorance des destinées des peuples ; ils
avaient l'expérience de la vie des individus ; ils
n'avaient pas celle de la vie des nations. Il n'en est pas
ainsi des historiens latins : ils ont, outre leur propre
expérience, l'expérience des nations qui les
ont précédés ; ils portent en quelque
sorte le poids des siècles et ils ont le
désenchantement de la vieillesse. En lisant les
historiens grecs, les historiens romains y reconnaissaient la
loi fatale de l'accroissement, de la grandeur, de la
décadence ; ils y retrouvaient le passé de leur
propre histoire : ils y pressentaient son avenir. Mais, s'ils
ont moins de naïveté, de grâce, que les
historiens grecs, s'ils éveillent moins en nous, avec
le sentiment du beau, les sympathies généreuses
qui sont la vie et l'honneur de l'humanité, ils nous
attachent par d'autres qualités. Leur pensée a
plus de profondeur et une mélancolie qui n'est pas
sans intérêt et sans grandeur ; ils
pénètrent plus avant dans la nature humaine,
et, si le jour dont ils l'éclairent est quelquefois
sombre, leur tristesse même a son charme et son
instruction.
Au point de vue moral, les historiens latins se soutiennent
donc à la hauteur des historiens grecs ; mais, au
point de vue de l'art, ceux-ci leur sont supérieurs ;
ils ont, en effet, ce mérite suprême en toute
oeuvre de l'esprit de s'effacer complètement
derrière leurs ouvrages, de n'y mettre pas leurs
préoccupations personnelles : c'est le
caractère d'Hérodote, c'est surtout celui de
Thucydide. Uniquement épris de la vérité
pure, il ne cherche pas à expliquer ies
événements, à les colorer ; il les
présente nus ; à peine un voile, transparent
comme la lumière du ciel grec, les couvre sans les
embellir. Il n'est point orateur comme Tite-Live,
poète comme Tacite ; il ne plaide ni ne peint : sa
passion, s'il en a une, c'est la recherche du vrai.
Les historiens latins n'ont pas, à beaucoup
près, cette discrétion. Ce qui, au premier
abord, frappe en eux, c'est leur physionomie nationale :
Salluste, Tite-Live, Tacite, sont pleins de cette foi que
l'univers appartient à Rome. Cette foi, elle est
l'âme de leurs récits, l'originalité
puissante de leurs oeuvres ; souvent même elle va
jusqu'à l'égoïsme, jusqu'au mépris
de l'humanité, et à justifier les actes les
moins justifiables de l'ambition romaine. Oui, Rome,
personnifiée dans ses historiens, ne voit, n'admire,
ne souffre qu'elle-même ; pour elle seule elle
s'émeut, indifférente aux malheurs, aux larmes,
à la destruction des peuples qui doutent, en lui
résistant, de cette éternité que les
destins lui ont promise. Que les historiens grecs sont
différents ! Généreux, sympathiques
à l'humanité, s'ils triomphent des victoires
obtenues sur le grand roi, c'est que dans ces victoires ils
voient pour les autres peuples, aussi bien que pour
eux-mêmes, la défaite de l'esclavage et de la
barbarie par la liberté et la civilisation, le
triomphe de la Grèce sur l'Orient. J'aime donc mieux
les Grecs, mais je dois respecter, sinon admirer dans les
historiens latins cet égoïsme patriotique. Le
génie romain se peint tout entier dans son histoire ;
il s'y peint avec toute sa personnalité et sa
dureté ; et, pourtant, malgré cette
préoccupation continuelle d'égoïsme,
à cause de cette préoccupation peut-être,
l'histoire romaine a un singulier intérêt ;
toute façonnée qu'elle est à l'image du
peuple roi, elle attache fortement ; c'est qu'à Rome
entre les plébéiens et les patriciens, il se
joue sur le Forum un drame où le monde tout entier est
engagé : c'est la lutte du droit contre la force.
L'histoire qui, en Grèce, n'a qu'un acteur, les hommes
libres, ici en a deux, le peuple et la noblesse ;
l'intérêt est donc double. De la lutte des
plébéiens et des patriciens date en effet le
premier affranchissement de l'humanité ; dans la
Grèce dominent encore le despotisme de l'Orient et la
jalousie de la liberté, qui se montre dans
l'abaissement de l'Ilote : le combat des deux ordres, le
sénat et le peuple, est, à Rome, le premier pas
vers cette égalité que l'empire a bien pu
préparer, mais que le christianisme seul a
donnée au monde.
C'est ce sentiment de
patriotisme qui nous attache si fortement dans Tite-Live et
dans Tacite, et qui, dans Salluste, quand il regrette
l'antique simplicité des moeurs, prend un accent qui
est presque celui de la vertu. C'est lui, du moins, c'est ce
sentiment qui lui révèle, avec un tact si
prompt et si sûr, les causes de ces vices secrets qui
minent la constitution romaine, qui, déjà
atteinte dans les luttes de Marius et de Sylla, ouvertement
menacée par l'audace de Catilina, doit succomber sous
le génie non moins hardi, mais plus habile de
César. Salluste, et c'est là son trait
distinctif, se distingue entre tous les historiens par un
sens profond, par une connaissance pratique des hommes et des
affaires. «Sa politique, dit Saint-Evremont, est juste,
noble, généreuse». Mably lui rend le
même témoignage : «Voyez Salluste,
c'était sans doute un fort malhonnête homme ;
mais, s'élevant par les lumières de son
génie au-dessus de lui-même, il ne prend point
le faste, les richesses, les voluptés et la vaste
étendue des provinces de la république pour des
signes et des preuves de sa prospérité. Il voit
Rome qui chancelle sous le poids des richesses et qui est
prête à se vendre si elle trouve un acheteur.
J'aime une histoire qui m'instruit, étend ma raison,
et qui m'apprend à juger de ce qui se passe sous mes
yeux et à prévoir la fortune des peuples
où je vis par celle des étrangers (35)». Juge aussi
éclairé des hommes et des faits qu'il est
écrivain ferme et précis, Salluste gère
et n'affaiblit rien : «Chez lui, dit saint Augustin, le
vrai s'embellit sans jamais s'altérer (36)». Si Tacite
est le livre des penseurs, Salluste doit être celui des
hommes d'Etat. Sans doute, on désirerait que chez lui
l'autorité de l'homme vînt confirmer les
leçons du moraliste ; mais, si l'on ne sent pas dans
ses écrits l'accent ému du patriotisme comme
dans Tite-Live, comme dans Tacite l'indignation de la vertu,
il en a du moins le respect et comme un regret intellectuel,
sinon moral ; il plaît moins peut-être, il ne
touche pas autant : il instruit davantage.
J.-P. CHARPENTIER.
![]() |
(1) Sallustius,
gravissimus alienae luxuriae objurgator et censor.
Macrobe, Saturn. (III, 9). |
![]() |
(2) Bell.
Catil., IV. |
![]() |
(3) Coluit
postea familiarissime Caium Sallustium. (Sueton, de
Illustr. gramm., X.) |
![]() |
(4) Quem
honorem ita gessit, ut nihit in eo non venale habuerit,
cujus aliquis emptor fuerit. (Declam. in Sallust.,
VI.) |
![]() |
(5) Tacite,
Annales (III, 30). |
![]() |
(6) M.
Vict. le Clerc, Des journaux chez les
Romains. |
![]() |
(7) Justin,
Préface. |
![]() |
(8) De
Legibus (I, 2) |
![]() |
(9) M.
Michelet, Histoire romaine, t. II, p. 227 ; M de
Lamartine, César. 1856. |
![]() |
(10) Le
Civilisateur, Cicéron. |
![]() |
(11) Dussault,
Annales littéraires, t.III, p.19 et
20. |
![]() |
(12) Dussault,
Annales littéraires, t.III, p.18. |
![]() |
(13) Saint-Evremont,
Observations sur Salluste et sur Tacite. |
![]() |
(14) Orationes
Sallustii in honorem historiarum leguntur. (Seneca
rhetor, Declam., lib. III.) |
![]() |
(15) Cassius
Severus, Apud fabric. Bib. lat., II, 16. |
![]() |
(16) IV,
5 ; X, 1. |
![]() |
(17) Pompeius
Trogus in Livio et Sallustio reprehendit, quod conciones
directas... operi suo interserendo historiae modum
excesserint. Justin, XXXVIII, 3 ; Vopiscus, Vie
d'Aurélien. |
![]() |
(18) Dussault,
Annales littéraires, n° 5, p.504. |
![]() |
(19) Quintilien,
VIII, 3. |
![]() |
(20) Cato,
romani generis disertissimus. Salluste,
Fragments. |
![]() |
(21) Aul.
Gell., III, 7. |
![]() |
(22) De
Repub. II, 1. |
![]() |
(23) Aemulumque
Thucydidis Sallustium, lib. II. |
![]() |
(24) Rerum
romanarum florentissimus auctor, Ann. lib.
III, 30. |
![]() |
(25) II,
5. |
![]() |
(26) Subtilissimus
brevitatis artifex, Aul. Gell. III, 1. |
![]() |
(27) C.-L.-F.
Panckoucke, traduction de Tacite, préface, p.
66. |
![]() |
(28) Grandeur
et décadence, ch. XV. |
![]() |
(29) Précis
sur les guerres civiles de Jules César, par
Napoléon. |
![]() |
(30) Revue
contemporaine, 31 août 1855. |
![]() |
(31) Nam
mihi egregie dixisse videtur Servilius Nonianus, pares
eos magis quam similes. Quintil., X, 1. |
![]() |
(32) Hellen.
VI, 1, 4 |
![]() |
(33) III,
82. |
![]() |
(34) XLIII,
13. |
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(35) De
la manière d'écrire l'histoire. |
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(36) Sallustius nobilitatae veritatis historicus, De civitate dei, I, 5. |