[Prologue - Intentions de l'historien]

I. C'est à tort que les hommes se plaignent de leur condition, sous prétexte que leur vie, si faible et si courte, serait gouvernée par le hasard plutôt que par la vertu. Loin de là ; quiconque voudra y penser reconnaîtra qu'il n'y a rien de plus grand, de plus élevé, que la nature de l'homme, et que c'est moins la force ou le temps qui lui manque, que le bon esprit d'en faire usage. Guide et souveraine de la vie humaine, que l'âme tende à la gloire par le chemin de la vertu, alors elle trouve en elle sa force, sa puissance, son illustration : elle se passe même de la fortune, qui ne peut donner ni ôter à personne la probité, l'habileté, ni aucune qualité estimable. Si, au contraire, subjugué par des passions déréglées, l'homme s'abandonne à l'indolence et aux plaisirs des sens, à peine a-t-il goûté ces funestes délices, il voit s'évanouir et s'éteindre, par suite de sa coupable inertie, et ses forces, et ses années, et son talent. Alors il accuse la débilité de son être et s'en prend aux circonstances du mal dont lui seul est l'auteur. Si les humains avaient autant de souci des choses vraiment bonnes que d'ardeur à rechercher celles qui leur sont étrangères, inutiles et même nuisibles, ils ne seraient pas plus maîtrisés par les événements qu'ils ne les maîtriseraient eux-mêmes, et s'élèveraient à ce point de grandeur, que, sujets à la mort, ils devraient à la gloire un nom impérissable.

II. L'homme étant composé d'un corps et d'une âme, tous les objets extérieurs, aussi bien que toutes ses affections, tiennent de la nature de l'un ou de l'autre. Or la beauté, l'opulence, la force physique et tous les autres biens de ce genre passent vite ; mais les oeuvres éclatantes du génie sont immortelles comme l'âme. En un mot, les avantages du corps et de la fortune ont une fin, comme ils ont eu un commencement. Tout ce qui a pris naissance doit périr, tout ce qui s'est accru, décliner ; mais l'âme incorruptible, éternelle, souveraine du genre humain, fait tout, maîtrise tout et ne connaît pas de maître. Combien donc est surprenante la dépravation de ceux qui, entièrement livrés aux plaisirs du corps, passent leur vie dans le luxe et dans la mollesse, tandis que leur esprit, la meilleure et la plus noble portion de leur être, ils le laissent honteusement sommeiller dans l'ignorance et dans l'inertie, oubliant qu'il est pour l'âme tant de moyens divers d'arriver à la plus haute illustration !

III. Parmi ces moyens, les magistratures, les commandements, enfin toute participation aux affaires publiques, ne me paraissent guère dignes d'être recherchés dans le temps présent : car ce n'est pas au mérite qu'on accorde les honneurs ; et ceux qui les ont acquis par des voies frauduleuses n'y trouvent ni sûreté, ni plus de considération. En effet, obtenir par violence le gouvernement de sa patrie ou des sujets de la république (1), dût-on devenir tout-puissant et corriger les abus, est toujours une extrémité fâcheuse ; d'autant plus que les révolutions traînent à leur suite les massacres, la fuite des citoyens, et mille autres mesures de rigueur (2). D'un autre côté, se consumer en efforts inutiles, pour ne recueillir, après tant de peine, que des inimitiés, c'est l'excès de la folie, à moins qu'on ne soit possédé de la basse et funeste manie de faire en pure perte, à la puissance de quelques ambitieux, le sacrifice de son honneur et de sa liberté.

IV. Au reste, parmi les autres occupations qui sont du ressort de l'esprit, il n'en est guère de plus importante que l'art de retracer les événements passés. Tant d'autres ont vanté l'excellence de ce travail, que je m'abstiens d'en parler, d'autant plus qu'on pourrait attribuer à une vanité déplacée les éloges que je donnerais à ce qui fait l'occupation de ma vie. Je le pressens, d'ailleurs : comme j'ai résolu de me tenir désormais éloigné des affaires publiques, certaines gens ne manqueront pas de traiter d'amusement frivole un travail si intéressant et si utile ; notamment ceux pour qui la première des études consiste à faire leur cour au peuple, et à briguer sa faveur par des festins. Mais que ces censeurs considèrent et dans quel temps j'obtins les magistratures, et quels hommes ne purent alors y parvenir, et quelle espèce de gens se sont depuis introduits dans le sénat ; ils demeureront assurément convaincus que c'est par raison, et non par une lâche indolence, que mon esprit s'est engagé dans une nouvelle carrière, et que mes loisirs deviendront plus profitables à la république que l'activité de tant d'autres.

J'ai souvent ouï raconter que Q. Maximus, P. Scipion (3), et d'autres personnages illustres de notre patrie, avaient coutume de dire qu'à la vue des images de leurs ancêtres leurs coeurs se sentaient embrasés d'un violent amour pour la vertu. Assurément ni la cire, ni des traits inanimés, ne pouvaient par eux-mêmes produire une telle impression ; c'était le souvenir de tant de belles actions qui échauffait le coeur de ces grands hommes du feu de l'émulation, et cette ardeur ne pouvait se calmer que quand, à force de vertu, ils avaient égalé la glorieuse renommée de leurs modèles. Quelle différence aujourd'hui ! Qui, au milieu de cette corruption générale, ne le dispute à ses ancêtres en richesses et en profusions, plutôt qu'en probité et en talents ? Les hommes nouveaux eux-mêmes, qui autrefois s'honoraient de surpasser les nobles en vertu, c'est maintenant par la fraude, par les brigandages, et non plus par les bonnes voies, qu'ils arrivent aux commandements militaires et aux magistratures : comme si la préture, le consulat, enfin toutes les dignités, avaient par elles-mêmes de la grandeur et de l'éclat, et que l'estime qu'on doit en faire ne dépendît pas de la vertu de ceux qui les possèdent. Mais, dans mon allure trop franche, je me laisse emporter un peu loin par l'humeur et le chagrin que me donnent les moeurs de mon temps. J'arrive au sujet de mon livre.

V. J'entreprends d'écrire la guerre que le peuple romain a soutenue contre Jugurtha, roi de Numidie, d'abord parce qu'elle fut considérable, sanglante, et marquée par bien des vicissitudes ; en second lieu, parce que ce fut alors que pour la première fois le peuple mit un frein à l'orgueil tyrannique de la noblesse. Cette grande querelle, qui confondit tous les droits divins et humains, parvint à un tel degré d'animosité, que la fureur des partis n'eut d'autre terme que la guerre civile et la désolation de l'Italie. Avant d'entrer en matière, je vais reprendre d'un peu plus haut quelques faits dont la connaissance jettera du jour sur cette histoire.

Durant la seconde guerre punique, alors qu'Annibal, général des Carthaginois, porta de si cruelles atteintes à la gloire du nom romain, puis à la puissance de l'Italie, Masinissa, roi des Numides (4), admis dans notre alliance par P. Scipion, à qui ses exploits valurent plus tard le surnom d'Africain, nous servit puissamment par ses nombreux faits d'armes. Pour les récompenser, après la défaite des Carthaginois et la prise du roi Syphax, qui possédait en Afrique un vaste et puissant royaume, le peuple romain fit don à Masinissa de toutes les villes et terres conquises. Masinissa demeura toujours avec nous dans les termes d'une alliance utile et honorable ; et son règne ne finit qu'avec sa vie. Après sa mort, Micipsa, son fils, hérita seul de sa couronne, la maladie ayant emporté Gulussa et Manastabal, frères du nouveau roi. Micipsa fut père d'Adherbal et d'Hiempsal ; il fit élever dans son palais, avec la même distinction que ses propres enfants, Jugurtha, fils de son frère Manastabal, bien que Masinissa l'eût laissé dans une condition privée, comme étant né d'une concubine (5).

Suite de la Guerre de Jugurtha


(1)  Des sujets de la république - Le mot de parentes (venant de parere, obéir) signifie ici les sujets, et non les parents ; nous verrons plus bas (ch. CII) ce mot dans le même sens : Nam parentes abunde habemus.

(2)  Mille autres mesures de rigueur - Ici, selon le président de Brosses, Salluste paraît avoir en vue Sylla, dont le but, en s'emparant du pouvoir despotique, fut à la fois de se venger de ses ennemis et de faire triompher sa faction, puis de remettre en vigueur les anciennes lois, et de remédier aux désordres que les tumultes du parti populaire avaient introduits dans la république. Le Père d'Otteville prétend que c'est à César que notre historien faisait allusion.

(3)  Q. Maximus, P. Scipion. - Il s'agit ici de Q. Fabius Maximus Verrucosus, surnommé Cunctator, et du premier Africain.

(4)  Masinissa, roi des Numides. - Gala régnait en Numidie au temps de la seconde guerre punique et fut père de Massinissa. Syphax était alors roi des Massésyliens, ou Numides orientaux. La guerre s'étant allumée en Espagne entre les Carthaginois et les Romains, les deux Scipions se liguèrent avec Syphax. Les Carthaginois, de leur côté, s'allièrent avec Gala, et Sophonisbe, fille d'Asdrubal Giscon, fiancée à Masinissa, fut comme le noeud de cette alliance. Masinissa, après avoir ravagé la Numidie de Syphax, et forcé ce prince à s'enfuir en Mauritanie, passe en Espagne à l'armée d'Asdrubal. Syphax en son absence rentra dans ses Etats, et se rendit à son tour si redoutable aux Carthaginois, que, pour acheter son alliance, ils lui donnèrent en mariage, à l'insu d'Asdrubal, la belle Sophonisbe. Masinissa, qui avait puissamment contribué à la défaite des deux Scipions, outré de cette perfidie, se jeta dans le parti des Romains, et fit alliance avec Scipion l'Africain. Le roi Gala mourut dans l'intervalle : Isalac, le plus âgé de ses frères, lui succéda, selon les lois du royaume. Isalac, que Tite-Live nomme Aesalces, mourut bientôt après, et eut pour successeur Capusa, son fils aîné, en l'absence de Masinissa ; mais il fut tué par Mezetal, autre prince de la famille rovale, qui trouva, dans son alliance avec Syphax et les Carthaginois, l'appui de son usurpation. Masinissa, de retour en Afrique, fit d'abord assez malheureusement la guerre contre Mezetal et Syphax. Réduit à ne plus posséder qu'une montagne vers l'orient de la Numidie, il vécut pendant quelque temps plus en brigand qu'en roi : poursuivi dans son dernier asile par Bocchar, lieutenant de Syphax, il fut dangereusement blessé, n'échappa à ses ennemis qu'en traversant une rivière rapide où l'on crut qu'il s'était noyé, et le bruit de sa mort se répandit en Afrique. Après d'autres vicissitudes, il devint, avec deux mille Numides, l'auxiliaire de Scipion l'Africain, et contribua à la défaite d'Asdrubal et à la conquête des Etats de Syphax. Cette partie de la vie de Masinissa et son funeste hyménée avec Sophonisbe, qui remplissent de si belles pages dans Tite-Live, et qui ont fait le sujet de plusieurs tragédies modernes (du Trissin, de Mairet, de Corneille et de Voltaire, entre autres), sont beaucoup trop connus pour qu'on entre ici dans aucun détail. Après la seconde guerre punique (an 552 de R., 200 av. J. C.), il fut récompensé par les Romains, comme le dit Salluste. Dès l'an 199, ce prince, assuré de trouver des appuis dans le sénat, porta ses prétentions sur divers cantons limitrophes appartenant aux Carthaginois. Pendant cinquante-deux ans que dura encore son règne, il leur fit plusieurs fois la guerre, et leur enleva différents territoires. Enfin, l'an 152, il s'arma pour la dernière fois contre eux, et remporta sur eux, l'an 149, une victoire dont le résultat fut de hâter l'exécution du plan que Rome avait formé pour la destruction de Carthage. Quoique âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, Masinissa combattit en personne dans cette journée.

(5)  Né d'une concubine. - Il y a ici une équivoque grammaticale : quem se rapporte-t-il à Jugurtha ou à Manastabal ? qui des deux était né d'une concubine ? Tous les traducteurs, à l'exception du président de Brosses, ont pensé que c'était Jugurtha. Beauzée et Lebrun ont motivé leur opinion sur deux passages de Salluste. Cet historien a dit précédemment «après sa mort (de Masinissa), Micipsa, son fils, hérita seul de la couronne, la maladie ayant emporté Gulussa et Manastabal, frères du nouveau roi». Cette phrase prouve évidemment que Manastabal était héritier légitime de son père, et que ce n'était point lui que Masinissa avait laissé dans une condition privée, comme étant né d'une concubine. Plus loin, Salluste (ch. XI) ajoute que dés longtemps Hiempsal méprisait Jugurtha comme au-dessous de lui, à cause de la tache qu'imprimait à sa naissance la qualité de sa mère.