[Préliminaires de la guerre de Jugurtha]
VI. Dès sa première
jeunesse, Jugurtha, remarquable par sa force, par sa
beauté, et surtout par l'énergie de son
caractère, ne se laissa point corrompre par le
luxe et par la mollesse ; il s'adonnait à tous les
exercices en usage dans son pays, montait à
cheval, lançait le javelot, disputait le prix de
la course aux jeunes gens de son âge ; et, bien
qu'il eût la gloire de les surpasser tous, tous le
chérissaient. A la chasse, qui occupait encore une
grande partie de son temps, toujours des premiers
à frapper le lion et d'autres bêtes
féroces, il en faisait plus que tout autre, et
c'était de lui qu'il parlait le moins. |
VII. Ces difficultés
arrêtèrent le monarque, et il reconnut que ni
par force ni par ruse il n'était possible de faire
périr un homme entouré de la faveur populaire.
Mais, voyant Jugurtha valeureux, passionné pour la
gloire militaire, il résolut de l'exposer aux
périls, et de tenter par cette voie la fortune. Aussi,
lorsque, dans la guerre de Numance, Micipsa fournit aux
Romains un secours d'infanterie et de cavalerie, il donna
Jugurtha pour chef aux Numides qu'il envoyait en Espagne, se
flattant qu'il y succomberait victime ou de sa valeur
téméraire ou de la fureur des ennemis :
l'événement fut entièrement contraire
à l'attente de Micipsa. Jugurtha, dont l'esprit
n'était pas moins pénétrant qu'actif,
s'appliqua d'abord à étudier le
caractère de Scipion (6), général
de l'armée romaine, et la tactique des ennemis. Son
activité, sa vigilance, son obéissance modeste,
et sa valeur intrépide, qui en toute occasion allait
au-devant des dangers, lui attirèrent bientôt la
plus belle renommée : il devint l'idole des Romains et
la terreur des Numantins. Il était à la fois
brave dans les combats et sage dans les conseils,
qualités opposées qu'il est bien difficile de
réunir : l'une menant d'ordinaire à la
timidité par trop de prudence, et l'autre à la
témérité par trop d'audace. Aussi
presque toujours Scipion se reposa-t-il sur lui de la
conduite des expéditions les plus périlleuses :
il l'avait mis au nombre de ses amis, et le chérissait
chaque jour davantage. En effet, il ne voyait jamais
échouer aucun des projets conçus ou
exécutés par ce jeune prince. Jugurtha
intéressait encore par la
générosité de son coeur et par les
agréments de son esprit : aussi forma-t-il avec un
grand nombre de Romains l'amitié la plus
étroite.
VIII. A cette époque on
comptait dans notre armée beaucoup d'hommes nouveaux
et des nobles plus avides de richesses que jaloux de la
justice et de l'honneur ; gens factieux, puissants à
Rome, plus connus que considérés chez nos
alliés. Ces hommes ne cessaient d'enflammer l'ambition
de Jugurtha, qui n'était déjà que trop
vive, en lui promettant qu'après la mort de Micipsa il
se verrait seul maître du royaume de Numidie ; que son
rare mérite l'en rendait digne, et qu'à Rome
tout se vendait.
Prêt à congédier les troupes auxiliaires
après la destruction de Numance, et à rentrer
lui-même dans ses foyers, P. Scipion combla Jugurtha
d'éloges et de récompenses, à la vue de
l'armée ; puis, le conduisant dans sa tente, il lui
recommanda en secret de cultiver l'amitié du peuple
romain entier, plutôt que celle de quelques citoyens ;
de ne point s'accoutumer à gagner les particuliers par
des largesses ; ajoutant qu'il était peu sûr
d'acheter d'un petit nombre ce qui dépendait de tous ;
que, si Jugurtha voulait persister dans sa noble conduite, il
se frayerait infailliblement un chemin facile à la
gloire et au trône, mais qu'en voulant y arriver trop
tôt, ses largesses mêmes contribueraient à
le perdre.
IX. Après avoir ainsi
parlé, Scipion congédia le prince, en le
chargeant de remettre à Micipsa une lettre ainsi
conçue : «Votre cher Jugurtha a montré la
plus grande valeur dans la guerre de Numance. Je ne doute pas
du plaisir que je vous fais en lui rendant ce
témoignage. Ses services lui ont mérité
mon affection ; il ne tiendra pas à moi qu'il
n'obtienne de même celle du sénat et du peuple
romain. Comme votre ami, je vous félicite : vous
possédez un neveu digne de vous et de son aïeul
Masinissa».
Le roi, à qui cette lettre du général
romain confirmait ce que la renommée lui avait appris,
fut ébranlé par le mérite et par le
crédit de Jugurtha, et, faisant violence à ses
propres sentiments, il entreprit de le gagner par des
bienfaits. Il l'adopta sur-le-champ, et par son testament
l'institua son héritier, conjointement avec ses fils.
Peu d'années après, accablé par
l'âge, par la maladie, et sentant sa fin prochaine, il
fit venir Jugurtha, puis, en présence de ses amis, de
ses parents et de ses deux fils, Adherbal et Hiempsal, lui
adressa le discours suivant :
X. «Vous étiez
enfant, Jugurtha, vous étiez orphelin, sans avenir et
sans fortune : je vous recueillis, je vous approchai de mon
trône, comptant que par mes bienfaits je vous
deviendrais aussi cher qu'à mes propres enfants, si je
venais à en avoir (7). Cet espoir n'a point
été trompé. Sans parler de vos autres
grandes et belles actions, vous avez à Numance,
d'où vous revîntes en dernier lieu,
comblé de gloire et votre roi et votre patrie ; votre
mérite a resserré les liens de notre
amitié avec les Romains et fait revivre en Espagne la
renommée de notre maison ; enfin, ce qui est bien
difficile parmi les hommes, votre gloire a triomphé de
l'envie. Aujourd'hui que la nature a marqué le terme
de mon existence, je vous demande, je vous conjure par cette
main que je presse, par la fidélité que vous
devez à votre roi, de chérir ces enfants qui
sont nés vos parents, et qui par mes bontés
sont devenus vos frères. N'allez point
préférer des liaisons nouvelles avec des
étrangers à celles que le sang établit
entre vous. Ni les armées ni les trésors ne
sont les appuis d'un trône, mais les amis, dont
l'affection ne s'acquiert pas plus par la force des armes
qu'elle ne s'achète au poids de l'or : on ne l'obtient
que par de bons offices et par la loyauté. Or, pour un
frère, quel meilleur ami qu'un frère ? et quel
étranger trouverez-vous dévoué si vous
avez été l'ennemi des vôtres ? Je vous
laisse un trône, inébranlable si vous êtes
vertueux, chancelant si vous cessez de l'être. L'union
fait prospérer les établissements les plus
faibles, la discorde détruit les plus florissants.
C'est particulièrement à vous, Jugurtha, qui
avez sur ces enfants la supériorité de
l'âge et de la sagesse, c'est à vous qu'il
appartient de prévenir un pareil malheur. Songez que,
dans toute espèce de lutte, le plus puissant, alors
même qu'il est l'offensé, passe pour
l'agresseur, par cela même qu'il peut davantage.
Adherbal, et vous, Hiempsal, chérissez, respectez ce
prince illustre : imitez ses vertus, et faites tous vos
efforts pour qu'on ne dise pas, envoyant mes enfants, que
l'adoption m'a mieux servi que la nature».
XI. Bien que Jugurtha
comprît que le langage du roi était peu
sincère, bien qu'il eût lui-même des
projets très différents, il fit
néanmoins la réponse affectueuse qui convenait
à la circonstance. Micipsa meurt peu de jours
après. Dès qu'ils eurent
célébré ses obsèques avec une
magnificence vraiment royale, les jeunes rois se
réunirent pour conférer sur toutes les affaires
de l'Etat. Hiempsal, le plus jeune des trois, était
d'un caractère altier ; depuis longtemps il
méprisait Jugurtha à cause de
l'inégalité qu'imprimait à sa naissance
la basse extraction de sa mère : il prit la droite
d'Adherbal, pour ôter à Jugurtha la place du
milieu, qui chez les Numides est regardée comme la
place d'honneur. Cependant, fatigué des instances de
son frère, il cède à la
supériorité de l'âge, et consent, non
sans peine, à se placer de l'autre
côté.
Les princes eurent un long entretien sur l'administration du
royaume. Jugurtha, entre autres propositions, mit en avant
l'abolition de toutes les lois, de tous les actes rendus
depuis cinq ans, attendu la faiblesse d'esprit où
l'âge avait fait tomber Micipsa. «J'y consens
volontiers, répliqua Hiempsal ; aussi bien est-ce
dansles trois dernières années que l'adoption
vous a donné des droits au trône». Cette
parole fit sur le coeur de Jugurtha une impression profonde,
qui ne fut point assez remarquée. Depuis ce moment,
agité par son ressentiment et par ses craintes, il
machine, il dispose, il médite sans relâche les
moyens de faire périr Hiempsal par de secrètes
embûches ; mais, ces mesures détournées
entraînant trop de retardements au gré de son
implacable haine, il résolut d'accomplir sa vengeance,
à quelque prix que ce fût.
XII. Dans la première conférence qui eut lieu entre les jeunes rois, ainsi que je l'ai dit, ils étaient convenus, attendu leur désunion, de se partager entre eux les trésors et les provinces du royaume : ils avaient pris jour pour ces deux opérations ; et ils devaient commencer par les trésors. En attendant, les jeunes rois se retirèrent, chacun de son côté, dans des places voisines de celles où étaient déposées ces richesses. Le hasard voulut que Hiempsal vînt loger à Thirmida, dans la maison du premier licteur de Jugurtha (8), et cet homme avait toujours été cher et agréable à son maître. Jugurtha comble de promesses l'agent que lui offre le hasard, et le détermine, sous prétexte de visiter sa maison, à faire faire de fausses clefs pour en ouvrir les portes, parce qu'on remettait tous les soirs les véritables à Hiempsal. Quant à Jugurtha, il devait, lorsqu'il en serait temps, se présenter en personne à la tête d'une troupe nombreuse. Le Numide exécuta promptement ses ordres, et, d'après ses instructions, il introduisit pendant la nuit les soldats de Jugurtha. Dès qu'ils ont pénétré dans la maison, ils se séparent pour chercher le roi, égorgent et ceux qui sont plongés dans le sommeil, et ceux qui se trouvent sur leur passage, fouillent les lieux les plus secrets, enfoncent les portes, répandent partout le tumulte et la confusion. On trouve enfin Hiempsal cherchant à se cacher dans la chambre d'une esclave, où, dans sa frayeur et dans son ignorance des lieux, il s'était d'abord réfugié. Les Numides, qui en avaient reçu l'ordre, portent sa tête à Jugurtha. |
XIII. Le bruit de ce
forfait, aussitôt répandu par toute l'Afrique,
remplit d'effroi Adherbal et tous les fidèles sujets
qu'avait eus Micipsa. Les Numides se divisent en deux partis
: le plus grand nombre se déclare pour Adherbal, mais
Jugurtha eut pour lui l'élite de l'armée. Il
rassemble le plus de troupes qu'il peut, ajoute à sa
domination les villes, de gré ou de force, et se
prépare à envahir toute la Numidie. Adherbal
avait déjà envoyé des ambassadeurs
à Rome pour informer le sénat du meurtre de son
frère et de sa propre situation. Néanmoins,
comptant sur la supériorité du nombre, il ne
laissa pas de tenter le sort des armes ; mais, dès
qu'on en vint à combattre, il fut vaincu, et du champ
de bataille il se réfugia dans la province romaine,
d'où il prit le chemin de Rome.
Cependant Jugurtha, après l'entier accomplissement de
ses desseins et la conquête de toute la Numidie,
réfléchissant à loisir sur son crime,
commence à craindre le peuple romain, et, pour
fléchir ce juge redoutable, il n'a d'espoir que dans
ses trésors et dans la cupidité de la noblesse.
Il envoie donc à Rome, peu de jours après, des
ambassadeurs avec beaucoup d'or et d'argent, et leur prescrit
de combler de présents ses anciens amis, de lui en
acquérir de nouveaux, enfin, de ne point
hésiter à acheter par leurs largesses tous ceux
qu'ils y trouveraient accessibles. Arrivés à
Rome, les ambassadeurs, suivant les instructions de leur
maître, envoient des dons magnifiques à ceux qui
lui sont unis par les liens de l'hospitalité, ainsi
qu'aux sénateurs les plus influents. Tout change alors
; l'indignation violente de la noblesse fait place aux plus
bienveillantes, aux plus favorables dispositions.
Gagnés, les uns par des présents, les autres
par des espérances, ils circonviennent chacun des
membres du sénat, pour empêcher qu'on ne prenne
une résolution trop sévère contre
Jugurtha. Dès que les ambassadeurs se crurent
assurés du succès, au jour fixé, les
deux parties sont admises devant le sénat. Alors
Adherbal prit, dit-on, la parole en ces termes :
XIV.
«Sénateurs, Micipsa, mon père, me
prescrivit en mourant de considérer la couronne de
Numidie comme un pouvoir qui m'était
délégué, et dont vous aviez la
disposition souveraine : il m'ordonna de servir le peuple
romain de tous mes efforts, tant en paix qu'en guerre, et de
vous regarder comme des parents, comme des alliés. En
me conduisant d'après ces maximes, je devais trouver
dans voire amitié une armée, des richesses, et
l'appui de ma couronne. Je me disposais à suivre ces
leçons de mon père, lorsque Jugurtha, l'homme
le plus scélérat que la terre ait porté,
m'a, au mépris de votre puissance, chassé de
mes Etats et de tous mes biens, moi, le petit-fils de
Masinissa, moi, l'allié et l'ami
héréditaire du peuple romain.
Sénateurs, puisque je devais descendre à ce
degré d'infortune, j'aurais voulu pouvoir solliciter
votre secours plutôt par mes services que par ceux de
mes ancêtres, et surtout avoir droit à votre
appui sans en avoir besoin ou du moins, s'il me devenait
nécessaire, ne le réclamer que comme une dette.
Mais, puisque l'innocence ne peut se défendre par
elle-même, et qu'il n'a pas dépendu de moi de
faire de Jugurtha un autre homme, je me suis
réfugié auprès de vous,
sénateurs, avec le regret bien amer d'être
forcé de vous être à charge avant de vous
avoir été utile.
D'autres rois, après avoir été vaincus
par vos armes, ont obtenu votre amitié, ou dans leurs
périls ont brigué votre alliance. Notre
famille, au contraire, s'unit au peuple romain pendant la
guerre de Carthage, alors que l'honneur de votre
amitié était plus à rechercher que votre
fortune. Vous ne voudrez pas, sénateurs, qu'un
descendant de cette famille, qu'un petit-fils de Masinissa,
réclame vainement votre assistance. Quand, pour
l'obtenir, je n'aurais d'autre titre que mon infortune, moi
monarque, puissant naguère par ma naissance, ma
considération, mes armées, aujourd'hui
flétri par la disgrâce, sans ressources, et sans
autre espoir que des secours étrangers, il serait de
la dignité du peuple romain de réprimer
l'injustice et d'empêcher un royaume de
s'accroître par le crime. Et cependant je suis
expulsé des provinces dont le peuple romain fit don
à mes ancêtres, et d'où mon père
et mon, aïeul, unis à vous, chassèrent
Syphax et les Carthaginois. Vos bienfaits me sont ravis,
sénateurs, et mon injure devient pour vous un
outrage.
Hélas ! quel est mon malheur ! Voilà donc,
ô Micipsa, mon père, le fruit de tes bienfaits !
Celui que tu fis l'égal de tes enfants, et que tu
appelas au partage de ta couronne, devait-il devenir le
destructeur de ta race ? Notre famille ne connaîtra
donc jamais le repos ? serons-nous toujours dans le sang,
dans les combats et dans l'exil ? Tant que Carthage a
subsisté, nous pouvions nous attendre à toutes
ces calamités : nos ennemis étaient à
nos portes ; vous, Romains, nos amis, vous étiez
éloignés : notre unique espoir était
dans nos armes. Mais depuis que l'Afrique est purgée
de ce fléau, nous goûtions avec joie les
douceurs de la paix, nous n'avions plus d'ennemis, si ce
n'est peut-être ceux que vous nous auriez
ordonné de combattre. Et voilà que tout
à coup Jugurtha, dévoilant son insupportable
audace, sa scélératesse et son insolente
tyrannie, assassine mon frère, son proche parent, et
fait du royaume de sa victime le prix de son forfait. Puis,
après avoir vainement tenté de me prendre aux
mêmes pièges, il me chasse de mes Etats et de
mon palais, alors que, vivant sous votre empire, je n'avais
à redouter ni violence ni guerre. Il me laisse, comme
vous voyez, dénué de tout, couvert
d'humiliation, et réduit à me trouver plus en
sûreté partout ailleurs que dans mes
Etats.
J'avais toujours
pensé, sénateurs, et mon père me l'a
souvent repété, que ceux qui cultivaient avec
soin votre amitié s'imposaient de pénibles
devoirs, mais que d'ailleurs ils étaient à
1'abri de toute espèce de danger (9). Ma famille, autant
qu'il fut en son pouvoir, vous a servis dans toutes vos
guerres ; maintenant que vous êtes en paix, c'est
à vous, sénateurs, à pourvoir à
notre sûreté. Nous étions deux
frères ; mon père nous en donna un
troisième dans Jugurtha, croyant nous l'attacher par
ses bienfaits. L'un de nous deux est mort assassiné ;
l'autre, qui est devant vos yeux, n'a échappé
qu'avec peine â ses mains fratricides. Hélas !
que me reste-t-il à faire ? à qui recourir de
préférence dans mon malheur ? Tous les appuis
de ma famille sont anéantis. Mon père a
payé son tribut à la nature ; mon frère
a succombé victime d'un parent cruel qui devait plus
qu'un autre épargner sa vie ; mes alliés, mes
amis, tous mes parents enfin, ont subi chacun des tourments
divers.
Prisonniers de Jugurtha, les uns ont été mis en
croix, les autres livrés aux bêtes ;
quelques-uns, qu'on laisse vivre, traînent au fond de
noirs cachots, dans le deuil et le désespoir, une vie
plus affreuse que la mort. Quand je conserverais encore tout
ce que j'ai perdu, quand mes appuis naturels ne se seraient
pas tournés contre moi, si quelque malheur
imprévu était venu fondre sur ma tête, ce
serait encore vous que j'implorerais, sénateurs, vous
à qui la majesté de votre empire fait un devoir
de maintenir partout le bon droit et de réprimer
l'injustice. Mais aujourd'hui, banni de ma patrie, de mon
palais, sans suite, dépourvu des marques de ma
dignité, où diriger mes pas ? à qui
m'adresser ? à quelles nations, à quels rois,
quand votre alliance les a tous rendus ennemis de ma famille
? Sur quel rivage puis-je aborder où je ne trouve
encore les marques multipliées des hostilités
qu'y portèrent mes ancêtres ? Est-il quelque
peuple qui puisse compatir à mes malheurs, s'il a
jamais été votre ennemi ?
Telle est, en un mot, sénateurs, la politique que nous
a enseignée Masinissa : «Ne nous attacher qu'au
peuple romain, ne point contracter d'autres alliances, ni de
nouvelles ligues : alors nous trouverions dans votre
amitié d'assez puissants appuis, ou si la fortune
venait à abandonner votre empire, c'était avec
lui que nous devions périr». Votre vertu et la
volonté des dieux vous ont rendus puissants et heureux
; tout vous est prospère, tout vous est soumis. Il ne
vous en est que plus facile de venger tes injures de vos
alliés. Tout ce que je crains, c'est que
l'amitié peu éclairée de quelques
citoyens pour Jugurtha n'égare leurs intentions.
J'apprends qu'ils n'épargnent ni démarches, ni
sollicitations, ni importunités auprès de
chacun de vous, pour obtenir que vous ne décidiez rien
en l'absence de Jugurtha, et sans l'avoir entendu. Suivant
eux, mes imputations sont fausses, et ma fuite simulée
: j'aurais pu demeurer dans mes Etats. Puissé-je,
ô ciel ! voir le parricide auteur de toutes mes
infortunes réduit à mentir de même !
Puissiez-vous, quelque jour, vous et les dieux immortels,
prendre souci des affaires humaines ! Et cet homme si fier de
l'élévation qu'il doit à ses crimes,
désormais en proie à tous les malheurs
ensemble, expiera son ingratitude envers notre père,
l'assassinat de mon frère et les maux qu'il m'a
faits.
Faut-il le dire, ô mon frère chéri ! si
la vie te fut sitôt arrachée par la main qui
devait le moins y attenter, ton sort est à mes yeux
plus digne d'envie que de regrets. Avec l'existence, ce n'est
pas un trône que tu as perdu : tu as
échappé aux horreurs de la fuite, de l'exil, de
l'indigence, et de tous les maux qui m'accablent. Quant
à moi, malheureux, précipité du
trône de mes ancêtres dans un abîme
d'infortunes, je présente au monde le spectacle des
vicissitudes humaines. Incertain du parti que je dois
prendre, poursuivrai-je ta vengeance, privé
moi-même de toute protection ? Songerai-je à
remonter sur mon trône, tandis que ma vie et ma mort
dépendent de secours étrangers ? Ah ! que la
mort n'est-elle une voie honorable de terminer ma
destinée ! Mais n'encourrais-je pas un juste
mépris, si, par lassitude de mes maux, j'allais
céder la place à l'oppresseur ? Je ne peux
désormais vivre avec honneur ni mourir sans honte. Je
vous en conjure, sénateurs, par vous-mêmes, par
vos enfants, par vos ancêtres, par la majesté du
peuple romain, secourez-moi dans mon malheur, opposez-vous
à l'injustice, et puisque le trône de Numidie
vous appartient, ne souffrez pas qu'il soit plus longtemps
souillé par le crime et par le sang de notre
famille».
XV. Après qu'Adherbal
eut cessé de parler, les ambassadeurs de Jugurtha,
comptant plus sur leurs largesses que sur la bonté de
leur cause, répondirent en peu de mots qu'Hiempsal
avait été tué par les Numides à
cause de sa cruauté ; qu'Adherbal, vaincu après
avoir été l'agresseur, venait se plaindre du
tort qu'il n'avait pu faire ; que Jugurtha priait le
sénat de ne pas le croire différent de ce qu'on
l'avait vu à Numance, et de le juger plutôt sur
ses actions que sur les paroles de ses ennemis. Adherbal et
les ambassadeurs s'étant retirés, le
sénat passe sur-le-champ à la
délibération. Les partisans de Jugurtha et
beaucoup d'autres, corrompus par l'intrigue, tournent en
dérision les paroles d'Adherbal, et par leurs
éloges exaltent le mérite de son adversaire.
Leur influence sur l'assemblée, leur éloquence,
tous les moyens sont épuisés pour pallier le
crime et la honte d'un vil scélérat, comme s'il
se fût agi de leur propre honneur. Il n'y eut qu'un
petit nombre de sénateurs qui, préférant
aux richesses la justice et la vertu, votèrent pour
que Rome secourût Adherbal, et punît
sévèrement le meurtre de son frère. Cet
avis fut surtout appuyé par Emilius Scaurus, homme
d'une naissance distinguée, actif, factieux, avide de
pouvoir, d'honneurs, de richesses, mais habile à
cacher ses défauts. Témoin de l'éclat
scandaleux et de l'impudence avec lesquels on avait
répandu les largesses du roi, il craignit, ce qui
arrive en pareil cas, de se rendre odieux en prenant part
à cet infâme trafic, et contint sa
cupidité habituelle.
XVI. La victoire
cependant demeura au parti qui, dans le sénat,
sacrifiait la justice à l'argent ou à la
faveur. On décréta que dix commissaires iraient
en Afrique partager entre Jugurtha et Adherbal les Etats
qu'avaient possédés Micipsa. A la tête de
cette députation était Lucius Opimius,
personnage fameux et alors tout-puissant dans le
sénat, pour avoir, pendant son consulat, après
le meurtre de C. Gracchus et da M. Fluvius Flaccus,
cruellement abusé de cette victoire de la noblesse sur
le peuple. Bien qu'à Rome Jugurtha se fût
déjà assuré de l'amitié
d'Opimius, il n'oublia rien pour le recevoir avec la plus
haute distinction, et à force de dons, de promesses,
il l'amena au point de sacrifier sa réputation, son
devoir, en un mot toutes ses convenances personnelles, aux
intérêts d'un prince étranger. Les autres
députés, attaqués par les mêmes
séductions, se laissent presque tous gagner. Peu
d'entre eux préférèrent le devoir
à l'argent. Dans le partage de la Numidie entre les
deux princes, les provinces les plus fertiles et les plus
peuplées, dans le voisinage de la Mauritanie, furent
adjugées à Jugurtha ; celles qui, par la
quantité des ports et des beaux édifices,
avaient plus d'apparence que de ressources réelles,
échurent à Adherbal.
XVII. Mon sujet semble
exiger que je dise quelques mois sur la position de l'Afrique
et sur les nations avec lesquelles nous avons eu des guerres
ou des alliances. Quant aux pays et aux peuples que leur
climat brûlant, leurs montagnes et leurs déserts
rendent moins accessibles, il me serait difficile d'en donner
des notions certaines. Pour le reste, j'en parlerai
très brièvement.
Dans la division du globe terrestre, la plupart des auteurs
regardent l'Afrique comme la troisième partie du
monde, quelques-uns n'en comptent que deux, l'Asie et
l'Europe, et comprennent l'Afrique dans la dernière.
Elle a pour bornes, à l'occident, le détroit
qui joint notre mer à l'Océan ; à
l'orient, un vaste plateau incliné, que les habitants
nomment Catabathmon.
La mer y est orageuse, les côtes offrent peu de ports,
le sol y est fertile en grains, abondant en pâturages,
dépouillé d'arbres : les pluies et les sources
y sont rares. Les hommes y sont robustes, légers
à la course, durs au travail : à l'exception de
ceux que moissonne le fer ou la dent dee bêtes
féroces, la plupart meurent de vieillesse, car rien
n'y est plus rare que d'être emporté par la
maladie. En revanche, il s'y trouve quantité
d'animaux, d'espèce malfaisante. Pour ce qui est des
premiers habitants de l'Afrique, de ceux qui sont venus
ensuite, et du mélange de toutes ces races, je vais,
au risque de contrarier les idées reçues,
rapporter en peu de mots les traditions que je me suis fait
expliquer d'après les livres puniques, qui venaient,
dit-on, du roi Hiempsal ; elles sont conformes à la
croyance des habitants du pays. Au surplus, je laisse aux
auteurs de ces livres la garantit des faits.
XVIII. Les premiers
habitants de l'Afrique furent les Gétules et les
Libyens, nations farouches et grossières, qui se
nourrissaient de la chair des animaux sauvages et broutaient
l'herbe comme des troupeaux. Ils ne connaissaient ni le frein
des moeurs et des lois, ni l'autorité d'un
maître. Sans demeures fixes, errant à
l'aventure, leur seul gîte était là
où la nuit venait les surprendre. A la mort d'Hercule,
qui périt en Espagne, selon l'opinion répandue
en Afrique, son armée, composée d'hommes de
toutes les nations, se trouva sans chef, tandis que vingt
rivaux s'en disputaient le commandement : aussi ne
tarda-t-elle pas à se disperser. Dans le nombre, les
Mèdes, les Perses et les Arméniens
passèrent en Afrique sur leurs navires, et
occupèrent les contrées voisines de notre mer
(10). Les Perses
s'approchèrent davantage de l'Océan. Ils se
firent des cabanes avec les carcasses de leurs vaisseaux
renversés ; le pays ne leur fournissait point de
matériaux, et ils n'avaient pas la faculté d'en
tirer d'Espagne, ni par achat ni par échange,
l'étendue de la mer et l'ignorance de la langue
empêchant le commerce.
Insensiblement ces Perses se mêlèrent aux
Gétules par des mariages, et comme, dans leurs
fréquentes excursions, ils avaient changé
souvent de demeures, ils se donnèrent eux-mêmes
le nom de Numides. Encore aujourd'hui, les habitations des
paysans numides, appelées mapales, ressemblent assez,
par leur forme oblongue et par leurs toits cintrés,
à des carènes de vaisseaux.
Aux Mèdes et aux Arméniens se joignirent les
Libyens, peuple plus voisin de la mer d'Afrique que les
Gétules, qni étaient plus sous le soleil, et
tout près de la zone brûlante. Ils ne
tardèrent pas à bâtir des villes, car,
n'étant séparés de l'Espagne que par un
détroit, ils établirent avec ce pays un
commerce d'échange. Les Libyens
altérèrent peu à peu le nom des
Mèdes ; et, dans leur idiome barbare, les
appelèrent Maures (11).
Ce furent les Perses dont la puissance prit surtout un
accroissement rapide : et bientôt l'excès de
leur population força les jeunes gens de se
séparer de leurs pères, et d'aller, sous le nom
de Numides, occuper, près de Carthage, le pays qui
porte aujourd'hui leur nom. Les colons anciens et nouveaux,
se prêtant un mutuel secours, subjuguèrent
ensemble, soit par la force, soit par la terreur de leurs
armes, les nations voisines, et étendirent au loin
leur nom et leur gloire : particulièrement ceux qui,
plus rapprochés de notre mer, avaient trouvé
dans les Libyens des ennemis moins redoutables que les
Gétules. Enfin, toute la partie inférieure de
l'Afrique fut occupée par les Numides, et toutes les
tribus vaincues par les armes prirent le nom du peuple
conquérant, et se confondirent avec lui.
XIX. Dans la suite, des
Phéniciens, les uns pour délivrer leur pays
d'un surcroît de population, les autres par des vues
ambitieuses, engagèrent à s'expatrier la
multitude indigente et quelques hommes avides de
nouveautés. Ils fondèrent, sur la côte
maritime, Hippone, Hadrumète et Leptis. Ces villes,
bientôt florissantes, devinrent l'appui ou la gloire de
la mère patrie. Pour ce qui est de Carthage, j'aime
mieux n'en pas parler que d'en dire trop peu, puisque mon
sujet m'appelle ailleurs.
En venant de Calabathmon, qui sépare l'Egypte de
l'Afrique, la première ville qu'on rencontre le long
de la mer est Cyrène, colonie de Théra, puis
les deux Syrtes, et entre elles la ville de Leptis, ensuite
les Autels des Philènes, qui marquaient la limite de
l'empire des Carthaginois du côté de l'Egypte ;
puis viennent les autres villes puniques. Tout le reste du
pays, jusqu'à la Mauritanie, est occupé par les
Numides. Très près de l'Espagne sont les Maures
; enfin, les Gétules au-dessus de la Numidie. Les uns
habitent des cabanes ; les autres, plus barbares encore, sont
toujours errants. Après eux sont les Ethiopiens, et
plus loin, des contrées dévorées par les
feux du soleil.
Lors de la guerre de Jugurtha, le peuple romain gouvernait
par ses magistrats presque toutes les villes puniques, ainsi
que tout le territoire possédé en dernier lieu
par les Carthaginois. Une grande partie du pays des
Gétules et de la Numidie, jusqu'au fleuve Mulucha,
obéissait à Jugurtha. Le roi Bocchus
étendait sa domination sur tous les Maures : ce prince
ne connaissait les Romains que de nom, et nous-mêmes
nous ne l'avions jusqu'alors connu ni comme allié ni
comme ennemi.
En voilà assez, je pense, sur l'Afrique et sur ses
habitants, pour l'intelligence de mon sujet.
Suite de la Guerre de Jugurtha
(6) Scipion.
- Il s'agit ici de Scipion Emilien, fils de
Paul-Emile, petit-fils, par adoption, du grand
Scipion l'Africain, et le même qui avait fait
le partage de la succession de Masinissa entre ses
enfants. Il fut, comme son aïeul d'adoption,
surnommé l'Africain, après avoir
détruit Carthage. |
|
(7)
Si je venais à en avoir. - Ces mots,
si genuissem, négligés par
quelques traducteurs, font entendre que Jugurtha
avait perdu son père avant que Micipsa
eût des enfants. |
|
(8) Dans
la maison du premier licteur de Jugurtha. -
D'anciens traducteurs ont rendu proxumus lictor
Jugurthae par cette expression, son
capitaine des gardes. Ils n'avaient pas
réfléchi que Salluste, qui
connaissait bien les moeurs et les coutumes de
l'Afrique, n'aurait pas employé cette
expression toute romaine, s'il n'avait eu ses
motifs. En effet, Masinissa, à qui le
sénat de Rome avait décerné
les ornements des magistratures curules, avait
introduit en Numidie quelques-unes des institutions
de Rome ; et, comme des préteurs, des
consuls, ce prince et ses successeurs se faisaient
probablement précéder par des
licteurs armés de faisceaux. |
|
(9) A
l'abri de toute espèce de danger. -
«Quoique le titre de leur allié (des
Romains), dit Montesquieu, fût une
espèce de servitude, il était
néanmoins très recherché ; car
il était sûr que l'on ne recevrait
d'injures que d'eux, et l'on avait sujet
d'espérer qu'elles seraient
moindres». |
|
(10) Notre
mer. - C'est ainsi que les Romains
désignaient la mer
Méditerranée, parce que leurs
possessions l'entouraient en grande partie ou
même entièrement. Ils la regardaient
comme faisant partie de leur empire ; d'autres
l'appelaient Internum mare (la mer
Intérieure). |
|
(11) Les appelèrent Maures. - Ce changement du nom de Mède en celui de Maure, n'a rien de conforme aux analogies. Ici Salluste a mal rencontré, ou il a été trompé. Cependant, observe le président de Brosses, il nous apprend lui-même, sans s'en apercevoir, d'où est tiré le nom de Maure, lorsqu'il nous dit que ces peuples furent les premiers de la côte d'Afrique qui commercèrent avec l'Espagne. Maure, en langage africain, signifie commerçant. |