I. Origine de la maison Octavienne. - II. Les ancêtres d'Auguste. - III. Services de C. Octavius, son père. - IV. Sa famille. - V. Sa naissance. - VI. Tradition superstitieuse touchant l'appartement où il fut nourri. - VII. Ses surnoms. - VIII. Ses premières campagnes ; ses études. Précis de sa vie. - IX. Ses guerres. - X. Ses menées à Rome. Ses premiers démêlés avec Marc-Antoine. Il embrasse le parti des grands, et lève une armée. Ses actes de lâcheté et de courage. - XI. Il est soupçonné d'avoir fait tuer les deux consuls. - XII. Il abandonne le parti des grands. Ses griefs contre ce parti ; sa vengeance. - XIII. Triumvirat. Cruautés d'Auguste. Partage de l'empire. - XIV. Dangers qu'il court à l'époque de la guerre de Pérouse. - XV. Ses vengeances après la victoire. - XVI. Guerre contre Sextus Pompée. Ses préparatifs. Sa conduite avant et pendant la bataille. Périls auxquels il est exposé. Il exile Lépide. - XVII. Il se brouille avec Antoine. Bataille d'Actium. Mort d'Antoine et de Cléopâtre. - XVIII. Il fait ouvrir le tombeau d'Alexandre. Ses travaux en Egypte. - XIX. Il échappe à plusieurs conspirations. - XX. Guerres qu'il fit en personne. - XXI. Ses conquêtes. Son autorité sur les peuples étrangers. - XXII. Ses triomphes. - XXIII. Ses revers. Son désespoir à la nouvelle de la défaite de Varus. - XXIV. Ses règlements militaires. - XXV. Sa conduite envers ses soldats. Ses adages militaires. - XXVI. Ses consulats. - XXVII. Sa cruauté pendant le triumvirat. Ses terreurs. Son tribunat perpétuel. - XXVIII. Il feint deux fois de vouloir rétablir la république. - XXIX. Il embellit Rome. - XXX. Ses lois de police. Ses dons aux temples. - XXXI. Ses institutions religieuses. Il réforme le calendrier, et donne son nom à un mois de l'année. Son respect pour la mémoire des grands hommes.- XXXII. Il corrige un grand nombre d'abus. - XXXIII. Son assiduité à rendre la justice, et sa modération comme juge. - XXXIV. Il révise toutes les lois. Ses vaines mesures contre le célibat. - XXXV. Il réforme le sénat. Ses précautions contre les sénateurs. Ses rapports avec eux. - XXXVI. Nouveaux règlements dont il est l'auteur. - XXXVII. Il crée de nouveaux offices. - XXXVIII. Il avance les fils des sénateurs. Il rétablit l'usage des revues des chevaliers. - XXXIX. Il leur fait rendre un compte rigoureux de leur conduite. - XL. Ses règlements en faveur de l'ordre équestre. Ses distributions de blé au peuple. Sa conduite à l'égard des comices. Il restreint la faculté des affranchissements et le droit de cité. Il rétablit le costume romain. - XLI. Ses libéralités. - XLII. Sa fermeté vis-à-vis du peuple. Sa conduite pendant une disette. Il projette d'abolir les distributions de blé, et renonce à cette mesure. - XLIII. Ses spectacles. - XLIV. Ordre qu'il introduit parmi les spectateurs. - XLV. Sa conduite pendant les spectacles. Son goût pour le pugilat. Sa sévérité envers les acteurs. - XLVI. Ses colonies. Ses innovations en faveur de l'Italie. Il encourage l'honneur et la propagation. - XLVII. Il administre une partie des provinces romaines. Sa conduite envers quelques villes. Ses voyages dans tout l'empire. - XLVIII. Sa politique à l'égard des rois alliés de Rome. - XLIX. Ses règlements concernant l'armée. Institution des courriers. - L. Ses cachets. - LI. Sa clémence et sa douceur. - LII. Sa modération. - LIII. Sa modestie. Son affabilité. Ses relations d'amitié avec un grand nombre de citoyens. - LIV. Espèce de liberté dont il laisse jouir les Sénateurs. - LV. Sa conduite à l'égard des auteurs de libelles. - LVI. Il se soumet, en quelques circonstances, aux lois de l'égalité. Sa conduite envers ses amis et ses clients. - LVII. Témoignages de l'affection qu'il inspire à tous les ordres. - LVIII. Il reçoit le titre de Père de la patrie. - LIX. Autres témoignages de cette affection. - LX. Respect des rois pour sa personne. - LXI. Sa vie privée. Mort de sa mère et de sa soeur. - LXII. Ses mariages. - LXIII Ses enfants. - LXIV. Ses soins pour leur éducation. - LXV. Ses chagrins de famille. Les Julies. Agrippa. - LXVI. Ses amis. Son chagrin de la mort de Gallus. A quelles conditions il accepte des héritages. - LXVII. Sa conduite envers ses affranchis et ses esclaves. - LXVIII. Débauches de sa jeunesse. - LXIX. Ses adultères. Les complaisances de ses amis. Lettre impudique d'Antoine. - LXX. Le souper des douze divinités. - LXXI. Sa passion pour le jeu. Quelques passages de ses lettres. - LXXII. Ses habitations à Rome. Ses maisons de campagne. - LXXIII. Son économie dans l'ameublement. La simplicité de ses vêtements. - LXXIV. Ses repas. - LXXV. Ses festins, et ses présents à ses amis les jours de fête. - LXXVI. Sa frugalité. - LXXVII. Sa sobriété. - LXXXIII. Son sommeil. - LXXIX. Son portrait. - LXXX. Ses infirmités. - LXXXI. Ses maladies. - LXXXII. Ses précautions pour sa santé. - LXXXIII. Ses exercices et ses distractions. - LXXXIV. Ses études et ses talents. - LXXXV. Ses ouvrages. - LXXXVI. Son style. Son aversion pour la recherche. - LXXXVII. Ses locutions. - LXXXVIII. Son orthographe. - LXXXIX. Ses connaissances en grec. Sa bienveillance pour les écrivains. - XC. Ses superstitions. - XCI. Ses rêves. - XCII. Sa foi dans les présages. - XCIII. Distinction qu'il fait entre les diverses religions. - XCIV. XCV. Présages de sa grandeur future. - XCVI. Présages de ses victoires. - XCVII. Présages de sa mort et de son apothéose. - XCVIII. Sa dernière maladie. - XCIX. Sa mort. - C. Ses funérailles. - CI. Son testament.
I. La maison Octavienne
était anciennement une des premières de
Vélitres : plusieurs monuments l'attestent. Par
exemple, un des endroits les plus fréquentés de
la ville s'appelait depuis longtemps le quartier Octavien, et
l'on y montrait un autel consacré par un Octavius,
qui, créé général dans une guerre
contre un peuple voisin, et averti un jour, au milieu d'un
sacrifice au dieu Mars, de l'irruption subite de l'ennemi,
enleva aux flammes les chairs à demi rôties de
la victime, les partagea selon la coutume, courut au combat,
et revint victorieux. Il y eut même un décret
public qui ordonnait d'offrir désormais de la
même manière au dieu Mars les entrailles des
victimes, et d'en porter les restes aux Octavius.
II. Cette famille, admise dans
le sénat, par le roi Tarquin l'Ancien, au rang des
familles romaines, puis classée par Ser. Tullius parmi
les patriciennes, passa ensuite d'elle-même dans les
rangs plébéiens, et ne revint au patriciat
qu'après un long intervalle, par la volonté de
Jules César. Le premier de cette maison qui obtint une
magistrature par les suffrages du peuple fut C. Rufus. Il fut
questeur, et donna le jour à deux fils, Cnéus
et Caïus, lesquels devinrent la souche d'une double
branche d'Octavius, dont la destinée fut bien
différente : Cnéus et tous ses descendants
remplirent les plus grandes charges de l'Etat ; mais
Caïus et sa postérité, soit hasard, soit
préférence, demeurèrent dans l'ordre des
chevaliers jusqu'au père d'Auguste. Le bisaïeul
de celui-ci servit en Sicile, pendant la seconde guerre
punique, en qualité de tribun des soldats, sous le
commandement d'Emilius Papus. Son aïeul borna son
ambition aux magistratures municipales, et vieillit dans
l'abondance et le repos. Mais d'autres auteurs ont
donné ces détails. Auguste lui-même a
écrit qu'il n'était issu que d'une famille de
chevaliers, ancienne et riche, et que son père avait
été le premier sénateur de son nom. M.
Antoine lui reproche d'avoir eu pour bisaïeul un
affranchi, un cordier du bourg de Thurium, et pour
grand-père un courtier. Voilà tout ce que j'ai
trouvé concernant les ancêtres paternels
d'Auguste.
III. C.Octavius, son
père, fut, dès sa première jeunesse, en
possession d'une grande fortune et de l'estime publique. Je
suis donc étonné que quelques auteurs en aient
fait un courtier, et même un de ces agents de
corruption employés à l'achat des suffrages
dans les assemblées du champ de Mars. Elevé au
sein de l'opulence, il parvint aisément aux plus
hautes magistratures, et il les remplit avec distinction.
Après sa préture, le sort lui assigna la
Macédoine ; et sur sa route, il anéantit les
restes fugitifs des armées de Spartacus et de
Catilina, qui occupaient le territoire de Thurium ;
commission que le sénat lui avait donnée
extraordinairement. Il montra dans le gouvernement de sa
province autant d'équité que de courage. Il
vainquit les Besses et les Thraces dans une grande bataille ;
et il traita si bien les alliés, que M. Tullius
Cicéron, dans plusieurs lettres qui existent encore,
exhorte son frère Quintus, alors proconsul en Asie,
où il se faisait une réputation peu honorable,
à imiter son voisin Octavius, et à bien
mériter, comme lui, des alliés de la
république.
IV. Il mourut subitement, en
revenant de la Macédoine, et avant d'avoir pu
déclarer sa candidature au consulat. Il laissait
d'Ancharia, Octavie l'aînée, et d'Atia, sa
seconde femme, Octavie la cadette et Auguste. Atia
était fille de M. Atius Balbus et de Julie, soeur de
C. César. Balbus, du côté de son
père, était originaire d'Aricie et comptait
beaucoup de sénateurs dans sa famille ; du
côté de sa mère, il tenait de fort
près au grand Pompée. Il fut honoré de
la préture, et l'un des vingt commissaires
chargés, en vertu de la loi Julia, de partager au
peuple les terres de la Campanie. Toutefois Antoine,
affectant le même dédain pour les ancêtres
maternels d'Auguste, dit que son bisaïeul était
de race africaine, et avait tenu boutique à Aricie,
tantôt de parfumeur et tantôt de boulanger.
Cassius de Parme, dans une de ses lettres, ne se contente pas
d'appeler Auguste petit-fils d'un boulanger ; il le traite
aussi de petit-fils d'un méchant courtier de monnaies,
et il l'apostrophe ainsi : «La farine que vendait ta
mère sortait du plus grossier des moulins d'Aricie, et
le changeur de Nérulum la pétrissait de ses
mains noircies par le cuivre».
V. Auguste naquit sous le
consulat de M. Tullius Cicéron et d'Antoine, le 9 des
calendes d'octobre, un peu avant le lever du soleil, dans le
quartier du Palatium, près des Têtes de boeuf,
à l'endroit même où il a maintenant un
sanctuaire, bâti peu de temps après sa mort. On
voit en effet, dans les actes du sénat, qu'un jeune
patricien, C. Létorius, convaincu d'adultère,
ayant allégué aux sénateurs, pour
éviter la peine rigoureuse attachée à ce
crime, son âge, son origine, et surtout l'avantage
qu'il avait d'être le possesseur et en quelque sorte le
gardien du sol qu'Auguste avait touché à sa
naissance, et ayant demandé sa grâce en
considération de ce dieu, qui était comme sa
divinité particulière et domestique, un
décret consacra la partie de la maison où
Auguste était né.
VI. On montre encore, dans une
maison de campagne de ses ancêtres, auprès de
Vélitres, la chambre où il fut nourri ; elle
est fort petite, et ressemble à un office. L'opinion
du voisinage veut même qu'il y soit né. C'est un
devoir en quelque sorte religieux de n'y entrer qu'avec
respect et par nécessité ; car, d'après
une vieille croyance, quiconque a l'audace d'y
pénétrer est saisi d'une secrète horreur
et d'un effroi subit. Ce qui confirma ce bruit populaire,
c'est qu'un nouveau possesseur de cette campagne,
étant allé se coucher dans cette chambre, ou
par hasard, ou pour voir ce qui en était, se sentit,
après quelques heures, emporté par une force
soudaine et mystérieuse, et fut trouvé presque
demi-mort devant la porte, où il avait
été lancé avec son lit.
VII. On lui donna, dans son
enfance, le surnom de Thurinus, à cause de son
origine, ou parce que, peu de temps après sa
naissance, son père Octavius avait vaincu, sur le
territoire de Thurium, les esclaves fugitifs. J'ai pu
avancer, avec assez de certitude, qu'il fut nommé
Thurinus, ayant possédé une ancienne
médaille de bronze qui le représente enfant, et
dont l'inscription, en lettres de fer à demi
effacées, porte ce surnom. J'ai donné cette
médaille à notre prince, qui l'a placée,
avec un pieux respect, parmi ses dieux domestiques. Une autre
preuve encore : M. Antoine, croyant l'outrager, l'avait
souvent appelé Thurinus dans ses lettres, et Auguste
se contenta de répondre «qu'il s'étonnait
qu'on voulût lui faire une injure de son premier
nom». Dans la suite, il prit celui de
César, et enfin celui d'Auguste ; l'un,
en vertu du testament de son grand oncle ; l'autre, sur la
proposition de Munatius Plancus. Quelques sénateurs
étaient d'avis qu'on l'appelât Romulus, comme
étant, en quelque sorte, le second fondateur de Rome ;
mais le surnom d'Auguste prévalut, parce qu'il
était nouveau, et surtout parce qu'il était
plus respectable, [les lieux consacrés par la religion
ou par le ministère des augures s'appelant
augustes, soit que ce mot dérive
d'auctus (accroissement), soit qu'il vienne de
gestus ou de gustus, employés tous deux
pour les présages que donnent les oiseaux, comme nous
l'apprend Ennius lui-même dans ce vers :
Quand Rome s'élevait sous d'augustes présages.]
VIII. Il avait quatre ans
quand il perdit son père ; à douze, il
prononça, devant le peuple assemblé,
l'éloge funèbre de son aïeule Julie ;
à seize, il prit la toge virile ; et quoique son
âge l'exemptât encore du service, il reçut
des récompenses militaires le jour où
César triompha pour la guerre d'Afrique. Son oncle
étant parti, peu de temps après, pour
l'Espagne, contre les fils de Cn. Pompée, Auguste,
à peine rétabli d'une maladie grave, le suivit
avec une très faible escorte, à travers des
chemins infestés d'ennemis, le rejoignit malgré
un naufrage, lui rendit de grands services, et fit admirer,
outre l'habileté de sa conduite pendant la route, la
précoce fermeté de son caractère.
César, qui, après la soumission des Espagnes,
méditait une expédition contre les Daces, et,
après celle-là, contre les Parthes, l'envoya
d'avance à Apollonie, où il se livra à
l'étude. C'est là qu'il apprit que César
avait été tué, et l'avait fait son
héritier. Il balança longtemps s'il
n'implorerait pas le secours des légions voisines ;
mais il rejeta ce parti comme imprudent et
précipité. Toutefois il revint à Rome et
entra en possession de son héritage, malgré les
irrésolutions de sa mère et les remontrances
opiniâtres de son beau-père Martius Philippus,
personnage consulaire. Il leva ensuite des armées, et
gouverna la république, d'abord avec Antoine et
Lépide, puis avec Antoine seul, environ douze
années ; et enfin sans partage pendant quarante-quatre
ans.
IX. Tel est comme le sommaire
de sa vie. Je vais maintenant en exposer
séparément les actes divers, non suivant
l'ordre des temps, mais selon leur nature, pour en donner une
idée plus nette et plus distincte. Il eut à
soutenir cinq guerres civiles, celles de Modène, de
Philippes, de Pérouse, de Sicile, d'Actium : la
première et la dernière contre M. Antoine ; la
seconde, contre Brutus et Cassius ; la troisième,
contre Luc. Antoine, frère du triumvir ; la
quatrième, contre Sex. Pompée, fils de
Cnéius.
X. Toutes ces guerres eurent
pour cause et pour principe l'obligation qu'il crut devoir
s'imposer de venger la mort de son oncle et de soutenir la
validité de ses actes. Aussi, dès qu'il fut
arrivé d'Apollonie, il résolut d'attaquer
Brutus et Cassius inopinément et à force
ouverte ; mais les voyant échapper à ce danger,
qu'ils avaient su prévoir, il s'arma contre eux de
l'autorité des lois, et les accusa, quoique absents,
comme meurtriers. Ceux qui étaient chargés de
donner les jeux institués pour les victoires de
César n'osant pas s'acquitter de ce devoir, Octave les
célébra lui-même. Pour mieux assurer
l'exécution de ses desseins, il voulut remplacer un
tribun du peuple qui venait de mourir, et il se porta
candidat, quoiqu'il fût patricien et ne fût pas
encore sénateur. Mais tous ses efforts venant
échouer contre l'opposition du consul M. Antoine, dont
il avait espéré faire son principal appui, et
qui prétendait ne le laisser jouir en rien, même
du droit ordinaire et commun, qu'en mettant à sa
connivence un prix exorbitant, il se tourna vers le parti des
grands. Il y savait Antoine détesté, parce
qu'il tenait Décimus Brutus assiégé dans
Modène, et s'efforçait de le chasser, à
main armée, d'une province où l'avait
envoyé César et maintenu le sénat.
D'après le conseil de quelques-uns de ses partisans,
Octave essaya de le faire assassiner ; mais le complot fut
découvert, et craignant à son tour, il leva,
pour sa défense et pour celle de la république,
une armée de vétérans, qu'il combla de
largesses. Il reçut alors, avec le titre de
propréteur, le commandement de cette armée, et
l'ordre de se réunir aux nouveaux consuls Hirtius et
Pansa, pour porter secours à Décimus Brutus. Il
termina cette guerre en trois mois et en deux batailles. Dans
la première il prit la fuite, s'il en faut croire
Antoine, et ne reparut qu'après deux jours, sans
cheval et sans son manteau de général. Il est
certain que, dans la seconde, il remplit à la fois les
devoirs d'un chef et d'un soldat, et qu'au fort de la
mêlée, voyant le porte-enseigne de sa
légion grièvement blessé, il prit
l'aigle sur son épaule et la porta longtemps.
XI. Hirtius et Pansa ayant
péri dans cette guerre, le premier sur le champ de
bataille, et l'autre, peu de temps après, d'une
blessure qu'il y avait reçue, le bruit se
répandit qu'Octave les avait fait tuer tous deux,
espérant que la défaite d'Antoine et la mort
des consuls le laisseraient seul maître des
armées victorieuses. La mort de Pansa excita
même de tels soupçons, que le médecin
Glycon fut retenu en prison, comme coupable d'avoir
empoisonné sa blessure. Aquilius Niger ajoute à
ces accusations, qu'Hirtius, l'autreconsul, fut tué
par Octave lui-même dans le désordre du
combat.
XII. Mais quand il sut
qu'Antoine, après sa fuite, avait été
reçu dans le camp de M. Lépide, et que les
autres généraux, d'accord avec leurs
armées, s'unissaient à ses adversaires, il
abandonna, sans hésiter, la cause des grands. Il
prétendit, pour justifier un pareil changement, avoir
à se plaindre des discours et de la conduite de
plusieurs d'entre eux, les uns l'ayant traité
d'enfant, les autres ayant proclamé qu'il
fallait le combler d'éloges et l'élever au ciel
; tout cela pour se dispenser de la reconnaissance qui lui
était due, ainsi qu'à ses
vétérans. Pour faire éclater davantage
le regret d'avoir servi ce parti, il frappa d'une amende
énorme les habitants de Nursia, qui avaient
érigé aux citoyens tués devant
Modène un monument funèbre avec cette
inscription : «Morts pour la liberté» ; et
comme ils ne purent la payer, il les chassa de leur
ville.
XIII. Ayant fait alliance
avec Antoine et Lépide, il vint aussi à bout,
quoique affaibli par la maladie, de terminer en deux
batailles la guerre de Philippes. Dans la première,
son camp fut pris, et il put à peine
s'échapper, en gagnant l'aile commandée par
Antoine. Il ne montra point de modération dans la
victoire, et il envoya la tête de Brutus à Rome,
pour être jetée aux pieds de la statue de
César. Aux peines dont il frappa les prisonniers les
plus illustres, il ajouta les plus sanglants outrages : on
rapporte même que l'un d'eux le suppliant de lui
accorder la sépulture, il répondit que
«cette faveur était au pouvoir des
vautours». D'autres, un père et un fils,
imploraient de lui la vie ; il leur ordonna de tirer au sort
ou de combattre, promettant de faire grâce au vainqueur
; et le père s'étant jeté au-devant de
l'épée de son fils, qui, le voyant tué,
se donna lui-même la mort, Octave se plut à les
regarder mourir. Aussi, quand les autres captifs et surtout
M. Favonius, cet émule de Caton, furent amenés,
la chaîne au cou, devant les vainqueurs, ils
s'accordèrent tous, après avoir
respectueusement salué Antoine du nom
d'Imperator, à prodiguer à Octave les
plus cruelles injures. Dans le partage qui suivit la
victoire, Antoine fut chargé de constituer l'Orient,
et Octave de ramener les vétérans en Italie,
pour les établir sur le territoire des villes
municipales. Mais il ne réussit qu'à
mécontenter à la fois les
vétérans et les anciens possesseurs, les uns se
plaignant d'être dépouillés, les autres
de n'être pas traités comme leurs services leur
donnaient le droit de l'espérer.
XIV. Vers le même
temps, L. Antoine, croyant trouver quelque force dans le
consulat, dont il était investi, et dans le pouvoir de
son frère, voulut exciter des troubles. Octave le
contraignit de s'enfuir à Pérouse, et le
réduisit par la famine ; mais ce ne fut pas sans
courir lui-même de grands dangers, avant et pendant
cette guerre. Il arriva, en effet, qu'à un spectacle
un simple soldat s'étant assis sur un des bancs des
chevaliers, et Octave l'ayant fait chasser par l'appariteur,
ses ennemis, quelques moments après,
répandirent le bruit qu'il venait de le faire mourir
dans les tourments. Peu s'en fallut alors que qu'Octave ne
pérît sous les coups des soldats, qui
accouraient indignés : heureusement pour lui, celui
qu'on disait mort fut aussitôt ramené sain et
sauf. Une autre fois, comme il sacrifiait près des
murs de Pérouse, il faillit être tué par
une troupe de gladiateurs, sortie brusquement de la
ville.
XV. Après la prise de
Pérouse, il sévit contre la plupart des
habitants : pour quiconque demandait grâce ou tentait
de se justifier, il n'avait qu'une réponse : «Il
faut mourir». Quelques auteurs ont écrit que,
parmi ceux qui se rendirent, il en choisit trois cents des
deux ordres, et qu'aux ides de mars il les fit immoler, comme
les victimes des sacrifices, devant un autel
élevé à Jules César. Il y en a
aussi qui prétendent que lui seul avait excité
cette guerre, pour obliger ses ennemis secrets, et ceux que
la crainte retenait plus que leur volonté même,
à se faire enfin connaître, en leur donnant pour
chef L. Antoine, et afin que leurs biens, confisqués
après leur défaite, lui servissent à
distribuer aux vétérans les récompenses
qu'il leur avait promises.
XVI. La guerre de Sicile fut
une de ses premières entreprises ; mais il la
traîna en longueur et l'interrompit plusieurs fois,
tantôt pour réparer le dommage causé,
même pendant l'été, à ses flottes
par de continuelles tempêtes et un double naufrage ;
tantôt pour faire la paix, sur les instances du peuple,
qui se voyait couper les vivres et menacer de la famine.
Quand il eut fait reconstruire ses vaisseaux et former
à la manoeuvre vingt mille esclaves qu'il avait
affranchis, il créa le port Jules, près de
Baies, en ouvrant à la mer le lac Lucrin et l'Averne ;
et après y avoir exercé ses troupes durant tout
un hiver, il battit Pompée entre Myles et Nauloque. Un
peu avant l'heure du combat, il éprouva tout à
coup un si invincible besoin de sommeil, qu'il fallut que ses
amis le réveillassent pour donner le signal. C'est, je
crois, ce fait qui donna matière aux sarcasmes
d'Antoine, quand il lui reprocha «de n'avoir pas
même pu regarder en face un front de bataille ; de
s'être couché, tout tremblant, sur le dos, en
levant au ciel un oeil stupide, et de n'avoir quitté
cette attitude, pour se montrer aux soldats, que lorsque M.
Agrippa eut mis en fuite les vaisseaux ennemis».
D'autres lui ont reproché un mot et un acte pleins
d'impiété, comme de s'être
écrié, en voyant sa flotte détruite par
la tempête, «qu'il saurait vaincre en
dépit de Neptune», et d'avoir, aux premiers jeux
du Cirque, supprimé la statue de ce dieu, un des
ornements de cette pompe solennelle. Dans aucune autre guerre
il ne fut exposé, sans le vouloir, à de plus
nombreux et plus grands dangers. Après avoir fait
passer une armée en Sicile, il faisait voile vers le
continent, pour y chercher le reste de ses troupes, lorsqu'il
fut attaqué à l'improviste par
Démocharès et Apollophane, lieutenants de
Pompée ; et il eut bien de la peine à leur
échapper avec un seul navire. Un autre jour, comme il
passait à pied près de Locres, se rendant
à Rhégium, il vit les galères du parti
de Pompée qui côtoyaient la terre ; et les
prenant pour les siennes, il descendit sur la plage et fut
sur le point d'être pris. Il arriva même que,
tandis qu'il s'enfuyait par des sentiers
détournés, un esclave d'Emilius Paulus, qui
l'accompagnait, se souvenant qu'il avait autrefois proscrit
le père de son maître, et cédant à
la tentation de la vengeance, essaya de le tuer. Après
la fuite de Pompée, M. Lépide, le second de ses
collègues, qu'il avait appelé de l'Afrique
à son secours, se targuait de l'appui de ses vingt
légions, prenait des airs de grandeur, et
réclamait, par la terreur et la menace, le premier
rang dans l'Etat. Octave lui ôta son armée, et,
lui laissant la vie, qu'il demandait à genoux, le
relégua pour toujours dans l'île de
Circéies.
XVII. Il rompit enfin son
alliance avec M. Antoine ; alliance toujours incertaine et
douteuse, mal entretenue par de fréquentes
réconciliations ; et, pour montrer combien son rival
choquait les moeurs de sa patrie, il fit ouvrir et lire
devant le peuple assemblé le testament qu'il avait
laissé à Rome, et où il mettait au
nombre de ses héritiers les enfants de
Cléopâtre. Toutefois, après l'avoir fait
déclarer ennemi de la république, il lui
renvoya tous ses parents et tous ses amis, entre autres C.
Sosius et Cn. Domitius, alors consuls ; il dispensa
même les habitants de Bologne, qui étaient
depuis fort longtemps dans la clientèle des Antoines,
de prendre contre lui les armes avec toute l'Italie, dans sa
propre querelle. Bientôt après, il le vainquit
dans une bataille navale auprès d'Actium ; le combat
se prolongea jusqu'au soir, et le vainqueur passa la nuit sur
son vaisseau. D'Actium, Octave alla prendre ses quartiers
d'hiver à Samos ; mais apprenant que des soldats qui,
choisis dans tous les corps après la victoire,
l'avaient, par ses ordres, précédé
à Brindes, venaient de se soulever et exigeaient des
récompenses et leur congé, il reprit tout
inquiet le chemin de l'Italie. Il fut, dans la
traversée, battu deux fois par la tempête :
d'abord entre les promontoires du Péloponnèse
et de l'Etolie, ensuite auprès des monts
Cérauniens. Dans ce double désastre, une partie
de ses vaisseaux liburniens fut submergée, et le sien
même eut tous ses agrès perdus et son gouvernail
brisé. Il ne resta que vingt-sept jours à
Brindes, pour satisfaire aux exigences des soldats, gagna
l'Egypte par l'Asie et par la Syrie, mit le siège
devant Alexandrie, où Antoine s'était
réfugié avec Cléopâtre, et se
rendit bientôt maître de cette ville. Antoine
voulut parler de paix ; il n'était plus temps : Octave
l'obligea de mourir, et alla le voir mort. Un de ses voeux
les plus ardents était de réserver
Cléopâtre pour son triomphe ; et comme on
croyait qu'elle était morte de la morsure d'un aspic,
il fit sucer par des Psylles le venin de sa plaie. Il accorda
aux deux époux les honneurs d'une sépulture
commune, et il ordonna d'achever le tombeau qu'ils avaient
eux-mêmes commencé de construire. Le jeune
Antoine, l'aîné des deux fils que le triumvir
avait eus de Fulvie, était allé, après
de continuelles et inutiles prières, se
réfugier aux pieds de la statue de César ;
Auguste l'en arracha et le fit tuer. Césarion, que
Cléopâtre se vantait d'avoir eu de César,
fut atteint dans sa fuite et livré au supplice. Quant
aux autres enfants d'Antoine et de la reine, il les traita
comme des membres de sa famille, les éleva, et fit
à chacun d'eux un sort convenable à sa
naissance.
XVIII. Il fit ouvrir,
à cette même époque, le tombeau
d'Alexandre le Grand ; on en tira le corps, et, après
l'avoir considéré, il lui mit une couronne d'or
sur la tête et le couvrit de fleurs, en signe
d'hommage. On lui demanda s'il voulait aussi visiter le
Ptolemeum ; il répondit qu'il était venu
voir un roi et non des morts. Il fit de l'Egypte une province
romaine, et afin d'y assurer la fécondité
nécessaire aux approvisionnements de Rome, il fit
nettoyer par ses soldats tous les canaux ouverts aux
débordements du Nil, et que le temps avait remplis
d'un épais limon. Voulant perpétuer, dans la
mémoire des siècles, la gloire de la
journée d'Actium, il fonda près de cette ville
celle de Nicopolis, et il y institua des jeux quinquennaux.
Il agrandit aussi l'ancien temple d'Apollon, orna d'un
trophée naval le lieu où il avait eu son camp,
et le consacra solennellement à Neptune et à
Mars.
XIX. Il étouffa,
dès leur naissance, un grand nombre de troubles, de
séditions et de complots, dont il eut connaissance
après ces événements, mais à des
époques différentes : d'abord la conspiration
du jeune Lépide, puis celle de Varron Muréna et
de Fannius Cépion, de M. Egnatius, de Plautius Rufus,
de Lucius Paulus, mari de sa petite-fille ; de L. Audasius,
accusé de faux, et dont l'âge avait affaibli le
corps et la raison ; d'Asinius Epicade, demi-Parthène
et demi-Romain ; et enfin de Télèphe, esclave
nomenclateur d'une femme ; car il eut à craindre aussi
les machinations des hommes de la plus basse condition.
Audasius et Epicade voulaient enlever sa fille Julie et son
petit-fils Agrippa des îles où ils
étaient détenus, pour les présenter aux
armées ; et Télèphe, qui se croyait
destiné à l'empire, avait formé le
projet d'égarger Auguste et le sénat. Il n'y
eut pas jusqu'à un valet de l'armée d'Illyrie,
que l'on trouva, une nuit, caché près de son
lit, où il avait pénétré en
trompant la vigilance des gardiens, et qui avait à sa
ceinture un couteau de chasse. On ne sait pas si cet homme
avait perdu la raison ou s'il feignit la démence, la
torture ne lui ayant arraché aucun aveu.
XX. Octave ne fit par
lui-même que deux guerres extérieures : celle de
Dalmatie, dans sa jeunesse, et celle des Cantabres,
après la défaite d'Antoine. Il fut même
blessé deux fois en Dalmatie ; l'une, au genou droit,
d'un coup de pierre ; l'autre, à la cuisse et aux deux
bras, par la chute d'un pont. Il abandonna le soin des autres
guerres à ses lieutenants. Toutefois il prit part
à quelques expéditions en Pannonie et en
Germanie, ou du moins il se tint peu éloigné du
théâtre de la guerre, allant de Rome
jusqu'à Ravenne, jusqu'à Milan, jusqu'à
Aquilée.
XXI. Il soumit, en personne
ou par ses généraux, la Cantabrie, l'Aquitaine,
la Pannonie et la Dalmatie, avec toute l'Illyrie ; il dompta
la Rétie, la Vindélicie et les Salasses,
peuples des Alpes ; il arrêta les incursions des Daces,
tailla en pièces une grande partie de leurs
armées et tua trois de leurs chefs. Il rejeta les
Germains au delà de l'Elbe ; il reçut la
soumission des Ubiens et des Sygambres, les transplanta dans
la Gaule et leur assigna des terres voisines du Rhin. Il
réduisit encore à l'obéissance d'autres
nations inquiètes et turbulentes. Mais il ne fit la
guerre à aucun peuple sans une juste cause et sans une
nécessité impérieuse. Il était si
éloigné de l'ambition d'augmenter l'empire ou
sa gloire militaire, qu'il obligea quelques rois barbares
à lui jurer, dans le temple de Mars Vengeur, de
demeurer fidèles à la paix qu'ils lui
demandaient. Il exigea aussi de plusieurs d'entre eux un
nouveau genre d'otages, c'est-à-dire des femmes, parce
qu'il avait remarqué qu'on attachait peu de prix aux
hommes qui en servaient. Néanmoins, il laissa toujours
à ses alliés le pouvoir de reprendre, quand ils
le voulaient, leurs otages ; et il ne punit jamais leurs
fréquentes révoltes ou leurs perfidies qu'en
vendant leurs prisonniers, à condition qu'ils ne
serviraient pas dans les pays voisins, et ne pourraient
être libres qu'après trente années. La
réputation de force et de modération que lui
fit cette conduite détermina les Indiens et les
Scythes, dont on ne connaissait encore que le nom, à
solliciter, par des ambassadeurs, son amitié et celle
du peuple romain. Les Parthes même lui
cédèrent sans contestation l'Arménie,
qu'il revendiquait ; ils lui rendirent aussi, sur sa demande,
les enseignes militaires enlevées à M. Crassus
et à M. Antoine ; ils lui offrirent jusqu'à des
otages ; enfin, plusieurs princes se disputant chez eux la
royauté depuis longtemps, ils ne reconnurent que celui
qu'il désigna.
XXII. Le temple de Janus
Quirinus, qui n'avait été fermé que deux
fois depuis la fondation de Rome, le fut alors trois fois,
dans un espace de temps beaucoup plus court, la paix
étant assurée sur terre et sur mer. Il entra
deux fois dans Rome avec les honneurs de l'ovation : la
première, après la bataille de Philippes, et
l'autre, après la guerre de Sicile. Il
célébra, par trois triomphes curules, ses
victoires de Dalmatie, d'Actium, d'Alexandrie ; et chacun de
ces triomphes dura trois jours.
XXIII. Il n'essuya de
défaites graves et ignominieuses que celles de Lollius
et de Varus, toutes deux en Germanie. La première fut
plus honteuse qu'irréparable ; mais celle de Varus
pensa être fatale à l'empire, trois
légions ayant été massacrées avec
le général, les lieutenants et tous les
auxiliaires. Dès qu'il en reçut la nouvelle, il
fit placer dans Rome des postes militaires, pour
prévenir tout désordre ; les gouverneurs des
provinces furent continués dans leurs commandements,
afin que leur expérience et leur habileté
retinssent les alliés dans le devoir ; et il voua de
grands jeux à Jupiter, POUR QU'IL RETABLIT LES
AFFAIRES DE LA REPUBLIQUE, ainsi qu'on l'avait fait dans la
guerre des Cimbres et dans celle des Marses. Enfin, il en
éprouva, dit-on, un tel désespoir, qu'il laissa
croître sa barbe et ses cheveux pendant plusieurs mois,
et qu'il se frappait parfois la tête contre les murs,
en s'écriant : «Quinctilius Varus, rends-moi mes
légions». Les anniversaires de ce
désastre furent toujours pour lui des jours de
tristesse et de deuil.
XXIV. Il changea beaucoup
d'usages dans l'organisation militaire ; il en institua
beaucoup d'autres ; il en fit revivre qui étaient
oubliés depuis longtemps. Il maintint avec
sévérité la discipline, et ne permit
à ses lieutenants d'aller voir leurs femmes que dans
les mois d'hiver ; encore y apportait-il beaucoup de
difficultés. Il ordonna de vendre corps et biens, aux
enchères, un chevalier romain qui avait coupé
le pouce à ses deux fils, pour les exempter du service
: mais voyant que les fermiers publics s'empressaient de
l'acheter, il le fit adjuger à un de ses affranchis,
lequel avait ordre de le reléguer dans les champs et
de l'y laisser libre. Il licencia avec ignominie toute la
dixième légion, qui n'obéissait qu'en
murmurant ; d'autres ayant demandé d'un ton
impérieux leur congé, il le leur donna, mais
sans les récompenses attachées aux longs
services. Si des cohortes lâchaient pied, il les
décimait, et ne leur donnait plus que de l'orge. Il
punissait de mort, comme de simples soldats, les centurions
qui abandonnaient leur poste. Quant aux autres délits,
il en frappait les auteurs de diverses peines infamantes,
comme de rester debout, tout le jour, devant la tente du
général, ou bien de se montrer en tunique et
sans ceinture, une toise ou une motte de gazon à la
main.
XXV. Après les
guerres civiles, il ne donna plus aux soldats le titre de
camarades, ni dans ses harangues, ni dans ses
édits ; il les appelait soldats. Il ne souffrit
même pas que ses fils ou ses beaux-fils leur
donnassent, quand ils commandaient, un autre nom : il
trouvait que celui de camarades était une
flatterie qui ne convenait ni au maintien de la discipline,
ni à l'état de paix, ni à la
majesté des Césars. Sauf pour les cas
d'incendie, et pour les séditions que pouvait exciter
la cherté des vivres, il n'enrôla que deux fois
des esclaves affranchis : la première, pour la
défense des colonies voisines de l'Illyrie, et la
seconde pour protéger les rives du Rhin.
C'étaient des esclaves que les hommes et les femmes
les plus riches de Rome avaient dû acheter, et
affranchir sur-le-champ : on les plaçait à la
première ligne, et ils n'étaient point
mêlés avec les hommes libres, ni armés de
la même manière. Il donnait plus facilement,
comme récompenses militaires, des harnais, des
colliers, des présents dont l'or ou l'argent faisait
tout le prix, que des couronnes vallaires ou murales, qui
étaient bien plus ambitionnées.
Extrêmement avare de ces dernières, il ne les
accorda jamais à la faveur, et les donna le plus
souvent à de simples soldats. Il fit présent
à M. Agrippa, après sa victoire navale, en
Sicile, d'un étendard couleur de mer. Il ne
décerna jamais de pareilles distinctions à ceux
qui avaient été honorés du triomphe,
quoiqu'ils eussent pris part à ses expéditions
et contribué à ses victoires : son motif
était qu'ils avaient eu eux-mêmes le droit de
distribuer, comme ils voulaient, ces récompenses. Rien
ne convenait moins, selon lui, à un grand capitaine
que la précipitation et la
témérité ; aussi
répétait-il souvent l'adage grec :
Hâte-toi lentement ; et cet autre : Mieux
vaut un chef prudent que téméraire ; ou
enfin celui-ci : On fait assez vite ce qu'on fait assez
bien. Il disait aussi que l'on ne doit entreprendre une
guerre, ou livrer une bataille, que lorsqu'il y a plus de
profit à espérer d'une victoire que de dommage
à craindre d'une défaite ; car, ajoutait-il,
«celui qui, à la guerre, hasarde beaucoup pour
gagner peu, ressemble à un homme qui pêcherait
avec un hameçon d'or, dont aucune prise ne pourrait
compenser la perte».
XXVI. Il fut
élevé avant l'âge aux magistratures et
aux honneurs, dont plusieurs même étaient de
création nouvelle et à
perpétuité. A vingt ans, il envahit le
consulat, en faisant marcher sur Rome ses légions
menaçantes, et en envoyant des députés
demander pour lui cette dignité, au nom de
l'armée. Comme le sénat balançait, le
centurion Cornélius, qui était à la
tête de la députation, ouvrit son manteau, et,
montrant la poignée de son glaive, osa s'écrier
: «Voici qui le fera consul, si vous ne le faites
pas». Il s'écoula neuf ans de son premier
à son second consulat, et une année seulement
jusqu'à son troisième. Il alla ensuite jusqu'au
onzième sans interruption ; et, après avoir
refusé tous ceux qui lui furent ensuite offerts, il en
demanda de lui-même un douzième dix-sept ans
plus tard, puis, à deux ans de là, un
treizième, afin de recevoir au Forum, comme premier
magistrat de la république, ses petits-fils Caïus
et Lucius, qui devaient y faire leur début. Les cinq
consulats qui séparèrent le sixième du
onzième furent chacun d'une année ; il ne garda
les autres que neuf, ou six, ou quatre, ou trois mois ; et le
second, que quelques heures seulement. Car, à peine
assis dans la chaise curule, devant le temple de Jupiter
Capitolin, le matin des calendes de janvier, il se
démit de sa charge, en nommant à sa place un
autre consul. Ce ne fut pas non plus à Rome qu'il prit
possession de tous ses consulats ; il commença le
quatrième en Asie, le cinquième à Samos,
le huitième et le neuvième à
Tarragone.
XXVII. Il fut, pendant dix
ans, le chef du triumvirat, institué pour organiser la
république. Il résista quelque temps à
ses collègues, ne voulant pas qu'il y eût de
proscription ; mais il y apporta ensuite plus de
cruauté qu'aucun d'eux. Ceux-ci se laissèrent
du moins fléchir quelquefois par les prières de
l'amitié ; lui seul employa toute son autorité
pour qu'on ne fît grâce à personne. Il
n'épargna même pas son tuteur C. Teranius, qui
avait aussi été le collègue de son
père Octavius dans l'édilité. Junius
Saturninus rapporte cet autre fait : après les
proscriptions, Lépide, excusant le passé dans
le sénat, fit espérer que la clémence
allait enfin mettre un terme aux châtiments ; mais
Octave déclara, au contraire, qu'il ne cesserait de
proscrire qu'à la condition de rester le maître
de faire en tout ce qu'il voudrait. C'est néanmoins le
tardif repentir de cette dureté qui lui fit
élever à la dignité de chevalier T.
Vinius Philopérnen, qui passait pour avoir
caché autrefois son patron proscrit. Plusieurs traits
surtout le rendirent odieux pendant son triumvirat. Uu jour
qu'il haranguait les soldats devant les habitants des
campagnes voisines, il aperçut un chevalier romain,
nommé Pinarius, qui prenait quelques notes furtives ;
et le soupçonnant d'espionnage, il le fit tuer
aussitôt. Tédius Afer, consul
désigné, avait flétri d'un mot piquant
un de ses actes ; Octave lui fit des menaces si effrayantes,
que ce malheureux se donna la mort. Le préteur Q.
Gallius était venu le saluer, tenant sous sa toge des
tablettes doubles ; il crut que c'était un glaive :
mais n'osant le fouiller sur-le-champ, de peur de ne pas
trouver d'armes, il le fit, peu d'instants après,
arracher de son tribunal par des centurions et des soldats,
le fit mettre à la question comme un esclave, et, n'en
obtenant aucun aveu, commanda de l'égorger,
après lui avoir, de ses propres mains, crevé
les yeux. Toutefois il a écrit que Gallius avait voulu
le tuer dans une audience qu'il lui avait demandée ;
que, jeté en prison par son ordre et rendu ensuite
à la liberté, mais avec défense
d'habiter Rome, il avait péri dans un naufrage, ou
sous le fer de quelques brigands. Auguste fut revêtu
à perpétuité de la puissance
tribunitienne, et se donna deux fois un collègue dans
cette dignité, chaque fois pendant un lustre. Il fut
aussi investi de la surveillance perpétuelle des
moeurs et des lois. C'est en vertu de ce droit, qui
n'était pourtant pas le même que celui de la
censure, qu'il fit trois fois le dénombrement du
peuple, la première et la troisième avec un
collègue, et la seconde, seul.
XXVIII. Il eut deux fois le
projet de rétablir la république : d'abord,
après la défaite d'Antoine, qui lui avait
souvent reproché d'être le seul obstacle au
rétablissement de la liberté ; la seconde fois,
par suite des ennuis d'une longue maladie. Il fit même
venir chez lui les magistrats et les sénateurs, et
leur remit les comptes de l'empire ; mais,
réfléchissant que c'était exposer sa vie
privée à des dangers certains, et livrer
imprudemment la république à la tyrannie de
quelques ambitieux, il se résolut à garder le
pouvoir ; et l'on ne sait ce dont il faut le louer davantage,
des suites ou des motifs de cette résolution. Ces
motifs, il se plaisait à les rappeler quelquefois, et
il les fit même ainsi connaître dans un de ses
édits : «Qu'il me soit permis d'affermir la
république dans un état permanent de splendeur
et de sécurité ; j'aurai obtenu la
récompense que j'ambitionne, si son bonheur est
réputé mon ouvrage, et si je puis me flatter,
en mourant, de l'avoir établi sur d'immuables
bases». Il assura lui-même l'accomplissement de
ce voeu, en faisant tous ses efforts pour que personne
n'eût à se plaindre du nouvel ordre de
choses.
XXIX. Rome n'avait pas un
aspect digne de la majesté de l'empire, et
était, en outre, sujette aux inondations et aux
incendies ; il sut si bien l'embellir, qu'il put se vanter
avec raison de la laisser de marbre, après l'avoir
reçue de briques. Il l'assura aussi contre les dangers
à venir, autant que la prudence humaine pouvait y
pourvoir. Parmi un grand nombre de monuments publics dont on
lui doit la construction, l'on compte principalement le Forum
et le temple de Mars Vengeur, le temple d'Apollon au
Palatium, et celui de Jupiter Tonnant au Capitole. Le Forum
fut construit, parce que le nombre toujours croissant des
plaideurs et des affaires, rendant insuffisants les deux
premiers, semblait en exiger un troisième. Aussi, sans
même attendre que le temple de Mars fût
achevé, s'empressa-t-il d'ordonner qu'on
procéderait spécialement, dans le nouveau
Forum, au jugement des causes criminelles et à
l'élection des juges. Quant au temple de Mars, il en
avait fait le voeu pendant la guerre de Philippes, entreprise
pour venger son père. Il décréta, en
conséquence, que ce serait là que
s'assemblerait le sénat, pour délibérer
sur les guerres et sur les triomphes ; de là que
partiraient ceux qui se rendraient, avec un commandement,
dans les provinces ; là, enfin, que les
généraux vainqueurs viendraient déposer
les insignes du triomphe. Le temple d'Apollon fut bâti
dans la partie de sa maison du Palatium qui avait
été frappée par la foudre, et où
les aruspices avaient déclaré que ce dieu
demandait une demeure. Il y ajouta des portiques, et une
bibliothèque latine et grecque. Dans ses
dernières années, il y convoquait souvent le
sénat, et y allait reconnaître les
décuries des juges. Le temple de Jupiter Tonnant fut
un monument de sa reconnaissance pour un danger auquel il
avait échappé pendant une marche nocturne, dans
son expédition chez les Cantabres, la foudre ayant
sillonné sa litière et tué l'esclave qui
le précédait, un flambeau à la main. Il
fit même exécuter quelques travaux sous d'autres
noms que le sien, par exemple, sous ceux de ses petits-fils,
de sa femme et de sa soeur ; tels sont le portique de
Caïus et la basilique de Lucius, les portiques de Livie
et d'Octavie, le théâtre de Marcellus. Souvent
aussi il exhorta les principaux citoyens à orner la
ville, chacun selon ses moyens, ou par des monuments
nouveaux, ou en réparant et en embellissant les
anciens ; et ce seul désir en fit élever un
grand nombre. C'est ainsi que Martius Philippe construisit le
temple de l'Hercule des Muses ; L. Cornificius, celui de
Diane ; Asinius Pollion, le vestibule de celui de la
Liberté ; Munatius Plancus, le temple de Saturne ;
Cornélius Balbus, un théâtre ; Statilius
Taurus, un amphithéâtre ; enfin M. Agrippa, un
nombre infini de beaux édifices.
XXX. Il divisa Rome en
sections et en quartiers. La surveillance des sections fut
confiée aux magistrats annuels, qui la tiraient au
sort ; celle des quartiers, à des inspecteurs choisis
dans le peuple même qui y demeurait. Il imagina contre
les incendies des rondes nocturnes ; et, pour prévenir
les inondations du Tibre, il en fit élargir et
nettoyer le lit, qui était depuis longtemps
obstrué par des ruines et rétréci par la
chute des édifices. Afin de rendre plus aisé de
toutes parts l'accès de Rome, il se chargea de
réparer la voie Flaminienne jusqu'à Rimini, et
il voulut qu'à son exemple, tout citoyen honoré
du triomphe employât à faire paver une route
l'argent qui lui revenait pour sa part du butin. Il releva
les édifices sacrés que le temps ou l'incendie
avait détruits, et il les orna, comme les autres, des
plus riches présents. Il fit porter en une seule fois,
dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin, seize mille livres
pesant d'or, et pour cinquante millions de sesterces, en
pierres précieuses et en perles.
XXXI. Lorsqu'après la
mort de Lépide il eut enfin envahi le souverain
pontificat, dont il n'avait pas osé le
dépouiller de son vivant, il fit réunir et
brûler plus de deux mille volumes de prédictions
grecques et latines, qui s'étaient répandues
dans le public et n'avaient qu'une authenticité
suspecte. Il ne conserva que les livres sibyllins ; encore en
fit-il un choix, et il les enferma dans deux petits coffres
dorés, sous la statue d'Apollon Palatin. Il ramena
à la méthode anciennement suivie la marche de
l'année, déjà réglée par
Jules César, et où la négligence des
pontifes avait encore introduit le désordre et la
confusion. Dans cette opération, il donna son nom au
mois appelé sextilis, plutôt qu'au mois
de septembre où il était né, parce que
c'était dans celui-là qu'il avait obtenu son
premier consulat, et remporté ses principales
victoires. Il augmenta le nombre des prêtres, leur
dignité, même leurs privilèges, surtout
ceux des vestales. L'une d'elles étant morte, il
s'agissait de la remplacer ; et comme beaucoup de citoyens
sollicitaient la faveur de ne pas soumettre leur fille aux
chances du sort, il protesta que si l'une de ses
petites-filles avait atteint l'âge voulu, il l'aurait
de lui-même offerte. Il rétablit aussi plusieurs
des antiques cérémonies, tombées en
désuétude ; comme l'augure du salut, les
honneurs dus au flamendial, les Lupercales, les jeux
séculaires et les fêtes des carrefours. Il
défendit que personne courût dans les
fêtes Lupercales avant l'âge de puberté ;
il défendit aussi aux jeunes gens des deux sexes
d'assister, pendant les jeux séculaires, aux
spectacles nocturnes, sans un de leurs parents plus
âgé qu'eux. Il institua deux fêtes
annuelles en l'honneur des dieux des carrefours, qui devaient
y être ornés des fleurs du printemps et de
l'été. Il honora presque à l'égal
des dieux immortels la mémoire des grands hommes qui
avaient donné à la puissance romaine,
après des commencements si faibles, un si grand
développement. Aussi fit-il restaurer, en y laissant
leurs glorieuses inscriptions, les monuments qu'ils avaient
élevés. Toutes leurs statues, dans le costume
triomphal, furent placées, par ses ordres, sous les
deux portiques de son Forum ; et il déclara, dans un
édit, qu'il voulait «que leur exemple
servît à le juger lui-même tant qu'il
vivrait, et tous les princes ses successeurs». Il fit
aussi transporter la statue de Pompée, de la salle
où César avait été tué,
sur une arcade de marbre, en face du palais attenant au
théâtre de ce même Pompée.
XXXII. Il corrigea une foule
d'abus aussi détestables que pernicieux, qui
étaient nés des habitudes et de la licence des
guerres civiles, et que la paix même n'avait pu
détruire. Ainsi, la plupart des voleurs de grands
chemins portaient publiquement des armes, sous
prétexte de pourvoir à leur défense ; et
les voyageurs, de condition libre ou servile, étaient
enlevés sur les routes, et enfermés, sans
distinction, dans les ateliers des possesseurs d'esclaves. Il
s'était aussi formé, sous le titre de
communautés nouvelles, des associations de
malfaiteurs, qui commettaient toutes sortes de crimes.
Auguste contint les brigands, en plaçant des postes
où il en était besoin ; il visita les ateliers
d'esclaves ; il dispersa toutes les communautés,
excepté celles qui étaient antiques et
légales. Il brûla les registres où
étaient inscrits les anciens débiteurs du
trésor, pour mettre fin aux chicanes dont ces
registres étaient devenus la source. Il adjugea aux
possesseurs certaines parties de la ville, que le domaine
public revendiquait sur des titres incertains. Les
accusés dont l'affaire était ancienne, et dont
le deuil ne servait qu'à réjouir leurs ennemis,
il les mit hors de cause, en soumettant aux chances de la
même peine qui aurait pu être prononcée
contre eux, quiconque voudrait les poursuivre encore. D'un
autre côté, pour qu'aucun méfait ne
demeurât impuni, qu'aucune affaire ne
traînât en longueur, il rendit au travail plus de
trente jours, qui s'y trouvaient dérobés par
des jeux honoraires. Aux trois décuries des juges il
en ajouta une quatrième, pour laquelle il suffisait
d'un cens inférieur à celui des chevaliers ; on
la nomma la décurie des ducénaires, et elle eut
à juger les procès d'une médiocre
importance. Il y fit entrer des juges à partir de
vingt ans, c'est-à-dire cinq ans plus tôt qu'on
ne le faisait avant lui ; et comme beaucoup de citoyens
refusaient l'honneur de ces fonctions, il permit, quoique
avec peine, que chaque décurie eût, à son
tour, des vacations annuelles, et qu'il fût sursis au
jugement des causes pendant les mois de novembre et de
décembre.
XXXIII. Lui-même
rendit assidûment la justice, et quelquefois
jusqu'à la nuit. Quand sa santé était
mauvaise, il jugeait dans une litière placée
devant son tribunal, ou même chez lui, dans son lit. Il
n'apportait pas seulement un soin extrême au jugement
des causes, il y mettait aussi une extrême douceur.
Voulant épargner à un accusé, convaincu
de parricide, l'horreur d'être cousu dans un sac de
cuir, supplice qui n'est infligé qu'à ceux qui
s'avouent coupables, il posa, dit-on, la question en ces
termes : «N'est-il pas vrai que tu n'as pas tué
ton père ?» Dans une accusation de faux
testament, où étaient impliqués, en
vertu de la loi Cornélia, tous ceux qui l'avaient
signé, il distribua aux juges, outre les deux
tablettes ordinaires de condamnation et d'absolution, un
troisième bulletin, qui faisait grâce à
ceux dont la signature aurait été donnée
par erreur ou obtenue par fraude. Il déférait
tous les ans au préfet de Rome les appels
interjetés par les plaideurs qui y résidaient,
et ceux des habitants des provinces à chacun des
consulaires qu'il avait chargés spécialement
des affaires du dehors.
XXXIV. Il révisa
toutes les lois et en rétablit absolument
quelques-unes, comme la loi somptuaire et celles contre
l'adultère, contre l'impudicité, contre la
brigue et contre le célibat. Quant à celle-ci,
qu'il avait rendue encore plus sévère que les
autres, la violence des réclamations l'empêcha
de la maintenir, et le força de supprimer ou d'adoucir
une partie des peines, d'accorder un délai de trois
ans et d'augmenter les récompenses. Cette loi ainsi
refaite, les chevaliers en demandèrent encore,
à grands cris, l'abolition, en plein spectacle.
Auguste appela les enfants de Germanicus, qui accoururent,
les uns dans ses bras, les autres dans ceux de leur
père ; et, les montrant au peuple, il l'exhorta, du
geste et du regard, à ne pas craindre d'imiter
l'exemple de ce jeune prince. Plus tard encore, s'apercevant
que l'on éludait les dispositions de la loi, en
choisissant des fiancées qui ne pouvaient de longtemps
être épouses, et en changeant souvent de femmes,
il restreignit la durée des fiançailles et
limita la liberté des divorces.
XXXV. Le nombre
démesuré des sénateurs avait fait de ce
corps un bizarre et confus assemblage ; car il y en avait
plus de mille, dont quelques-uns tout à fait indignes
de ce rang, où les avaient élevés,
après la mort de César, la faveur et l'argent :
aussi le peuple appelait-il ceux-là les
sénateurs de l'enfer. Auguste, au moyen de deux
élections, rendit à ce corps ses proportions et
sa splendeur d'autrefois. La première fut
laissée à la discrétion des
sénateurs eux-mêmes, qui en choisirent chacun un
autre ; il fit la seconde avec Agrippa. Lorsqu'il
présidait ce nouveau sénat, il portait, dit-on,
sous ses vêtements une cuirasse, et un glaive à
sa ceinture ; et dix robustes sénateurs de ses amis
entouraient son siège. Cordus Crémutius raconte
qu'à cette époque aucun sénateur
n'était admis devant lui, que seul et après
avoir été fouillé. Auguste en
détermina quelques-uns à se démettre
eux-mêmes : à ceux qui eurent cette modestie, il
laissa les insignes de leur dignité, ainsi que leur
place à l'orchestre et dans le festin solennel offert
aux dieux. Quant aux sénateurs nouvellement
élus ou conservés, il ordonna, pour que leurs
devoirs leur parussent à la fois plus sacrés et
moins pénibles, que chacun d'eux, avant de s'asseoir,
ferait une libation de vin et d'encens à la
divinité du temple où l'on siégerait ;
que le sénat n'aurait pas plus de deux
assemblées réglées par mois, aux
calendes et aux ides ; et que, dans les mois de septembre et
d'octobre, personne ne serait tenu d'assister aux
séances, hormis ceux qui auraient été
désignés par le sort pour former le nombre
légal. Il créa pour lui-même un conseil,
que le sort renouvelait par semestre, et avec lequel il
délibérait sur les affaires qui devaient
être portées devant le sénat tout entier.
Dans les affaires importantes il ne recueillait pas les
suffrages d'après l'ordre habituel, mais comme il lui
plaisait ; de sorte que chaque sénateur, plus
attentif, se tenait prêt à ouvrir un avis, au
lieu de se borner à suivre celui d'un autre.
XXXVI. Il fut aussi l'auteur
de plusieurs autres changements. Ainsi, il défendit de
publier les actes du sénat, et d'envoyer dans les
provinces des magistrats dont les fonctions venaient à
peine de finir. Il voulut qu'une indemnité fixe
fût allouée aux proconsuls, pour lems
équipages et leur logement ; la dépense en
était mise auparavant en adjudication publique. Il
retira aux questeurs de la ville la garde du trésor,
et il la confia aux préteurs ou aux citoyens qui
l'avaient été. Il chargea les décemvirs
de convoquer le tribunal des centumvirs, fonction
attribuée jusqu'alors à ceux qui avaient
été honorés de la questure.
XXXVII. Pour faire
participer un plus grand nombre de citoyens à
l'administration de la république, il créa de
nouveaux offices, comme la surveillance des travaux publics,
des chemins, des aqueducs, du lit du Tibre, des distributions
de blé au peuple ; il créa une
préfecture de Rome, un triumvirat pour la nomination
des sénateurs ; un autre, pour faire la revue des
chevaliers, quand il en serait besoin. Il nomma des censeurs,
magistrats qu'on avait, depuis longtemps, cessé
d'élire ; il augmenta le nombre des préteurs.
Il demanda aussi qu'on lui donnât, quand il serait
consul, deux collègues au lieu d'un ; mais il ne
l'obtint pas, tout le monde se récriant sur ce qu'il
souffrait déjà une assez forte atteinte
à sa majesté, en partageant avec un autre un
honneur dont il pouvait jouir seul.
XXXVIII. Il
récompensa généreusement le
mérite militaire ; il fit accorder le triomphe
à plus de trente généraux, et les
ornements triomphaux à un plus grand nombre encore.
Pour donner aux fils des sénateurs une plus prompte
habitude des affaires publiques, il leur permit de prendre le
laticlave en même temps que la toge virile, et
d'assister, dès cette époque, au sénat.
Après quelque temps de service militaire, Il les
nommait tribuns de légion, ou même commandants
d'un corps de cavalerie ; et pour que personne ne
restât étranger à la vie des camps, il
partageait le plus souvent entre deux sénateurs le
commandement d'un escadron. Il fit de fréquentes
revues des chevaliers, et rétablit l'usage, depuis
longtemps aboli, de leur solennelle cavalcade. Mais il
défendit qu'un accusateur en fît, comme
autrefois, descendre un seul de son cheval, au milieu de
cette cérémonie. A ceux qui étaient
vieux ou mutilés, il permit d'envoyer leur cheval
à leur rang, et de venir répondre à
pied, si l'on les citait. Enfin il accorda aux chevaliers
âgés de plus de trente-cinq ans la faveur de
rendre leur cheval, s'ils ne voulaient pas le garder.
XXXIX. Ayant demandé
au sénat dix collègues, il fit rendre à
tous les chevaliers un compte rigoureux de leur conduite.
Parmi ceux qui se trouvèrent en faute, les uns furent
frappés d'une peine, et les autres, notés
d'infamie. Plusieurs en furent quittes pour une
réprimande plus ou moins sévère : la
plus douce consistait à leur remettre, devant les
autres, des tablettes qu'ils devaient lire tout bas et
sur-le-champ. Il en flétrit aussi quelques-uns, pour
avoir prêté à grosse usure de l'argent
emprunté, dans ce but, à un mince
intérêt.
XL. Si, dans les comices
pour l'élection des tribuns, il n'y avait pas assez de
candidats sénateurs, il en choisissait parmi les
chevaliers romains, lesquels avaient le droit de rester,
après l'expiration de leur charge, dans l'ordre qu'ils
préféraient. Comme la plupart des chevaliers,
ruinés par les guerres civiles, n'osaient pas, dans
les jeux publics, s'asseoir sur les bancs
réservés à cet ordre, de peur d'encourir
la peine établie par la loi, il déclara qu'il
suffisait, pour y échapper, d'avoir eu soi-même
le cens équestre, ou des parents qui le
possédassent. Il fit le recensement du peuple par
quartiers, et, pour que les distributions de blé ne
détournassent pas trop souvent les
plébéiens de leurs occupations, il fit
délivrer, trois fois l'an, des bons pour quatre mois ;
mais voyant qu'on regrettait l'ancien usage des distributions
mensuelles, il le rétablit. Il fit revivre aussi les
anciens règlements relatifs aux comices, et il frappa
la brigue de peines multipliées. Le jour des
élections, il faisait distribuer aux tribus Fabia et
Scaptia, dont il était membre, mille sesterces par
tête, afin qu'elles n'eussent rien à demander
à aucun candidat. Attachant une grande importance
à conserver le peuple romain pur de tout
mélange de sang étranger ou servile, il ne
donna le droit de cité qu'avec une extrême
réserve, et il restreignit la faculté des
affranchissements. Il écrivit à Tibère,
qui demandait ce droit pour un Grec de ses clients,
«qu'il ne l'accorderait que s'il venait lui-même
lui prouver la justice de sa demande». Livie
sollicitait la même faveur pour un Gaulois tributaire ;
il la lui refusa, et offrit d'affranchir son
protégé du tribut, «aimant mieux,
disait-il, ôter quelque chose au fisc, que de
prostituer la dignité de citoyen romain». Non
content d'avoir élevé une foule d'obstacles
entre l'esclavage et la simple liberté, d'en avoir mis
bien plus encore aux affranchissements légitimes, dont
il eut soin de régler le nombre, les conditions, les
différences, il défendit aussi qu'un esclave
qui aurait porté des chaînes ou subi la torture
pût jamais, et de quelque manière que ce
fût, obtenir les droits de citoyen. Il s'appliqua aussi
à ramener l'ancien costume, l'habillement propre aux
Romains : voyant un jour, dans une assemblée du
peuple, une foule de manteaux foncés :
«Voilà donc, s'écria-t-il, plein
d'indignation,
Ces conquérants du monde et ces vainqueurs en toge :
et il chargea les édiles de veiller à ce que
personne ne parût désormais dans le Forum ou
dans le Cirque avec ce manteau et sans la toge romaine.
XLI. Il témoigna sa
libéralité envers tous les ordres, toutes les
fois que l'occasion s'en présenta. Le trésor
royal d'Alexandrie, transporté à Rome par ses
ordres, y répandit une telle abondance de
numéraire, que l'intérêt de l'argent fut
aussitôt diminué et le prix des terres
augmenté. Dans la suite, quand le trésor public
se trouvait grossi par la confiscation des biens des
condamnés, il prêtait gratuitement, et pour un
temps déterminé, à ceux qui pouvaient
répondre pour le double. Il éleva le cens
exigé pour les sénateurs, et le porta, de huit
cent mille sesterces, à douze cent mille ; mais il le
compléta pour ceux qui ne l'avaient pas. Il donna au
peuple de fréquents congiaires, mais sans que la somme
fût toujours la même : c'étaient
tantôt quatre cents sesterces par tête,
tantôt trois cents, quelquefois deux cents, ou
seulement cinquante. Il n'excluait même pas de ces
libéralités les enfants du plus bas âge,
quoiqu'on eût coutume de ne les y comprendre que depuis
l'âge de onze ans. Dans les temps de disette, on le vit
aussi distribuer des rations de blé, souvent à
très bas prix, quelquefois pour rien, et doubler en
même temps les distributions d'argent.
XLII. Mais ce qui prouve
qu'il ne cherchait ainsi que le bien-être du peuple et
non sa faveur, c'est que des plaintes s'étant, un
jour, élevées sur la cherté du vin, il
réprima ces clameurs, et dit d'une voix
sévère qu'en établissant plusieurs cours
d'eau, son gendre Agrippa avait assez pourvu à ce que
personne n'eût soif. Un autre jour, comme le peuple lui
rappelait la promesse qu'il avait faite d'un congiaire, il
répondit «qu'on devait se fier à sa
parole» ; mais la multitude ayant, une autre fois,
réclamé ce qu'il n'avait point promis, il lui
reprocha, dans un édit, sa bassesse et son impudence,
et il déclara qu'il ne donnerait rien, quoique son
intention eût d'abord été de donner. Il
ne montra pas moins d'assurance et de fermeté lorsque,
s'apercevant, après l'annonce d'un congiaire, qu'une
foule d'affranchis s'étaient fait inscrire au nombre
des citoyens, il refusa de les admettre à sa
distribution, qui ne leur avait pas été promise
; et il donna aux autres moins qu'il n'avait dit, pour que la
somme destinée à cet usage y pût suffire.
L'extrême disette l'avait, à une certaine
époque, obligé, à défaut d'autre
remède, de chasser de Rome tous les esclaves en vente,
tous les gladiateurs, tous les étrangers, à
l'exception des médecins et des professeurs, et
même une partie des esclaves en service. Quand
l'abondance fut enfin revenue, il forma, à ce qu'il
dit lui-même, le hardi projet d'abolir à jamais
les distributions de blé, parce que l'espérance
d'en recevoir faisait négliger la culture des terres.
Toutefois il y renonça, persuadé qu'on ne
manquerait pas, après lui, d'en rétablir
l'usage, dans des vues ambitieuses ; mais, depuis ce temps,
il en modéra l'excès, tout en conciliant
l'intérêt du peuple avec celui des cultivateurs
et des négociants.
XLIII. Il surpassa tous ceux
qui l'avaient précédé par le nombre, par
la variété, par la magnificence de ses
spectacles. D'après son propre témoignage, il
donna quatre fois des jeux en son nom, et vingt-trois fois
pour des magistrats qui étaient absents, ou qui ne
pouvaient en faire la dépense. Il n'était pas
rare qu'il donnât des spectacles dans plusieurs
quartiers à la fois, sur plusieurs
théâtres, et qu'il y fit jouer des acteurs de
tous les pays. Ses jeux furent célébrés
non seulement dans le Forum et dans
l'amphithéâtre, mais aussi dans le Cirque et
dans les Septes. Il se bornait parfois à des combats
de bêtes. Des athlètes combattirent aussi dans
le champ de Mars, qu'il faisait entourer de gradins pour ce
spectacle. Il y eut même une bataille navale
près du Tibre, dans un endroit creusé
exprès, et où l'on voit aujourd'hui le bois
sacré des Césars. Il avait soin, ces
jours-là, de placer des gardes dans la ville ainsi
dépeuplée, et que cette solitude exposait aux
tentatives des brigands. Il fit voir aussi, dans le Cirque,
des conducteurs de chars, des coureurs, des chasseurs qui
n'avaient plus qu'à achever les bêtes ; et il
choisissait quelquefois, pour ces rôles, les jeunes
gens de la plus noble naissance. Mais il aimait surtout
à voir célébrer les jeux troyens par
l'élite de la jeunesse romaine, croyant qu'il
était beau, qu'il était digne des anciens temps
de l'aider à faire ainsi de bonne heure ses preuves de
noblesse. C. Nonius Asprénas s'étant
blessé, en tombant, dans une de ces luttes, Auguste
lui fit présent d'un collier d'or, et l'autorisa, lui
et sa postérité, à porter le nom de
Torquatus. Il finit par supprimer ces jeux, sur les plaintes
amères et jalouses que fit dans le sénat
l'orateur Asinius Pollion, dont le neveu Eserninus
s'était cassé la jambe. Parfois même il
produisit des chevaliers romains dans les jeux
scéniques et dans les combats de gladiateurs ; mais
c'était avant la défense qui en fut faite par
un sénatus-consulte. A partir de ce jour-là, il
n'y fit paraître personne qui eût de la
naissance, excepté le jeune Lucius ; et ce fut
seulement pour le montrer, parce qu'il n'avait pas deux pieds
de haut, ne pesait que dix-sept livres, et avait une voix
immense. Voulant, un jour de spectacle, montrer au peuple les
otages des Parthes, les premiers qu'on eût
envoyés à Rome, il leur fit traverser
l'arène et les plaça au-dessus de lui, sur le
second banc. Lors même que ce n'était point jour
de représentation, si l'on avait apporté
à Rome quelque chose qu'on n'y eût point encore
vu et qui fût digne de l'être, il le faisait
aussitôt voir au peuple dans tous les endroits de la
ville indifféremment. C'est ainsi qu'il montra un
rhinocéros dans le champ de Mars, un tigre sur la
scène, et un serpent de cinquante coudées dans
le Comitium. Etant tombé malade un jour qu'on
célébrait des jeux votifs dans le Cirque, il
suivit, couché dans sa litière, les chars qui
portaient les dieux. Une autre fois, pendant les jeux dont il
accompagna la dédicace du théâtre de
Marcellus, les liens de sa chaise curule étant venus
à se rompre, il tomba sur le dos ; et pendant un
spectacle donné par ses petits-fils, ne pouvant, par
aucun moyen, retenir ni rassurer le peuple, qui craignait que
l'amphithéâtre ne s'écroulât, il
quitta sa place, et alla s'asseoir dans l'endroit qu'on
croyait le plus menacé.
XLIV. La plus grande
confusion régnait parmi les spectateurs, lesquels
s'asseyaient partout indistinctement. Il corrigea cet abus,
touché de l'injure qu'avait essuyée à
Pouzzoles, dans des jeux fort courus, un sénateur
à qui, le théâtre étant plein,
personne n'avait voulu faire place ; et il fut ordonné
par un décret du sénat que dans tous les
spectacles, et où que ce fût, les sièges
du premier rang fussent réservés aux
sénateurs. Il défendit qu'à Rome les
ambassadeurs des nations libres et alliées prissent
place à l'orchestre, parce qu'il avait
découvert que plusieurs d'entre eux étaient de
race d'affranchis. Il sépara le peuple du soldat ; il
assigna aux plébéiens mariés des
sièges particuliers. A ceux qui étalent encore
vêtus de la prétexte, il réserva certains
gradins, où ils avaient leurs maîtres à
côté d'eux. Il interdit à ceux qui
portaient des vêtements grossiers le centre de la
salle. Quant aux femmes, qui étaient confondues
auparavant parmi les spectateurs, il voulut qu'elles eussent
des places séparées, et qu'elles n'assistassent
aux combats de gladiateurs que sur les bancs les plus
élevés. Il marqua pour les vestales une place
distincte, sur le théâtre, auprès du
tribunal du préteur. Enfin il défendit à
toutes les femmes les spectacles d'athlètes. Aussi,
pendant les jeux qu'il donna comme grand pontife, le peuple
lui ayant demandé un pugilat, il le remit au lendemain
de grand matin, et il déclara, en vertu de son
autorité, «qu'il ne voulait pas que les femmes
vinssent au théâtre avant la cinquième
heure».
XLV. Pour lui, il regardait
les jeux du Cirque de la maison d'un de ses amis ou de ses
affranchis, et quelquefois d'un lit semblable à ceux
des dieux, où s'asseyaient même avec lui sa
femme et ses enfants. Il n'était pas rare qu'il
s'absentât du spectacle pendant plusieurs heures ou
même durant des jours entiers ; et alors il en
demandait la permission, désignant quelqu'un pour
présider à sa place. Mais quand il y assistait,
il se montrait fort attentif, soit pour éviter les
murmures dont il se rappelait que le peuple avait souvent
averti César son père, qui s'occupait, au
milieu du spectacle, à lire des lettres ou des
mémoires, et à y répondre ; soit qu'il
prît en effet un très grand plaisir à ces
représentations, comme il l'avoua plus d'une fois avec
franchise. Aussi le vit-on souvent donner, de son argent, des
couronnes et des récompenses d'un grand prix,
même dans des jeux et des fêtes dont il ne
faisait pas les honneurs ; et il n'assista jamais aux luttes
imitées de la Grèce, sans honorer chacun des
concurrents d'un don proportionné à son
mérite. Il avait une sorte de passion pour les
pugilats, surtout entre les Latins ; et parmi ces derniers ee
n'était pas seulement les athlètes de
profession, ceux qui étaient exercés à
se battre avec les Grecs, qu'il aimait à voir ;
c'était aussi les premiers venus, ceux qui, sans
règle et sans art, luttaient ensemble dans
l'étroit espace des carrefours. Tous ceux, sans
exception, qui consacraient leur industrie aux spectacles
publics, lui paraissaient dignes de son attention. Il
maintint les privilèges des athlètes, et il
finit par les augmenter. Il défendit de faire
combattre les gladiateurs jusqu'à la mort. Il
restreignit à l'enceinte des jeux et de la
scène l'autorité coercitive qu'une ancienne loi
donnait aux magistrats sur les comédiens, en tout
temps et en tout lieu : ce qui ne l'empêcha pas
d'assujétir à des règles fort
sévères les luttes des athlètes et les
combats des gladiateurs. Il réprima la licence des
histrions, jusqu'à faire battre de verges sur trois
théâtres et exiler ensuite l'acteur
Stéphanion, pour s'être fait servir par une
femme de condition libre, et dont les cheveux étaient
coupés comme ceux des esclaves. Sur les plaintes du
préteur, il fit fouetter le pantomime Hylas dans le
vestibule de son palais, où tout le monde put le venir
voir. Il chassa de Rome et d'Italie le comédien
Pylade, pour avoir montré du doigt et fait remarquer
au public un spectateur qui le sifflait.
XLVI. Après avoir
ainsi tout réglé dans Rome, il peupla l'Italie
de vingt-huit colonies nouvelles, et il contribua de
plusieurs manières à sa splendeur, par des
travaux et par des revenus publics. Il la fit même, en
quelque sorte, l'égale de Rome, pour les droits et la
dignité ; car il imagina, en sa faveur, un genre de
bulletins que les décurions des colonies
étaient chargés de recueillir dans chacune
d'elles, pour l'élection des magistrats de la
capitale, et qu'ils y envoyaient cachetés, pour le
jours des comices. Afin d'encourager partout, dans les
familles, l'honneur et la propagation, il admettait dans la
cavalerie ceux dont la demande était appuyée
d'une recommandation de leur ville ; et quand il faisait la
revue des sections, il donnait à ceux des
plébéiens qui avaient plusieurs enfants de l'un
ou de l'autre sexe, mille sesterces pour chacun d'eux.
XLVII. Il se chargea
personnellement de l'administration des provinces les plus
importantes, qu'il n'était ni aisé ni sûr
de remettre à l'autorité des magistrats
annuels. Il laissa les proconsuls se partager les autres par
la voie du sort ; néanmoins il fit parfois des
échanges, et il visita souvent la plupart de ces
provinces, qu'elles fussent ou non de son département.
Il priva de leur liberté quelques villes
alliées, que la licence conduisait à leur perte
; il en soulagea qui étaient obérées ;
il rebâtit celles que des tremblements de terre avaient
détruites ; il accorda les privilèges du Latium
ou le droit de cité à quelques-unes, qui se
recommandaient par des services rendus au peuple romain. Je
ne crois pas qu'excepté l'Afrique et la Sardaigne, il
y ait une partie de l'empire où il ne soit
allé. Il se préparait à passer dans ces
provinces, après sa victoire sur Sextus Pompée,
en Sicile ; mais de violentes et continuelles tempêtes
l'en empêchèrent, et il n'eut plus d'occasion ni
de motif pour s'y rendre.
XLVIII. A l'égard des
royaumes que le droit de la guerre mit en son pouvoir, il les
rendit, à peu d'exceptions près, à
ceux-là mêmes auxquels il les avait pris, ou il
en fit présent à des étrangers. Il unit
entre eux, par les liens du sang, les rois alliés de
Rome ; ardent négociateur et protecteur assidu de
toutes les unions de famille ou d'amitié entre ces
rois, qu'il regardait, qu'il traitait comme les membres et
les parties intégrantes de l'empire. Il donnait
lui-même des tuteurs à leurs fils mineurs ou
aliénés, jusqu'à leur majorité ou
jusqu'à leur guérison. Il y eut même des
rois dont il fit élever et instruire les enfants avec
les siens.
XLIX. Quant à
l'armée,il distribua par provinces les légions
romaines et les troupes auxiliaires. Il établit une
flotte à Misène et une autre à Ravenne,
pour garder les deux mers. Il entretint à Rome un
certain nombre de troupes choisies, pour la
sûreté de la ville et pour la sienne ; car il
avait licencié le corps des Calagurritains, dont il
avait fait sa garde jusqu'à sa victoire sur Antoine,
et celui des Germains, qui lui en avait ensuite servi
jusqu'à la défaite de Varus. Toutefois, il ne
souffrit pas qu'il y eût jamais dans Rome plus de trois
cohortes ; encore n'y campaient-elles pas. Il mettait les
autres en quartiers d'hiver ou d'été, dans les
environs des villes voisines. Il établit une
règle invariable pour la paye et les
récompenses de tous les gens de guerre, en quelque
lieu qu'ils fussent. Il détermina, pour chaque grade,
et le temps du service et les avantages attachés aux
congés définitifs, de peur que le besoin n'en
fît, après une retraite
prématurée, des instruments de sédition.
Afin de pourvoir sans difficulté aux frais continuels
de cet entretien et de ces pensions, il fonda une caisse
militaire, avec le produit de nouvelles impositions. Il
établit aussi sur toutes les routes militaires, et
à de très courtes distances, de jeunes
courriers et ensuite des voitures, pour être
informé plus tôt de ce qui se passait dans les
provinces. Outre l'avantage qu'il y chercha, on y trouve
aujourd'hui celui de pouvoir, quand les circonstances
l'exigent, avoir de promptes nouvelles par ceux qui portent
les lettres d'une partie de l'empire à une
autre.
L. Le cachet qu'il apposait
sur les actes publies, sur ses instructions et sur ses
lettres, fut d'abord un sphinx, ensuite une tête
d'Alexandre le Grand, et en dernier lieu son propre portrait,
gravé par Dioscoride. Ce cachet fut celui dont se
servirent les princes ses successeurs. Il marquait toujours,
dans ses lettres, l'heure où il les écrivait,
soit de jour soit de nuit.
LI. Il donna des preuves
éclatantes et nombreuses de clémence et de
douceur. Pour ne pas nommer tous ceux de ses adversaires
auxquels il fit grâce de la vie et qu'il laissa
même parvenir aux premières dignités de
l'Etat, je ne citerai que les deux plébéiens
Junius Novatus et Cassius de Padoue, dont il punit l'un d'une
simple amende et l'autre d'un léger exil, quoique le
premier eût écrit contre lui et publié,
sous le nom du jeune Agrippa, une lettre des plus violentes,
et que le second se fût écrié en pleine
table qu'il ne manquait, pour le tuer, ni de volonté
ni de courage. Un certain Emilius Elianus de Cordoue
comparaissait en justice ; et comme on lui reprochait, entre
autres crimes, de mal parler de l'empereur, Auguste se tourna
vers l'accusateur, et lui dit avec une sorte d'émotion
: «Je voudrais bien que vous pussiez me prouver ce que
vous dites de l'accusé ; je lui ferais voir que j'ai
aussi une langue, et j'en dirais encore plus contre lui qu'il
n'en a dit contre moi» ; et il ne s'en occupa pas
davantage, ni dans le moment ni plus tard. Tibère
s'étant plaint à lui dans une lettre, et avec
assez d'amertume, de cette modération, il lui
répondit : «Ne vous laissez pas entraîner,
mon cher Tibère, à la vivacité de votre
âge, et ne vous indignez pas trop si l'on dit du mal de
moi : c'est assez qu'on ne puisse m'en faire».
LII. Quoiqu'il sût que
d'ordinaire on décernait des temples même aux
proconsuls, il n'en accepta dans aucune province, à
moins que ce ne fût à la fois au nom de Rome et
au sien. Il refusa toujours l'honneur d'en avoir dans cette
ville ; Il fit même fondre toutes les statues d'argent
qu'on lui avait érigées autrefois, et, avec le
prix qu'il en retira, il dédia des trépieds
d'or à Apollon Palatin. Le peuple lui offrit la
dictature avec de grandes instances ; il la repoussa, en
mettant un genou en terre, en abaissant sa toge et en
découvrant sa poitrine.
LIII. Il eut toujours
horreur du titre de maître, comme d'une injure
et d'un opprobre. Un jour qu'il était au
théâtre, un acteur ayant dit dans un mime :
«0 le maître équitable et bon !»
tous les spectateurs, lui faisant l'application de ce
passage, battirent des mains avec transport ; mais il
réprima aussitôt, de la main et du regard, ces
indécentes adulations, et, le lendemain, il les
flétrit dans un édit sévère. Il
défendit aussi que ses enfants ou ses petits-fils lui
donnassent jamais ce nom, ni sérieusement ni en
badinant, et il leur interdit même entre eux ce genre
de flatterie. Il avait soin de n'entrer dans Rome ou dans
toute autre ville, et de n'en sortir, que le soir ou la nuit,
afin de ne déranger personne pour de vaines
cérémonies. Consul, il allait ordinairement
à pied ; quand il ne l'était pas, il se faisait
porter dans une litière découverte. Les jours
de réception, il admettait jusqu'aux gens du peuple,
et recevait avec la plus grande affabilité les
demandes qu'on lui adressait. Il fit un jour à un
solliciteur, qui lui donnait, en tremblant, son
mémoire, le reproche assez plaisant «d'y mettre
autant de précaution que pour présenter une
pièce de monnaie à un
éléphant». Les jours d'assemblée
du sénat, il ne saluait les sénateurs que
réunis dans leur salle et même assis, en nommant
chacun d'eux par son nom, sans que personne aidât sa
mémoire : à son départ, il prenait
congé d'eux de la même manière. Il
entretenait avec beaucoup de citoyens un commerce assidu de
devoirs ; et il ne cessa d'assister à leurs
fêtes de famille que dans sa vieillesse, après
s'être trouvé, un jour, fort incommodé
par la foule, dans une cérémonie de
fiançailles. Le sénateur Gallus Terrinius, qui
ne vivait pas dans son intimité, voulait, parce qu'un
accident l'avait tout à coup rendu aveugle, se laisser
mourir de faim : Auguste alla le voir, le consola, et le
réconcilia avec la vie.
LIV. Un jour qu'il parlait
dans le sénat, quelqu'un, l'interrompant, lui dit :
«Je ne comprends pas ce que vous dites» ; et un
autre : «Je vous contredirais, si j'en avais la
liberté». Il lui arriva de sortir brusquement de
la salle, irrité des interminables et violentes
altercations qui s'y élevaient, et alors quelques voix
lui criaient : «Il doit être permis aux
sénateurs de parler des affaires publiques».
Antistius Labéon, usant du droit d'élire un
sénateur, à l'époque où le
sénat fut réformé, choisit le triumvir
Lépide, autrefois l'ennemi d'Auguste et alors
exilé. Celui-ci lui ayant demandé s'il n'en
connaissait pas de plus dignes, Labéon répondit
«que chacun avait son avis». Cette liberté
hardie ne fit de tort à aucun d'eux.
LV. Les injurieux libelles
répandus contre lui dans le sénat ne lui
donnèrent ni souci, ni envie de les réfuter. Il
n'en rechercha même pas les auteurs, et il se contenta
d'ordonner, pour l'avenir, que l'on poursuivît ceux qui
publieraient, sous un nom emprunté, des pamphlets ou
des vers diffamatoires contre qui que ce fût. En butte
à certaines plaisanteries pleines de fiel et
d'insolence, il y répondit dans un édit ; et
cependant il s'opposa toujours à ce que l'on
prît aucune mesure pour réprimer la licence du
langage dans les testaments.
LVI. Toutes les fois qu'il
assistait aux comices pour l'élection des magistrats,
il parcourait les tribus avec les candidats de son choix, et
demandait pour eux les suffrages dans la forme ordinaire. Il
votait lui-même à son rang, comme un simple
citoyen. Témoignait-il en justice, il se laissait
interroger et contredire, avec une extrême patience. Il
fit son forum beaucoup plus étroit qu'il ne l'aurait
voulu, n'osant pas forcer les possesseurs des maisons
voisines à s'en dessaisir. Jamais il ne recommanda ses
fils à l'amitié du peuple sans ajouter :
«S'ils la méritent». Il manifesta, un
jour, un vif mécontentement de ce qu'à leur
entrée au théâtre, tout le monde
s'était levé en les applaudissant, quoiqu'ils
portassent encore la prétexte. Il voulut que ses amis
fussent puissants dans l'Etat, mais soumis aux mêmes
lois que les autres et justiciables des mêmes
tribunaux. Nonius Asprénas, étroitement
lié avec lui, était accusé
d'empoisonnement par Cassius Sévère ; Auguste
consulta le sénat sur ce qu'il devait faire en cette
occasion : «Il craignait, disait-il, de paraître,
en l'accompagnant au tribunal, vouloir l'arracher coupable
à la vindicte des lois, et, en ne l'y suivant pas,
abandonner son ami et le condamner avant ses juges».
D'après l'avis unanime du sénat, il alla
s'asseoir quelques heures sur le banc des défenseurs ;
mais il garda le silence, et s'abstint même de ces
éloges qu'on appelle judiciaires. Il assista toujours
ses clients ; par exemple, un certain Scutarius, l'un de ses
anciens soldats, qui était poursuivi pour injures. Le
seul accusé qu'il ait jamais dérobé aux
lois, et encore en implorant de l'accusateur, devant les
juges, un désistement qui lui fut accordé,
c'est Castricius, par qui il avait eu connaissance de la
conjuration de Muréna.
LVII. Il est aisé
d'imaginer combien une telle conduite le fit aimer. Je ne
parlerai point des sénatus-consultes rendus en sa
faveur, et qu'on pourrait attribuer à la crainte ou
à la flatterie. Mais, de leur propre mouvement, tous
les chevaliers romains célébrèrent
chaque année, pendant deux jours, l'anniversaire de sa
naissance. Chaque année, tous les ordres de l'Etat,
d'après un voeu solennel, jetaient dans le gouffre de
Curtius des pièces d'argent pour son salut. Lors
même qu'il était absent, on lui consacrait, aux
calendes de janvier, des étrennes dans le Capitole. Il
achetait, de cet argent, les plus précieuses statues
des dieux, et il les faisait placer dans les divers quartiers
de la ville, comme l'Apollon aux Sandales, le Jupiter
Tragédien, et d'autres. Un incendie ayant
détruit sa maison du mont Palatin, les
vétérans, les décuries, les tribus et
une foule de particuliers se cotisèrent
volontairement, et chacun selon ses facultés, pour la
rebâtir. Mais il voulut à peine toucher à
ces monceaux d'argent, et il n'accepta de personne au
delà d'un denier. Revenait-il d'une province, on
allait à sa rencontre, en faisant des voeux pour son
bonheur et en chantant des vers à sa louange. On
prenait garde aussi, quand il entrait dans Rome, à ne
point exécuter de criminels.
LVIII. Le surnom de
Père de la patrie lui fut conféré
d'un consentement unanime et inopinément ; d'abord par
le peuple, qui, à cet effet, lui envoya une
députation à Antium, et qui, malgré son
refus, le lui donna une seconde fois à Rome, en se
précipitant au-devant de lui, des branches de laurier
à la main, un jour qu'il se rendait au spectacle ;
ensuite dans le sénat, non par un décret ni par
acclamation, mais par l'organe de Valérius Messala,
lequel lui dit, au nom de tous ses collègues :
«Nous te souhaitons, César Auguste, ce qui peut
contribuer à ton bonheur et à celui de ta
maison ; c'est souhaiter en même temps
l'éternelle félicité de la
république et la prospérité du
sénat, qui, de concert avec le peuple romain, te salue
PERE DE LA PATRIE». Auguste, les larmes aux yeux,
répondit en ces termes (que je rapporte textuellement,
comme ceux de Messala) : «Parvenu au comble de mes
voeux, pères conscrits, que pourrais-je encore
demander aux dieux immortels, sinon de prolonger
jusqu'à la fin de ma vie cet accord de vos sentiments
pour moi ?»
LIX. On éleva par
souscription une statue, près de celle d'Esculape,
à son médecin Antonius Musa, qui l'avait
guéri d'une maladie dangereuse. Plusieurs pères
de famille enjoignirent à leurs héritiers, dans
leur testament, d'offrir au Capitole un sacrifice solennel,
dont le motif, annoncé publiquement, serait de
remercier le ciel, en leur nom, DE CE QU'ILS AVAIENT LAISSE
AUGUSTE VIVANT. Quelques villes d'Italie commencèrent,
l'année du jour où il y était venu pour
la première fois. La plupart des provinces, outre des
temples et des autels, fondèrent en son honneur des
jeux quinquennaux dans presque toutes les villes.
LX. Les rois amis et
alliés de Rome bâtirent, chacun dans son
royaume, des villes appelées Césarées ;
et ils résolurent tous ensemble de faire achever,
à frais communs, le temple de Jupiter Olympien,
anciennement commencé à Athènes, pour le
dédier au Génie d'Auguste. Ils
quittèrent souvent leurs Etats pour venir le trouver,
soit à Rome, soit même dans les provinces qu'il
visitait : on les voyait alors lui rendre des devoirs
journaliers, sans aucun des insignes de la royauté, et
vêtus de la toge romaine, comme de simples
clients.
LXI. Maintenant que je l'ai
montré tel qu'il était dans le commandement et
les magistratures, à la tête des armées,
dans le gouvernement de la république et du monde,
pendant la guerre et pendant la paix, je ferai
connaître sa vie intérieure et privée ;
je dirai quels furent, depuis sa jeunesse jusqu'à son
dernier jour, ses moeurs, ses habitudes avec les siens, son
sort dans sa famille. Il perdit sa mère pendant son
premier consulat, et sa soeur Octavie, quand il avait
cinquante-quatre ans. Il avait eu pour elles les plus grands
égards pendant leur vie ; il leur rendit les plus
grands honneurs après leur mort.
LXII. Il avait
été fiancé, dans son adolescence,
à la fille de P. Servilius Isauricus ; mais,
après sa première réconciliation avec
Antoine, les soldats des deux partis demandant une alliance
de famille entre leurs chefs, il épousa la belle-fille
d'Antoine, Claudia, que Fulvie avait eue de P. Clodius, et
qui était à peine nubile. S'étant
brouillé ensuite avec sa belle-mère Fulvie, il
répudia Claudia, qu'il avait laissée vierge.
Bientôt après il épousa Scribonia, veuve
de deux consulaires et qui avait même des enfants du
dernier. Il divorça aussi d'avec elle, indigné,
comme il le dit, de la perversité de ses moeurs. Il
épousa aussitôt Livia Drusilla, qu'il avait
enlevée à Tihérius Néron son
mari, dont elle était même enceinte. Il l'aima
uniquement, et eut toujours pour elle une profonde
estime.
LXIII. Il eut de Scribonia
une fille nommée Julie. Livie ne lui donna point
d'enfants, malgré l'extrême désir qu'il
en avait : enceinte une seule fois, elle accoucha avant
terme. Auguste maria d'abord Julie à Marcellus, fils
de sa soeur Octavie, et qui sortait à peine de
l'enfance ; puis, Marcellus mort, il la donna en mariage
à M. Agrippa, ayant obtenu de sa soeur qu'elle lui
cédât ce gendre ; car Agrippa était alors
marié à l'une des filles de Marcellus et en
avait des enfants. Agrippa étant mort aussi, Auguste,
après avoir longtemps cherché un époux
à sa fille, même dans l'ordre des chevaliers,
choisit enfin Tibère son beau-fils ; il le
contraignit, dans cette vue, à répudier sa
femme alors enceinte, et qui l'avait déjà rendu
père. M. Antoine a écrit qu'Auguste avait
d'abord destiné Julie à son fils Antoine, puis
à Cotison, roi des Gètes, à une
époque où lui-même demandait en mariage
la fille de ce roi.
LXIV. Il eut, par Agrippa et
Julie, trois petits-fils, Caïus, Lucius et Agrippa, et
deux petites-filles, Julie et Agrippine. Il maria Julie
à L. Paulus, fils du censeur, et Agrippine à
Germanicus, petit-fils de sa soeur. Il adopta Caïus et
Lucius, qu'il avait achetés de leur père
Agrippa, dans la maison de celui-ci, par l'as et la balance.
Il les habitua, dès leur première jeunesse,
à la pratique des affaires publiques, et les envoya,
consuls désignés, dans les provinces et aux
armées. Il éleva sa fille et ses petites-filles
dans la plus grande simplicité, leur faisant
même apprendre à travailler la laine. Il leur
défendait de rien dire ou de rien faire qu'en
présence d'autres personnes, et que ce qui pourrait
entrer dans les mémoires journaliers de sa maison. Il
leur interdit absolument tout rapport avec des
étrangers ; au point que L. Vinicius, jeune homme
plein de mérite et de distinction, étant
allé saluer sa fille aux eaux de Baies, il lui
écrivit qu'il avait choqué la
bienséance. Il montra lui-même à ses
petits-fils à lire, à écrire et à
compter : il s'appliqua surtout à leur faire imiter
son écriture. A table, ils avaient leur place
au-dessous de lui, sur le même lit ; en voyage, ils
allaient devant sa voiture ou l'entouraient à
cheval.
LXV. Mais la confiance et la
joie que lui inspirait une famille nombreuse et
élevée avec soin, furent cruellement
troublées par le sort. Il se vit forcé d'exiler
les deux Julies, sa fille et sa petite-fille, qui
s'étaient souillées de toutes sortes
d'infamies. Il perdit Caïus et Lucius dans l'espace de
dix-huit mois, le premier en Lycie et le second à
Marseille. Alors il adopta dans le Forum, en vertu d'une loi
des curies, son troisième petit-fils Agrippa et son
beau-fils Tibère ; mais, peu de temps après, il
rejeta cet Agrippa de sa famille, à cause de la
bassesse et de la férocité de son
caractère, et il l'envoya en exil à Surrentum.
Auguste était plus sensible à l'opprobre des
siens qu'à leur mort. Celle de Caïus et de Lucius
ne parut pas l'abattre ; mais quand il éloigna sa
fille, il fit connaître au sénat ses motifs,
dans un mémoire que le questeur fut chargé de
lire, en son absence ; et il fut si honteux de ses
désordres, qu'il vécut longtemps
séparé du commerce des hommes ; il
délibéra même s'il ne la ferait pas
mourir. Une affranchie, nommée Phébé,
complice des débauches de sa fille, s'étant
pendue vers le même temps, il dit «qu'il aimerait
mieux être son père que celui de Julie».
Il interdit à celle-ci l'usage du vin dans son exil,
et toutes les douceurs de la vie. Il défendit qu'aucun
homme, libre ou esclave, l'approchât sans sa
permission, et sans qu'il connût son âge, sa
stature, sa couleur, et jusqu'aux marques ou aux cicatrices
qu'il pouvait avoir sur le corps. Au bout de cinq ans, il la
laissa enfin revenir, de l'île où elle
était, sur le continent, et il lui imposa des
conditions un peu moins dures. Mais il ne voulut jamais
consentir à la rappeler près de lui ; et comme
le peuple romain lui demandait souvent son retour avec
instance, il lui souhaita, en pleine assemblée, des
filles et des femmes semblables à elle. Quant à
l'autre Julie, sa petite-fille, il lui défendit de
reconnaître et de nourrir l'enfant qu'elle avait mis au
jour quelque temps après sa condamnation. Il
transféra dans une île Agrippa, qui, loin de
s'adoucir, devenait de jour en jour plus intraitable, et il
le fit garder par des soldats. Il fit même rendre un
sénatus-consulte qui le confinait à
perpétuité dans cette île. Toutes les
fois qu'on parlait devant lui d'Agrippa ou de l'une des
Julies, il s'écriait, en soupirant :
Heureux qui vit et meurt sans femme et sans enfants !
et il n'appelait jamais les siens que ses trois
abcès ou ses trois chancres.
LXVI. Son amitié ne
se gagnait pas facilement ; mais, une fois acquise, elle
l'était pour toujours. Il savait apprécier,
dans chacun de ses amis, le mérite et la vertu ; il
savait aussi supporter les petits défauts et les
fautes légères. On ne pourrait guère
citer plus de deux hommes qui aient été
malheureux, après avoir été aimés
de lui : Salvidiénus Rufus et Cornélius Gallus,
qu'il avait élevés, de la plus basse condition,
l'un jusqu'au consulat, l'autre jusqu'à la
préfecture d'Egypte. Il interdit au premier, en
punition de son ingratitude et de sa
méchanceté, l'entrée de sa maison et des
provinces où il commandait. Pour le second, qui
voulait exciter des troubles, il le livra à la justice
du sénat ; et quand les charges de ses accusateurs et
les décrets de ses juges l'eurent
déterminé à se donner la mort, Auguste
loua le zèle qu'on avait déployé pour le
venger ; mais il pleura, et dit, en se plaignant de sa
grandeur : «qu'il était donc le seul qui ne
fût pas le maître de borner sa colère
contre ses amis». Riches et puissants, les autres amis
d'Auguste furent, jusqu'à la fin de leur vie, les
premiers de leur ordre, malgré quelques nuages qui
s'élevèrent dans leur liaison avec lui. Ainsi,
pour ne citer que ces exemples, M. Agrippa manqua une fois de
patience et Mécène de discrétion. Le
premier, sur le plus léger soupçon de froideur
et sous prétexte qu'on lui préférait
Marcellus, abandonna tout et se retira à
Mytilène ; l'autre révéla à sa
femme Térentia un secret d'Etat, la découverte
qu'on venait de faire de la conjuration de Muréna. En
retour de son affection, Auguste exigeait un attachement qui
ne s'arrêtât même pas au tombeau. En effet,
quoiqu'il fût fort peu avide d'héritages, et
qu'il n'en acceptât jamais de quiconque n'avait pas
été lié avec lui, il pesait avec un soin
extrême les dernières dispositions de ses amis ;
et il ne dissimulait ni son chagrin lorsqu'il était
traité avec peu d'honneur et de
libéralité, ni sa joie quand les
témoignages de reconnaissance et d'affection
répondaient à son attente. Quant aux legs ou
aux parties de succession que lui laissaient des pères
de famille, il avait coutume de les abandonner aussitôt
à leurs enfants, et, s'ils étaient mineurs, de
les leur rendre, en y ajoutant un présent, le jour
qu'ils prenaient la toge virile ou qu'ils se mariaient.
LXVII. Comme maître et
comme patron, il sut allier à propos la
sévérité à la douceur et à
la clémence. Il honora de sa confiance plusieurs de
ses affranchis, tels que Licinius Encélade et
d'autres. Il se contenta de mettre aux fers Cosmus, un de ses
esclaves, qui avait fort mal parlé de lui. Son
intendant Diomède, en se promenant un jour avec lui,
l'avait jeté, par un mouvement de frayeur, au-devant
d'un sanglier qui se précipitait sur eux ; Auguste
aima mieux voir dans sa conduite un trait de poltronnerie que
de méchanceté ; et comme il n'y avait pas
trahison, il fut le premier à plaisanter du danger
réel qu'il avait couru. Ce même prince fit
mourir Proculus, l'un de ses affranchis qu'il aimait le plus,
quand il se fut assuré de ses adultères avec
des femmes d'une naissance distinguée : il fit casser
les jambes à Thalles, son secrétaire, qui avait
reçu cinq cents deniers pour communiquer une lettre :
il fit jeter dans un fleuve, avec une pierre au cou, le
précepteur et les esclaves de son fils Caïus,
lesquels avaient profité de sa maladie et de sa mort
pour commettre, dans son gouvernement, des actes d'avarice et
de tyrannie.
LXVIII. Sa réputation
fut flétrie, dès sa jeunesse, par plus d'un
opprobre. Sex. Pompée le traita
d'efféminé. M. Antoine lui reprocha d'avoir
acheté au prix de son déshonneur l'adoption de
son oncle ; Lucius, le frère de Marc-Antoine,
prétendit qu'après avoir livré à
César la fleur de sa jeunesse, il la vendit encore, en
Espagne, à A. Hirtius, pour trois cent mille
sesterces, ajoutant qu'il avait coutume de se brûler le
poil des jambes avec de l'écorce de noix ardente, afin
de le faire revenir plus doux. Tout le peuple lui appliqua,
un jour, au théâtre, dans les transports d'une
joie maligne, ce vers qui désignait un prêtre de
Cybèle jouant du tambourin :
Le doigt d'un vil giton gouverne l'univers.
LXIX. Ses amis même
ne nient point qu'il n'ait commis beaucoup d'adultères
; ils cherchent seulement à l'excuser, en disant que
c'était moins par passion que par politique, et afin
de connaître, par leurs femmes, les secrets de ses
adversaires. M. Antoine, non content de lui reprocher
l'indécente précipitation de son mariage avec
Livie, prétend que, dans un festin, il fit passer de
la salle à manger dans une chambre voisine la femme
d'un consulaire, le mari présent ; et qu'elle avait,
quand il la ramena, les oreilles rouges et les cheveux en
désordre. Il ajoute qu'il ne répudia Scribonie
que parce qu'elle n'avait pas pu souffrir les hauteurs d'une
concubine ; que les amis d'Auguste lui cherchaient des femmes
mariées et des vierges nubiles, qui devaient remplir
certaines conditions ; qu'ils les faisaient mettre nues
devant eux, et les examinaient comme des esclaves en vente au
marché de Toranius. A une époque où il
n'était pas encore son ennemi déclaré,
Antoine lui écrivait familièrement : «Qui
vous a donc changé ? est-ce l'idée que je
couche avec une reine ? mais elle est ma femme; et ce n'est
pas d'hier, car il y a neuf ans. Et vous, ne couchez-vous
qu'avec Livie ? Je parie qu'au moment où vous lirez
cette lettre, vous aurez joui déjà de Tertulla,
ou de Térentilla, ou de Rufilla, ou de Salvia
Titiscénia, et peut-être de toutes. Qu'importe,
en quel lieu et pour quelle femme vous vous sentez des
désirs ?»
LXX. On s'est aussi beaucoup
entretenu d'un souper mystérieux, qu'on appelait
vulgairement le Repas des douze divinités ;
souper où les convives étaient habillés
en dieux et en déesses, et où Auguste
lui-même représentait Apollon. Antoine a
nommé, dans ses lettres, et amèrement
critiqué tous ceux qui étaient de ce festin,
sur lequel un anonyme a fait ces vers si connus :
Lorsque, parmi les cris, le scandale et
l'outrage, Profanant d'Apollon l'auguste et sainte image, César et ses amis, par de coupables jeux, Retraçaient les plaisirs et les crimes des dieux ; Tous ces dieux, protecteurs de Rome et d'Italie, Détournèrent les yeux de cette scène impie, Et le grand Jupiter descendit en courroux Du trône où Romulus le plaça parmi nous. |
La disette à laquelle Rome était alors en proie rendit cette débauche encore plus scandaleuse : on disait tout haut, le lendemain, que les dieux avaient mangé tout le blé, et que César était effectivement Apollon, mais Apollon Bourreau, nom sous lequel on révérait ce dieu dans un quartier de la ville. On blâma aussi le goût d'Auguste pour les meubles précieux et pour les vases de Corinthe, et sa passion pour le jeu. Ainsi l'un écrivit sous sa statue, dans le temps des proscriptions :
Mon père était changeur, et moi je vends des pots ;
car on le soupçonnait d'avoir proscrit plusieurs citoyens, pour s'approprier leurs vases de Corinthe ; et pendant la guerre de Sicile on fit courir cette épigramme :
S'il a perdu sa flotte, au moins il gagne au jeu.
LXXI. De ces accusations
ou de ces calomnies, le reproche de s'être
lui-même prostitué est celui dont Il se justifia
le plus aisément, par la pureté de sa vie
à cet égard dès cette époque et
dans la suite. Il paraît aussi avoir eu moins qu'on ne
le disait la passion du luxe, puisque, après la prise
d'Alexandrie, il ne se réserva, de toutes les
richesses des rois, qu'un vase d'argile, et fondit tous les
vases d'or d'un usage journalier. Mais il fut toujours fort
adonné aux femmes, et, avec l'âge, dit-on, il
aima surtout les vierges : aussi lui en cherchait-on de tous
côtés, même sa femme. Quant à sa
réputation de joueur, il ne s'en inquiéta
nullement, et joua toujours sans en faire mystère.
C'était un délassement qu'il affectionnait,
surtout dans sa vieillesse, et qu'il prenait tous les jours
indifféremment, que l'on fût en décembre
ou dans un autre mois, que ce fût ou non jour de
fête. Aucun doute à cet égard : on a, de
sa main, une lettre où il dit : «J'ai
soupé, mon cher Tibère, avec ceux que vous
connaissez. Vinicius et Silius le père sont venus
augmenter le nombre des convives. Nous autres vieillards,
nous avons joué aux dés, pendant le repas, hier
et aujourd'hui. As et six perdaient, et payaient au jeu un
denier par dé ; Vénus faisait rafle». Il
dit, dans une autre lettre : «Mon cher Tibère,
nous avons assez agréablement passé les
fêtes de Minerve, ayant joué, sans
désemparer, tous les jours. Votre frère jetait
les hauts cris ; mais, somme toute,il n'a pas perdu beaucoup
; la chance a fini par tourner, et il a pu se refaire de ses
désastres. Quant à moi, j'en suis pour vingt
mille sesterces, grâce à mes
libéralités ordinaires ; car si j'avais voulu
me faire payer les mauvais coups de mes adversaires ou ne
rien donner à ceux qui perdaient, j'en aurais
gagné plus de cinquante mille. Mais j'aime mieux cela
; car ma bonté me vaudra une gloire
éternelle». Il écrit à sa fille :
«Je vous ai envoyé deux cent cinquante deniers ;
j'en ai donné autant à chacun de mes convives,
pour jouer entre eux aux dés ou à pair ou non,
pendant le souper». Auguste fut très
modéré dans ses autres habitudes, et à
l'abri de tout reproche.
LXXII. Il demeura d'abord
près de l'ancien Forum, au-dessus de l'escalier
à vis, dans une maison qui avait appartenu à
l'orateur Calvus. Il occupa ensuite, au mont Palatin, la
maison, non moins modeste, d'Hortensius. Elle n'était
ni spacieuse ni ornée ; les galeries en étaient
étroites et de pierre commune : ni marbre ni
marqueterie dans les appartements. Il coucha pendant plus de
quarante ans, hiver et été, dans la même
chambre, et il passa toujours l'hiver à Rome,
quoiqu'il eût éprouvé que l'air de la
ville était contraire à sa santé, dans
cette saison. Lorsqu'il avait quelque affaire secrète
à traiter, ou qu'il voulait travailler sans être
interrompu, il allait s'enfermer, tout en haut de sa maison,
dans un cabinet qu'il appelait Syracuse ou son musée ;
ou bien il se retirait dans une campagne voisine, chez
quelqu'un de ses affranchis. Malade, il allait se mettre au
lit chez Mécène. Les retraites qu'il aimait le
mieux étaient celles qui avoisinent la mer, comme les
îles de la Campanie, ou bien les petites villes
situées autour de Rome, comme Lanuvium,
Préneste, Tibur, où il rendit souvent la
justice sous les portiques du temple d'Hercule. Il n'aimait
pas les maisons de campagne trop vastes et trop
dispendieuses, et il fit raser jusqu'au sol une villa dont la
construction avait coûté des sommes
énormes à sa petite-fille Julie. Dans les
siennes, qui étaient fort simples, il était
moins curieux de statues et de tableaux que de galeries, de
bosquets, et de choses dont la rareté ou
l'antiquité fait tout le prix ; comme ces os de
bêtes sauvages d'une grandeur colossale, que l'on voit
à Caprée et qu'on appelle les os des
géants, et les armes des héros.
LXXIII. On peut juger de son
économie dans l'ameublement par des lits et des tables
qui subsistent encore, et qui sont à peine dignes d'un
particulier aisé. Il ne couchait que sur un lit
très bas et recouvert fort simplement. Il ne mit
guère d'autres vêtements que ceux que lui
faisaient, chez lui, sa soeur, sa femme, sa fille ou ses
petites-filles. Sa toge n'était ni serrée ni
lâche autour de lui ; son laticlave n'était non
plus ni large ni étroit. Il se servait d'une chaussure
un peu haute, pour paraître plus grand. Il avait
toujours dans sa chambre à coucher les vêtements
et la chaussure qu'il portait au Forum, afin d'être
prêt, en cas d'événement subit, à
s'y montrer aussitôt.
LXXIV. Il traitait souvent ;
mais il distinguait soigneusement dans ses repas, toujours
réguliers, les rangs et les personnes. Valérius
Messala rapporte qu'aucun affranchi ne fut admis à sa
table, excepté Ménas, à qui il avait
donné tous les droits attachés à une
naissance libre, pour lui avoir livré la flotte de
Sex. Pompée. Auguste lui-même nous apprend aussi
qu'un jour il fit manger avec lui un ancien soldat de sa
garde, chez qui il était à la campagne.
Quelquefois il se mettait à table plus tard que les
autres, et il en sortait plus tôt, ses convives
commençant à souper avant son arrivée,
et continuant après son départ. Ses repas
étaient ordinairement de trois services ; de six, dans
les grandes occasions ; et plus le repas était
modeste, plus il y montrait de gaieté. Il engageait
lui-même la conversation avec ceux qui se taisaient, ou
qui ne s'entretenaient qu'à voix basse ; et il faisait
venir des musiciens, des histrions, des bouffons, des
danseurs du Cirque, et le plus souvent de pauvres
déclamateurs.
LXXV. Il
célébrait avec magnificence les fêtes et
les solennités ; mais il n'y cherchait parfois qu'une
occasion de plaisanteries. Ainsi, aux Saturnales et dans
d'autres temps, suivant son choix, il envoyait à ses
amis des présents : c'étaient des
vêtements, de l'or, de l'argent ; c'étaient de
la monnaie de tous les coins, de vieilles pièces du
temps des rois ou de fabrication étrangère ;
c'étaient aussi des étoffes grossières,
des éponges, des pinces, des ciseaux et d'autres
objets de ce genre, avec des inscriptions obscures et
à double sens. Dans ses repas, il faisait tirer des
lots d'une valeur tout à fait inégale ; ou bien
il mettait en vente des tableaux tournés à
l'envers, et il dépendait alors du hasard que
l'espérance des acheteurs fût remplie ou
frustrée. Il se faisait à chaque table une
licitation, et les convives se communiquaient, de l'une
à l'autre, la nouvelle de leur bonne ou de leur
mauvaise fortune.
LXXVI. Auguste mangeait fort
peu (car je n'omettrai pas même ces détails), et
des choses communes. Il aimait surtout le pain bis, les
petits poissons, les fromages faits à la main, et les
figues nouvelles, de l'espèce qui vient deux fois
l'an. Il mangeait souvent avant l'heure du repas, à
quelque moment et en quelque lieu que ce fût,
n'obéissant qu'aux besoins de son estomac. Il dit dans
une de ses lettres : «J'ai mangé en voiture du
pain et des dattes» ; et dans une autre : «En
revenant du palais de Numa chez moi, j'ai mangé dans
ma litière une once de pain, avec quelques grains de
raisins secs». Il écrivait à
Tibère : «Il n'y a pas de Juif qui observe plus
rigoureusement le jeûne, un jour de sabbat, que je ne
l'ai fait aujourd'hui ; ce n'est qu'après la
première heure de la nuit que j'ai mangé deux
bouchées dans le bain, avant de me faire
parfumer». Ne suivant pour toute règle que son
appétit, il lui arrivait quelquefois de souper seul,
avant ou après le repas de ses convives, pendant
lequel il ne touchait à rien.
LXXVII. Il faisait aussi un
usage très modéré du vin.
Cornélius Népos rapporte que, dans son camp
devant Modène, il ne buvait pas plus de trois fois
à son souper. Dans la suite, et dans ses plus grands
excès, il ne dépassait pas six coupes ; ou s'il
allait au delà, il vomissait. Il
préférait à tous les autres le vin de
Rétie ; mais il était rare qu'il en bût
dans la journée. Au lieu de boisson, il prenait alors
du pain trempé dans de l'eau fraîche, ou un
morceau de concombre, ou bien un pied de laitue, ou encore un
fruit acide et vineux.
LXXVIII. Après son
repas de midi, il reposait un moment tout habillé et
tout chaussé, les pieds recouverts et la main sur les
yeux. Après son souper, il se rendait à son lit
de travail, où il veillait une partie de la nuit,
jusqu'à ce qu'il eût achevé
entièrement ou du moins fort avancé ce qui lui
restait des affaires de la journée. Il allait ensuite
se coucher, et ne dormait jamais plus de sept heures, qui
n'étaient même pas continues ; car, dans cet
espace de temps, il s'éveillait trois ou quatre fois.
Si, ce qui arrive quelquefois, il ne pouvait retrouver le
sommeil ainsi interrompu, il se faisait lire ou
réciter des contes, se rendormait, et restait
d'ordinaire au lit jusqu'après le jour levé.
Jamais il ne veilla dans les ténèbres, sans
avoir quelqu'un auprès de lui. Il n'aimait pas
à être éveillé matin ; et quand un
sacrifice ou quelque devoir public l'obligeait de se lever de
bonne heure, il avait soin, pour n'en pas trop sentir
l'incommodité, de coucher dans la maison de quelqu'un
de ses serviteurs, à proximité du lieu
où il avait affaire. Souvent encore, malgré
cette précaution, le sommeil s'emparait de lui pendant
qu'on le portait dans les rues, et, s'il survenait quelque
retard dans la marche, qui fit arrêter sa
litière, il en profitait pour dormir.
LXXIX. Il avait un
très bel extérieur, que l'âge ne changea
point ; mais aucun goût pour la recherche ; nul souci
de sa chevelure, qu'il faisait abattre à la hâte
par plusieurs barbiers à la fois : sa barbe, il la
faisait couper tantôt légèrement,
tantôt de fort près, et, pendant ce
temps-là, il lisait ou écrivait. Il avait tant
de douceur et de sérénité dans le
visage, soit qu'il parlât ou qu'il se tût, qu'un
Gaulois, des premières familles de son pays, avoua un
jour à ses concitoyens qu'en passant avec lui les
Alpes, il s'en était approché sous
prétexte de l'entretenir, mais pour le pousser dans un
précipice, et que son seul aspect avait
triomphé de cette résolution. Il avait les yeux
vifs et brillants ; il voulait même qu'on les
crût doués d'une force en quelque sorte divine.
Aussi, quand il regardait fixement quelqu'un, était-il
flatté de voir qu'on baissait les yeux, comme devant
le soleIl ; mais, dans sa vieillesse, sa vue s'affaiblit de
l'oeil gauche. Il avait les dents petites, clairsemés
et ternes ; les cheveux légèrement
bouclés et un peu blonds ; les sourcils
rapprochés, les oreilles de moyenne grandeur, le nez
aquilin et pointu, le teint basané, la taille petite,
quoique l'affranchi Julius Marathus lui ait, de
mémoire, donné cinq pieds neuf pouces. Mais ses
membres étaient si bien proportionnés, qu'il
fallait, pour remarquer sa petite taille, le voir à
côté de quelqu'un plus grand que lui.
LXXX. Son corps
était, dit-on, parsemé de taches, et il avait,
sur la poitrine et sur le ventre, des marques naturelles
disposées comme les étoiles de la constellation
de l'Ourse. De vives démangeaisons et l'usage
fréquent d'une brosse rude l'avaient aussi couvert de
callosités, qui avaient
dégénéré en dartres. Il avait la
hanche, la cuisse et la jambe gauches un peu faibles ; il
boitait même souvent de ce côté ; mais il
remédiait à cette faiblesse au moyen de
bandages et d'attelles. De temps en temps il sentait tant
d'inertie dans le doigt indicateur de la main droite, que,
quand le froid venait encore à l'engourdir, il
était obligé, pour écrire, de l'entourer
d'un cercle en corne. Il se plaignait aussi de douleurs de
vessie, qui ne s'apaisaient que lorsqu'il avait rendu de
petites cailloux en urinant.
LXXXI. Il fit, dans le cours
de sa vie, plusieurs maladies graves et dangereuses ; il eut
notamment, après la soumission des Cantabres,des
obstructions au foie, et il perdit tout espoir de
guérison. Il suivit alors, par le conseil d'Antonius
Musa, la méthode hasardeuse des contraires : les
fomentations chaudes n'avaient rien produit ; il eut recours
aux fomentations froides, et guérit. Il avait aussi
des infirmités qui revenaient tous les ans, comme
à jour fixe : il se portait presque toujours mal dans
le mois où il était né : il avait le
diaphragme gonflé au commencement du printemps, et des
fluxions quand le veut soufflait du midi. Aussi, toujours
languissant, ne supportait-il aisément ni le froid ni
le chaud.
LXXXII. L'hiver, il mettait
quatre tuniques par-dessous une toge épaisse : il y
ajoutait une chemise et un gilet de laine ; il se garnissait
aussi les cuisses et les jambes. L'été, il
couchait les portes de sa chambre ouvertes, et souvent sous
le péristyle de son palais, où des jets d'eau
rafraîchissaient l'air, et où un esclave
était, en outre, chargé de l'éventer. Il
ne pouvait souffrir le soleil, pas même celui d'hiver ;
et jamais il ne se promenait à l'air, même chez
lui, sans une large coiffure. Il voyageait en litière
et le plus souvent la nuit, avançant lentement et ne
faisant que de courts trajets ; par exemple, il mettait deux
jours pour aller à Préneste ou à Tibur.
Au reste, il préférait de voyager par mer,
quand il le pouvait. Il soutenait cette santé fragile
par beaucoup de soins, surtout en se baignant rarement. Il
aimait mieux se frotter d'huile et transpirer au feu ;
ensuite il faisait jeter sur lui de l'eau tiède ou
chauffée à l'ardeur du soleil. Lorsque, pour
ses nerfs, il avait besoin des bains de mer ou des eaux
thermales d'Albula, il se contentait de s'asseoir sur une
pièce de bois que, d'un mot espagnol, il appelait
dureta ; et alors il plongeait dans l'eau ses pieds et
ses mains alternativement.
LXXXIII. Il renonça,
aussitôt après les guerres civiles, aux
exercices du cheval et des armes dans le champ de Mars. Il
les remplaça d'abord par la paume et le ballon ; mais
bientôt il ne fit plus que se promener en
litière ou à pied : au terme de sa promenade,
il courait en sautant, couvert, suivant la saison, d'une
toile légère ou d'une grosse couverture. Quand
il voulait donner quelque relâche à son esprit,
il pêchait à la ligne, ou bien il jouait aux
dés, aux osselets ou aux noix avec de petits enfants
dont la figure et le babil lui plaisaient, et qu'on lui
cherchait de tous côtés : c'étaient
surtout des Maures et des Syriens. Car pour les nains, les
enfants contrefaits et toutes les créatures difformes,
il les détestait, comme le rebut de la nature et comme
des objets de mauvais présage.
LXXXIV. Il s'appliqua
dès son enfance, avec autant de succès que
d'ardeur, à l'étude de l'éloquence et
des belles-lettres. Pendant la guerre de Modène et
malgré l'énorme poids des affaires, tous les
jours, dit-on, il lisait, composait, et s'exerçait au
talent de la parole. Jamais, dans la suite, il ne parla au
sénat, au peuple ou aux soldats, sans avoir longtemps
médité et travaillé son discours,
quoiqu'il ne fût pas dépourvu du talent
d'improviser. Pour ne pas s'exposer à manquer de
mémoire et ne point passer son temps à
apprendre par coeur, il prit l'habitude de lire tout ce qu'il
disait. Il rédigeait d'avance jusqu'à ses
conversations particulières, même celles qu'il
voulait avoir avec Livie, quand elles devaient rouler sur un
sujet grave ; et il parlait alors en lisant, de peur que
l'improvisation ne lui en fit dire trop ou trop peu. Il avait
dans la voix quelque chose de doux qui n'appartenait
qu'à lui, et il prenait assidûment des
leçons d'un maître d'euphonie ; mais quelquefois
des maux de gorge l'obligèrent de recourir à la
voix d'un héraut pour parler au peuple.
LXXXV. Il composa en prose
beaucoup d'ouvrages de différents genres, et il en
récita quelques-uns dans le cercle de ses amis, qui
lui tenaient lieu de public. Telles sont les
Réponses à Brutus, concernant Caton,
qu'il lut lui-même en grande partie, quoique
déjà vieux, mais dont il fut obligé de
faire achever la lecture par Tibère ; tels sont encore
les Exhortations à la philosophie, et des
Mémoires sur sa vie, en treize livres, qui vont
jusqu'à la guerre des Cantabres et qu'il ne poussa pas
plus loin. Il essaya aussi de la poésie : on a de lui
un petit ouvrage en vers hexamètres, qui a pour titre
et pour sujet la Sicile, et un autre petit recueil
d'Epigrammes, auquel il travaillait ordinairement dans
le bain. Il avait commencé, avec beaucoup d'ardeur,
une tragédie d'Ajax ; mais n'étant pas
content du style, il la détruisit ; et ses amis lui
demandant un jour «ce qu'Ajax était
devenu» - «Ajax, répondit-il, s'est
précipité sur une éponge».
LXXXVI. Il adopta un genre
d'écrire à la fois simple et
élégant, aussi éloigné d'une
vaine pompe que d'une rudesse affectée, ou, pour
parler comme lui, «de ces vieux mots qui ont comme une
odeur de renfermé». Son premier soin
était toujours d'exprimer clairement sa pensée
; et, pour y mieux parvenir, pour ne jamais embarrasser ni
arrêter l'esprit de ses lecteurs ou de ses auditeurs,
il n'épargnait ni les prépositions, qui
déterminent le sens des mots, ni les conjonctions, qui
lient les phrases, et dont la suppression n'ajoute à
la grâce du style qu'aux dépens de la
clarté. Il avait un égal mépris pour les
écrivains qui créent fastueusement de nouveaux
mots, et pour ceux qui en vont déterrer d'anciens ; et
il faisait une rude guerre à ces deux défauts.
S'attaquant surtout à Mécène, et le
parodiant pour le corriger, il ne cessait de lui reprocher
«les parfums de son style fleuri». Il ne fit pas
grâce non plus à Tibère, qui ambitionnait
les expressions surannées et énigmatiques. Il
blâme, dans ses lettres, M. Antoine de la manie qu'il a
d'écrire des choses qu'il est plus aisé
d'admirer que de comprendre ; et le plaisantant sur ce qu'il
essaye de tous les styles et ne sait auquel s'arrêter,
il ajoute : «Vous voilà dans un grand embarras :
vous ne savez qui imiter, de Cimber Annius, ou de
Véranius Flaccus ; ni si vous emploierez les mots que
Crispus Salluste a tirés des Origines de Caton
; ni si vous ferez passer dans notre langue l'ambitieuse
emphase et la stérile abondance des orateurs
d'Asie». Dans une autre lettre, il dit à sa
petite-fille Agrippine, en louant son esprit :
«Gardez-vous surtout d'écrire ou de parler avec
recherche».
LXXXVII. Ses lettres
autographes montrent que, dans le discours familier, il se
servait de plusieurs locutions remarquables. Ainsi, en
parlant de mauvais débiteurs, «Ils payeront,
disait-il, aux calendes grecques». Quand il donnait le
conseil de supporter le présent, quel qu'il fût,
il disait : «Contentons-nous de ce
Caton-là». Pour exprimer avec quelle vitesse on
avait fait une chose, «En moins de temps, disait-il,
qu'il n'en faut pour cuire des asperges». Il
écrit presque toujours baceolus pour stultus
(un sot) ; pulleiaceus pour pullus (le petit d'un
animal) ; vacerrosus pour cerritus (un fou). Il
n'écrit point «je me porte mal», mais
«je me porte vaporeusement». Au lieu du mot
lachanizare, par lequel on exprime communément
l'état de langueur, il employait celui de
betizare. Il disait simus pour summus (nous
sommes) et domos, au génitif singulier, pour
domus (de la maison) ; et pour montrer que c'était
chez lui un principe et non une faute, il n'écrivait
jamais autrement ces deux mots. J'ai aussi remarqué,
dans ses manuscrits, qu'il ne divisait pas les mots, et qu'au
lieu de rejeter au commencement de la ligne suivante les
lettres excédantes d'un vers, il les mettait sous les
dernières de cette ligne, en les entourant d'un
trait.
LXXXVIII. Il ne suivait pas
non plus très exactement les règles
tracées par les grammairiens pour l'orthographe, et il
parait avoir été plutôt de l'avis de ceux
qui veulent qu'on écrive comme on parle. Quant aux
lettres ou aux syllabes qu'il passe ou qu'il intervertit,
c'est une faute qui arrive à tout le monde ; et je
n'en parlerais pas, si je n'avais lu avec surprise, dans
quelques auteurs, qu'il remplaça comme ignorant et
grossier, un lieutenant consulaire qui avait, de sa main,
écrit ixi pour ipsi. Quand il
écrivait en chiffres, il mettait b pour
a, c pour b, et ainsi des autres lettres
; pour x, il mettait deux a.
LXXXIX. Il avait aussi
beaucoup de goût pour les lettres grecques, et il y
acquit une grande supériorité. Il eut pour
maître Apollodore de Pergame, qui était
déjà fort âgé quand son jeune
élève l'emmena avec lui de Rome à
Apollonie. Il amassa ensuite un fonds très
varié de connaissances, dans la fréquentation
journalière du philosophe Aréus et de ses fils
Denys et Nicanor. Toutefois il n'alla pas jusqu'à
parler couramment le grec, et il ne hasarda dans cette langue
aucune composition. Quand la circonstance l'exigeait, il
écrivait en latin, et faisait traduire par un autre ce
qu'il avait écrit. Il était, en outre, bon
connaisseur en poésie, et il aimait surtout la
comédie ancienne, dont il faisait souvent
représenter les pièces dans les spectacles
publics. Ce qu'il recherchait le plus curieusement dans les
auteurs des deux langues, c'étaient les
préceptes et les exemples utiles pour la vie publique
ou privée. Il les transcrivait mot pour mot, et les
envoyait d'ordinaire à ses
délégués, aux généraux,
aux gouverneurs des provinces ou aux magistrats de Rome,
quand ils avaient besoin d'être avertis ou
conseillés. Il y a même des livres qu'il lut en
entier au sénat, et qu'il fit connaître au
peuple par des édits, comme les discours de Q.
Métellus sur la Propagation, et ceux de
Rutilius sur l'ordonnance des bâtiments. Il
voulait montrer ainsi que l'importance de ces deux objets ne
l'avait pas frappé le premier, mais avait
occupé les anciens Romains. Il donna toutes sortes
d'encouragements aux génies de son siècle. Il
écoutait patiemment et avec bienveillance la lecture
de tous les ouvrages, vers, histoires, discours, dialogues.
Mais il n'aimait pas qu'on prît pour sujet son
éloge, à moins que l'ouvrage ne fût d'un
style grave et d'un écrivain célèbre ;
et il recommandait aux préteurs de ne point souffrir
que son nom fût prostitué dans les concours
littéraires.
XC. Voici ce que l'on dit de
ses superstitions. Il avait une peur insensée du
tonnerre et des éclairs ; et il croyait se garantir du
péril, en portant toujours avec lui une peau de veau
marin. Aux approches d'un orage, il allait se cacher dans un
lieu souterrain et voûté. Cet effroi lui venait
d'avoir vu autrefois tomber la foudre auprès de lui,
pendant un voyage nocturne, ainsi que nous l'avons dit plus
haut.
XCI. Ses rêves, et ce
qui le regardait dans ceux d'autrui, l'occupaient beaucoup.
Le jour de la bataille de Philippes, il avait résolu,
étant indisposé, de ne pas sortir de sa tente ;
le songe d'un de ses amis le fit changer de
résolution, et il s'en trouva bien ; car son camp fut
pris, et les ennemis fondirent sur sa litière, qu'ils
percèrent de coups et qu'ils mirent en pièces,
croyant qu'il y était. Au printemps, il avait des
visions effrayantes et en grand nombre, mais vagues et sans
effet : elles étaient plus rares le reste de
l'année, mais moins chimériques. A une
époque où il était fort assidu dans le
temple dédié à Jupiter Tonnant au
Capitole, il rêva que Jupiter Capitolin s'étant
plaint de ce voisinage, qui lui enlevait ses adorateurs, il
lui répondait qu'il lui avait donné Jupiter
Tonnant comme portier ; et dès le lendemain il fit
garnir de sonnettes le sommet du temple de celui-ci, comme on
en met aux portes. C'est aussi par suite d'un rêve que
tous les ans, à un certain jour, il demandait
l'aumône au peuple et tendait la main aux passants,
pour en recevoir quelques as.
XCII. Il y avait certains
présages qu'il regardait comme sûrs. Si, le
matin, l'on mettait à son pied droit la chaussure du
pied gauche, le présage était mauvais : si,
lorsqu'il partait pour un long voyage, par la voie de terre
ou de mer, il tombait de la rosée, le présage
était bon, et annonçait un retour prompt et
heureux. Les prodiges éveillaient surtout son
attention. Il transplanta dans la cour des dieux
Pénates de Rome et il fit cultiver avec grand soin un
palmier né devant sa maison, entre des jointures de
pierres. Dans l'île de Caprée, il crut remarquer
qu'un vieux chêne, dont les branches languissantes
pendaient jusqu'à terre, s'était ranimé
à son arrivée ; et il en eut tant de joie,
qu'en échange de Caprée, il céda Enarie
à la république de Naples. Il avait aussi, pour
certains jours, des superstitions particulières. Il ne
se mettait jamais en route le lendemain des marchés,
et il ne commençait aucune affaire sérieuse le
jour des nones ; le tout pour éviter, comme il
l'écrivait à Tibère, la malignité
du présage attachée à ces noms.
XCIII. Quant aux
dévotions étrangères, autant il avait de
respect pour celles qui étaient consacrées par
le temps et par les lois, autant il méprisait les
autres. Il s'était fait initier aux mystères
d'Athènes : plus tard, des prêtres de la
Cérès Attique ayant porté devant son
tribunal, à Rome, une cause qui concernait leurs
privilèges, et dans laquelle on devait exposer des
choses secrètes, il fit retirer ses assesseurs et tous
les assistants, et il jugea seul cette affaire, en
présence des parties intéressées. Mais,
en Egypte, il ne daigna même pas se détourner un
peu de sa route pour voir le boeuf Apis ; et il loua
beau-coup son petit-fils Caïus de ce que, en traversant
la Judée, il n'avait fait, dans Jérusalem,
aucun acte de piété.
XCIV. Puisque nous en sommes
sur ce sujet, je rapporterai ici les présages qui
précédèrent sa naissance, qui
l'accompagnèrent ou la suivirent, et qui parurent
annoncer sa grandeur future et son immuable
félicité. La foudre étant tombée
anciennement sur les murailles de Vélitres, l'oracle
avait dit qu'un citoyen de cette ville parviendrait un jour
au souverain pouvoir. Dans cette confiance, les habitants de
Vélitres entreprirent aussitôt contre les
Romains une guerre acharnée, qu'ils
recommencèrent plusieurs fois et qui pensa causer leur
perte. On ne s'aperçut que longtemps après, par
l'événement, que ce présage était
celui de la puissance d'Auguste. Julius Marathus rapporte
que, peu de mois avant sa naissance, il arriva dans Rome un
prodige dont tous les habitants furent témoins, et qui
signifiait que la nature était en travail d'un roi
pour le peuple romain. Le sénat effrayé
défendit d'élever les enfants qui
naîtraient dans l'année ; mais ceux dont les
femmes étaient enceintes espérant, chacun en
particulier, que cette prédiction les
intéressait, réussirent à empêcher
que le sénatus-consulte ne fût porté aux
archives. Je lis, dans les traités d'Asclépiade
Mendès sur les choses divines, que la mère
d'Auguste, Atia, s'étant rendue, au milieu de la nuit,
dans le temple d'Apollon pour un sacrifice solennel, y resta
endormie dans sa litière, tandis que les autres femmes
s'en allaient ; qu'un serpent s'était glissé
auprès d'elle, et retiré quelques instants
après ; qu'à son réveil, elle se
purifia, comme si elle fût sortie des bras de son mari
; et que, dès ce moment, elle eut sur le corps l'image
d'un serpent, qui ne put jamais s'effacer, en sorte qu'elle
ne voulut plus paraître aux bains publics ; et Auguste,
qui naquit dix mois après, passa ainsi pour le fils
d'Apollon. Avant de le mettre au monde, Atia rêva que
ses entrailles étaient portées vers les astres
et embrassaient toute l'étendue de la terre et des
cieux. Octavius, père d'Auguste, rêva aussi
qu'un rayon du soleil sortait des flancs de sa femme. Le jour
où il naquit, on délibérait dans le
sénat sur la conjuration de Catilina ; et Octavius y
étant venu tard, à cause des couches de sa
femme, c'est une chose connue que P. Nigidius, en apprenant
la cause de ce retard et l'heure de l'accouchement,
déclara qu'il était né un maître
à l'univers. Dans la suite, Octavius, conduisant une
armée dans la partie la plus reculée de la
Thrace, s'arrêta dans un bois consacré à
Bacchus, et y consulta ce dieu sur les destinées de
son fils, avec toutes les cérémonies
particulières aux Barbares. Les prêtres lui
prédirent les mêmes choses, parce que,
après les libations de vin faites sur l'autel du dieu,
la flamme s'était élevée jusqu'au
faîte du temple, et du faîte jusqu'au ciel ;
prodige qui n'était arrivé jusque-là que
pour Alexandre le Grand, quand il avait sacrifié sur
les mêmes autels. Dès la nuit suivante, Octavius
crut voir son fils plus grand que ne le sont les mortels,
armé de la foudre et d'un sceptre, revêtu des
insignes du maître des dieux, couronné de
rayons, et assis, au milieu des lauriers, dans un char que
traînaient douze chevaux d'une blancheur
éclatante. On lit, dans les mémoires de C.
Drusus, que la nourrice d'Auguste l'ayant mis, un soir, dans
son berceau, qui était dans une pièce du
rez-de-chaussée, on ne l'y vit plus le lendemain ; et
qu'après l'avoir longtemps cherché, on finit
par le trouver au sommet d'une tour, le visage tourné
vers le soleil levant. Il commençait à peine
à parler, lorsque, importuné du bruit que
faisaient des grenouilles dans la maison de campagne de son
grand-père, il leur ordonna de se taire ; et depuis ce
temps, dit-on, les grenouilles n'y coassent plus. Un jour
qu'il mangeait dans un bois, à quatre milles de Rome,
sur la route de Campanie, un aigle lui arracha brusquement
son pain, s'envola ensuite à perte de vue, et revint
tout doucement le lui rapporter. Q. Catulus, après
avoir fait la dédicace du Capitole, eut, pendant deux
nuits de suite, les songes que voici : Dans le premier, il
vit une troupe d'enfants jouer autour de l'autel de Jupiter,
qui en prit un à part et lui mit dans le sein une
petite statue de la République, qu'il tenait à
la main. Dans le second, il aperçut ce même
enfant sur les genoux de Jupiter Capitolin, et, comme il
voulait l'en faire retirer, le dieu s'y opposa, disant qu'il
élevait en lui le soutien de la république. Le
lendemain, Catulus rencontra Auguste, qu'il n'avait jamais
vu, et il fut frappé de sa ressemblance avec l'enfant
dont il avait rêvé. Quelques-uns racontent
autrement le premier songe de Catulus : selon eux, plusieurs
enfants demandant un tuteur à Jupiter, le dieu leur en
désigna un, auquel ils devaient adresser toutes leurs
demandes : puis il toucha de la main les lèvres de
l'enfant, et la porta ensuite à sa bouche. M.
Cicéron, accompagnant C. César au Capitole,
racontait à ses amis un songe qu'il avait eu la nuit
précédente ; il avait vu, disait-il, un enfant
d'une figure distinguée descendre du ciel au bout
d'une chaîne d'or, et s'arrêter devant les portes
du Capitole, où Jupiter lui avait remis un fouet ;
puis apercevant tout à coup Auguste, qui était
encore inconnu à la plupart d'entre eux, et que
César avait emmené avec lui pour ce sacrifice,
il s'écria que c'était là l'enfant dont
il avait vu l'image dans son sommeil. Le jour où
Auguste prit la toge virile, son laticlave, s'étant
décousu des deux côtés, tomba à
ses pieds. Quelques personnes en conclurent que l'ordre dont
ce vêtement était la marque distinctive lui
serait un jour soumis. César, choisissant près
de Munda l'emplacement de son camp, fit abattre une
forêt dans laquelle on trouva un palmier, qu'il ordonna
de respecter comme un présage de victoire. Il en
naquit aussitôt des rejetons, qui, en peu de jours, non
seulement égalèrent la tige, mais la couvrirent
même tout entière ; et des colombes,
espèce d'oiseaux qui fuit cet arbre au feuillage
âpre et dur, vinrent s'y fixer et y faire leurs nids.
Ce prodige fut, dit-on, un des principaux motifs qui
déterminèrent César à ne vouloir
pour successeur que le petit-fils de sa soeur. Pendant son
séjour à Apollonie, Auguste était
monté avec Agrippa à l'observatoire de
l'astrologue Théogène. Ce dernier prédit
à Agrippa, qui le consulta le premier, une suite de
prospérités si étonnantes, si
merveilleuses, qu'Auguste s'obstina à ne faire
connaître ni le jour ni les particularités de sa
naissance, craignant d'avoir à rougir devant lui de
l'annonce d'une destinée moins brillante. Vaincu enfin
par les instances de l'astrologue, il les
révéla en tremblant. Théogène se
leva aussitôt, et l'adora comme un dieu. Auguste prit
bientôt une telle confiance en sa destinée,
qu'il publia son horoscope, et fit frapper une
médaille d'argent portant l'empreinte du Capricorne,
constellation sous laquelle il était né.
XCV. Après la mort de
César, comme il entrait dans Rome, à son retour
d'Apollonie, on vit tout à coup, par un ciel pur et
serein, un cercle semblable à l'arc-en-ciel entourer
le disque du soleil, et la foudre alla bientôt frapper
le monument élevé à Julie, fille du
dictateur. Un jour qu'il consultait les augures, pendant son
premier consulat, douze vautours s'offrirent à sa vue,
comme autrefois à Romulus. Pendant un sacrifice, les
foies de toutes les victimes se déplièrent sous
ses yeux et découvrirent jusqu'à la moindre
fibre ; ce qui, de l'aveu de tous les aruspices, lui
présageait de grandes et heureuses
destinées.
XCVI. Il eut aussi des
pressentiments du succès de toutes ses guerres. Les
troupes des triumvirs étant rassemblées
près de Bologne, un aigle, perché sur sa tente,
s'élança sur deux corbeaux qui le harcelaient,
et les précipita par terre. Toute l'armée vit
dans cette lutte le présage des discordes qui
diviseraient un jour les trois chefs, et même l'issue
de leur querelle. Avant la bataille de Philippes, un
Thessalien lui annonça la victoire de la part de J.
César, dont l'image lui avait, disait-il, apparu dans
un chemin détourné. Il sacrifiait, un jour,
sous les murs de Pérouse ; et le sacrifice
n'étant pas heureux, il s'était fait amener de
nouvelles victimes ; mais les ennemis, dans une attaque
soudaine, enlevèrent tout l'appareil du sacrifice, et
les aruspices déclarèrent que les dangers et
les revers annoncés au sacrificateur retomberaient sur
ceux qui avaient les entrailles des victimes ;
prédiction qui fut justifiée par
l'événement. La veille du combat naval qu'il
livra en Sicile, comme il se promenait sur le rivage, un
poisson s'élança du sein de la mer, et vint
tomber à ses pieds. Au moment où il descendait
vers sa flotte pour aller prendre position avant la bataille
d'Actium, il rencontra un petit âne et son conducteur ;
l'homme s'appelait Eutychus, et l'âne, Nicon. Il leur
fit élever une statue d'airain dans le temple qu'il
bâtit plus tard sur l'emplacement de son camp.
XCVII. Sa mort, dont je vais
parler tout à L'heure, et son apothéose, furent
annoncées aussi par des présages d'une grande
évidence. Comme il faisait la clôture du lustre
dans le champ de Mars, devant un peuple innombrable, un aigle
vola plusieurs fois autour de lui, et, se dirigeant ensuite
vers le frontispice d'un temple voisin, où
était gravé le nom d'Agrippa, se tint
perché sur la première lettre. A la vue de ce
présage, Auguste chargea Tibère, son
collègue, de prononcer les voeux qu'on a coutume de
faire pour le lustre suivant, quoiqu'il les eût
préparés lui-même et déjà
écrits sur ses tablettes : «Je ne veux pas,
dit-il, prononcer des voeux dont je ne verrai pas
l'accomplissement». Vers le même temps, la foudre
enleva de l'inscription d'une de ses statues la
première lettre de son nom. L'oracle, consulté
à ce sujet, répondit qu'il ne vivrait plus que
cent jours, nombre marqué par la lettre C ; mais qu'il
serait mis au rang des dieux, parce que AESAR,
c'est-à-dire ce qui restait de son nom, signifie
dieu en langue étrusque. Il avait donné
à Tibère un commandement en Illyrie, et il
voulait l'accompagner jusqu'à Bénévent ;
mais, sans cesse retardé par des causes portées
à son tribunal, il s'écria (ce mot fut aussi
regardé comme un présage) «que, quelque
affaire qui pût survenir, il ne resterait plus à
Rome». S'étant donc mis en route, il alla
jusqu'à Asture, et là, saisissant l'occasion
d'un vent favorable, il s'embarqua de nuit, contre sa
coutume. Sa dernière maladie commença par un
cours de ventre.
XCVIII. Il ne laissa pas de
parcourir les côtes de la Campanie et les îles
voisines. Il passa même quatre jours à
Caprée, dans une entière oisiveté et
dans la meilleure disposition d'esprit. Comme il naviguait
près de la haie de Pouzzoles, les passagers et les
matelots d'un navire d'Alexandrie, qui était à
la rade, vinrent le saluer, vêtus de robes blanches et
couronnés de fleurs. Ils brûlèrent
même devant lui de l'encens, et le comblèrent de
louanges et de voeux pour son bonheur, en s'écriant
«que c'était par lui qu'ils vivaient, à
lui qu'ils devaient la liberté de la navigation et
tous leurs biens». Ces acclamations le rendirent si
joyeux, qu'il fit distribuer à tous ceux de sa suite
quarante pièces d'or, en leur faisant promettre, sous
serment, qu'ils n'emploieraient cet argent qu'à
acheter des marchandises d'Alexandrie. Les jours suivants, il
distribua aussi, entre autres petits présents, des
toges romaines et des manteaux grecs, faisant mettre aux
Grecs le costume romain, et aux Romains le costume grec ;
échange qu'il appliqua même au langage. Il prit
encore un grand plaisir à voir, dans les jeux
donnés à Caprée, les exercices d'une
troupe de jeunes Grecs, reste d'une ancienne institution. Il
leur fit servir, en sa présence, un repas où
ils eurent la permission et même l'ordre de se livrer
à toutes les folles libertés de leur âge,
et de mettre au pillage les fruits, le dessert et
jusqu'à l'argent qui leur fut apporté en son
nom. Enfin il n'est sorte d'amusements qu'il ne se soit alors
donnés. Il appelait, d'un mot grec,
«séjour de l'oisiveté» l'île
voisine de Caprée, à cause de la joyeuse vie
qu'y menaient ceux de sa suite. Un certain Masgaba, qu'il
avait beaucoup aimé et qu'il nommait souvent, par
plaisanterie, le fondateur de cette île, était
mort un an auparavant, et les habitants du pays venaient en
foule autour de sa tombe avec des flambeaux. Auguste, en les
voyant, un jour, de sa table, improvisa ce vers grec :
Je vois du fondateur le tombeau tout en feu ;
et se tournant ensuite vers son voisin Thrasyllus, compagnon de Tibère, et qui ne savait pas de quoi il s'agissait, il lui demanda de quel poète était ce vers. Comme Thrasyllus hésitait à répondre, il y ajouta celui-ci :
Voyez-vous Masgaba de flambeaux entouré ?
et il lui fit la même question. Thrasyllus
répondit enfin que, quel qu'en fût l'auteur, ces
vers étaient fort bons. Auguste éclata de rire
et en plaisanta longtemps. Il passa ensuite à Naples,
toujours plus ou moins tourmenté de douleurs
d'entrailles. Il assista, dans cette ville, aux jeux
gymniques et quinquennaux institués en son honneur, et
il conduisit Tibère jusqu'au lieu de sa destination.
Mais au retour, se sentant plus mal, il fut obligé de
s'arrêter à Nole, fit revenir Tibère, eut
avec lui un entretien secret, qui dura longtemps, et ne
s'occupa plus d'aucune affaire sérieuse.
XCIX. Le jour de sa mort, il
s'enquit plusieurs fois si son état ne causait aucun
tumulte au dehors ; et ayant demandé un miroir, il se
fit arranger les cheveux, pour dissimuler la maigreur de son
visage. Quand ses amis entrèrent : «Eh bien !
leur dit-il, trouvez-vous que j'aie assez bien joué
cette farce de la vie ?» Et il ajouta en grec la
formule qui termine les pièces de théâtre
:
Si vous êtes contents, battez donc des mains et applaudissez à l'acteur.
Ensuite il fit retirer tout le monde ; il questionna
encore, sur la maladie de la fille de Drusus, quelques
personnes qui arrivaient de Rome, et il expira tout à
coup entre les bras de Livie, en lui disant : «Adieu,
Livie, vivez et souvenez-vous de notre union ; adieu».
Ce furent ses dernières paroles. Sa mort fut douce, et
telle qu'il l'avait toujours désirée ; car,
lorsqu'il entendait dire que quelqu'un était mort
promptement et sans douleur, il souhaitait, se servant d'un
mot grec, que lui et les siens mourussent aussi heureusement.
Il ne donna qu'une seule marque d'égarement d'esprit,
avant de rendre le dernier soupir : il s'écria, comme
saisi d'un effroi subit, que quarante jeunes gens
l'enlevaient ; et ce fut plutôt un présage
qu'une preuve de l'affaiblissement de sa raison, puisque
quarante soldats prétoriens portèrent son corps
dans le lieu où on l'exposa.
C. Il mourut dans la
même chambre que son père Octavius, sous le
consulat de Sextus Pompée et de Sextus
Appuléius, le 14 des calendes de septembre, à
la neuvième heure du jour, âgé de
soixante-seize ans, moins trente-cinq jours. Son corps fut
porté, de Nole à Bovilles, par les
décurions des municipes et des colonies, et pendant la
nuit, à cause de la saison. Le jour, on le
déposait dans les édifices publics ou dans les
temples les plus beaux. A Bovilles, les chevaliers vinrent le
recevoir, le portèrent à Rome, et le
déposèrent dans le vestibule de sa maison. Le
sénat voulut célébrer sa mémoire
et ses funérailles par des honneurs extraordinaires,
et une foule de propositions furent faites à ce sujet.
Ceux-ci étaient d'avis que le cortége
passât par la porte triomphale,
précédé de la statue de la Victoire qui
est dans le sénat, et de la jeune noblesse des deux
sexes, chantant des hymnes funèbres ; ceux-là,
que, le jour des obsèques, on portât des anneaux
de fer au lieu d'anneaux d'or ; quelques-uns, que les
prêtres des colléges supérieurs fussent
chargés de recueillir ses ossements. Il y en eut aussi
un qui demanda qu'on transportât du mois d'août
au mois de septembre le nom d'Auguste, parce qu'il
était né dans le dernier et mort dans le
premier ; un autre, que tout l'espace de temps
écoulé depuis sa naissance jusqu'à sa
mort fût appelé le siècle Auguste, et
désigné, sous ce titre, dans les fastes. Mais
on mit des bornes à ces honneurs. Deux éloges
funèbres furent prononcés sur ses restes : l'un
par Tibère, devant le temple de J. César, et
l'autre par Drusus, fils de Tibère, près de
l'ancienne tribune aux harangues. Il fut ensuite porté
sur les épaules des sénateurs jusqu'au champ de
Mars, où on le mit sur le bûcher. Il se trouva
là un ancien préteur, qui jura avoir vu l'image
d'Auguste s'élever, du milieu des flammes, vers le
ciel. Les principaux chevaliers recueillirent ses cendres,
pieds nus, en simple tunique et sans ceinture, et ils les
déposèrent dans le Mausolée, qu'il avait
fait élever pendant son sixième consulat, entre
le Tibre et la voie Flaminienne ; il l'avait même
entouré d'un bois, dont il avait fait, dès
cette époque, une promenade publique.
CI. Il avait écrit
son testament sous le consulat de L. Plancus et de C. Silius,
le 3 des nones d'avril, un an et quatre mois avant de mourir.
Il y avait joint deux codiciles écrits en partie de sa
main, en partie de celle de ses affranchis Polybe et
Hilarion. Ce testament, déposé chez les
vestales, fut apporté par elles, avec trois cahiers
également cachetés. On les ouvrit dans le
sénat, et la lecture en fut faite. Il instituait
premiers héritiers Tibère et Livie, l'un pour
la moitié plus un sixième, l'autre pour un
tiers, et il leur enjoignait de porter son nom. A leur
défaut, il appelait à sa succession Drusus,
fils de Tibère, pour un tiers ; Germanicus et ses
trois fils, pour le reste. Enfin, au troisième rang,
il nommait pour héritiers un grand nombre de ses
parents et de ses amis. Il léguait au peuple romain
quarante millions de sesterces et aux tribus trois millions
cinq cent mille ; à chaque soldat de la garde
prétorienne mille sesterces, des cohortes urbaines
cinq cents, et des légions trois cents. Il voulait que
ces sommes fussent payées sur-le-champ ; ce qui
était facile, puisqu'elles étaient en
réserve dans le trésor impérial. Il y
avait encore d'autres legs, dont quelques-uns
s'élevaient jusqu'à deux millions de sesterces.
Ceux-là, il donnait un an pour les payer, s'excusant
sur la médiocrité de sa fortune, car il
déclarait que ses héritiers ne retireraient pas
de sa succession plus de cent cinquante millions de
sesterces, quoique, dans les vingt dernières
années de sa vie, ses amis lui eussent laissé
pour quatre milliards de legs testamentaires ; mais il les
avait dépensés pour l'Etat, ainsi que ses deux
patrimoines paternels et ses autres héritages de
famille. Il ne parlait des deux Julies, sa fille et sa
petite-fille, que pour défendre qu'on les mît
avec lui dans le même tombeau. Des trois cahiers qu'il
avait joints à son testament, l'un contenait des
ordres pour ses funérailles ; l'autre, un sommaire de
sa vie, destiné à être gravé sur
des tables d'airain, devant son mausolée : le
troisième était un exposé de la
situation de l'empire, et disait combien il y avait de
soldats sous les drapeaux, combien d'argent dans le
trésor de l'empereur, combien dans les caisses de
l'Etat ; quels tributs, quels impôts étaient
encore dus. Il avait même eu soin d'y ajouter les noms
des affranchis et des esclaves à qui l'on pouvait en
demander compte.
Traduit par Théophile Baudement (1845)