I. Origine de la maison Octavienne. - II. Les ancêtres d'Auguste. - III. Services de C. Octavius, son père. - IV. Sa famille. - V. Sa naissance. - VI. Tradition superstitieuse touchant l'appartement où il fut nourri. - VII. Ses surnoms. - VIII. Ses premières campagnes ; ses études. Précis de sa vie. - IX. Ses guerres. - X. Ses menées à Rome. Ses premiers démêlés avec Marc-Antoine. Il embrasse le parti des grands, et lève une armée. Ses actes de lâcheté et de courage. - XI. Il est soupçonné d'avoir fait tuer les deux consuls. - XII. Il abandonne le parti des grands. Ses griefs contre ce parti ; sa vengeance. - XIII. Triumvirat. Cruautés d'Auguste. Partage de l'empire. - XIV. Dangers qu'il court à l'époque de la guerre de Pérouse. - XV. Ses vengeances après la victoire. - XVI. Guerre contre Sextus Pompée. Ses préparatifs. Sa conduite avant et pendant la bataille. Périls auxquels il est exposé. Il exile Lépide. - XVII. Il se brouille avec Antoine. Bataille d'Actium. Mort d'Antoine et de Cléopâtre. - XVIII. Il fait ouvrir le tombeau d'Alexandre. Ses travaux en Egypte. - XIX. Il échappe à plusieurs conspirations. - XX. Guerres qu'il fit en personne. - XXI. Ses conquêtes. Son autorité sur les peuples étrangers. - XXII. Ses triomphes. - XXIII. Ses revers. Son désespoir à la nouvelle de la défaite de Varus. - XXIV. Ses règlements militaires. - XXV. Sa conduite envers ses soldats. Ses adages militaires. - XXVI. Ses consulats. - XXVII. Sa cruauté pendant le triumvirat. Ses terreurs. Son tribunat perpétuel. - XXVIII. Il feint deux fois de vouloir rétablir la république. - XXIX. Il embellit Rome. - XXX. Ses lois de police. Ses dons aux temples. - XXXI. Ses institutions religieuses. Il réforme le calendrier, et donne son nom à un mois de l'année. Son respect pour la mémoire des grands hommes.- XXXII. Il corrige un grand nombre d'abus. - XXXIII. Son assiduité à rendre la justice, et sa modération comme juge. - XXXIV. Il révise toutes les lois. Ses vaines mesures contre le célibat. - XXXV. Il réforme le sénat. Ses précautions contre les sénateurs. Ses rapports avec eux. - XXXVI. Nouveaux règlements dont il est l'auteur. - XXXVII. Il crée de nouveaux offices. - XXXVIII. Il avance les fils des sénateurs. Il rétablit l'usage des revues des chevaliers. - XXXIX. Il leur fait rendre un compte rigoureux de leur conduite. - XL. Ses règlements en faveur de l'ordre équestre. Ses distributions de blé au peuple. Sa conduite à l'égard des comices. Il restreint la faculté des affranchissements et le droit de cité. Il rétablit le costume romain. - XLI. Ses libéralités. - XLII. Sa fermeté vis-à-vis du peuple. Sa conduite pendant une disette. Il projette d'abolir les distributions de blé, et renonce à cette mesure. - XLIII. Ses spectacles. - XLIV. Ordre qu'il introduit parmi les spectateurs. - XLV. Sa conduite pendant les spectacles. Son goût pour le pugilat. Sa sévérité envers les acteurs. - XLVI. Ses colonies. Ses innovations en faveur de l'Italie. Il encourage l'honneur et la propagation. - XLVII. Il administre une partie des provinces romaines. Sa conduite envers quelques villes. Ses voyages dans tout l'empire. - XLVIII. Sa politique à l'égard des rois alliés de Rome. - XLIX. Ses règlements concernant l'armée. Institution des courriers. - L. Ses cachets. - LI. Sa clémence et sa douceur. - LII. Sa modération. - LIII. Sa modestie. Son affabilité. Ses relations d'amitié avec un grand nombre de citoyens. - LIV. Espèce de liberté dont il laisse jouir les Sénateurs. - LV. Sa conduite à l'égard des auteurs de libelles. - LVI. Il se soumet, en quelques circonstances, aux lois de l'égalité. Sa conduite envers ses amis et ses clients. - LVII. Témoignages de l'affection qu'il inspire à tous les ordres. - LVIII. Il reçoit le titre de Père de la patrie. - LIX. Autres témoignages de cette affection. - LX. Respect des rois pour sa personne. - LXI. Sa vie privée. Mort de sa mère et de sa soeur. - LXII. Ses mariages. - LXIII Ses enfants. - LXIV. Ses soins pour leur éducation. - LXV. Ses chagrins de famille. Les Julies. Agrippa. - LXVI. Ses amis. Son chagrin de la mort de Gallus. A quelles conditions il accepte des héritages. - LXVII. Sa conduite envers ses affranchis et ses esclaves. - LXVIII. Débauches de sa jeunesse. - LXIX. Ses adultères. Les complaisances de ses amis. Lettre impudique d'Antoine. - LXX. Le souper des douze divinités. - LXXI. Sa passion pour le jeu. Quelques passages de ses lettres. - LXXII. Ses habitations à Rome. Ses maisons de campagne. - LXXIII. Son économie dans l'ameublement. La simplicité de ses vêtements. - LXXIV. Ses repas. - LXXV. Ses festins, et ses présents à ses amis les jours de fête. - LXXVI. Sa frugalité. - LXXVII. Sa sobriété. - LXXXIII. Son sommeil. - LXXIX. Son portrait. - LXXX. Ses infirmités. - LXXXI. Ses maladies. - LXXXII. Ses précautions pour sa santé. - LXXXIII. Ses exercices et ses distractions. - LXXXIV. Ses études et ses talents. - LXXXV. Ses ouvrages. - LXXXVI. Son style. Son aversion pour la recherche. - LXXXVII. Ses locutions. - LXXXVIII. Son orthographe. - LXXXIX. Ses connaissances en grec. Sa bienveillance pour les écrivains. - XC. Ses superstitions. - XCI. Ses rêves. - XCII. Sa foi dans les présages. - XCIII. Distinction qu'il fait entre les diverses religions. - XCIV. XCV. Présages de sa grandeur future. - XCVI. Présages de ses victoires. - XCVII. Présages de sa mort et de son apothéose. - XCVIII. Sa dernière maladie. - XCIX. Sa mort. - C. Ses funérailles. - CI. Son testament.


I. La maison Octavienne était anciennement une des premières de Vélitres : plusieurs monuments l'attestent. Par exemple, un des endroits les plus fréquentés de la ville s'appelait depuis longtemps le quartier Octavien, et l'on y montrait un autel consacré par un Octavius, qui, créé général dans une guerre contre un peuple voisin, et averti un jour, au milieu d'un sacrifice au dieu Mars, de l'irruption subite de l'ennemi, enleva aux flammes les chairs à demi rôties de la victime, les partagea selon la coutume, courut au combat, et revint victorieux. Il y eut même un décret public qui ordonnait d'offrir désormais de la même manière au dieu Mars les entrailles des victimes, et d'en porter les restes aux Octavius.

II. Cette famille, admise dans le sénat, par le roi Tarquin l'Ancien, au rang des familles romaines, puis classée par Ser. Tullius parmi les patriciennes, passa ensuite d'elle-même dans les rangs plébéiens, et ne revint au patriciat qu'après un long intervalle, par la volonté de Jules César. Le premier de cette maison qui obtint une magistrature par les suffrages du peuple fut C. Rufus. Il fut questeur, et donna le jour à deux fils, Cnéus et Caïus, lesquels devinrent la souche d'une double branche d'Octavius, dont la destinée fut bien différente : Cnéus et tous ses descendants remplirent les plus grandes charges de l'Etat ; mais Caïus et sa postérité, soit hasard, soit préférence, demeurèrent dans l'ordre des chevaliers jusqu'au père d'Auguste. Le bisaïeul de celui-ci servit en Sicile, pendant la seconde guerre punique, en qualité de tribun des soldats, sous le commandement d'Emilius Papus. Son aïeul borna son ambition aux magistratures municipales, et vieillit dans l'abondance et le repos. Mais d'autres auteurs ont donné ces détails. Auguste lui-même a écrit qu'il n'était issu que d'une famille de chevaliers, ancienne et riche, et que son père avait été le premier sénateur de son nom. M. Antoine lui reproche d'avoir eu pour bisaïeul un affranchi, un cordier du bourg de Thurium, et pour grand-père un courtier. Voilà tout ce que j'ai trouvé concernant les ancêtres paternels d'Auguste.

III. C.Octavius, son père, fut, dès sa première jeunesse, en possession d'une grande fortune et de l'estime publique. Je suis donc étonné que quelques auteurs en aient fait un courtier, et même un de ces agents de corruption employés à l'achat des suffrages dans les assemblées du champ de Mars. Elevé au sein de l'opulence, il parvint aisément aux plus hautes magistratures, et il les remplit avec distinction. Après sa préture, le sort lui assigna la Macédoine ; et sur sa route, il anéantit les restes fugitifs des armées de Spartacus et de Catilina, qui occupaient le territoire de Thurium ; commission que le sénat lui avait donnée extraordinairement. Il montra dans le gouvernement de sa province autant d'équité que de courage. Il vainquit les Besses et les Thraces dans une grande bataille ; et il traita si bien les alliés, que M. Tullius Cicéron, dans plusieurs lettres qui existent encore, exhorte son frère Quintus, alors proconsul en Asie, où il se faisait une réputation peu honorable, à imiter son voisin Octavius, et à bien mériter, comme lui, des alliés de la république.

IV. Il mourut subitement, en revenant de la Macédoine, et avant d'avoir pu déclarer sa candidature au consulat. Il laissait d'Ancharia, Octavie l'aînée, et d'Atia, sa seconde femme, Octavie la cadette et Auguste. Atia était fille de M. Atius Balbus et de Julie, soeur de C. César. Balbus, du côté de son père, était originaire d'Aricie et comptait beaucoup de sénateurs dans sa famille ; du côté de sa mère, il tenait de fort près au grand Pompée. Il fut honoré de la préture, et l'un des vingt commissaires chargés, en vertu de la loi Julia, de partager au peuple les terres de la Campanie. Toutefois Antoine, affectant le même dédain pour les ancêtres maternels d'Auguste, dit que son bisaïeul était de race africaine, et avait tenu boutique à Aricie, tantôt de parfumeur et tantôt de boulanger. Cassius de Parme, dans une de ses lettres, ne se contente pas d'appeler Auguste petit-fils d'un boulanger ; il le traite aussi de petit-fils d'un méchant courtier de monnaies, et il l'apostrophe ainsi : «La farine que vendait ta mère sortait du plus grossier des moulins d'Aricie, et le changeur de Nérulum la pétrissait de ses mains noircies par le cuivre».

V. Auguste naquit sous le consulat de M. Tullius Cicéron et d'Antoine, le 9 des calendes d'octobre, un peu avant le lever du soleil, dans le quartier du Palatium, près des Têtes de boeuf, à l'endroit même où il a maintenant un sanctuaire, bâti peu de temps après sa mort. On voit en effet, dans les actes du sénat, qu'un jeune patricien, C. Létorius, convaincu d'adultère, ayant allégué aux sénateurs, pour éviter la peine rigoureuse attachée à ce crime, son âge, son origine, et surtout l'avantage qu'il avait d'être le possesseur et en quelque sorte le gardien du sol qu'Auguste avait touché à sa naissance, et ayant demandé sa grâce en considération de ce dieu, qui était comme sa divinité particulière et domestique, un décret consacra la partie de la maison où Auguste était né.

VI. On montre encore, dans une maison de campagne de ses ancêtres, auprès de Vélitres, la chambre où il fut nourri ; elle est fort petite, et ressemble à un office. L'opinion du voisinage veut même qu'il y soit né. C'est un devoir en quelque sorte religieux de n'y entrer qu'avec respect et par nécessité ; car, d'après une vieille croyance, quiconque a l'audace d'y pénétrer est saisi d'une secrète horreur et d'un effroi subit. Ce qui confirma ce bruit populaire, c'est qu'un nouveau possesseur de cette campagne, étant allé se coucher dans cette chambre, ou par hasard, ou pour voir ce qui en était, se sentit, après quelques heures, emporté par une force soudaine et mystérieuse, et fut trouvé presque demi-mort devant la porte, où il avait été lancé avec son lit.

VII. On lui donna, dans son enfance, le surnom de Thurinus, à cause de son origine, ou parce que, peu de temps après sa naissance, son père Octavius avait vaincu, sur le territoire de Thurium, les esclaves fugitifs. J'ai pu avancer, avec assez de certitude, qu'il fut nommé Thurinus, ayant possédé une ancienne médaille de bronze qui le représente enfant, et dont l'inscription, en lettres de fer à demi effacées, porte ce surnom. J'ai donné cette médaille à notre prince, qui l'a placée, avec un pieux respect, parmi ses dieux domestiques. Une autre preuve encore : M. Antoine, croyant l'outrager, l'avait souvent appelé Thurinus dans ses lettres, et Auguste se contenta de répondre «qu'il s'étonnait qu'on voulût lui faire une injure de son premier nom». Dans la suite, il prit celui de César, et enfin celui d'Auguste ; l'un, en vertu du testament de son grand oncle ; l'autre, sur la proposition de Munatius Plancus. Quelques sénateurs étaient d'avis qu'on l'appelât Romulus, comme étant, en quelque sorte, le second fondateur de Rome ; mais le surnom d'Auguste prévalut, parce qu'il était nouveau, et surtout parce qu'il était plus respectable, [les lieux consacrés par la religion ou par le ministère des augures s'appelant augustes, soit que ce mot dérive d'auctus (accroissement), soit qu'il vienne de gestus ou de gustus, employés tous deux pour les présages que donnent les oiseaux, comme nous l'apprend Ennius lui-même dans ce vers :

Quand Rome s'élevait sous d'augustes présages.]

VIII. Il avait quatre ans quand il perdit son père ; à douze, il prononça, devant le peuple assemblé, l'éloge funèbre de son aïeule Julie ; à seize, il prit la toge virile ; et quoique son âge l'exemptât encore du service, il reçut des récompenses militaires le jour où César triompha pour la guerre d'Afrique. Son oncle étant parti, peu de temps après, pour l'Espagne, contre les fils de Cn. Pompée, Auguste, à peine rétabli d'une maladie grave, le suivit avec une très faible escorte, à travers des chemins infestés d'ennemis, le rejoignit malgré un naufrage, lui rendit de grands services, et fit admirer, outre l'habileté de sa conduite pendant la route, la précoce fermeté de son caractère. César, qui, après la soumission des Espagnes, méditait une expédition contre les Daces, et, après celle-là, contre les Parthes, l'envoya d'avance à Apollonie, où il se livra à l'étude. C'est là qu'il apprit que César avait été tué, et l'avait fait son héritier. Il balança longtemps s'il n'implorerait pas le secours des légions voisines ; mais il rejeta ce parti comme imprudent et précipité. Toutefois il revint à Rome et entra en possession de son héritage, malgré les irrésolutions de sa mère et les remontrances opiniâtres de son beau-père Martius Philippus, personnage consulaire. Il leva ensuite des armées, et gouverna la république, d'abord avec Antoine et Lépide, puis avec Antoine seul, environ douze années ; et enfin sans partage pendant quarante-quatre ans.

IX. Tel est comme le sommaire de sa vie. Je vais maintenant en exposer séparément les actes divers, non suivant l'ordre des temps, mais selon leur nature, pour en donner une idée plus nette et plus distincte. Il eut à soutenir cinq guerres civiles, celles de Modène, de Philippes, de Pérouse, de Sicile, d'Actium : la première et la dernière contre M. Antoine ; la seconde, contre Brutus et Cassius ; la troisième, contre Luc. Antoine, frère du triumvir ; la quatrième, contre Sex. Pompée, fils de Cnéius.

X. Toutes ces guerres eurent pour cause et pour principe l'obligation qu'il crut devoir s'imposer de venger la mort de son oncle et de soutenir la validité de ses actes. Aussi, dès qu'il fut arrivé d'Apollonie, il résolut d'attaquer Brutus et Cassius inopinément et à force ouverte ; mais les voyant échapper à ce danger, qu'ils avaient su prévoir, il s'arma contre eux de l'autorité des lois, et les accusa, quoique absents, comme meurtriers. Ceux qui étaient chargés de donner les jeux institués pour les victoires de César n'osant pas s'acquitter de ce devoir, Octave les célébra lui-même. Pour mieux assurer l'exécution de ses desseins, il voulut remplacer un tribun du peuple qui venait de mourir, et il se porta candidat, quoiqu'il fût patricien et ne fût pas encore sénateur. Mais tous ses efforts venant échouer contre l'opposition du consul M. Antoine, dont il avait espéré faire son principal appui, et qui prétendait ne le laisser jouir en rien, même du droit ordinaire et commun, qu'en mettant à sa connivence un prix exorbitant, il se tourna vers le parti des grands. Il y savait Antoine détesté, parce qu'il tenait Décimus Brutus assiégé dans Modène, et s'efforçait de le chasser, à main armée, d'une province où l'avait envoyé César et maintenu le sénat. D'après le conseil de quelques-uns de ses partisans, Octave essaya de le faire assassiner ; mais le complot fut découvert, et craignant à son tour, il leva, pour sa défense et pour celle de la république, une armée de vétérans, qu'il combla de largesses. Il reçut alors, avec le titre de propréteur, le commandement de cette armée, et l'ordre de se réunir aux nouveaux consuls Hirtius et Pansa, pour porter secours à Décimus Brutus. Il termina cette guerre en trois mois et en deux batailles. Dans la première il prit la fuite, s'il en faut croire Antoine, et ne reparut qu'après deux jours, sans cheval et sans son manteau de général. Il est certain que, dans la seconde, il remplit à la fois les devoirs d'un chef et d'un soldat, et qu'au fort de la mêlée, voyant le porte-enseigne de sa légion grièvement blessé, il prit l'aigle sur son épaule et la porta longtemps.

XI. Hirtius et Pansa ayant péri dans cette guerre, le premier sur le champ de bataille, et l'autre, peu de temps après, d'une blessure qu'il y avait reçue, le bruit se répandit qu'Octave les avait fait tuer tous deux, espérant que la défaite d'Antoine et la mort des consuls le laisseraient seul maître des armées victorieuses. La mort de Pansa excita même de tels soupçons, que le médecin Glycon fut retenu en prison, comme coupable d'avoir empoisonné sa blessure. Aquilius Niger ajoute à ces accusations, qu'Hirtius, l'autreconsul, fut tué par Octave lui-même dans le désordre du combat.

XII. Mais quand il sut qu'Antoine, après sa fuite, avait été reçu dans le camp de M. Lépide, et que les autres généraux, d'accord avec leurs armées, s'unissaient à ses adversaires, il abandonna, sans hésiter, la cause des grands. Il prétendit, pour justifier un pareil changement, avoir à se plaindre des discours et de la conduite de plusieurs d'entre eux, les uns l'ayant traité d'enfant, les autres ayant proclamé qu'il fallait le combler d'éloges et l'élever au ciel ; tout cela pour se dispenser de la reconnaissance qui lui était due, ainsi qu'à ses vétérans. Pour faire éclater davantage le regret d'avoir servi ce parti, il frappa d'une amende énorme les habitants de Nursia, qui avaient érigé aux citoyens tués devant Modène un monument funèbre avec cette inscription : «Morts pour la liberté» ; et comme ils ne purent la payer, il les chassa de leur ville.

XIII. Ayant fait alliance avec Antoine et Lépide, il vint aussi à bout, quoique affaibli par la maladie, de terminer en deux batailles la guerre de Philippes. Dans la première, son camp fut pris, et il put à peine s'échapper, en gagnant l'aile commandée par Antoine. Il ne montra point de modération dans la victoire, et il envoya la tête de Brutus à Rome, pour être jetée aux pieds de la statue de César. Aux peines dont il frappa les prisonniers les plus illustres, il ajouta les plus sanglants outrages : on rapporte même que l'un d'eux le suppliant de lui accorder la sépulture, il répondit que «cette faveur était au pouvoir des vautours». D'autres, un père et un fils, imploraient de lui la vie ; il leur ordonna de tirer au sort ou de combattre, promettant de faire grâce au vainqueur ; et le père s'étant jeté au-devant de l'épée de son fils, qui, le voyant tué, se donna lui-même la mort, Octave se plut à les regarder mourir. Aussi, quand les autres captifs et surtout M. Favonius, cet émule de Caton, furent amenés, la chaîne au cou, devant les vainqueurs, ils s'accordèrent tous, après avoir respectueusement salué Antoine du nom d'Imperator, à prodiguer à Octave les plus cruelles injures. Dans le partage qui suivit la victoire, Antoine fut chargé de constituer l'Orient, et Octave de ramener les vétérans en Italie, pour les établir sur le territoire des villes municipales. Mais il ne réussit qu'à mécontenter à la fois les vétérans et les anciens possesseurs, les uns se plaignant d'être dépouillés, les autres de n'être pas traités comme leurs services leur donnaient le droit de l'espérer.

XIV. Vers le même temps, L. Antoine, croyant trouver quelque force dans le consulat, dont il était investi, et dans le pouvoir de son frère, voulut exciter des troubles. Octave le contraignit de s'enfuir à Pérouse, et le réduisit par la famine ; mais ce ne fut pas sans courir lui-même de grands dangers, avant et pendant cette guerre. Il arriva, en effet, qu'à un spectacle un simple soldat s'étant assis sur un des bancs des chevaliers, et Octave l'ayant fait chasser par l'appariteur, ses ennemis, quelques moments après, répandirent le bruit qu'il venait de le faire mourir dans les tourments. Peu s'en fallut alors que qu'Octave ne pérît sous les coups des soldats, qui accouraient indignés : heureusement pour lui, celui qu'on disait mort fut aussitôt ramené sain et sauf. Une autre fois, comme il sacrifiait près des murs de Pérouse, il faillit être tué par une troupe de gladiateurs, sortie brusquement de la ville.

XV. Après la prise de Pérouse, il sévit contre la plupart des habitants : pour quiconque demandait grâce ou tentait de se justifier, il n'avait qu'une réponse : «Il faut mourir». Quelques auteurs ont écrit que, parmi ceux qui se rendirent, il en choisit trois cents des deux ordres, et qu'aux ides de mars il les fit immoler, comme les victimes des sacrifices, devant un autel élevé à Jules César. Il y en a aussi qui prétendent que lui seul avait excité cette guerre, pour obliger ses ennemis secrets, et ceux que la crainte retenait plus que leur volonté même, à se faire enfin connaître, en leur donnant pour chef L. Antoine, et afin que leurs biens, confisqués après leur défaite, lui servissent à distribuer aux vétérans les récompenses qu'il leur avait promises.

XVI. La guerre de Sicile fut une de ses premières entreprises ; mais il la traîna en longueur et l'interrompit plusieurs fois, tantôt pour réparer le dommage causé, même pendant l'été, à ses flottes par de continuelles tempêtes et un double naufrage ; tantôt pour faire la paix, sur les instances du peuple, qui se voyait couper les vivres et menacer de la famine. Quand il eut fait reconstruire ses vaisseaux et former à la manoeuvre vingt mille esclaves qu'il avait affranchis, il créa le port Jules, près de Baies, en ouvrant à la mer le lac Lucrin et l'Averne ; et après y avoir exercé ses troupes durant tout un hiver, il battit Pompée entre Myles et Nauloque. Un peu avant l'heure du combat, il éprouva tout à coup un si invincible besoin de sommeil, qu'il fallut que ses amis le réveillassent pour donner le signal. C'est, je crois, ce fait qui donna matière aux sarcasmes d'Antoine, quand il lui reprocha «de n'avoir pas même pu regarder en face un front de bataille ; de s'être couché, tout tremblant, sur le dos, en levant au ciel un oeil stupide, et de n'avoir quitté cette attitude, pour se montrer aux soldats, que lorsque M. Agrippa eut mis en fuite les vaisseaux ennemis». D'autres lui ont reproché un mot et un acte pleins d'impiété, comme de s'être écrié, en voyant sa flotte détruite par la tempête, «qu'il saurait vaincre en dépit de Neptune», et d'avoir, aux premiers jeux du Cirque, supprimé la statue de ce dieu, un des ornements de cette pompe solennelle. Dans aucune autre guerre il ne fut exposé, sans le vouloir, à de plus nombreux et plus grands dangers. Après avoir fait passer une armée en Sicile, il faisait voile vers le continent, pour y chercher le reste de ses troupes, lorsqu'il fut attaqué à l'improviste par Démocharès et Apollophane, lieutenants de Pompée ; et il eut bien de la peine à leur échapper avec un seul navire. Un autre jour, comme il passait à pied près de Locres, se rendant à Rhégium, il vit les galères du parti de Pompée qui côtoyaient la terre ; et les prenant pour les siennes, il descendit sur la plage et fut sur le point d'être pris. Il arriva même que, tandis qu'il s'enfuyait par des sentiers détournés, un esclave d'Emilius Paulus, qui l'accompagnait, se souvenant qu'il avait autrefois proscrit le père de son maître, et cédant à la tentation de la vengeance, essaya de le tuer. Après la fuite de Pompée, M. Lépide, le second de ses collègues, qu'il avait appelé de l'Afrique à son secours, se targuait de l'appui de ses vingt légions, prenait des airs de grandeur, et réclamait, par la terreur et la menace, le premier rang dans l'Etat. Octave lui ôta son armée, et, lui laissant la vie, qu'il demandait à genoux, le relégua pour toujours dans l'île de Circéies.

XVII. Il rompit enfin son alliance avec M. Antoine ; alliance toujours incertaine et douteuse, mal entretenue par de fréquentes réconciliations ; et, pour montrer combien son rival choquait les moeurs de sa patrie, il fit ouvrir et lire devant le peuple assemblé le testament qu'il avait laissé à Rome, et où il mettait au nombre de ses héritiers les enfants de Cléopâtre. Toutefois, après l'avoir fait déclarer ennemi de la république, il lui renvoya tous ses parents et tous ses amis, entre autres C. Sosius et Cn. Domitius, alors consuls ; il dispensa même les habitants de Bologne, qui étaient depuis fort longtemps dans la clientèle des Antoines, de prendre contre lui les armes avec toute l'Italie, dans sa propre querelle. Bientôt après, il le vainquit dans une bataille navale auprès d'Actium ; le combat se prolongea jusqu'au soir, et le vainqueur passa la nuit sur son vaisseau. D'Actium, Octave alla prendre ses quartiers d'hiver à Samos ; mais apprenant que des soldats qui, choisis dans tous les corps après la victoire, l'avaient, par ses ordres, précédé à Brindes, venaient de se soulever et exigeaient des récompenses et leur congé, il reprit tout inquiet le chemin de l'Italie. Il fut, dans la traversée, battu deux fois par la tempête : d'abord entre les promontoires du Péloponnèse et de l'Etolie, ensuite auprès des monts Cérauniens. Dans ce double désastre, une partie de ses vaisseaux liburniens fut submergée, et le sien même eut tous ses agrès perdus et son gouvernail brisé. Il ne resta que vingt-sept jours à Brindes, pour satisfaire aux exigences des soldats, gagna l'Egypte par l'Asie et par la Syrie, mit le siège devant Alexandrie, où Antoine s'était réfugié avec Cléopâtre, et se rendit bientôt maître de cette ville. Antoine voulut parler de paix ; il n'était plus temps : Octave l'obligea de mourir, et alla le voir mort. Un de ses voeux les plus ardents était de réserver Cléopâtre pour son triomphe ; et comme on croyait qu'elle était morte de la morsure d'un aspic, il fit sucer par des Psylles le venin de sa plaie. Il accorda aux deux époux les honneurs d'une sépulture commune, et il ordonna d'achever le tombeau qu'ils avaient eux-mêmes commencé de construire. Le jeune Antoine, l'aîné des deux fils que le triumvir avait eus de Fulvie, était allé, après de continuelles et inutiles prières, se réfugier aux pieds de la statue de César ; Auguste l'en arracha et le fit tuer. Césarion, que Cléopâtre se vantait d'avoir eu de César, fut atteint dans sa fuite et livré au supplice. Quant aux autres enfants d'Antoine et de la reine, il les traita comme des membres de sa famille, les éleva, et fit à chacun d'eux un sort convenable à sa naissance.

XVIII. Il fit ouvrir, à cette même époque, le tombeau d'Alexandre le Grand ; on en tira le corps, et, après l'avoir considéré, il lui mit une couronne d'or sur la tête et le couvrit de fleurs, en signe d'hommage. On lui demanda s'il voulait aussi visiter le Ptolemeum ; il répondit qu'il était venu voir un roi et non des morts. Il fit de l'Egypte une province romaine, et afin d'y assurer la fécondité nécessaire aux approvisionnements de Rome, il fit nettoyer par ses soldats tous les canaux ouverts aux débordements du Nil, et que le temps avait remplis d'un épais limon. Voulant perpétuer, dans la mémoire des siècles, la gloire de la journée d'Actium, il fonda près de cette ville celle de Nicopolis, et il y institua des jeux quinquennaux. Il agrandit aussi l'ancien temple d'Apollon, orna d'un trophée naval le lieu où il avait eu son camp, et le consacra solennellement à Neptune et à Mars.

XIX. Il étouffa, dès leur naissance, un grand nombre de troubles, de séditions et de complots, dont il eut connaissance après ces événements, mais à des époques différentes : d'abord la conspiration du jeune Lépide, puis celle de Varron Muréna et de Fannius Cépion, de M. Egnatius, de Plautius Rufus, de Lucius Paulus, mari de sa petite-fille ; de L. Audasius, accusé de faux, et dont l'âge avait affaibli le corps et la raison ; d'Asinius Epicade, demi-Parthène et demi-Romain ; et enfin de Télèphe, esclave nomenclateur d'une femme ; car il eut à craindre aussi les machinations des hommes de la plus basse condition. Audasius et Epicade voulaient enlever sa fille Julie et son petit-fils Agrippa des îles où ils étaient détenus, pour les présenter aux armées ; et Télèphe, qui se croyait destiné à l'empire, avait formé le projet d'égarger Auguste et le sénat. Il n'y eut pas jusqu'à un valet de l'armée d'Illyrie, que l'on trouva, une nuit, caché près de son lit, où il avait pénétré en trompant la vigilance des gardiens, et qui avait à sa ceinture un couteau de chasse. On ne sait pas si cet homme avait perdu la raison ou s'il feignit la démence, la torture ne lui ayant arraché aucun aveu.

XX. Octave ne fit par lui-même que deux guerres extérieures : celle de Dalmatie, dans sa jeunesse, et celle des Cantabres, après la défaite d'Antoine. Il fut même blessé deux fois en Dalmatie ; l'une, au genou droit, d'un coup de pierre ; l'autre, à la cuisse et aux deux bras, par la chute d'un pont. Il abandonna le soin des autres guerres à ses lieutenants. Toutefois il prit part à quelques expéditions en Pannonie et en Germanie, ou du moins il se tint peu éloigné du théâtre de la guerre, allant de Rome jusqu'à Ravenne, jusqu'à Milan, jusqu'à Aquilée.

XXI. Il soumit, en personne ou par ses généraux, la Cantabrie, l'Aquitaine, la Pannonie et la Dalmatie, avec toute l'Illyrie ; il dompta la Rétie, la Vindélicie et les Salasses, peuples des Alpes ; il arrêta les incursions des Daces, tailla en pièces une grande partie de leurs armées et tua trois de leurs chefs. Il rejeta les Germains au delà de l'Elbe ; il reçut la soumission des Ubiens et des Sygambres, les transplanta dans la Gaule et leur assigna des terres voisines du Rhin. Il réduisit encore à l'obéissance d'autres nations inquiètes et turbulentes. Mais il ne fit la guerre à aucun peuple sans une juste cause et sans une nécessité impérieuse. Il était si éloigné de l'ambition d'augmenter l'empire ou sa gloire militaire, qu'il obligea quelques rois barbares à lui jurer, dans le temple de Mars Vengeur, de demeurer fidèles à la paix qu'ils lui demandaient. Il exigea aussi de plusieurs d'entre eux un nouveau genre d'otages, c'est-à-dire des femmes, parce qu'il avait remarqué qu'on attachait peu de prix aux hommes qui en servaient. Néanmoins, il laissa toujours à ses alliés le pouvoir de reprendre, quand ils le voulaient, leurs otages ; et il ne punit jamais leurs fréquentes révoltes ou leurs perfidies qu'en vendant leurs prisonniers, à condition qu'ils ne serviraient pas dans les pays voisins, et ne pourraient être libres qu'après trente années. La réputation de force et de modération que lui fit cette conduite détermina les Indiens et les Scythes, dont on ne connaissait encore que le nom, à solliciter, par des ambassadeurs, son amitié et celle du peuple romain. Les Parthes même lui cédèrent sans contestation l'Arménie, qu'il revendiquait ; ils lui rendirent aussi, sur sa demande, les enseignes militaires enlevées à M. Crassus et à M. Antoine ; ils lui offrirent jusqu'à des otages ; enfin, plusieurs princes se disputant chez eux la royauté depuis longtemps, ils ne reconnurent que celui qu'il désigna.

XXII. Le temple de Janus Quirinus, qui n'avait été fermé que deux fois depuis la fondation de Rome, le fut alors trois fois, dans un espace de temps beaucoup plus court, la paix étant assurée sur terre et sur mer. Il entra deux fois dans Rome avec les honneurs de l'ovation : la première, après la bataille de Philippes, et l'autre, après la guerre de Sicile. Il célébra, par trois triomphes curules, ses victoires de Dalmatie, d'Actium, d'Alexandrie ; et chacun de ces triomphes dura trois jours.

XXIII. Il n'essuya de défaites graves et ignominieuses que celles de Lollius et de Varus, toutes deux en Germanie. La première fut plus honteuse qu'irréparable ; mais celle de Varus pensa être fatale à l'empire, trois légions ayant été massacrées avec le général, les lieutenants et tous les auxiliaires. Dès qu'il en reçut la nouvelle, il fit placer dans Rome des postes militaires, pour prévenir tout désordre ; les gouverneurs des provinces furent continués dans leurs commandements, afin que leur expérience et leur habileté retinssent les alliés dans le devoir ; et il voua de grands jeux à Jupiter, POUR QU'IL RETABLIT LES AFFAIRES DE LA REPUBLIQUE, ainsi qu'on l'avait fait dans la guerre des Cimbres et dans celle des Marses. Enfin, il en éprouva, dit-on, un tel désespoir, qu'il laissa croître sa barbe et ses cheveux pendant plusieurs mois, et qu'il se frappait parfois la tête contre les murs, en s'écriant : «Quinctilius Varus, rends-moi mes légions». Les anniversaires de ce désastre furent toujours pour lui des jours de tristesse et de deuil.

XXIV. Il changea beaucoup d'usages dans l'organisation militaire ; il en institua beaucoup d'autres ; il en fit revivre qui étaient oubliés depuis longtemps. Il maintint avec sévérité la discipline, et ne permit à ses lieutenants d'aller voir leurs femmes que dans les mois d'hiver ; encore y apportait-il beaucoup de difficultés. Il ordonna de vendre corps et biens, aux enchères, un chevalier romain qui avait coupé le pouce à ses deux fils, pour les exempter du service : mais voyant que les fermiers publics s'empressaient de l'acheter, il le fit adjuger à un de ses affranchis, lequel avait ordre de le reléguer dans les champs et de l'y laisser libre. Il licencia avec ignominie toute la dixième légion, qui n'obéissait qu'en murmurant ; d'autres ayant demandé d'un ton impérieux leur congé, il le leur donna, mais sans les récompenses attachées aux longs services. Si des cohortes lâchaient pied, il les décimait, et ne leur donnait plus que de l'orge. Il punissait de mort, comme de simples soldats, les centurions qui abandonnaient leur poste. Quant aux autres délits, il en frappait les auteurs de diverses peines infamantes, comme de rester debout, tout le jour, devant la tente du général, ou bien de se montrer en tunique et sans ceinture, une toise ou une motte de gazon à la main.

XXV. Après les guerres civiles, il ne donna plus aux soldats le titre de camarades, ni dans ses harangues, ni dans ses édits ; il les appelait soldats. Il ne souffrit même pas que ses fils ou ses beaux-fils leur donnassent, quand ils commandaient, un autre nom : il trouvait que celui de camarades était une flatterie qui ne convenait ni au maintien de la discipline, ni à l'état de paix, ni à la majesté des Césars. Sauf pour les cas d'incendie, et pour les séditions que pouvait exciter la cherté des vivres, il n'enrôla que deux fois des esclaves affranchis : la première, pour la défense des colonies voisines de l'Illyrie, et la seconde pour protéger les rives du Rhin. C'étaient des esclaves que les hommes et les femmes les plus riches de Rome avaient dû acheter, et affranchir sur-le-champ : on les plaçait à la première ligne, et ils n'étaient point mêlés avec les hommes libres, ni armés de la même manière. Il donnait plus facilement, comme récompenses militaires, des harnais, des colliers, des présents dont l'or ou l'argent faisait tout le prix, que des couronnes vallaires ou murales, qui étaient bien plus ambitionnées. Extrêmement avare de ces dernières, il ne les accorda jamais à la faveur, et les donna le plus souvent à de simples soldats. Il fit présent à M. Agrippa, après sa victoire navale, en Sicile, d'un étendard couleur de mer. Il ne décerna jamais de pareilles distinctions à ceux qui avaient été honorés du triomphe, quoiqu'ils eussent pris part à ses expéditions et contribué à ses victoires : son motif était qu'ils avaient eu eux-mêmes le droit de distribuer, comme ils voulaient, ces récompenses. Rien ne convenait moins, selon lui, à un grand capitaine que la précipitation et la témérité ; aussi répétait-il souvent l'adage grec : Hâte-toi lentement ; et cet autre : Mieux vaut un chef prudent que téméraire ; ou enfin celui-ci : On fait assez vite ce qu'on fait assez bien. Il disait aussi que l'on ne doit entreprendre une guerre, ou livrer une bataille, que lorsqu'il y a plus de profit à espérer d'une victoire que de dommage à craindre d'une défaite ; car, ajoutait-il, «celui qui, à la guerre, hasarde beaucoup pour gagner peu, ressemble à un homme qui pêcherait avec un hameçon d'or, dont aucune prise ne pourrait compenser la perte».

XXVI. Il fut élevé avant l'âge aux magistratures et aux honneurs, dont plusieurs même étaient de création nouvelle et à perpétuité. A vingt ans, il envahit le consulat, en faisant marcher sur Rome ses légions menaçantes, et en envoyant des députés demander pour lui cette dignité, au nom de l'armée. Comme le sénat balançait, le centurion Cornélius, qui était à la tête de la députation, ouvrit son manteau, et, montrant la poignée de son glaive, osa s'écrier : «Voici qui le fera consul, si vous ne le faites pas». Il s'écoula neuf ans de son premier à son second consulat, et une année seulement jusqu'à son troisième. Il alla ensuite jusqu'au onzième sans interruption ; et, après avoir refusé tous ceux qui lui furent ensuite offerts, il en demanda de lui-même un douzième dix-sept ans plus tard, puis, à deux ans de là, un treizième, afin de recevoir au Forum, comme premier magistrat de la république, ses petits-fils Caïus et Lucius, qui devaient y faire leur début. Les cinq consulats qui séparèrent le sixième du onzième furent chacun d'une année ; il ne garda les autres que neuf, ou six, ou quatre, ou trois mois ; et le second, que quelques heures seulement. Car, à peine assis dans la chaise curule, devant le temple de Jupiter Capitolin, le matin des calendes de janvier, il se démit de sa charge, en nommant à sa place un autre consul. Ce ne fut pas non plus à Rome qu'il prit possession de tous ses consulats ; il commença le quatrième en Asie, le cinquième à Samos, le huitième et le neuvième à Tarragone.

XXVII. Il fut, pendant dix ans, le chef du triumvirat, institué pour organiser la république. Il résista quelque temps à ses collègues, ne voulant pas qu'il y eût de proscription ; mais il y apporta ensuite plus de cruauté qu'aucun d'eux. Ceux-ci se laissèrent du moins fléchir quelquefois par les prières de l'amitié ; lui seul employa toute son autorité pour qu'on ne fît grâce à personne. Il n'épargna même pas son tuteur C. Teranius, qui avait aussi été le collègue de son père Octavius dans l'édilité. Junius Saturninus rapporte cet autre fait : après les proscriptions, Lépide, excusant le passé dans le sénat, fit espérer que la clémence allait enfin mettre un terme aux châtiments ; mais Octave déclara, au contraire, qu'il ne cesserait de proscrire qu'à la condition de rester le maître de faire en tout ce qu'il voudrait. C'est néanmoins le tardif repentir de cette dureté qui lui fit élever à la dignité de chevalier T. Vinius Philopérnen, qui passait pour avoir caché autrefois son patron proscrit. Plusieurs traits surtout le rendirent odieux pendant son triumvirat. Uu jour qu'il haranguait les soldats devant les habitants des campagnes voisines, il aperçut un chevalier romain, nommé Pinarius, qui prenait quelques notes furtives ; et le soupçonnant d'espionnage, il le fit tuer aussitôt. Tédius Afer, consul désigné, avait flétri d'un mot piquant un de ses actes ; Octave lui fit des menaces si effrayantes, que ce malheureux se donna la mort. Le préteur Q. Gallius était venu le saluer, tenant sous sa toge des tablettes doubles ; il crut que c'était un glaive : mais n'osant le fouiller sur-le-champ, de peur de ne pas trouver d'armes, il le fit, peu d'instants après, arracher de son tribunal par des centurions et des soldats, le fit mettre à la question comme un esclave, et, n'en obtenant aucun aveu, commanda de l'égorger, après lui avoir, de ses propres mains, crevé les yeux. Toutefois il a écrit que Gallius avait voulu le tuer dans une audience qu'il lui avait demandée ; que, jeté en prison par son ordre et rendu ensuite à la liberté, mais avec défense d'habiter Rome, il avait péri dans un naufrage, ou sous le fer de quelques brigands. Auguste fut revêtu à perpétuité de la puissance tribunitienne, et se donna deux fois un collègue dans cette dignité, chaque fois pendant un lustre. Il fut aussi investi de la surveillance perpétuelle des moeurs et des lois. C'est en vertu de ce droit, qui n'était pourtant pas le même que celui de la censure, qu'il fit trois fois le dénombrement du peuple, la première et la troisième avec un collègue, et la seconde, seul.

XXVIII. Il eut deux fois le projet de rétablir la république : d'abord, après la défaite d'Antoine, qui lui avait souvent reproché d'être le seul obstacle au rétablissement de la liberté ; la seconde fois, par suite des ennuis d'une longue maladie. Il fit même venir chez lui les magistrats et les sénateurs, et leur remit les comptes de l'empire ; mais, réfléchissant que c'était exposer sa vie privée à des dangers certains, et livrer imprudemment la république à la tyrannie de quelques ambitieux, il se résolut à garder le pouvoir ; et l'on ne sait ce dont il faut le louer davantage, des suites ou des motifs de cette résolution. Ces motifs, il se plaisait à les rappeler quelquefois, et il les fit même ainsi connaître dans un de ses édits : «Qu'il me soit permis d'affermir la république dans un état permanent de splendeur et de sécurité ; j'aurai obtenu la récompense que j'ambitionne, si son bonheur est réputé mon ouvrage, et si je puis me flatter, en mourant, de l'avoir établi sur d'immuables bases». Il assura lui-même l'accomplissement de ce voeu, en faisant tous ses efforts pour que personne n'eût à se plaindre du nouvel ordre de choses.

XXIX. Rome n'avait pas un aspect digne de la majesté de l'empire, et était, en outre, sujette aux inondations et aux incendies ; il sut si bien l'embellir, qu'il put se vanter avec raison de la laisser de marbre, après l'avoir reçue de briques. Il l'assura aussi contre les dangers à venir, autant que la prudence humaine pouvait y pourvoir. Parmi un grand nombre de monuments publics dont on lui doit la construction, l'on compte principalement le Forum et le temple de Mars Vengeur, le temple d'Apollon au Palatium, et celui de Jupiter Tonnant au Capitole. Le Forum fut construit, parce que le nombre toujours croissant des plaideurs et des affaires, rendant insuffisants les deux premiers, semblait en exiger un troisième. Aussi, sans même attendre que le temple de Mars fût achevé, s'empressa-t-il d'ordonner qu'on procéderait spécialement, dans le nouveau Forum, au jugement des causes criminelles et à l'élection des juges. Quant au temple de Mars, il en avait fait le voeu pendant la guerre de Philippes, entreprise pour venger son père. Il décréta, en conséquence, que ce serait là que s'assemblerait le sénat, pour délibérer sur les guerres et sur les triomphes ; de là que partiraient ceux qui se rendraient, avec un commandement, dans les provinces ; là, enfin, que les généraux vainqueurs viendraient déposer les insignes du triomphe. Le temple d'Apollon fut bâti dans la partie de sa maison du Palatium qui avait été frappée par la foudre, et où les aruspices avaient déclaré que ce dieu demandait une demeure. Il y ajouta des portiques, et une bibliothèque latine et grecque. Dans ses dernières années, il y convoquait souvent le sénat, et y allait reconnaître les décuries des juges. Le temple de Jupiter Tonnant fut un monument de sa reconnaissance pour un danger auquel il avait échappé pendant une marche nocturne, dans son expédition chez les Cantabres, la foudre ayant sillonné sa litière et tué l'esclave qui le précédait, un flambeau à la main. Il fit même exécuter quelques travaux sous d'autres noms que le sien, par exemple, sous ceux de ses petits-fils, de sa femme et de sa soeur ; tels sont le portique de Caïus et la basilique de Lucius, les portiques de Livie et d'Octavie, le théâtre de Marcellus. Souvent aussi il exhorta les principaux citoyens à orner la ville, chacun selon ses moyens, ou par des monuments nouveaux, ou en réparant et en embellissant les anciens ; et ce seul désir en fit élever un grand nombre. C'est ainsi que Martius Philippe construisit le temple de l'Hercule des Muses ; L. Cornificius, celui de Diane ; Asinius Pollion, le vestibule de celui de la Liberté ; Munatius Plancus, le temple de Saturne ; Cornélius Balbus, un théâtre ; Statilius Taurus, un amphithéâtre ; enfin M. Agrippa, un nombre infini de beaux édifices.

XXX. Il divisa Rome en sections et en quartiers. La surveillance des sections fut confiée aux magistrats annuels, qui la tiraient au sort ; celle des quartiers, à des inspecteurs choisis dans le peuple même qui y demeurait. Il imagina contre les incendies des rondes nocturnes ; et, pour prévenir les inondations du Tibre, il en fit élargir et nettoyer le lit, qui était depuis longtemps obstrué par des ruines et rétréci par la chute des édifices. Afin de rendre plus aisé de toutes parts l'accès de Rome, il se chargea de réparer la voie Flaminienne jusqu'à Rimini, et il voulut qu'à son exemple, tout citoyen honoré du triomphe employât à faire paver une route l'argent qui lui revenait pour sa part du butin. Il releva les édifices sacrés que le temps ou l'incendie avait détruits, et il les orna, comme les autres, des plus riches présents. Il fit porter en une seule fois, dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin, seize mille livres pesant d'or, et pour cinquante millions de sesterces, en pierres précieuses et en perles.

XXXI. Lorsqu'après la mort de Lépide il eut enfin envahi le souverain pontificat, dont il n'avait pas osé le dépouiller de son vivant, il fit réunir et brûler plus de deux mille volumes de prédictions grecques et latines, qui s'étaient répandues dans le public et n'avaient qu'une authenticité suspecte. Il ne conserva que les livres sibyllins ; encore en fit-il un choix, et il les enferma dans deux petits coffres dorés, sous la statue d'Apollon Palatin. Il ramena à la méthode anciennement suivie la marche de l'année, déjà réglée par Jules César, et où la négligence des pontifes avait encore introduit le désordre et la confusion. Dans cette opération, il donna son nom au mois appelé sextilis, plutôt qu'au mois de septembre où il était né, parce que c'était dans celui-là qu'il avait obtenu son premier consulat, et remporté ses principales victoires. Il augmenta le nombre des prêtres, leur dignité, même leurs privilèges, surtout ceux des vestales. L'une d'elles étant morte, il s'agissait de la remplacer ; et comme beaucoup de citoyens sollicitaient la faveur de ne pas soumettre leur fille aux chances du sort, il protesta que si l'une de ses petites-filles avait atteint l'âge voulu, il l'aurait de lui-même offerte. Il rétablit aussi plusieurs des antiques cérémonies, tombées en désuétude ; comme l'augure du salut, les honneurs dus au flamendial, les Lupercales, les jeux séculaires et les fêtes des carrefours. Il défendit que personne courût dans les fêtes Lupercales avant l'âge de puberté ; il défendit aussi aux jeunes gens des deux sexes d'assister, pendant les jeux séculaires, aux spectacles nocturnes, sans un de leurs parents plus âgé qu'eux. Il institua deux fêtes annuelles en l'honneur des dieux des carrefours, qui devaient y être ornés des fleurs du printemps et de l'été. Il honora presque à l'égal des dieux immortels la mémoire des grands hommes qui avaient donné à la puissance romaine, après des commencements si faibles, un si grand développement. Aussi fit-il restaurer, en y laissant leurs glorieuses inscriptions, les monuments qu'ils avaient élevés. Toutes leurs statues, dans le costume triomphal, furent placées, par ses ordres, sous les deux portiques de son Forum ; et il déclara, dans un édit, qu'il voulait «que leur exemple servît à le juger lui-même tant qu'il vivrait, et tous les princes ses successeurs». Il fit aussi transporter la statue de Pompée, de la salle où César avait été tué, sur une arcade de marbre, en face du palais attenant au théâtre de ce même Pompée.

XXXII. Il corrigea une foule d'abus aussi détestables que pernicieux, qui étaient nés des habitudes et de la licence des guerres civiles, et que la paix même n'avait pu détruire. Ainsi, la plupart des voleurs de grands chemins portaient publiquement des armes, sous prétexte de pourvoir à leur défense ; et les voyageurs, de condition libre ou servile, étaient enlevés sur les routes, et enfermés, sans distinction, dans les ateliers des possesseurs d'esclaves. Il s'était aussi formé, sous le titre de communautés nouvelles, des associations de malfaiteurs, qui commettaient toutes sortes de crimes. Auguste contint les brigands, en plaçant des postes où il en était besoin ; il visita les ateliers d'esclaves ; il dispersa toutes les communautés, excepté celles qui étaient antiques et légales. Il brûla les registres où étaient inscrits les anciens débiteurs du trésor, pour mettre fin aux chicanes dont ces registres étaient devenus la source. Il adjugea aux possesseurs certaines parties de la ville, que le domaine public revendiquait sur des titres incertains. Les accusés dont l'affaire était ancienne, et dont le deuil ne servait qu'à réjouir leurs ennemis, il les mit hors de cause, en soumettant aux chances de la même peine qui aurait pu être prononcée contre eux, quiconque voudrait les poursuivre encore. D'un autre côté, pour qu'aucun méfait ne demeurât impuni, qu'aucune affaire ne traînât en longueur, il rendit au travail plus de trente jours, qui s'y trouvaient dérobés par des jeux honoraires. Aux trois décuries des juges il en ajouta une quatrième, pour laquelle il suffisait d'un cens inférieur à celui des chevaliers ; on la nomma la décurie des ducénaires, et elle eut à juger les procès d'une médiocre importance. Il y fit entrer des juges à partir de vingt ans, c'est-à-dire cinq ans plus tôt qu'on ne le faisait avant lui ; et comme beaucoup de citoyens refusaient l'honneur de ces fonctions, il permit, quoique avec peine, que chaque décurie eût, à son tour, des vacations annuelles, et qu'il fût sursis au jugement des causes pendant les mois de novembre et de décembre.

XXXIII. Lui-même rendit assidûment la justice, et quelquefois jusqu'à la nuit. Quand sa santé était mauvaise, il jugeait dans une litière placée devant son tribunal, ou même chez lui, dans son lit. Il n'apportait pas seulement un soin extrême au jugement des causes, il y mettait aussi une extrême douceur. Voulant épargner à un accusé, convaincu de parricide, l'horreur d'être cousu dans un sac de cuir, supplice qui n'est infligé qu'à ceux qui s'avouent coupables, il posa, dit-on, la question en ces termes : «N'est-il pas vrai que tu n'as pas tué ton père ?» Dans une accusation de faux testament, où étaient impliqués, en vertu de la loi Cornélia, tous ceux qui l'avaient signé, il distribua aux juges, outre les deux tablettes ordinaires de condamnation et d'absolution, un troisième bulletin, qui faisait grâce à ceux dont la signature aurait été donnée par erreur ou obtenue par fraude. Il déférait tous les ans au préfet de Rome les appels interjetés par les plaideurs qui y résidaient, et ceux des habitants des provinces à chacun des consulaires qu'il avait chargés spécialement des affaires du dehors.

XXXIV. Il révisa toutes les lois et en rétablit absolument quelques-unes, comme la loi somptuaire et celles contre l'adultère, contre l'impudicité, contre la brigue et contre le célibat. Quant à celle-ci, qu'il avait rendue encore plus sévère que les autres, la violence des réclamations l'empêcha de la maintenir, et le força de supprimer ou d'adoucir une partie des peines, d'accorder un délai de trois ans et d'augmenter les récompenses. Cette loi ainsi refaite, les chevaliers en demandèrent encore, à grands cris, l'abolition, en plein spectacle. Auguste appela les enfants de Germanicus, qui accoururent, les uns dans ses bras, les autres dans ceux de leur père ; et, les montrant au peuple, il l'exhorta, du geste et du regard, à ne pas craindre d'imiter l'exemple de ce jeune prince. Plus tard encore, s'apercevant que l'on éludait les dispositions de la loi, en choisissant des fiancées qui ne pouvaient de longtemps être épouses, et en changeant souvent de femmes, il restreignit la durée des fiançailles et limita la liberté des divorces.

XXXV. Le nombre démesuré des sénateurs avait fait de ce corps un bizarre et confus assemblage ; car il y en avait plus de mille, dont quelques-uns tout à fait indignes de ce rang, où les avaient élevés, après la mort de César, la faveur et l'argent : aussi le peuple appelait-il ceux-là les sénateurs de l'enfer. Auguste, au moyen de deux élections, rendit à ce corps ses proportions et sa splendeur d'autrefois. La première fut laissée à la discrétion des sénateurs eux-mêmes, qui en choisirent chacun un autre ; il fit la seconde avec Agrippa. Lorsqu'il présidait ce nouveau sénat, il portait, dit-on, sous ses vêtements une cuirasse, et un glaive à sa ceinture ; et dix robustes sénateurs de ses amis entouraient son siège. Cordus Crémutius raconte qu'à cette époque aucun sénateur n'était admis devant lui, que seul et après avoir été fouillé. Auguste en détermina quelques-uns à se démettre eux-mêmes : à ceux qui eurent cette modestie, il laissa les insignes de leur dignité, ainsi que leur place à l'orchestre et dans le festin solennel offert aux dieux. Quant aux sénateurs nouvellement élus ou conservés, il ordonna, pour que leurs devoirs leur parussent à la fois plus sacrés et moins pénibles, que chacun d'eux, avant de s'asseoir, ferait une libation de vin et d'encens à la divinité du temple où l'on siégerait ; que le sénat n'aurait pas plus de deux assemblées réglées par mois, aux calendes et aux ides ; et que, dans les mois de septembre et d'octobre, personne ne serait tenu d'assister aux séances, hormis ceux qui auraient été désignés par le sort pour former le nombre légal. Il créa pour lui-même un conseil, que le sort renouvelait par semestre, et avec lequel il délibérait sur les affaires qui devaient être portées devant le sénat tout entier. Dans les affaires importantes il ne recueillait pas les suffrages d'après l'ordre habituel, mais comme il lui plaisait ; de sorte que chaque sénateur, plus attentif, se tenait prêt à ouvrir un avis, au lieu de se borner à suivre celui d'un autre.

XXXVI. Il fut aussi l'auteur de plusieurs autres changements. Ainsi, il défendit de publier les actes du sénat, et d'envoyer dans les provinces des magistrats dont les fonctions venaient à peine de finir. Il voulut qu'une indemnité fixe fût allouée aux proconsuls, pour lems équipages et leur logement ; la dépense en était mise auparavant en adjudication publique. Il retira aux questeurs de la ville la garde du trésor, et il la confia aux préteurs ou aux citoyens qui l'avaient été. Il chargea les décemvirs de convoquer le tribunal des centumvirs, fonction attribuée jusqu'alors à ceux qui avaient été honorés de la questure.

XXXVII. Pour faire participer un plus grand nombre de citoyens à l'administration de la république, il créa de nouveaux offices, comme la surveillance des travaux publics, des chemins, des aqueducs, du lit du Tibre, des distributions de blé au peuple ; il créa une préfecture de Rome, un triumvirat pour la nomination des sénateurs ; un autre, pour faire la revue des chevaliers, quand il en serait besoin. Il nomma des censeurs, magistrats qu'on avait, depuis longtemps, cessé d'élire ; il augmenta le nombre des préteurs. Il demanda aussi qu'on lui donnât, quand il serait consul, deux collègues au lieu d'un ; mais il ne l'obtint pas, tout le monde se récriant sur ce qu'il souffrait déjà une assez forte atteinte à sa majesté, en partageant avec un autre un honneur dont il pouvait jouir seul.

XXXVIII. Il récompensa généreusement le mérite militaire ; il fit accorder le triomphe à plus de trente généraux, et les ornements triomphaux à un plus grand nombre encore. Pour donner aux fils des sénateurs une plus prompte habitude des affaires publiques, il leur permit de prendre le laticlave en même temps que la toge virile, et d'assister, dès cette époque, au sénat. Après quelque temps de service militaire, Il les nommait tribuns de légion, ou même commandants d'un corps de cavalerie ; et pour que personne ne restât étranger à la vie des camps, il partageait le plus souvent entre deux sénateurs le commandement d'un escadron. Il fit de fréquentes revues des chevaliers, et rétablit l'usage, depuis longtemps aboli, de leur solennelle cavalcade. Mais il défendit qu'un accusateur en fît, comme autrefois, descendre un seul de son cheval, au milieu de cette cérémonie. A ceux qui étaient vieux ou mutilés, il permit d'envoyer leur cheval à leur rang, et de venir répondre à pied, si l'on les citait. Enfin il accorda aux chevaliers âgés de plus de trente-cinq ans la faveur de rendre leur cheval, s'ils ne voulaient pas le garder.

XXXIX. Ayant demandé au sénat dix collègues, il fit rendre à tous les chevaliers un compte rigoureux de leur conduite. Parmi ceux qui se trouvèrent en faute, les uns furent frappés d'une peine, et les autres, notés d'infamie. Plusieurs en furent quittes pour une réprimande plus ou moins sévère : la plus douce consistait à leur remettre, devant les autres, des tablettes qu'ils devaient lire tout bas et sur-le-champ. Il en flétrit aussi quelques-uns, pour avoir prêté à grosse usure de l'argent emprunté, dans ce but, à un mince intérêt.

XL. Si, dans les comices pour l'élection des tribuns, il n'y avait pas assez de candidats sénateurs, il en choisissait parmi les chevaliers romains, lesquels avaient le droit de rester, après l'expiration de leur charge, dans l'ordre qu'ils préféraient. Comme la plupart des chevaliers, ruinés par les guerres civiles, n'osaient pas, dans les jeux publics, s'asseoir sur les bancs réservés à cet ordre, de peur d'encourir la peine établie par la loi, il déclara qu'il suffisait, pour y échapper, d'avoir eu soi-même le cens équestre, ou des parents qui le possédassent. Il fit le recensement du peuple par quartiers, et, pour que les distributions de blé ne détournassent pas trop souvent les plébéiens de leurs occupations, il fit délivrer, trois fois l'an, des bons pour quatre mois ; mais voyant qu'on regrettait l'ancien usage des distributions mensuelles, il le rétablit. Il fit revivre aussi les anciens règlements relatifs aux comices, et il frappa la brigue de peines multipliées. Le jour des élections, il faisait distribuer aux tribus Fabia et Scaptia, dont il était membre, mille sesterces par tête, afin qu'elles n'eussent rien à demander à aucun candidat. Attachant une grande importance à conserver le peuple romain pur de tout mélange de sang étranger ou servile, il ne donna le droit de cité qu'avec une extrême réserve, et il restreignit la faculté des affranchissements. Il écrivit à Tibère, qui demandait ce droit pour un Grec de ses clients, «qu'il ne l'accorderait que s'il venait lui-même lui prouver la justice de sa demande». Livie sollicitait la même faveur pour un Gaulois tributaire ; il la lui refusa, et offrit d'affranchir son protégé du tribut, «aimant mieux, disait-il, ôter quelque chose au fisc, que de prostituer la dignité de citoyen romain». Non content d'avoir élevé une foule d'obstacles entre l'esclavage et la simple liberté, d'en avoir mis bien plus encore aux affranchissements légitimes, dont il eut soin de régler le nombre, les conditions, les différences, il défendit aussi qu'un esclave qui aurait porté des chaînes ou subi la torture pût jamais, et de quelque manière que ce fût, obtenir les droits de citoyen. Il s'appliqua aussi à ramener l'ancien costume, l'habillement propre aux Romains : voyant un jour, dans une assemblée du peuple, une foule de manteaux foncés : «Voilà donc, s'écria-t-il, plein d'indignation,

Ces conquérants du monde et ces vainqueurs en toge :

et il chargea les édiles de veiller à ce que personne ne parût désormais dans le Forum ou dans le Cirque avec ce manteau et sans la toge romaine.

XLI. Il témoigna sa libéralité envers tous les ordres, toutes les fois que l'occasion s'en présenta. Le trésor royal d'Alexandrie, transporté à Rome par ses ordres, y répandit une telle abondance de numéraire, que l'intérêt de l'argent fut aussitôt diminué et le prix des terres augmenté. Dans la suite, quand le trésor public se trouvait grossi par la confiscation des biens des condamnés, il prêtait gratuitement, et pour un temps déterminé, à ceux qui pouvaient répondre pour le double. Il éleva le cens exigé pour les sénateurs, et le porta, de huit cent mille sesterces, à douze cent mille ; mais il le compléta pour ceux qui ne l'avaient pas. Il donna au peuple de fréquents congiaires, mais sans que la somme fût toujours la même : c'étaient tantôt quatre cents sesterces par tête, tantôt trois cents, quelquefois deux cents, ou seulement cinquante. Il n'excluait même pas de ces libéralités les enfants du plus bas âge, quoiqu'on eût coutume de ne les y comprendre que depuis l'âge de onze ans. Dans les temps de disette, on le vit aussi distribuer des rations de blé, souvent à très bas prix, quelquefois pour rien, et doubler en même temps les distributions d'argent.

XLII. Mais ce qui prouve qu'il ne cherchait ainsi que le bien-être du peuple et non sa faveur, c'est que des plaintes s'étant, un jour, élevées sur la cherté du vin, il réprima ces clameurs, et dit d'une voix sévère qu'en établissant plusieurs cours d'eau, son gendre Agrippa avait assez pourvu à ce que personne n'eût soif. Un autre jour, comme le peuple lui rappelait la promesse qu'il avait faite d'un congiaire, il répondit «qu'on devait se fier à sa parole» ; mais la multitude ayant, une autre fois, réclamé ce qu'il n'avait point promis, il lui reprocha, dans un édit, sa bassesse et son impudence, et il déclara qu'il ne donnerait rien, quoique son intention eût d'abord été de donner. Il ne montra pas moins d'assurance et de fermeté lorsque, s'apercevant, après l'annonce d'un congiaire, qu'une foule d'affranchis s'étaient fait inscrire au nombre des citoyens, il refusa de les admettre à sa distribution, qui ne leur avait pas été promise ; et il donna aux autres moins qu'il n'avait dit, pour que la somme destinée à cet usage y pût suffire. L'extrême disette l'avait, à une certaine époque, obligé, à défaut d'autre remède, de chasser de Rome tous les esclaves en vente, tous les gladiateurs, tous les étrangers, à l'exception des médecins et des professeurs, et même une partie des esclaves en service. Quand l'abondance fut enfin revenue, il forma, à ce qu'il dit lui-même, le hardi projet d'abolir à jamais les distributions de blé, parce que l'espérance d'en recevoir faisait négliger la culture des terres. Toutefois il y renonça, persuadé qu'on ne manquerait pas, après lui, d'en rétablir l'usage, dans des vues ambitieuses ; mais, depuis ce temps, il en modéra l'excès, tout en conciliant l'intérêt du peuple avec celui des cultivateurs et des négociants.

XLIII. Il surpassa tous ceux qui l'avaient précédé par le nombre, par la variété, par la magnificence de ses spectacles. D'après son propre témoignage, il donna quatre fois des jeux en son nom, et vingt-trois fois pour des magistrats qui étaient absents, ou qui ne pouvaient en faire la dépense. Il n'était pas rare qu'il donnât des spectacles dans plusieurs quartiers à la fois, sur plusieurs théâtres, et qu'il y fit jouer des acteurs de tous les pays. Ses jeux furent célébrés non seulement dans le Forum et dans l'amphithéâtre, mais aussi dans le Cirque et dans les Septes. Il se bornait parfois à des combats de bêtes. Des athlètes combattirent aussi dans le champ de Mars, qu'il faisait entourer de gradins pour ce spectacle. Il y eut même une bataille navale près du Tibre, dans un endroit creusé exprès, et où l'on voit aujourd'hui le bois sacré des Césars. Il avait soin, ces jours-là, de placer des gardes dans la ville ainsi dépeuplée, et que cette solitude exposait aux tentatives des brigands. Il fit voir aussi, dans le Cirque, des conducteurs de chars, des coureurs, des chasseurs qui n'avaient plus qu'à achever les bêtes ; et il choisissait quelquefois, pour ces rôles, les jeunes gens de la plus noble naissance. Mais il aimait surtout à voir célébrer les jeux troyens par l'élite de la jeunesse romaine, croyant qu'il était beau, qu'il était digne des anciens temps de l'aider à faire ainsi de bonne heure ses preuves de noblesse. C. Nonius Asprénas s'étant blessé, en tombant, dans une de ces luttes, Auguste lui fit présent d'un collier d'or, et l'autorisa, lui et sa postérité, à porter le nom de Torquatus. Il finit par supprimer ces jeux, sur les plaintes amères et jalouses que fit dans le sénat l'orateur Asinius Pollion, dont le neveu Eserninus s'était cassé la jambe. Parfois même il produisit des chevaliers romains dans les jeux scéniques et dans les combats de gladiateurs ; mais c'était avant la défense qui en fut faite par un sénatus-consulte. A partir de ce jour-là, il n'y fit paraître personne qui eût de la naissance, excepté le jeune Lucius ; et ce fut seulement pour le montrer, parce qu'il n'avait pas deux pieds de haut, ne pesait que dix-sept livres, et avait une voix immense. Voulant, un jour de spectacle, montrer au peuple les otages des Parthes, les premiers qu'on eût envoyés à Rome, il leur fit traverser l'arène et les plaça au-dessus de lui, sur le second banc. Lors même que ce n'était point jour de représentation, si l'on avait apporté à Rome quelque chose qu'on n'y eût point encore vu et qui fût digne de l'être, il le faisait aussitôt voir au peuple dans tous les endroits de la ville indifféremment. C'est ainsi qu'il montra un rhinocéros dans le champ de Mars, un tigre sur la scène, et un serpent de cinquante coudées dans le Comitium. Etant tombé malade un jour qu'on célébrait des jeux votifs dans le Cirque, il suivit, couché dans sa litière, les chars qui portaient les dieux. Une autre fois, pendant les jeux dont il accompagna la dédicace du théâtre de Marcellus, les liens de sa chaise curule étant venus à se rompre, il tomba sur le dos ; et pendant un spectacle donné par ses petits-fils, ne pouvant, par aucun moyen, retenir ni rassurer le peuple, qui craignait que l'amphithéâtre ne s'écroulât, il quitta sa place, et alla s'asseoir dans l'endroit qu'on croyait le plus menacé.

XLIV. La plus grande confusion régnait parmi les spectateurs, lesquels s'asseyaient partout indistinctement. Il corrigea cet abus, touché de l'injure qu'avait essuyée à Pouzzoles, dans des jeux fort courus, un sénateur à qui, le théâtre étant plein, personne n'avait voulu faire place ; et il fut ordonné par un décret du sénat que dans tous les spectacles, et où que ce fût, les sièges du premier rang fussent réservés aux sénateurs. Il défendit qu'à Rome les ambassadeurs des nations libres et alliées prissent place à l'orchestre, parce qu'il avait découvert que plusieurs d'entre eux étaient de race d'affranchis. Il sépara le peuple du soldat ; il assigna aux plébéiens mariés des sièges particuliers. A ceux qui étalent encore vêtus de la prétexte, il réserva certains gradins, où ils avaient leurs maîtres à côté d'eux. Il interdit à ceux qui portaient des vêtements grossiers le centre de la salle. Quant aux femmes, qui étaient confondues auparavant parmi les spectateurs, il voulut qu'elles eussent des places séparées, et qu'elles n'assistassent aux combats de gladiateurs que sur les bancs les plus élevés. Il marqua pour les vestales une place distincte, sur le théâtre, auprès du tribunal du préteur. Enfin il défendit à toutes les femmes les spectacles d'athlètes. Aussi, pendant les jeux qu'il donna comme grand pontife, le peuple lui ayant demandé un pugilat, il le remit au lendemain de grand matin, et il déclara, en vertu de son autorité, «qu'il ne voulait pas que les femmes vinssent au théâtre avant la cinquième heure».

XLV. Pour lui, il regardait les jeux du Cirque de la maison d'un de ses amis ou de ses affranchis, et quelquefois d'un lit semblable à ceux des dieux, où s'asseyaient même avec lui sa femme et ses enfants. Il n'était pas rare qu'il s'absentât du spectacle pendant plusieurs heures ou même durant des jours entiers ; et alors il en demandait la permission, désignant quelqu'un pour présider à sa place. Mais quand il y assistait, il se montrait fort attentif, soit pour éviter les murmures dont il se rappelait que le peuple avait souvent averti César son père, qui s'occupait, au milieu du spectacle, à lire des lettres ou des mémoires, et à y répondre ; soit qu'il prît en effet un très grand plaisir à ces représentations, comme il l'avoua plus d'une fois avec franchise. Aussi le vit-on souvent donner, de son argent, des couronnes et des récompenses d'un grand prix, même dans des jeux et des fêtes dont il ne faisait pas les honneurs ; et il n'assista jamais aux luttes imitées de la Grèce, sans honorer chacun des concurrents d'un don proportionné à son mérite. Il avait une sorte de passion pour les pugilats, surtout entre les Latins ; et parmi ces derniers ee n'était pas seulement les athlètes de profession, ceux qui étaient exercés à se battre avec les Grecs, qu'il aimait à voir ; c'était aussi les premiers venus, ceux qui, sans règle et sans art, luttaient ensemble dans l'étroit espace des carrefours. Tous ceux, sans exception, qui consacraient leur industrie aux spectacles publics, lui paraissaient dignes de son attention. Il maintint les privilèges des athlètes, et il finit par les augmenter. Il défendit de faire combattre les gladiateurs jusqu'à la mort. Il restreignit à l'enceinte des jeux et de la scène l'autorité coercitive qu'une ancienne loi donnait aux magistrats sur les comédiens, en tout temps et en tout lieu : ce qui ne l'empêcha pas d'assujétir à des règles fort sévères les luttes des athlètes et les combats des gladiateurs. Il réprima la licence des histrions, jusqu'à faire battre de verges sur trois théâtres et exiler ensuite l'acteur Stéphanion, pour s'être fait servir par une femme de condition libre, et dont les cheveux étaient coupés comme ceux des esclaves. Sur les plaintes du préteur, il fit fouetter le pantomime Hylas dans le vestibule de son palais, où tout le monde put le venir voir. Il chassa de Rome et d'Italie le comédien Pylade, pour avoir montré du doigt et fait remarquer au public un spectateur qui le sifflait.

XLVI. Après avoir ainsi tout réglé dans Rome, il peupla l'Italie de vingt-huit colonies nouvelles, et il contribua de plusieurs manières à sa splendeur, par des travaux et par des revenus publics. Il la fit même, en quelque sorte, l'égale de Rome, pour les droits et la dignité ; car il imagina, en sa faveur, un genre de bulletins que les décurions des colonies étaient chargés de recueillir dans chacune d'elles, pour l'élection des magistrats de la capitale, et qu'ils y envoyaient cachetés, pour le jours des comices. Afin d'encourager partout, dans les familles, l'honneur et la propagation, il admettait dans la cavalerie ceux dont la demande était appuyée d'une recommandation de leur ville ; et quand il faisait la revue des sections, il donnait à ceux des plébéiens qui avaient plusieurs enfants de l'un ou de l'autre sexe, mille sesterces pour chacun d'eux.

XLVII. Il se chargea personnellement de l'administration des provinces les plus importantes, qu'il n'était ni aisé ni sûr de remettre à l'autorité des magistrats annuels. Il laissa les proconsuls se partager les autres par la voie du sort ; néanmoins il fit parfois des échanges, et il visita souvent la plupart de ces provinces, qu'elles fussent ou non de son département. Il priva de leur liberté quelques villes alliées, que la licence conduisait à leur perte ; il en soulagea qui étaient obérées ; il rebâtit celles que des tremblements de terre avaient détruites ; il accorda les privilèges du Latium ou le droit de cité à quelques-unes, qui se recommandaient par des services rendus au peuple romain. Je ne crois pas qu'excepté l'Afrique et la Sardaigne, il y ait une partie de l'empire où il ne soit allé. Il se préparait à passer dans ces provinces, après sa victoire sur Sextus Pompée, en Sicile ; mais de violentes et continuelles tempêtes l'en empêchèrent, et il n'eut plus d'occasion ni de motif pour s'y rendre.

XLVIII. A l'égard des royaumes que le droit de la guerre mit en son pouvoir, il les rendit, à peu d'exceptions près, à ceux-là mêmes auxquels il les avait pris, ou il en fit présent à des étrangers. Il unit entre eux, par les liens du sang, les rois alliés de Rome ; ardent négociateur et protecteur assidu de toutes les unions de famille ou d'amitié entre ces rois, qu'il regardait, qu'il traitait comme les membres et les parties intégrantes de l'empire. Il donnait lui-même des tuteurs à leurs fils mineurs ou aliénés, jusqu'à leur majorité ou jusqu'à leur guérison. Il y eut même des rois dont il fit élever et instruire les enfants avec les siens.

XLIX. Quant à l'armée,il distribua par provinces les légions romaines et les troupes auxiliaires. Il établit une flotte à Misène et une autre à Ravenne, pour garder les deux mers. Il entretint à Rome un certain nombre de troupes choisies, pour la sûreté de la ville et pour la sienne ; car il avait licencié le corps des Calagurritains, dont il avait fait sa garde jusqu'à sa victoire sur Antoine, et celui des Germains, qui lui en avait ensuite servi jusqu'à la défaite de Varus. Toutefois, il ne souffrit pas qu'il y eût jamais dans Rome plus de trois cohortes ; encore n'y campaient-elles pas. Il mettait les autres en quartiers d'hiver ou d'été, dans les environs des villes voisines. Il établit une règle invariable pour la paye et les récompenses de tous les gens de guerre, en quelque lieu qu'ils fussent. Il détermina, pour chaque grade, et le temps du service et les avantages attachés aux congés définitifs, de peur que le besoin n'en fît, après une retraite prématurée, des instruments de sédition. Afin de pourvoir sans difficulté aux frais continuels de cet entretien et de ces pensions, il fonda une caisse militaire, avec le produit de nouvelles impositions. Il établit aussi sur toutes les routes militaires, et à de très courtes distances, de jeunes courriers et ensuite des voitures, pour être informé plus tôt de ce qui se passait dans les provinces. Outre l'avantage qu'il y chercha, on y trouve aujourd'hui celui de pouvoir, quand les circonstances l'exigent, avoir de promptes nouvelles par ceux qui portent les lettres d'une partie de l'empire à une autre.

L. Le cachet qu'il apposait sur les actes publies, sur ses instructions et sur ses lettres, fut d'abord un sphinx, ensuite une tête d'Alexandre le Grand, et en dernier lieu son propre portrait, gravé par Dioscoride. Ce cachet fut celui dont se servirent les princes ses successeurs. Il marquait toujours, dans ses lettres, l'heure où il les écrivait, soit de jour soit de nuit.

LI. Il donna des preuves éclatantes et nombreuses de clémence et de douceur. Pour ne pas nommer tous ceux de ses adversaires auxquels il fit grâce de la vie et qu'il laissa même parvenir aux premières dignités de l'Etat, je ne citerai que les deux plébéiens Junius Novatus et Cassius de Padoue, dont il punit l'un d'une simple amende et l'autre d'un léger exil, quoique le premier eût écrit contre lui et publié, sous le nom du jeune Agrippa, une lettre des plus violentes, et que le second se fût écrié en pleine table qu'il ne manquait, pour le tuer, ni de volonté ni de courage. Un certain Emilius Elianus de Cordoue comparaissait en justice ; et comme on lui reprochait, entre autres crimes, de mal parler de l'empereur, Auguste se tourna vers l'accusateur, et lui dit avec une sorte d'émotion : «Je voudrais bien que vous pussiez me prouver ce que vous dites de l'accusé ; je lui ferais voir que j'ai aussi une langue, et j'en dirais encore plus contre lui qu'il n'en a dit contre moi» ; et il ne s'en occupa pas davantage, ni dans le moment ni plus tard. Tibère s'étant plaint à lui dans une lettre, et avec assez d'amertume, de cette modération, il lui répondit : «Ne vous laissez pas entraîner, mon cher Tibère, à la vivacité de votre âge, et ne vous indignez pas trop si l'on dit du mal de moi : c'est assez qu'on ne puisse m'en faire».

LII. Quoiqu'il sût que d'ordinaire on décernait des temples même aux proconsuls, il n'en accepta dans aucune province, à moins que ce ne fût à la fois au nom de Rome et au sien. Il refusa toujours l'honneur d'en avoir dans cette ville ; Il fit même fondre toutes les statues d'argent qu'on lui avait érigées autrefois, et, avec le prix qu'il en retira, il dédia des trépieds d'or à Apollon Palatin. Le peuple lui offrit la dictature avec de grandes instances ; il la repoussa, en mettant un genou en terre, en abaissant sa toge et en découvrant sa poitrine.

LIII. Il eut toujours horreur du titre de maître, comme d'une injure et d'un opprobre. Un jour qu'il était au théâtre, un acteur ayant dit dans un mime : «0 le maître équitable et bon !» tous les spectateurs, lui faisant l'application de ce passage, battirent des mains avec transport ; mais il réprima aussitôt, de la main et du regard, ces indécentes adulations, et, le lendemain, il les flétrit dans un édit sévère. Il défendit aussi que ses enfants ou ses petits-fils lui donnassent jamais ce nom, ni sérieusement ni en badinant, et il leur interdit même entre eux ce genre de flatterie. Il avait soin de n'entrer dans Rome ou dans toute autre ville, et de n'en sortir, que le soir ou la nuit, afin de ne déranger personne pour de vaines cérémonies. Consul, il allait ordinairement à pied ; quand il ne l'était pas, il se faisait porter dans une litière découverte. Les jours de réception, il admettait jusqu'aux gens du peuple, et recevait avec la plus grande affabilité les demandes qu'on lui adressait. Il fit un jour à un solliciteur, qui lui donnait, en tremblant, son mémoire, le reproche assez plaisant «d'y mettre autant de précaution que pour présenter une pièce de monnaie à un éléphant». Les jours d'assemblée du sénat, il ne saluait les sénateurs que réunis dans leur salle et même assis, en nommant chacun d'eux par son nom, sans que personne aidât sa mémoire : à son départ, il prenait congé d'eux de la même manière. Il entretenait avec beaucoup de citoyens un commerce assidu de devoirs ; et il ne cessa d'assister à leurs fêtes de famille que dans sa vieillesse, après s'être trouvé, un jour, fort incommodé par la foule, dans une cérémonie de fiançailles. Le sénateur Gallus Terrinius, qui ne vivait pas dans son intimité, voulait, parce qu'un accident l'avait tout à coup rendu aveugle, se laisser mourir de faim : Auguste alla le voir, le consola, et le réconcilia avec la vie.

LIV. Un jour qu'il parlait dans le sénat, quelqu'un, l'interrompant, lui dit : «Je ne comprends pas ce que vous dites» ; et un autre : «Je vous contredirais, si j'en avais la liberté». Il lui arriva de sortir brusquement de la salle, irrité des interminables et violentes altercations qui s'y élevaient, et alors quelques voix lui criaient : «Il doit être permis aux sénateurs de parler des affaires publiques». Antistius Labéon, usant du droit d'élire un sénateur, à l'époque où le sénat fut réformé, choisit le triumvir Lépide, autrefois l'ennemi d'Auguste et alors exilé. Celui-ci lui ayant demandé s'il n'en connaissait pas de plus dignes, Labéon répondit «que chacun avait son avis». Cette liberté hardie ne fit de tort à aucun d'eux.

LV. Les injurieux libelles répandus contre lui dans le sénat ne lui donnèrent ni souci, ni envie de les réfuter. Il n'en rechercha même pas les auteurs, et il se contenta d'ordonner, pour l'avenir, que l'on poursuivît ceux qui publieraient, sous un nom emprunté, des pamphlets ou des vers diffamatoires contre qui que ce fût. En butte à certaines plaisanteries pleines de fiel et d'insolence, il y répondit dans un édit ; et cependant il s'opposa toujours à ce que l'on prît aucune mesure pour réprimer la licence du langage dans les testaments.

LVI. Toutes les fois qu'il assistait aux comices pour l'élection des magistrats, il parcourait les tribus avec les candidats de son choix, et demandait pour eux les suffrages dans la forme ordinaire. Il votait lui-même à son rang, comme un simple citoyen. Témoignait-il en justice, il se laissait interroger et contredire, avec une extrême patience. Il fit son forum beaucoup plus étroit qu'il ne l'aurait voulu, n'osant pas forcer les possesseurs des maisons voisines à s'en dessaisir. Jamais il ne recommanda ses fils à l'amitié du peuple sans ajouter : «S'ils la méritent». Il manifesta, un jour, un vif mécontentement de ce qu'à leur entrée au théâtre, tout le monde s'était levé en les applaudissant, quoiqu'ils portassent encore la prétexte. Il voulut que ses amis fussent puissants dans l'Etat, mais soumis aux mêmes lois que les autres et justiciables des mêmes tribunaux. Nonius Asprénas, étroitement lié avec lui, était accusé d'empoisonnement par Cassius Sévère ; Auguste consulta le sénat sur ce qu'il devait faire en cette occasion : «Il craignait, disait-il, de paraître, en l'accompagnant au tribunal, vouloir l'arracher coupable à la vindicte des lois, et, en ne l'y suivant pas, abandonner son ami et le condamner avant ses juges». D'après l'avis unanime du sénat, il alla s'asseoir quelques heures sur le banc des défenseurs ; mais il garda le silence, et s'abstint même de ces éloges qu'on appelle judiciaires. Il assista toujours ses clients ; par exemple, un certain Scutarius, l'un de ses anciens soldats, qui était poursuivi pour injures. Le seul accusé qu'il ait jamais dérobé aux lois, et encore en implorant de l'accusateur, devant les juges, un désistement qui lui fut accordé, c'est Castricius, par qui il avait eu connaissance de la conjuration de Muréna.

LVII. Il est aisé d'imaginer combien une telle conduite le fit aimer. Je ne parlerai point des sénatus-consultes rendus en sa faveur, et qu'on pourrait attribuer à la crainte ou à la flatterie. Mais, de leur propre mouvement, tous les chevaliers romains célébrèrent chaque année, pendant deux jours, l'anniversaire de sa naissance. Chaque année, tous les ordres de l'Etat, d'après un voeu solennel, jetaient dans le gouffre de Curtius des pièces d'argent pour son salut. Lors même qu'il était absent, on lui consacrait, aux calendes de janvier, des étrennes dans le Capitole. Il achetait, de cet argent, les plus précieuses statues des dieux, et il les faisait placer dans les divers quartiers de la ville, comme l'Apollon aux Sandales, le Jupiter Tragédien, et d'autres. Un incendie ayant détruit sa maison du mont Palatin, les vétérans, les décuries, les tribus et une foule de particuliers se cotisèrent volontairement, et chacun selon ses facultés, pour la rebâtir. Mais il voulut à peine toucher à ces monceaux d'argent, et il n'accepta de personne au delà d'un denier. Revenait-il d'une province, on allait à sa rencontre, en faisant des voeux pour son bonheur et en chantant des vers à sa louange. On prenait garde aussi, quand il entrait dans Rome, à ne point exécuter de criminels.

LVIII. Le surnom de Père de la patrie lui fut conféré d'un consentement unanime et inopinément ; d'abord par le peuple, qui, à cet effet, lui envoya une députation à Antium, et qui, malgré son refus, le lui donna une seconde fois à Rome, en se précipitant au-devant de lui, des branches de laurier à la main, un jour qu'il se rendait au spectacle ; ensuite dans le sénat, non par un décret ni par acclamation, mais par l'organe de Valérius Messala, lequel lui dit, au nom de tous ses collègues : «Nous te souhaitons, César Auguste, ce qui peut contribuer à ton bonheur et à celui de ta maison ; c'est souhaiter en même temps l'éternelle félicité de la république et la prospérité du sénat, qui, de concert avec le peuple romain, te salue PERE DE LA PATRIE». Auguste, les larmes aux yeux, répondit en ces termes (que je rapporte textuellement, comme ceux de Messala) : «Parvenu au comble de mes voeux, pères conscrits, que pourrais-je encore demander aux dieux immortels, sinon de prolonger jusqu'à la fin de ma vie cet accord de vos sentiments pour moi ?»

LIX. On éleva par souscription une statue, près de celle d'Esculape, à son médecin Antonius Musa, qui l'avait guéri d'une maladie dangereuse. Plusieurs pères de famille enjoignirent à leurs héritiers, dans leur testament, d'offrir au Capitole un sacrifice solennel, dont le motif, annoncé publiquement, serait de remercier le ciel, en leur nom, DE CE QU'ILS AVAIENT LAISSE AUGUSTE VIVANT. Quelques villes d'Italie commencèrent, l'année du jour où il y était venu pour la première fois. La plupart des provinces, outre des temples et des autels, fondèrent en son honneur des jeux quinquennaux dans presque toutes les villes.

LX. Les rois amis et alliés de Rome bâtirent, chacun dans son royaume, des villes appelées Césarées ; et ils résolurent tous ensemble de faire achever, à frais communs, le temple de Jupiter Olympien, anciennement commencé à Athènes, pour le dédier au Génie d'Auguste. Ils quittèrent souvent leurs Etats pour venir le trouver, soit à Rome, soit même dans les provinces qu'il visitait : on les voyait alors lui rendre des devoirs journaliers, sans aucun des insignes de la royauté, et vêtus de la toge romaine, comme de simples clients.

LXI. Maintenant que je l'ai montré tel qu'il était dans le commandement et les magistratures, à la tête des armées, dans le gouvernement de la république et du monde, pendant la guerre et pendant la paix, je ferai connaître sa vie intérieure et privée ; je dirai quels furent, depuis sa jeunesse jusqu'à son dernier jour, ses moeurs, ses habitudes avec les siens, son sort dans sa famille. Il perdit sa mère pendant son premier consulat, et sa soeur Octavie, quand il avait cinquante-quatre ans. Il avait eu pour elles les plus grands égards pendant leur vie ; il leur rendit les plus grands honneurs après leur mort.

LXII. Il avait été fiancé, dans son adolescence, à la fille de P. Servilius Isauricus ; mais, après sa première réconciliation avec Antoine, les soldats des deux partis demandant une alliance de famille entre leurs chefs, il épousa la belle-fille d'Antoine, Claudia, que Fulvie avait eue de P. Clodius, et qui était à peine nubile. S'étant brouillé ensuite avec sa belle-mère Fulvie, il répudia Claudia, qu'il avait laissée vierge. Bientôt après il épousa Scribonia, veuve de deux consulaires et qui avait même des enfants du dernier. Il divorça aussi d'avec elle, indigné, comme il le dit, de la perversité de ses moeurs. Il épousa aussitôt Livia Drusilla, qu'il avait enlevée à Tihérius Néron son mari, dont elle était même enceinte. Il l'aima uniquement, et eut toujours pour elle une profonde estime.

LXIII. Il eut de Scribonia une fille nommée Julie. Livie ne lui donna point d'enfants, malgré l'extrême désir qu'il en avait : enceinte une seule fois, elle accoucha avant terme. Auguste maria d'abord Julie à Marcellus, fils de sa soeur Octavie, et qui sortait à peine de l'enfance ; puis, Marcellus mort, il la donna en mariage à M. Agrippa, ayant obtenu de sa soeur qu'elle lui cédât ce gendre ; car Agrippa était alors marié à l'une des filles de Marcellus et en avait des enfants. Agrippa étant mort aussi, Auguste, après avoir longtemps cherché un époux à sa fille, même dans l'ordre des chevaliers, choisit enfin Tibère son beau-fils ; il le contraignit, dans cette vue, à répudier sa femme alors enceinte, et qui l'avait déjà rendu père. M. Antoine a écrit qu'Auguste avait d'abord destiné Julie à son fils Antoine, puis à Cotison, roi des Gètes, à une époque où lui-même demandait en mariage la fille de ce roi.

LXIV. Il eut, par Agrippa et Julie, trois petits-fils, Caïus, Lucius et Agrippa, et deux petites-filles, Julie et Agrippine. Il maria Julie à L. Paulus, fils du censeur, et Agrippine à Germanicus, petit-fils de sa soeur. Il adopta Caïus et Lucius, qu'il avait achetés de leur père Agrippa, dans la maison de celui-ci, par l'as et la balance. Il les habitua, dès leur première jeunesse, à la pratique des affaires publiques, et les envoya, consuls désignés, dans les provinces et aux armées. Il éleva sa fille et ses petites-filles dans la plus grande simplicité, leur faisant même apprendre à travailler la laine. Il leur défendait de rien dire ou de rien faire qu'en présence d'autres personnes, et que ce qui pourrait entrer dans les mémoires journaliers de sa maison. Il leur interdit absolument tout rapport avec des étrangers ; au point que L. Vinicius, jeune homme plein de mérite et de distinction, étant allé saluer sa fille aux eaux de Baies, il lui écrivit qu'il avait choqué la bienséance. Il montra lui-même à ses petits-fils à lire, à écrire et à compter : il s'appliqua surtout à leur faire imiter son écriture. A table, ils avaient leur place au-dessous de lui, sur le même lit ; en voyage, ils allaient devant sa voiture ou l'entouraient à cheval.

LXV. Mais la confiance et la joie que lui inspirait une famille nombreuse et élevée avec soin, furent cruellement troublées par le sort. Il se vit forcé d'exiler les deux Julies, sa fille et sa petite-fille, qui s'étaient souillées de toutes sortes d'infamies. Il perdit Caïus et Lucius dans l'espace de dix-huit mois, le premier en Lycie et le second à Marseille. Alors il adopta dans le Forum, en vertu d'une loi des curies, son troisième petit-fils Agrippa et son beau-fils Tibère ; mais, peu de temps après, il rejeta cet Agrippa de sa famille, à cause de la bassesse et de la férocité de son caractère, et il l'envoya en exil à Surrentum. Auguste était plus sensible à l'opprobre des siens qu'à leur mort. Celle de Caïus et de Lucius ne parut pas l'abattre ; mais quand il éloigna sa fille, il fit connaître au sénat ses motifs, dans un mémoire que le questeur fut chargé de lire, en son absence ; et il fut si honteux de ses désordres, qu'il vécut longtemps séparé du commerce des hommes ; il délibéra même s'il ne la ferait pas mourir. Une affranchie, nommée Phébé, complice des débauches de sa fille, s'étant pendue vers le même temps, il dit «qu'il aimerait mieux être son père que celui de Julie». Il interdit à celle-ci l'usage du vin dans son exil, et toutes les douceurs de la vie. Il défendit qu'aucun homme, libre ou esclave, l'approchât sans sa permission, et sans qu'il connût son âge, sa stature, sa couleur, et jusqu'aux marques ou aux cicatrices qu'il pouvait avoir sur le corps. Au bout de cinq ans, il la laissa enfin revenir, de l'île où elle était, sur le continent, et il lui imposa des conditions un peu moins dures. Mais il ne voulut jamais consentir à la rappeler près de lui ; et comme le peuple romain lui demandait souvent son retour avec instance, il lui souhaita, en pleine assemblée, des filles et des femmes semblables à elle. Quant à l'autre Julie, sa petite-fille, il lui défendit de reconnaître et de nourrir l'enfant qu'elle avait mis au jour quelque temps après sa condamnation. Il transféra dans une île Agrippa, qui, loin de s'adoucir, devenait de jour en jour plus intraitable, et il le fit garder par des soldats. Il fit même rendre un sénatus-consulte qui le confinait à perpétuité dans cette île. Toutes les fois qu'on parlait devant lui d'Agrippa ou de l'une des Julies, il s'écriait, en soupirant :

Heureux qui vit et meurt sans femme et sans enfants !

et il n'appelait jamais les siens que ses trois abcès ou ses trois chancres.

LXVI. Son amitié ne se gagnait pas facilement ; mais, une fois acquise, elle l'était pour toujours. Il savait apprécier, dans chacun de ses amis, le mérite et la vertu ; il savait aussi supporter les petits défauts et les fautes légères. On ne pourrait guère citer plus de deux hommes qui aient été malheureux, après avoir été aimés de lui : Salvidiénus Rufus et Cornélius Gallus, qu'il avait élevés, de la plus basse condition, l'un jusqu'au consulat, l'autre jusqu'à la préfecture d'Egypte. Il interdit au premier, en punition de son ingratitude et de sa méchanceté, l'entrée de sa maison et des provinces où il commandait. Pour le second, qui voulait exciter des troubles, il le livra à la justice du sénat ; et quand les charges de ses accusateurs et les décrets de ses juges l'eurent déterminé à se donner la mort, Auguste loua le zèle qu'on avait déployé pour le venger ; mais il pleura, et dit, en se plaignant de sa grandeur : «qu'il était donc le seul qui ne fût pas le maître de borner sa colère contre ses amis». Riches et puissants, les autres amis d'Auguste furent, jusqu'à la fin de leur vie, les premiers de leur ordre, malgré quelques nuages qui s'élevèrent dans leur liaison avec lui. Ainsi, pour ne citer que ces exemples, M. Agrippa manqua une fois de patience et Mécène de discrétion. Le premier, sur le plus léger soupçon de froideur et sous prétexte qu'on lui préférait Marcellus, abandonna tout et se retira à Mytilène ; l'autre révéla à sa femme Térentia un secret d'Etat, la découverte qu'on venait de faire de la conjuration de Muréna. En retour de son affection, Auguste exigeait un attachement qui ne s'arrêtât même pas au tombeau. En effet, quoiqu'il fût fort peu avide d'héritages, et qu'il n'en acceptât jamais de quiconque n'avait pas été lié avec lui, il pesait avec un soin extrême les dernières dispositions de ses amis ; et il ne dissimulait ni son chagrin lorsqu'il était traité avec peu d'honneur et de libéralité, ni sa joie quand les témoignages de reconnaissance et d'affection répondaient à son attente. Quant aux legs ou aux parties de succession que lui laissaient des pères de famille, il avait coutume de les abandonner aussitôt à leurs enfants, et, s'ils étaient mineurs, de les leur rendre, en y ajoutant un présent, le jour qu'ils prenaient la toge virile ou qu'ils se mariaient.

LXVII. Comme maître et comme patron, il sut allier à propos la sévérité à la douceur et à la clémence. Il honora de sa confiance plusieurs de ses affranchis, tels que Licinius Encélade et d'autres. Il se contenta de mettre aux fers Cosmus, un de ses esclaves, qui avait fort mal parlé de lui. Son intendant Diomède, en se promenant un jour avec lui, l'avait jeté, par un mouvement de frayeur, au-devant d'un sanglier qui se précipitait sur eux ; Auguste aima mieux voir dans sa conduite un trait de poltronnerie que de méchanceté ; et comme il n'y avait pas trahison, il fut le premier à plaisanter du danger réel qu'il avait couru. Ce même prince fit mourir Proculus, l'un de ses affranchis qu'il aimait le plus, quand il se fut assuré de ses adultères avec des femmes d'une naissance distinguée : il fit casser les jambes à Thalles, son secrétaire, qui avait reçu cinq cents deniers pour communiquer une lettre : il fit jeter dans un fleuve, avec une pierre au cou, le précepteur et les esclaves de son fils Caïus, lesquels avaient profité de sa maladie et de sa mort pour commettre, dans son gouvernement, des actes d'avarice et de tyrannie.

LXVIII. Sa réputation fut flétrie, dès sa jeunesse, par plus d'un opprobre. Sex. Pompée le traita d'efféminé. M. Antoine lui reprocha d'avoir acheté au prix de son déshonneur l'adoption de son oncle ; Lucius, le frère de Marc-Antoine, prétendit qu'après avoir livré à César la fleur de sa jeunesse, il la vendit encore, en Espagne, à A. Hirtius, pour trois cent mille sesterces, ajoutant qu'il avait coutume de se brûler le poil des jambes avec de l'écorce de noix ardente, afin de le faire revenir plus doux. Tout le peuple lui appliqua, un jour, au théâtre, dans les transports d'une joie maligne, ce vers qui désignait un prêtre de Cybèle jouant du tambourin :

Le doigt d'un vil giton gouverne l'univers.

LXIX. Ses amis même ne nient point qu'il n'ait commis beaucoup d'adultères ; ils cherchent seulement à l'excuser, en disant que c'était moins par passion que par politique, et afin de connaître, par leurs femmes, les secrets de ses adversaires. M. Antoine, non content de lui reprocher l'indécente précipitation de son mariage avec Livie, prétend que, dans un festin, il fit passer de la salle à manger dans une chambre voisine la femme d'un consulaire, le mari présent ; et qu'elle avait, quand il la ramena, les oreilles rouges et les cheveux en désordre. Il ajoute qu'il ne répudia Scribonie que parce qu'elle n'avait pas pu souffrir les hauteurs d'une concubine ; que les amis d'Auguste lui cherchaient des femmes mariées et des vierges nubiles, qui devaient remplir certaines conditions ; qu'ils les faisaient mettre nues devant eux, et les examinaient comme des esclaves en vente au marché de Toranius. A une époque où il n'était pas encore son ennemi déclaré, Antoine lui écrivait familièrement : «Qui vous a donc changé ? est-ce l'idée que je couche avec une reine ? mais elle est ma femme; et ce n'est pas d'hier, car il y a neuf ans. Et vous, ne couchez-vous qu'avec Livie ? Je parie qu'au moment où vous lirez cette lettre, vous aurez joui déjà de Tertulla, ou de Térentilla, ou de Rufilla, ou de Salvia Titiscénia, et peut-être de toutes. Qu'importe, en quel lieu et pour quelle femme vous vous sentez des désirs ?»

LXX. On s'est aussi beaucoup entretenu d'un souper mystérieux, qu'on appelait vulgairement le Repas des douze divinités ; souper où les convives étaient habillés en dieux et en déesses, et où Auguste lui-même représentait Apollon. Antoine a nommé, dans ses lettres, et amèrement critiqué tous ceux qui étaient de ce festin, sur lequel un anonyme a fait ces vers si connus :

Lorsque, parmi les cris, le scandale et l'outrage,
Profanant d'Apollon l'auguste et sainte image,
César et ses amis, par de coupables jeux,
Retraçaient les plaisirs et les crimes des dieux ;
Tous ces dieux, protecteurs de Rome et d'Italie,
Détournèrent les yeux de cette scène impie,
Et le grand Jupiter descendit en courroux
Du trône où Romulus le plaça parmi nous.


La disette à laquelle Rome était alors en proie rendit cette débauche encore plus scandaleuse : on disait tout haut, le lendemain, que les dieux avaient mangé tout le blé, et que César était effectivement Apollon, mais Apollon Bourreau, nom sous lequel on révérait ce dieu dans un quartier de la ville. On blâma aussi le goût d'Auguste pour les meubles précieux et pour les vases de Corinthe, et sa passion pour le jeu. Ainsi l'un écrivit sous sa statue, dans le temps des proscriptions :
Mon père était changeur, et moi je vends des pots ;

car on le soupçonnait d'avoir proscrit plusieurs citoyens, pour s'approprier leurs vases de Corinthe ; et pendant la guerre de Sicile on fit courir cette épigramme :

S'il a perdu sa flotte, au moins il gagne au jeu.

LXXI. De ces accusations ou de ces calomnies, le reproche de s'être lui-même prostitué est celui dont Il se justifia le plus aisément, par la pureté de sa vie à cet égard dès cette époque et dans la suite. Il paraît aussi avoir eu moins qu'on ne le disait la passion du luxe, puisque, après la prise d'Alexandrie, il ne se réserva, de toutes les richesses des rois, qu'un vase d'argile, et fondit tous les vases d'or d'un usage journalier. Mais il fut toujours fort adonné aux femmes, et, avec l'âge, dit-on, il aima surtout les vierges : aussi lui en cherchait-on de tous côtés, même sa femme. Quant à sa réputation de joueur, il ne s'en inquiéta nullement, et joua toujours sans en faire mystère. C'était un délassement qu'il affectionnait, surtout dans sa vieillesse, et qu'il prenait tous les jours indifféremment, que l'on fût en décembre ou dans un autre mois, que ce fût ou non jour de fête. Aucun doute à cet égard : on a, de sa main, une lettre où il dit : «J'ai soupé, mon cher Tibère, avec ceux que vous connaissez. Vinicius et Silius le père sont venus augmenter le nombre des convives. Nous autres vieillards, nous avons joué aux dés, pendant le repas, hier et aujourd'hui. As et six perdaient, et payaient au jeu un denier par dé ; Vénus faisait rafle». Il dit, dans une autre lettre : «Mon cher Tibère, nous avons assez agréablement passé les fêtes de Minerve, ayant joué, sans désemparer, tous les jours. Votre frère jetait les hauts cris ; mais, somme toute,il n'a pas perdu beaucoup ; la chance a fini par tourner, et il a pu se refaire de ses désastres. Quant à moi, j'en suis pour vingt mille sesterces, grâce à mes libéralités ordinaires ; car si j'avais voulu me faire payer les mauvais coups de mes adversaires ou ne rien donner à ceux qui perdaient, j'en aurais gagné plus de cinquante mille. Mais j'aime mieux cela ; car ma bonté me vaudra une gloire éternelle». Il écrit à sa fille : «Je vous ai envoyé deux cent cinquante deniers ; j'en ai donné autant à chacun de mes convives, pour jouer entre eux aux dés ou à pair ou non, pendant le souper». Auguste fut très modéré dans ses autres habitudes, et à l'abri de tout reproche.

LXXII. Il demeura d'abord près de l'ancien Forum, au-dessus de l'escalier à vis, dans une maison qui avait appartenu à l'orateur Calvus. Il occupa ensuite, au mont Palatin, la maison, non moins modeste, d'Hortensius. Elle n'était ni spacieuse ni ornée ; les galeries en étaient étroites et de pierre commune : ni marbre ni marqueterie dans les appartements. Il coucha pendant plus de quarante ans, hiver et été, dans la même chambre, et il passa toujours l'hiver à Rome, quoiqu'il eût éprouvé que l'air de la ville était contraire à sa santé, dans cette saison. Lorsqu'il avait quelque affaire secrète à traiter, ou qu'il voulait travailler sans être interrompu, il allait s'enfermer, tout en haut de sa maison, dans un cabinet qu'il appelait Syracuse ou son musée ; ou bien il se retirait dans une campagne voisine, chez quelqu'un de ses affranchis. Malade, il allait se mettre au lit chez Mécène. Les retraites qu'il aimait le mieux étaient celles qui avoisinent la mer, comme les îles de la Campanie, ou bien les petites villes situées autour de Rome, comme Lanuvium, Préneste, Tibur, où il rendit souvent la justice sous les portiques du temple d'Hercule. Il n'aimait pas les maisons de campagne trop vastes et trop dispendieuses, et il fit raser jusqu'au sol une villa dont la construction avait coûté des sommes énormes à sa petite-fille Julie. Dans les siennes, qui étaient fort simples, il était moins curieux de statues et de tableaux que de galeries, de bosquets, et de choses dont la rareté ou l'antiquité fait tout le prix ; comme ces os de bêtes sauvages d'une grandeur colossale, que l'on voit à Caprée et qu'on appelle les os des géants, et les armes des héros.

LXXIII. On peut juger de son économie dans l'ameublement par des lits et des tables qui subsistent encore, et qui sont à peine dignes d'un particulier aisé. Il ne couchait que sur un lit très bas et recouvert fort simplement. Il ne mit guère d'autres vêtements que ceux que lui faisaient, chez lui, sa soeur, sa femme, sa fille ou ses petites-filles. Sa toge n'était ni serrée ni lâche autour de lui ; son laticlave n'était non plus ni large ni étroit. Il se servait d'une chaussure un peu haute, pour paraître plus grand. Il avait toujours dans sa chambre à coucher les vêtements et la chaussure qu'il portait au Forum, afin d'être prêt, en cas d'événement subit, à s'y montrer aussitôt.

LXXIV. Il traitait souvent ; mais il distinguait soigneusement dans ses repas, toujours réguliers, les rangs et les personnes. Valérius Messala rapporte qu'aucun affranchi ne fut admis à sa table, excepté Ménas, à qui il avait donné tous les droits attachés à une naissance libre, pour lui avoir livré la flotte de Sex. Pompée. Auguste lui-même nous apprend aussi qu'un jour il fit manger avec lui un ancien soldat de sa garde, chez qui il était à la campagne. Quelquefois il se mettait à table plus tard que les autres, et il en sortait plus tôt, ses convives commençant à souper avant son arrivée, et continuant après son départ. Ses repas étaient ordinairement de trois services ; de six, dans les grandes occasions ; et plus le repas était modeste, plus il y montrait de gaieté. Il engageait lui-même la conversation avec ceux qui se taisaient, ou qui ne s'entretenaient qu'à voix basse ; et il faisait venir des musiciens, des histrions, des bouffons, des danseurs du Cirque, et le plus souvent de pauvres déclamateurs.

LXXV. Il célébrait avec magnificence les fêtes et les solennités ; mais il n'y cherchait parfois qu'une occasion de plaisanteries. Ainsi, aux Saturnales et dans d'autres temps, suivant son choix, il envoyait à ses amis des présents : c'étaient des vêtements, de l'or, de l'argent ; c'étaient de la monnaie de tous les coins, de vieilles pièces du temps des rois ou de fabrication étrangère ; c'étaient aussi des étoffes grossières, des éponges, des pinces, des ciseaux et d'autres objets de ce genre, avec des inscriptions obscures et à double sens. Dans ses repas, il faisait tirer des lots d'une valeur tout à fait inégale ; ou bien il mettait en vente des tableaux tournés à l'envers, et il dépendait alors du hasard que l'espérance des acheteurs fût remplie ou frustrée. Il se faisait à chaque table une licitation, et les convives se communiquaient, de l'une à l'autre, la nouvelle de leur bonne ou de leur mauvaise fortune.

LXXVI. Auguste mangeait fort peu (car je n'omettrai pas même ces détails), et des choses communes. Il aimait surtout le pain bis, les petits poissons, les fromages faits à la main, et les figues nouvelles, de l'espèce qui vient deux fois l'an. Il mangeait souvent avant l'heure du repas, à quelque moment et en quelque lieu que ce fût, n'obéissant qu'aux besoins de son estomac. Il dit dans une de ses lettres : «J'ai mangé en voiture du pain et des dattes» ; et dans une autre : «En revenant du palais de Numa chez moi, j'ai mangé dans ma litière une once de pain, avec quelques grains de raisins secs». Il écrivait à Tibère : «Il n'y a pas de Juif qui observe plus rigoureusement le jeûne, un jour de sabbat, que je ne l'ai fait aujourd'hui ; ce n'est qu'après la première heure de la nuit que j'ai mangé deux bouchées dans le bain, avant de me faire parfumer». Ne suivant pour toute règle que son appétit, il lui arrivait quelquefois de souper seul, avant ou après le repas de ses convives, pendant lequel il ne touchait à rien.

LXXVII. Il faisait aussi un usage très modéré du vin. Cornélius Népos rapporte que, dans son camp devant Modène, il ne buvait pas plus de trois fois à son souper. Dans la suite, et dans ses plus grands excès, il ne dépassait pas six coupes ; ou s'il allait au delà, il vomissait. Il préférait à tous les autres le vin de Rétie ; mais il était rare qu'il en bût dans la journée. Au lieu de boisson, il prenait alors du pain trempé dans de l'eau fraîche, ou un morceau de concombre, ou bien un pied de laitue, ou encore un fruit acide et vineux.

LXXVIII. Après son repas de midi, il reposait un moment tout habillé et tout chaussé, les pieds recouverts et la main sur les yeux. Après son souper, il se rendait à son lit de travail, où il veillait une partie de la nuit, jusqu'à ce qu'il eût achevé entièrement ou du moins fort avancé ce qui lui restait des affaires de la journée. Il allait ensuite se coucher, et ne dormait jamais plus de sept heures, qui n'étaient même pas continues ; car, dans cet espace de temps, il s'éveillait trois ou quatre fois. Si, ce qui arrive quelquefois, il ne pouvait retrouver le sommeil ainsi interrompu, il se faisait lire ou réciter des contes, se rendormait, et restait d'ordinaire au lit jusqu'après le jour levé. Jamais il ne veilla dans les ténèbres, sans avoir quelqu'un auprès de lui. Il n'aimait pas à être éveillé matin ; et quand un sacrifice ou quelque devoir public l'obligeait de se lever de bonne heure, il avait soin, pour n'en pas trop sentir l'incommodité, de coucher dans la maison de quelqu'un de ses serviteurs, à proximité du lieu où il avait affaire. Souvent encore, malgré cette précaution, le sommeil s'emparait de lui pendant qu'on le portait dans les rues, et, s'il survenait quelque retard dans la marche, qui fit arrêter sa litière, il en profitait pour dormir.

LXXIX. Il avait un très bel extérieur, que l'âge ne changea point ; mais aucun goût pour la recherche ; nul souci de sa chevelure, qu'il faisait abattre à la hâte par plusieurs barbiers à la fois : sa barbe, il la faisait couper tantôt légèrement, tantôt de fort près, et, pendant ce temps-là, il lisait ou écrivait. Il avait tant de douceur et de sérénité dans le visage, soit qu'il parlât ou qu'il se tût, qu'un Gaulois, des premières familles de son pays, avoua un jour à ses concitoyens qu'en passant avec lui les Alpes, il s'en était approché sous prétexte de l'entretenir, mais pour le pousser dans un précipice, et que son seul aspect avait triomphé de cette résolution. Il avait les yeux vifs et brillants ; il voulait même qu'on les crût doués d'une force en quelque sorte divine. Aussi, quand il regardait fixement quelqu'un, était-il flatté de voir qu'on baissait les yeux, comme devant le soleIl ; mais, dans sa vieillesse, sa vue s'affaiblit de l'oeil gauche. Il avait les dents petites, clairsemés et ternes ; les cheveux légèrement bouclés et un peu blonds ; les sourcils rapprochés, les oreilles de moyenne grandeur, le nez aquilin et pointu, le teint basané, la taille petite, quoique l'affranchi Julius Marathus lui ait, de mémoire, donné cinq pieds neuf pouces. Mais ses membres étaient si bien proportionnés, qu'il fallait, pour remarquer sa petite taille, le voir à côté de quelqu'un plus grand que lui.

LXXX. Son corps était, dit-on, parsemé de taches, et il avait, sur la poitrine et sur le ventre, des marques naturelles disposées comme les étoiles de la constellation de l'Ourse. De vives démangeaisons et l'usage fréquent d'une brosse rude l'avaient aussi couvert de callosités, qui avaient dégénéré en dartres. Il avait la hanche, la cuisse et la jambe gauches un peu faibles ; il boitait même souvent de ce côté ; mais il remédiait à cette faiblesse au moyen de bandages et d'attelles. De temps en temps il sentait tant d'inertie dans le doigt indicateur de la main droite, que, quand le froid venait encore à l'engourdir, il était obligé, pour écrire, de l'entourer d'un cercle en corne. Il se plaignait aussi de douleurs de vessie, qui ne s'apaisaient que lorsqu'il avait rendu de petites cailloux en urinant.

LXXXI. Il fit, dans le cours de sa vie, plusieurs maladies graves et dangereuses ; il eut notamment, après la soumission des Cantabres,des obstructions au foie, et il perdit tout espoir de guérison. Il suivit alors, par le conseil d'Antonius Musa, la méthode hasardeuse des contraires : les fomentations chaudes n'avaient rien produit ; il eut recours aux fomentations froides, et guérit. Il avait aussi des infirmités qui revenaient tous les ans, comme à jour fixe : il se portait presque toujours mal dans le mois où il était né : il avait le diaphragme gonflé au commencement du printemps, et des fluxions quand le veut soufflait du midi. Aussi, toujours languissant, ne supportait-il aisément ni le froid ni le chaud.

LXXXII. L'hiver, il mettait quatre tuniques par-dessous une toge épaisse : il y ajoutait une chemise et un gilet de laine ; il se garnissait aussi les cuisses et les jambes. L'été, il couchait les portes de sa chambre ouvertes, et souvent sous le péristyle de son palais, où des jets d'eau rafraîchissaient l'air, et où un esclave était, en outre, chargé de l'éventer. Il ne pouvait souffrir le soleil, pas même celui d'hiver ; et jamais il ne se promenait à l'air, même chez lui, sans une large coiffure. Il voyageait en litière et le plus souvent la nuit, avançant lentement et ne faisant que de courts trajets ; par exemple, il mettait deux jours pour aller à Préneste ou à Tibur. Au reste, il préférait de voyager par mer, quand il le pouvait. Il soutenait cette santé fragile par beaucoup de soins, surtout en se baignant rarement. Il aimait mieux se frotter d'huile et transpirer au feu ; ensuite il faisait jeter sur lui de l'eau tiède ou chauffée à l'ardeur du soleil. Lorsque, pour ses nerfs, il avait besoin des bains de mer ou des eaux thermales d'Albula, il se contentait de s'asseoir sur une pièce de bois que, d'un mot espagnol, il appelait dureta ; et alors il plongeait dans l'eau ses pieds et ses mains alternativement.

LXXXIII. Il renonça, aussitôt après les guerres civiles, aux exercices du cheval et des armes dans le champ de Mars. Il les remplaça d'abord par la paume et le ballon ; mais bientôt il ne fit plus que se promener en litière ou à pied : au terme de sa promenade, il courait en sautant, couvert, suivant la saison, d'une toile légère ou d'une grosse couverture. Quand il voulait donner quelque relâche à son esprit, il pêchait à la ligne, ou bien il jouait aux dés, aux osselets ou aux noix avec de petits enfants dont la figure et le babil lui plaisaient, et qu'on lui cherchait de tous côtés : c'étaient surtout des Maures et des Syriens. Car pour les nains, les enfants contrefaits et toutes les créatures difformes, il les détestait, comme le rebut de la nature et comme des objets de mauvais présage.

LXXXIV. Il s'appliqua dès son enfance, avec autant de succès que d'ardeur, à l'étude de l'éloquence et des belles-lettres. Pendant la guerre de Modène et malgré l'énorme poids des affaires, tous les jours, dit-on, il lisait, composait, et s'exerçait au talent de la parole. Jamais, dans la suite, il ne parla au sénat, au peuple ou aux soldats, sans avoir longtemps médité et travaillé son discours, quoiqu'il ne fût pas dépourvu du talent d'improviser. Pour ne pas s'exposer à manquer de mémoire et ne point passer son temps à apprendre par coeur, il prit l'habitude de lire tout ce qu'il disait. Il rédigeait d'avance jusqu'à ses conversations particulières, même celles qu'il voulait avoir avec Livie, quand elles devaient rouler sur un sujet grave ; et il parlait alors en lisant, de peur que l'improvisation ne lui en fit dire trop ou trop peu. Il avait dans la voix quelque chose de doux qui n'appartenait qu'à lui, et il prenait assidûment des leçons d'un maître d'euphonie ; mais quelquefois des maux de gorge l'obligèrent de recourir à la voix d'un héraut pour parler au peuple.

LXXXV. Il composa en prose beaucoup d'ouvrages de différents genres, et il en récita quelques-uns dans le cercle de ses amis, qui lui tenaient lieu de public. Telles sont les Réponses à Brutus, concernant Caton, qu'il lut lui-même en grande partie, quoique déjà vieux, mais dont il fut obligé de faire achever la lecture par Tibère ; tels sont encore les Exhortations à la philosophie, et des Mémoires sur sa vie, en treize livres, qui vont jusqu'à la guerre des Cantabres et qu'il ne poussa pas plus loin. Il essaya aussi de la poésie : on a de lui un petit ouvrage en vers hexamètres, qui a pour titre et pour sujet la Sicile, et un autre petit recueil d'Epigrammes, auquel il travaillait ordinairement dans le bain. Il avait commencé, avec beaucoup d'ardeur, une tragédie d'Ajax ; mais n'étant pas content du style, il la détruisit ; et ses amis lui demandant un jour «ce qu'Ajax était devenu» - «Ajax, répondit-il, s'est précipité sur une éponge».

LXXXVI. Il adopta un genre d'écrire à la fois simple et élégant, aussi éloigné d'une vaine pompe que d'une rudesse affectée, ou, pour parler comme lui, «de ces vieux mots qui ont comme une odeur de renfermé». Son premier soin était toujours d'exprimer clairement sa pensée ; et, pour y mieux parvenir, pour ne jamais embarrasser ni arrêter l'esprit de ses lecteurs ou de ses auditeurs, il n'épargnait ni les prépositions, qui déterminent le sens des mots, ni les conjonctions, qui lient les phrases, et dont la suppression n'ajoute à la grâce du style qu'aux dépens de la clarté. Il avait un égal mépris pour les écrivains qui créent fastueusement de nouveaux mots, et pour ceux qui en vont déterrer d'anciens ; et il faisait une rude guerre à ces deux défauts. S'attaquant surtout à Mécène, et le parodiant pour le corriger, il ne cessait de lui reprocher «les parfums de son style fleuri». Il ne fit pas grâce non plus à Tibère, qui ambitionnait les expressions surannées et énigmatiques. Il blâme, dans ses lettres, M. Antoine de la manie qu'il a d'écrire des choses qu'il est plus aisé d'admirer que de comprendre ; et le plaisantant sur ce qu'il essaye de tous les styles et ne sait auquel s'arrêter, il ajoute : «Vous voilà dans un grand embarras : vous ne savez qui imiter, de Cimber Annius, ou de Véranius Flaccus ; ni si vous emploierez les mots que Crispus Salluste a tirés des Origines de Caton ; ni si vous ferez passer dans notre langue l'ambitieuse emphase et la stérile abondance des orateurs d'Asie». Dans une autre lettre, il dit à sa petite-fille Agrippine, en louant son esprit : «Gardez-vous surtout d'écrire ou de parler avec recherche».

LXXXVII. Ses lettres autographes montrent que, dans le discours familier, il se servait de plusieurs locutions remarquables. Ainsi, en parlant de mauvais débiteurs, «Ils payeront, disait-il, aux calendes grecques». Quand il donnait le conseil de supporter le présent, quel qu'il fût, il disait : «Contentons-nous de ce Caton-là». Pour exprimer avec quelle vitesse on avait fait une chose, «En moins de temps, disait-il, qu'il n'en faut pour cuire des asperges». Il écrit presque toujours baceolus pour stultus (un sot) ; pulleiaceus pour pullus (le petit d'un animal) ; vacerrosus pour cerritus (un fou). Il n'écrit point «je me porte mal», mais «je me porte vaporeusement». Au lieu du mot lachanizare, par lequel on exprime communément l'état de langueur, il employait celui de betizare. Il disait simus pour summus (nous sommes) et domos, au génitif singulier, pour domus (de la maison) ; et pour montrer que c'était chez lui un principe et non une faute, il n'écrivait jamais autrement ces deux mots. J'ai aussi remarqué, dans ses manuscrits, qu'il ne divisait pas les mots, et qu'au lieu de rejeter au commencement de la ligne suivante les lettres excédantes d'un vers, il les mettait sous les dernières de cette ligne, en les entourant d'un trait.

LXXXVIII. Il ne suivait pas non plus très exactement les règles tracées par les grammairiens pour l'orthographe, et il parait avoir été plutôt de l'avis de ceux qui veulent qu'on écrive comme on parle. Quant aux lettres ou aux syllabes qu'il passe ou qu'il intervertit, c'est une faute qui arrive à tout le monde ; et je n'en parlerais pas, si je n'avais lu avec surprise, dans quelques auteurs, qu'il remplaça comme ignorant et grossier, un lieutenant consulaire qui avait, de sa main, écrit ixi pour ipsi. Quand il écrivait en chiffres, il mettait b pour a, c pour b, et ainsi des autres lettres ; pour x, il mettait deux a.

LXXXIX. Il avait aussi beaucoup de goût pour les lettres grecques, et il y acquit une grande supériorité. Il eut pour maître Apollodore de Pergame, qui était déjà fort âgé quand son jeune élève l'emmena avec lui de Rome à Apollonie. Il amassa ensuite un fonds très varié de connaissances, dans la fréquentation journalière du philosophe Aréus et de ses fils Denys et Nicanor. Toutefois il n'alla pas jusqu'à parler couramment le grec, et il ne hasarda dans cette langue aucune composition. Quand la circonstance l'exigeait, il écrivait en latin, et faisait traduire par un autre ce qu'il avait écrit. Il était, en outre, bon connaisseur en poésie, et il aimait surtout la comédie ancienne, dont il faisait souvent représenter les pièces dans les spectacles publics. Ce qu'il recherchait le plus curieusement dans les auteurs des deux langues, c'étaient les préceptes et les exemples utiles pour la vie publique ou privée. Il les transcrivait mot pour mot, et les envoyait d'ordinaire à ses délégués, aux généraux, aux gouverneurs des provinces ou aux magistrats de Rome, quand ils avaient besoin d'être avertis ou conseillés. Il y a même des livres qu'il lut en entier au sénat, et qu'il fit connaître au peuple par des édits, comme les discours de Q. Métellus sur la Propagation, et ceux de Rutilius sur l'ordonnance des bâtiments. Il voulait montrer ainsi que l'importance de ces deux objets ne l'avait pas frappé le premier, mais avait occupé les anciens Romains. Il donna toutes sortes d'encouragements aux génies de son siècle. Il écoutait patiemment et avec bienveillance la lecture de tous les ouvrages, vers, histoires, discours, dialogues. Mais il n'aimait pas qu'on prît pour sujet son éloge, à moins que l'ouvrage ne fût d'un style grave et d'un écrivain célèbre ; et il recommandait aux préteurs de ne point souffrir que son nom fût prostitué dans les concours littéraires.

XC. Voici ce que l'on dit de ses superstitions. Il avait une peur insensée du tonnerre et des éclairs ; et il croyait se garantir du péril, en portant toujours avec lui une peau de veau marin. Aux approches d'un orage, il allait se cacher dans un lieu souterrain et voûté. Cet effroi lui venait d'avoir vu autrefois tomber la foudre auprès de lui, pendant un voyage nocturne, ainsi que nous l'avons dit plus haut.

XCI. Ses rêves, et ce qui le regardait dans ceux d'autrui, l'occupaient beaucoup. Le jour de la bataille de Philippes, il avait résolu, étant indisposé, de ne pas sortir de sa tente ; le songe d'un de ses amis le fit changer de résolution, et il s'en trouva bien ; car son camp fut pris, et les ennemis fondirent sur sa litière, qu'ils percèrent de coups et qu'ils mirent en pièces, croyant qu'il y était. Au printemps, il avait des visions effrayantes et en grand nombre, mais vagues et sans effet : elles étaient plus rares le reste de l'année, mais moins chimériques. A une époque où il était fort assidu dans le temple dédié à Jupiter Tonnant au Capitole, il rêva que Jupiter Capitolin s'étant plaint de ce voisinage, qui lui enlevait ses adorateurs, il lui répondait qu'il lui avait donné Jupiter Tonnant comme portier ; et dès le lendemain il fit garnir de sonnettes le sommet du temple de celui-ci, comme on en met aux portes. C'est aussi par suite d'un rêve que tous les ans, à un certain jour, il demandait l'aumône au peuple et tendait la main aux passants, pour en recevoir quelques as.

XCII. Il y avait certains présages qu'il regardait comme sûrs. Si, le matin, l'on mettait à son pied droit la chaussure du pied gauche, le présage était mauvais : si, lorsqu'il partait pour un long voyage, par la voie de terre ou de mer, il tombait de la rosée, le présage était bon, et annonçait un retour prompt et heureux. Les prodiges éveillaient surtout son attention. Il transplanta dans la cour des dieux Pénates de Rome et il fit cultiver avec grand soin un palmier né devant sa maison, entre des jointures de pierres. Dans l'île de Caprée, il crut remarquer qu'un vieux chêne, dont les branches languissantes pendaient jusqu'à terre, s'était ranimé à son arrivée ; et il en eut tant de joie, qu'en échange de Caprée, il céda Enarie à la république de Naples. Il avait aussi, pour certains jours, des superstitions particulières. Il ne se mettait jamais en route le lendemain des marchés, et il ne commençait aucune affaire sérieuse le jour des nones ; le tout pour éviter, comme il l'écrivait à Tibère, la malignité du présage attachée à ces noms.

XCIII. Quant aux dévotions étrangères, autant il avait de respect pour celles qui étaient consacrées par le temps et par les lois, autant il méprisait les autres. Il s'était fait initier aux mystères d'Athènes : plus tard, des prêtres de la Cérès Attique ayant porté devant son tribunal, à Rome, une cause qui concernait leurs privilèges, et dans laquelle on devait exposer des choses secrètes, il fit retirer ses assesseurs et tous les assistants, et il jugea seul cette affaire, en présence des parties intéressées. Mais, en Egypte, il ne daigna même pas se détourner un peu de sa route pour voir le boeuf Apis ; et il loua beau-coup son petit-fils Caïus de ce que, en traversant la Judée, il n'avait fait, dans Jérusalem, aucun acte de piété.

XCIV. Puisque nous en sommes sur ce sujet, je rapporterai ici les présages qui précédèrent sa naissance, qui l'accompagnèrent ou la suivirent, et qui parurent annoncer sa grandeur future et son immuable félicité. La foudre étant tombée anciennement sur les murailles de Vélitres, l'oracle avait dit qu'un citoyen de cette ville parviendrait un jour au souverain pouvoir. Dans cette confiance, les habitants de Vélitres entreprirent aussitôt contre les Romains une guerre acharnée, qu'ils recommencèrent plusieurs fois et qui pensa causer leur perte. On ne s'aperçut que longtemps après, par l'événement, que ce présage était celui de la puissance d'Auguste. Julius Marathus rapporte que, peu de mois avant sa naissance, il arriva dans Rome un prodige dont tous les habitants furent témoins, et qui signifiait que la nature était en travail d'un roi pour le peuple romain. Le sénat effrayé défendit d'élever les enfants qui naîtraient dans l'année ; mais ceux dont les femmes étaient enceintes espérant, chacun en particulier, que cette prédiction les intéressait, réussirent à empêcher que le sénatus-consulte ne fût porté aux archives. Je lis, dans les traités d'Asclépiade Mendès sur les choses divines, que la mère d'Auguste, Atia, s'étant rendue, au milieu de la nuit, dans le temple d'Apollon pour un sacrifice solennel, y resta endormie dans sa litière, tandis que les autres femmes s'en allaient ; qu'un serpent s'était glissé auprès d'elle, et retiré quelques instants après ; qu'à son réveil, elle se purifia, comme si elle fût sortie des bras de son mari ; et que, dès ce moment, elle eut sur le corps l'image d'un serpent, qui ne put jamais s'effacer, en sorte qu'elle ne voulut plus paraître aux bains publics ; et Auguste, qui naquit dix mois après, passa ainsi pour le fils d'Apollon. Avant de le mettre au monde, Atia rêva que ses entrailles étaient portées vers les astres et embrassaient toute l'étendue de la terre et des cieux. Octavius, père d'Auguste, rêva aussi qu'un rayon du soleil sortait des flancs de sa femme. Le jour où il naquit, on délibérait dans le sénat sur la conjuration de Catilina ; et Octavius y étant venu tard, à cause des couches de sa femme, c'est une chose connue que P. Nigidius, en apprenant la cause de ce retard et l'heure de l'accouchement, déclara qu'il était né un maître à l'univers. Dans la suite, Octavius, conduisant une armée dans la partie la plus reculée de la Thrace, s'arrêta dans un bois consacré à Bacchus, et y consulta ce dieu sur les destinées de son fils, avec toutes les cérémonies particulières aux Barbares. Les prêtres lui prédirent les mêmes choses, parce que, après les libations de vin faites sur l'autel du dieu, la flamme s'était élevée jusqu'au faîte du temple, et du faîte jusqu'au ciel ; prodige qui n'était arrivé jusque-là que pour Alexandre le Grand, quand il avait sacrifié sur les mêmes autels. Dès la nuit suivante, Octavius crut voir son fils plus grand que ne le sont les mortels, armé de la foudre et d'un sceptre, revêtu des insignes du maître des dieux, couronné de rayons, et assis, au milieu des lauriers, dans un char que traînaient douze chevaux d'une blancheur éclatante. On lit, dans les mémoires de C. Drusus, que la nourrice d'Auguste l'ayant mis, un soir, dans son berceau, qui était dans une pièce du rez-de-chaussée, on ne l'y vit plus le lendemain ; et qu'après l'avoir longtemps cherché, on finit par le trouver au sommet d'une tour, le visage tourné vers le soleil levant. Il commençait à peine à parler, lorsque, importuné du bruit que faisaient des grenouilles dans la maison de campagne de son grand-père, il leur ordonna de se taire ; et depuis ce temps, dit-on, les grenouilles n'y coassent plus. Un jour qu'il mangeait dans un bois, à quatre milles de Rome, sur la route de Campanie, un aigle lui arracha brusquement son pain, s'envola ensuite à perte de vue, et revint tout doucement le lui rapporter. Q. Catulus, après avoir fait la dédicace du Capitole, eut, pendant deux nuits de suite, les songes que voici : Dans le premier, il vit une troupe d'enfants jouer autour de l'autel de Jupiter, qui en prit un à part et lui mit dans le sein une petite statue de la République, qu'il tenait à la main. Dans le second, il aperçut ce même enfant sur les genoux de Jupiter Capitolin, et, comme il voulait l'en faire retirer, le dieu s'y opposa, disant qu'il élevait en lui le soutien de la république. Le lendemain, Catulus rencontra Auguste, qu'il n'avait jamais vu, et il fut frappé de sa ressemblance avec l'enfant dont il avait rêvé. Quelques-uns racontent autrement le premier songe de Catulus : selon eux, plusieurs enfants demandant un tuteur à Jupiter, le dieu leur en désigna un, auquel ils devaient adresser toutes leurs demandes : puis il toucha de la main les lèvres de l'enfant, et la porta ensuite à sa bouche. M. Cicéron, accompagnant C. César au Capitole, racontait à ses amis un songe qu'il avait eu la nuit précédente ; il avait vu, disait-il, un enfant d'une figure distinguée descendre du ciel au bout d'une chaîne d'or, et s'arrêter devant les portes du Capitole, où Jupiter lui avait remis un fouet ; puis apercevant tout à coup Auguste, qui était encore inconnu à la plupart d'entre eux, et que César avait emmené avec lui pour ce sacrifice, il s'écria que c'était là l'enfant dont il avait vu l'image dans son sommeil. Le jour où Auguste prit la toge virile, son laticlave, s'étant décousu des deux côtés, tomba à ses pieds. Quelques personnes en conclurent que l'ordre dont ce vêtement était la marque distinctive lui serait un jour soumis. César, choisissant près de Munda l'emplacement de son camp, fit abattre une forêt dans laquelle on trouva un palmier, qu'il ordonna de respecter comme un présage de victoire. Il en naquit aussitôt des rejetons, qui, en peu de jours, non seulement égalèrent la tige, mais la couvrirent même tout entière ; et des colombes, espèce d'oiseaux qui fuit cet arbre au feuillage âpre et dur, vinrent s'y fixer et y faire leurs nids. Ce prodige fut, dit-on, un des principaux motifs qui déterminèrent César à ne vouloir pour successeur que le petit-fils de sa soeur. Pendant son séjour à Apollonie, Auguste était monté avec Agrippa à l'observatoire de l'astrologue Théogène. Ce dernier prédit à Agrippa, qui le consulta le premier, une suite de prospérités si étonnantes, si merveilleuses, qu'Auguste s'obstina à ne faire connaître ni le jour ni les particularités de sa naissance, craignant d'avoir à rougir devant lui de l'annonce d'une destinée moins brillante. Vaincu enfin par les instances de l'astrologue, il les révéla en tremblant. Théogène se leva aussitôt, et l'adora comme un dieu. Auguste prit bientôt une telle confiance en sa destinée, qu'il publia son horoscope, et fit frapper une médaille d'argent portant l'empreinte du Capricorne, constellation sous laquelle il était né.

XCV. Après la mort de César, comme il entrait dans Rome, à son retour d'Apollonie, on vit tout à coup, par un ciel pur et serein, un cercle semblable à l'arc-en-ciel entourer le disque du soleil, et la foudre alla bientôt frapper le monument élevé à Julie, fille du dictateur. Un jour qu'il consultait les augures, pendant son premier consulat, douze vautours s'offrirent à sa vue, comme autrefois à Romulus. Pendant un sacrifice, les foies de toutes les victimes se déplièrent sous ses yeux et découvrirent jusqu'à la moindre fibre ; ce qui, de l'aveu de tous les aruspices, lui présageait de grandes et heureuses destinées.

XCVI. Il eut aussi des pressentiments du succès de toutes ses guerres. Les troupes des triumvirs étant rassemblées près de Bologne, un aigle, perché sur sa tente, s'élança sur deux corbeaux qui le harcelaient, et les précipita par terre. Toute l'armée vit dans cette lutte le présage des discordes qui diviseraient un jour les trois chefs, et même l'issue de leur querelle. Avant la bataille de Philippes, un Thessalien lui annonça la victoire de la part de J. César, dont l'image lui avait, disait-il, apparu dans un chemin détourné. Il sacrifiait, un jour, sous les murs de Pérouse ; et le sacrifice n'étant pas heureux, il s'était fait amener de nouvelles victimes ; mais les ennemis, dans une attaque soudaine, enlevèrent tout l'appareil du sacrifice, et les aruspices déclarèrent que les dangers et les revers annoncés au sacrificateur retomberaient sur ceux qui avaient les entrailles des victimes ; prédiction qui fut justifiée par l'événement. La veille du combat naval qu'il livra en Sicile, comme il se promenait sur le rivage, un poisson s'élança du sein de la mer, et vint tomber à ses pieds. Au moment où il descendait vers sa flotte pour aller prendre position avant la bataille d'Actium, il rencontra un petit âne et son conducteur ; l'homme s'appelait Eutychus, et l'âne, Nicon. Il leur fit élever une statue d'airain dans le temple qu'il bâtit plus tard sur l'emplacement de son camp.

XCVII. Sa mort, dont je vais parler tout à L'heure, et son apothéose, furent annoncées aussi par des présages d'une grande évidence. Comme il faisait la clôture du lustre dans le champ de Mars, devant un peuple innombrable, un aigle vola plusieurs fois autour de lui, et, se dirigeant ensuite vers le frontispice d'un temple voisin, où était gravé le nom d'Agrippa, se tint perché sur la première lettre. A la vue de ce présage, Auguste chargea Tibère, son collègue, de prononcer les voeux qu'on a coutume de faire pour le lustre suivant, quoiqu'il les eût préparés lui-même et déjà écrits sur ses tablettes : «Je ne veux pas, dit-il, prononcer des voeux dont je ne verrai pas l'accomplissement». Vers le même temps, la foudre enleva de l'inscription d'une de ses statues la première lettre de son nom. L'oracle, consulté à ce sujet, répondit qu'il ne vivrait plus que cent jours, nombre marqué par la lettre C ; mais qu'il serait mis au rang des dieux, parce que AESAR, c'est-à-dire ce qui restait de son nom, signifie dieu en langue étrusque. Il avait donné à Tibère un commandement en Illyrie, et il voulait l'accompagner jusqu'à Bénévent ; mais, sans cesse retardé par des causes portées à son tribunal, il s'écria (ce mot fut aussi regardé comme un présage) «que, quelque affaire qui pût survenir, il ne resterait plus à Rome». S'étant donc mis en route, il alla jusqu'à Asture, et là, saisissant l'occasion d'un vent favorable, il s'embarqua de nuit, contre sa coutume. Sa dernière maladie commença par un cours de ventre.

XCVIII. Il ne laissa pas de parcourir les côtes de la Campanie et les îles voisines. Il passa même quatre jours à Caprée, dans une entière oisiveté et dans la meilleure disposition d'esprit. Comme il naviguait près de la haie de Pouzzoles, les passagers et les matelots d'un navire d'Alexandrie, qui était à la rade, vinrent le saluer, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs. Ils brûlèrent même devant lui de l'encens, et le comblèrent de louanges et de voeux pour son bonheur, en s'écriant «que c'était par lui qu'ils vivaient, à lui qu'ils devaient la liberté de la navigation et tous leurs biens». Ces acclamations le rendirent si joyeux, qu'il fit distribuer à tous ceux de sa suite quarante pièces d'or, en leur faisant promettre, sous serment, qu'ils n'emploieraient cet argent qu'à acheter des marchandises d'Alexandrie. Les jours suivants, il distribua aussi, entre autres petits présents, des toges romaines et des manteaux grecs, faisant mettre aux Grecs le costume romain, et aux Romains le costume grec ; échange qu'il appliqua même au langage. Il prit encore un grand plaisir à voir, dans les jeux donnés à Caprée, les exercices d'une troupe de jeunes Grecs, reste d'une ancienne institution. Il leur fit servir, en sa présence, un repas où ils eurent la permission et même l'ordre de se livrer à toutes les folles libertés de leur âge, et de mettre au pillage les fruits, le dessert et jusqu'à l'argent qui leur fut apporté en son nom. Enfin il n'est sorte d'amusements qu'il ne se soit alors donnés. Il appelait, d'un mot grec, «séjour de l'oisiveté» l'île voisine de Caprée, à cause de la joyeuse vie qu'y menaient ceux de sa suite. Un certain Masgaba, qu'il avait beaucoup aimé et qu'il nommait souvent, par plaisanterie, le fondateur de cette île, était mort un an auparavant, et les habitants du pays venaient en foule autour de sa tombe avec des flambeaux. Auguste, en les voyant, un jour, de sa table, improvisa ce vers grec :

Je vois du fondateur le tombeau tout en feu ;

et se tournant ensuite vers son voisin Thrasyllus, compagnon de Tibère, et qui ne savait pas de quoi il s'agissait, il lui demanda de quel poète était ce vers. Comme Thrasyllus hésitait à répondre, il y ajouta celui-ci :

Voyez-vous Masgaba de flambeaux entouré ?

et il lui fit la même question. Thrasyllus répondit enfin que, quel qu'en fût l'auteur, ces vers étaient fort bons. Auguste éclata de rire et en plaisanta longtemps. Il passa ensuite à Naples, toujours plus ou moins tourmenté de douleurs d'entrailles. Il assista, dans cette ville, aux jeux gymniques et quinquennaux institués en son honneur, et il conduisit Tibère jusqu'au lieu de sa destination. Mais au retour, se sentant plus mal, il fut obligé de s'arrêter à Nole, fit revenir Tibère, eut avec lui un entretien secret, qui dura longtemps, et ne s'occupa plus d'aucune affaire sérieuse.

XCIX. Le jour de sa mort, il s'enquit plusieurs fois si son état ne causait aucun tumulte au dehors ; et ayant demandé un miroir, il se fit arranger les cheveux, pour dissimuler la maigreur de son visage. Quand ses amis entrèrent : «Eh bien ! leur dit-il, trouvez-vous que j'aie assez bien joué cette farce de la vie ?» Et il ajouta en grec la formule qui termine les pièces de théâtre :

Si vous êtes contents, battez donc des mains et applaudissez à l'acteur.

Ensuite il fit retirer tout le monde ; il questionna encore, sur la maladie de la fille de Drusus, quelques personnes qui arrivaient de Rome, et il expira tout à coup entre les bras de Livie, en lui disant : «Adieu, Livie, vivez et souvenez-vous de notre union ; adieu». Ce furent ses dernières paroles. Sa mort fut douce, et telle qu'il l'avait toujours désirée ; car, lorsqu'il entendait dire que quelqu'un était mort promptement et sans douleur, il souhaitait, se servant d'un mot grec, que lui et les siens mourussent aussi heureusement. Il ne donna qu'une seule marque d'égarement d'esprit, avant de rendre le dernier soupir : il s'écria, comme saisi d'un effroi subit, que quarante jeunes gens l'enlevaient ; et ce fut plutôt un présage qu'une preuve de l'affaiblissement de sa raison, puisque quarante soldats prétoriens portèrent son corps dans le lieu où on l'exposa.

C. Il mourut dans la même chambre que son père Octavius, sous le consulat de Sextus Pompée et de Sextus Appuléius, le 14 des calendes de septembre, à la neuvième heure du jour, âgé de soixante-seize ans, moins trente-cinq jours. Son corps fut porté, de Nole à Bovilles, par les décurions des municipes et des colonies, et pendant la nuit, à cause de la saison. Le jour, on le déposait dans les édifices publics ou dans les temples les plus beaux. A Bovilles, les chevaliers vinrent le recevoir, le portèrent à Rome, et le déposèrent dans le vestibule de sa maison. Le sénat voulut célébrer sa mémoire et ses funérailles par des honneurs extraordinaires, et une foule de propositions furent faites à ce sujet. Ceux-ci étaient d'avis que le cortége passât par la porte triomphale, précédé de la statue de la Victoire qui est dans le sénat, et de la jeune noblesse des deux sexes, chantant des hymnes funèbres ; ceux-là, que, le jour des obsèques, on portât des anneaux de fer au lieu d'anneaux d'or ; quelques-uns, que les prêtres des colléges supérieurs fussent chargés de recueillir ses ossements. Il y en eut aussi un qui demanda qu'on transportât du mois d'août au mois de septembre le nom d'Auguste, parce qu'il était né dans le dernier et mort dans le premier ; un autre, que tout l'espace de temps écoulé depuis sa naissance jusqu'à sa mort fût appelé le siècle Auguste, et désigné, sous ce titre, dans les fastes. Mais on mit des bornes à ces honneurs. Deux éloges funèbres furent prononcés sur ses restes : l'un par Tibère, devant le temple de J. César, et l'autre par Drusus, fils de Tibère, près de l'ancienne tribune aux harangues. Il fut ensuite porté sur les épaules des sénateurs jusqu'au champ de Mars, où on le mit sur le bûcher. Il se trouva là un ancien préteur, qui jura avoir vu l'image d'Auguste s'élever, du milieu des flammes, vers le ciel. Les principaux chevaliers recueillirent ses cendres, pieds nus, en simple tunique et sans ceinture, et ils les déposèrent dans le Mausolée, qu'il avait fait élever pendant son sixième consulat, entre le Tibre et la voie Flaminienne ; il l'avait même entouré d'un bois, dont il avait fait, dès cette époque, une promenade publique.

CI. Il avait écrit son testament sous le consulat de L. Plancus et de C. Silius, le 3 des nones d'avril, un an et quatre mois avant de mourir. Il y avait joint deux codiciles écrits en partie de sa main, en partie de celle de ses affranchis Polybe et Hilarion. Ce testament, déposé chez les vestales, fut apporté par elles, avec trois cahiers également cachetés. On les ouvrit dans le sénat, et la lecture en fut faite. Il instituait premiers héritiers Tibère et Livie, l'un pour la moitié plus un sixième, l'autre pour un tiers, et il leur enjoignait de porter son nom. A leur défaut, il appelait à sa succession Drusus, fils de Tibère, pour un tiers ; Germanicus et ses trois fils, pour le reste. Enfin, au troisième rang, il nommait pour héritiers un grand nombre de ses parents et de ses amis. Il léguait au peuple romain quarante millions de sesterces et aux tribus trois millions cinq cent mille ; à chaque soldat de la garde prétorienne mille sesterces, des cohortes urbaines cinq cents, et des légions trois cents. Il voulait que ces sommes fussent payées sur-le-champ ; ce qui était facile, puisqu'elles étaient en réserve dans le trésor impérial. Il y avait encore d'autres legs, dont quelques-uns s'élevaient jusqu'à deux millions de sesterces. Ceux-là, il donnait un an pour les payer, s'excusant sur la médiocrité de sa fortune, car il déclarait que ses héritiers ne retireraient pas de sa succession plus de cent cinquante millions de sesterces, quoique, dans les vingt dernières années de sa vie, ses amis lui eussent laissé pour quatre milliards de legs testamentaires ; mais il les avait dépensés pour l'Etat, ainsi que ses deux patrimoines paternels et ses autres héritages de famille. Il ne parlait des deux Julies, sa fille et sa petite-fille, que pour défendre qu'on les mît avec lui dans le même tombeau. Des trois cahiers qu'il avait joints à son testament, l'un contenait des ordres pour ses funérailles ; l'autre, un sommaire de sa vie, destiné à être gravé sur des tables d'airain, devant son mausolée : le troisième était un exposé de la situation de l'empire, et disait combien il y avait de soldats sous les drapeaux, combien d'argent dans le trésor de l'empereur, combien dans les caisses de l'Etat ; quels tributs, quels impôts étaient encore dus. Il avait même eu soin d'y ajouter les noms des affranchis et des esclaves à qui l'on pouvait en demander compte.


Traduit par Théophile Baudement (1845)