I. Naissance de Drusus, père de Claude. Ses victoires. Sa mort. Ses projets pour le rétablissement de la liberté. Auguste est accusé de l'avoir fait empoisonner. - II. Naissance de Claude. Ses maladies. Sa faiblesse. - III. Ses études. Mépris qu'il inspire à toute sa famille. - IV. Lettres d'Auguste sur Claude. - V. Claude, privé de dignités, vit dans la retraite. - VI. On lui rend quelques honneurs. - VII. Il est fait consul sous Caligula. - VIII. Il devient le jouet de la cour. - IX. Ses dangers sous Caligula. Le sénat affecte de le mépriser. Ses biens sont mis en vente. - X. Son avénement à l'empire. - XI. Il accorde une amnistie générale. Il rend de grands honneurs à sa famille. - XII. Sa modération dans l'exercice du pouvoir. Sa popularité. - XIII. Il échappe à plusieurs dangers. - XIV. Ses consulats. Son zèle dans l'administration de la justice. - XV. La singularité de ses jugements le fait tomber dans le mépris. - XVI. Sa censure. Il s'y rend ridicule. - XVII. Son expédition en Bretagne. Son triomphe. - XVIII. Sa vigilance pour l'approvisionnement et la sûreté de Rome. - XIX. Il favorise par tous les moyens le commerce des grains. - XX. Ses travaux. - XXI. Ses spectacles. - XXII. Ses règlements religieux, judiciaires, civils, militaires, etc. - XXIII. Ses règlements religieux, judiciaires, civils, militaires, etc. - XXIV. Ses règlements religieux, judiciaires, civils, militaires, etc. - XXV. Ses règlements religieux, judiciaires, civils, militaires, etc. - XXVI. Ses fiancées et ses femmes. - XXVII. Ses enfants. - XXVIII. Ses affranchis. - XXIX. Il est entièrement gouverné par eux et par ses femmes. Ses meurtres. - XXX. Son portrait. - XXXI. Sa santé. - XXXII. Ses repas. - XXXIII. Sa voracité. Sa passion pour les femmes et pour le jeu. - XXXIV. Sa cruauté. - XXXV. Sa méfiance et ses terreurs. - XXXVI. Sa lâcheté. - XXXVII. Quelques-uns de ses meurtres. - XXXVIII. Son penchant à la colère. Il cherche une excuse à sa stupidité. - XXXIX. Ses inconséquences et ses étourderies. - XL. Ses inconséquences et ses étourderies. - XLI. Ses ouvrages. Il invente trois lettres. - XLII. Sa prédilection pour le grec, et ses productions dans cette langue. - XLIII. Son repentir d'avoir épousé Agrippine et adopté Néron. - XLIV. II est empoisonné. - XLV. Sa mort. Ses funérailles. Son apothéose. - XLVI. Présages qui annoncèrent sa mort.
I. Livie, déjà enceinte lorsqu'elle épousa Auguste, mit au monde, trois mois après, Drusus, qui porta d'abord le surnom de Décimus, puis celui de Néron, et qui fut père du César Claude. Ce Drusus passa pour être le fruit d'un commerce adultère de Livie avec Auguste, avant qu'ils fussent mariés ; et l'on n'entendit plus, à Rome, que ce vers grec :
Il naît aux gens heureux des enfants en trois mois.
Pendant sa questure et sa préture, ce Drusus eut un
commandement dans la guerre de Rhétie et dans celle de
Germanie, et il fut le premier des généraux
romains qui navigua sur l'Océan septentrional. Il fit
creuser, au delà du Rhin, des canaux d'une
construction nouvelle et d'une étendue immense, que
l'on appelle encore les canaux de Drusus. Il battit souvent
l'ennemi, le refoula jusqu'au fond de ses déserts, et
ne cessa de le poursuivre qu'après avoir vu
apparaître une femme de cette nation, d'une grandeur
plus qu'humaine, et qui lui défendit, s'exprimant en
latin, de pousser plus avant ses victoires. L'ovation et les
ornements triomphaux furent les récompenses de ses
exploits. Il fut fait consul au sortir de sa préture ;
et ayant repris son expédition, il mourut de maladie
dans ses quartiers d'été, nommés depuis
le Camp du malheur. Son corps fut porté
à Rome par les principaux citoyens des municipes et
des colonies ; les décuries des secrétaires de
l'empire allèrent le recevoir, et on l'ensevelit dans
le champ de Mars. Quant à l'armée, elle
éleva en son honneur un cénotaphe, autour
duquel les soldats devaient, chaque année, s'exercer
à la course, et les députés des villes
de la Gaule faire des sacrifices solennels. Le sénat,
entre autres distinctions, lui décerna un arc de
triomphe en marbre, avec des trophées, sur la voie
Appienne, et le surnom de Germanicus pour lui et sa
postérité. Il aimait, dit-on, la gloire autant
que la liberté. Ainsi, toujours jaloux de joindre
à ses victoires l'honneur des dépouilles
opimes, il poursuivait dans la mêlée, à
travers mille dangers, les chefs germains ; et il ne
dissimula jamais le dessein de rétablir un jour,
dès qu'il le pourrait, l'ancienne
république.
Telle est, je crois, la raison qui a fait avancer à
quelques auteurs qu'il devint suspect à Auguste, et
que celui-ci le rappela de son gouvernement ; mais que le
voyant hésiter à revenir, il s'en défit
par le poison. Je rapporte cette opinion pour ne rien
omettre, et sans la croire ni vraisemblable ni vraie. Auguste
aima tellement Drusus tant que vécut celui-ci, qu'il
l'institua son héritier au même rang que ses
fils, dans tous ses testaments, comme il le déclara un
jour dans le sénat. Dans l'éloge public qu'il
fit de lui après sa mort, il pria les dieux «de
lui donner des Césars qui ressemblassent à
Drusus, et de lui accorder à lui-même une aussi
belle fin que la sienne». En outre, il composa son
épitaphe en vers, qui furent gravés sur son
tombeau ; il écrivit même en prose l'histoire de
sa vie. Drusus avait eu beaucoup d'enfants de la jeune
Antonia ; mais il n'en laissa que trois, Germanicus, Livilla
et Claude.
II. Claude naquit à
Lyon, aux calendes d'août, sous le consulat de Jules
Antoine et de Fabius Africanus, le jour même que l'on y
fit la dédicace de l'autel consacré à
Auguste. D'abord appelé Tibère Claude Drusus,
il prit plus tard le surnom de Germanicus, quand son
frère aîné passa par adoption dans la
famille Julia. Il était encore au berceau lorsque son
père mourut, et il eut à lutter, pendant
presque tout le temps de son enfance et de sa jeunesse,
contre diverses maladies fort opiniâtres, qui le
rendirent si faible de corps et d'esprit, que, même
dans un âge plus avancé, on ne le jugea propre
à aucune fonction publique, à aucune affaire
particulière. Longtemps encore après
l'expiration de sa minorité, on le laissa sous
l'autorité d'autrui, sous la férule d'un
pédagogue ; et il se plaint, dans un de ses
écrits, «qu'on ait mis auprès de lui un
barbare, autrefois palefrenier, pour lui faire endurer, sous
toutes sortes de prétextes, une infinité de
mauvais traitements». Cette même faiblesse de
santé et de raison fut aussi cause que, contre
l'usage, il présida, la tête couverte, au
spectacle de gladiateurs qu'il donna conjointement avec son
frère, en mémoire de son père ; et
lorsqu'il prit la toge virile, on le porta en litière
au Capitole, vers le milieu de la nuit et sans aucune
cérémonie.
III. Il ne laissa pas pourtant
de s'appliquer avec ardeur, dès sa jeunesse, à
l'étude des lettres grecques et latines. Souvent
même il s'essaya en public dans les deux langues. Mais
il ne put, malgré ces preuves de savoir,
acquérir aucune considération, ni donner de lui
de meilleures espérances. Sa mère Antonia
l'appelait ordinairement «une ombre d'homme, une
ébauche informe de la nature» ; et lorsqu'elle
voulait parler d'un imbécile, elle disait : «Il
est plus stupide que mon fils Claude». Son aïeule
Livie eut toujours pour lui le plus grand mépris. Elle
ne lui adressait que très rarement la parole ; et si
elle avait quelque avis à lui donner, c'était
par un billet laconique et dur, ou par un tiers. Sa soeur
Livilla ayant entendu dire qu'il régnerait un jour,
plaignit tout haut le peuple romain d'être
réservé à une si malheureuse
destinée. A l'égard de son grand oncle Auguste,
je ne puis mieux faire connaître ce qu'il en pensait en
bien et en mal, que par les passages suivants de ses lettres
:
IV. «Je me suis
entretenu avec Tibère, comme vous me l'avez
demandé, ma chère Livie, sur ce qu'il faudra
faire de votre petit-fils Tibère aux fêtes de
Mars. Notre avis à tous deux est que nous devons
prendre une fois notre parti sur ce qui le regarde, pour ne
plus nous en écarter. Car s'il a les qualités
requises et, pour ainsi dire, universelles, il n'y a pas
à balancer ; on doit le faire passer graduellement par
les mêmes honneurs que son frère. Si, au
contraire, nous l'en trouvons incapable et indigne, s'il ne
jouit ni de la santé du corps ni de celle de l'esprit,
il ne faut pas donner à rire de nous et de lui
à ces mauvais plaisants qui tournent tout en jeu et en
moquerie. Ce serait chose fort incommode, dans le cas
où nous n'aurions rien décidé à
l'avance, que d'avoir à délibérer,
à chaque période de sa vie, s'il peut ou non
exercer les emplois publics. Quoi qu'il en soit, dans la
conjoncture présente, je ne m'oppose point à ce
qu'il tienne la table des pontifes, pendant les fêtes
de Mars, pourvu qu'il ait auprès de lui le fils de
Silanus, son parent, qui l'empêche de rien faire
d'inconvenant ou de ridicule. Je ne suis point d'avis qu'il
assiste aux jeux du Cirque sur un lit de
cérémonie : il y serait trop en vue, et comme
en spectacle lui-même. Je ne suis pas non plus d'avis
qu'il aille sacrifier sur le mont Albain, ni qu'il soit
à Rome pendant les fêtes latines ; car, enfin,
pourquoi ne le chargerait-on d'aucune fonction dans la ville,
s'il allait partager celles de son frère sur le mont
d'Albe ? Vous connaissez maintenant toutes mes
décisions, ma chère Livie ; j'ajouterai encore
qu'il faut régler pour toujours notre conduite
à son égard, pour ne pas flotter sans cesse
entre l'espérance et la crainte. Vous pouvez, si vous
le trouvez bon, faire lire à Antonia cette partie de
ma lettre». Il dit dans une autre : «Pendant
votre absence, j'inviterai tous les jours à ma table
le jeune Tibère, afin qu'il ne soupe pas seul avec son
Sulpicius et son Athénodore. Je voudrais qu'il
choisît avec plus de soin et moins de négligence
un ami dont il pût imiter le maintien, le geste et la
démarche, le pauvre insensé :
Les affaires d'Etat ne seront pas son fait.
Mais, quand son esprit n'est pas égaré, il
fait quelquefois souvenir de sa naissance. Enfin voici ce que
dit Auguste dans une troisième lettre : «J'ai
entendu déclamer votre petit-fils Tibère, ma
chère Livie, et, en vérité, je ne
reviens pas de mon étonnement : comment peut-il parler
aussi clairement en public, lui qui a d'ordinaire la langue
si empâtée ?» Aucun doute sur la
résolution que prit ensuite Auguste à son
égard. Il ne lui conféra aucune dignité,
si ce n'est celle du sacerdoce des augures ; il ne lui
assigna qu'un sixième de sa succession, et ne le nomma
qu'au troisième rang de ses héritiers, presque
parmi les étrangers. Les legs qu'il lui fit ne
montaient pas à plus de huit cent mille
sesterces.
V. Son oncle Tibère lui
accorda, sur sa demande, les ornements consulaires ; mais
comme il insistait pour obtenir aussi le consulat, ce prince
lui récrivit pour toute réponse : «Je
vous envoie quarante pièces d'or pour les Saturnales
et pour les Sigillaires». Renonçant alors
à l'espoir des dignités, il prit le parti de la
retraite. Il vécut caché, tantôt dans ses
jardins ou dans une campagne voisine de Rome, tantôt au
fond de la Campanie, dans la société des hommes
les plus abjects ; et il joignit à son ancien renom
d'imbécile la honteuse réputation de joueur et
d'ivrogne.
VI. Malgré cette
conduite, on lui rendit toujours quelques devoirs : on lui
donna même des marques publiques de respect. Les
chevaliers le chargèrent deux fois de porter pour eux
la parole, à la tête d'une députation de
leur ordre : la première fois, lorsqu'ils
demandèrent aux consuls la faveur de transporter
jusqu'à Rome, sur leurs épaules, le corps
d'Auguste ; la seconde, lorsqu'ils allèrent
féliciter ces mêmes magistrats d'avoir fait
justice de Séjan. A son entrée au spectacle,
tout le monde se levait et ôtait son manteau. Le
sénat voulut aussi l'adjoindre extraordinairement aux
prêtres d'Auguste, que le sort avait
désignés ; il voulut faire reconstruire, aux
frais de l'Etat, sa maison incendiée ; il voulut enfin
lui conférer le droit de donner son avis, au rang des
consulaires. Mais Tibère fit révoquer ce
décret, alléguant l'incapacité de
Claude, et promettant de l'indemniser lui-même de ses
pertes. En mourant, il l'inscrivit au troisième rang
de ses héritiers, pour un tiers de sa succession ; il
lui fit, en outre, un legs de deux millions de sesterces, et
le recommanda nommément aux armées, au
sénat et au peuple romain, parmi ce qu'il avait de
plus cher.
VII. Sous Caïus son
neveu, qui, au commencement de son règne, cherchait,
par toutes sortes de moyens, à acquérir de la
considération, Claude parvint enfin aux honneurs, et
fut son collègue au consulat pendant deux mois. On
remarqua, la première fois qu'il parut au Forum avec
les faisceaux, qu'un aigle vint se poser sur son
épaule droite. Le sort lui assigna un second consulat
pour quatre ans après. Il présida quelquefois
aux spectacles, à la place de Caïus, et le peuple
le saluait alors en criant : «Prospérité
à l'oncle de l'empereur ! prospérité au
frère de Germanicus !»
VIII. Il n'en fut pas moins le
jouet de la cour. Arrivait-il trop tard pour souper, on ne le
recevait qu'avec peine, après lui avoir laissé
faire le tour de la table, à la recherche d'une place.
S'endormait-il après le repas, ce qui lui arrivait
souvent, on lui lançait des noyaux d'olives et de
dattes ; ou bien des bouffons se faisaient un jeu de le
réveiller, comme les esclaves, avec une férule
ou avec un fouet. On lui mettait aussi des brodequins dans
les mains lorsqu'il ronflait, afin que,
réveillé subitement, il s'en frottât le
visage.
IX. Il subit aussi à
cette époque des épreuves plus
sérieuses. Pendant son consulat même il faillit
être destitué, pour sa négligence
à faire poser dans Rome les statues de Néron et
de Drusus, frères de l'empereur. Il était
d'ailleurs continuellement en butte aux délations des
gens de sa maison et même des étrangers.
Envoyé en Germanie avec les députés
chargés de complimenter Caligula sur la
découverte de la conspiration de Lépide et de
Gétulicus, il courut risque de la vie, parce que
l'empereur s'indigna qu'on eût
précisément choisi son oncle, comme s'il se
fût agi de régenter un enfant. Aussi quelques
auteurs ont-ils prétendu qu'à son
arrivée, on le précipita tout habillé
dans le Rhin. Depuis ce temps, il fut toujours le dernier des
consulaires à dire son avis dans le sénat ; on
ne le lui demandait, pour le mortifier, qu'après tous
les autres. On reçut même, dans cette
assemblée, une accusation de faux contre un testament
qu'il avait signé. Enfin son installation dans un
sacerdoce nouvellement institué lui ayant
coûté jusqu'à huit millions de sesterces,
il tomba dans une telle pénurie d'argent, que, ne
pouvant acquitter ses obligations envers le trésor, il
vit mettre ses biens en vente, conformément à
la loi des hypothèques, et sur la mise à prix
des préposés du fisc.
X. C'est ainsi qu'il passa
la plus grande partie de sa vie, jusqu'à l'âge
de cinquante ans, où il fut élevé au
trône, par le plus étonnant des hasards. Quand
les meurtriers de Caligula écartèrent tout le
monde, sous prétexte que l'empereur voulait être
seul, Claude, éloigné comme les autres,
s'était retiré dans une petite salle à
manger, qu'on appelait Herméum. Saisi d'effroi au
premier bruit du meurtre, il se traîna jusqu'à
une galerie voisine, où il resta caché
derrière les tapisseries qui couvraient la porte. Un
simple soldat, que le hasard y conduisit, aperçut ses
pieds, voulut savoir qui c'était, le reconnut, et le
tira de là. Claude se jeta à ses genoux en
demandant la vie ; le soldat le salua empereur, et le mena
vers ses camarades encore indécis, mais
frémissants de colère. Ceux-ci le mirent dans
une litière ; et, comme ses esclaves s'étaient
enfuis, ils le portèrent jusqu'au camp, sur leurs
épaules. Il était triste et tout tremblant, et
les passants en avaient pitié, comme d'un innocent que
l'on mènerait au supplice. Reçu dans la partie
fortifiée du camp, il y passa la nuit au milieu des
sentinelles, et plus rassuré sur le présent que
sur l'avenir. En effet, les consuls et le sénat
occupaient le Forum et le Capitole avec les cohortes
urbaines, et voulaient rétablir la liberté
publique. Claude lui-même, sommé par les tribuns
du peuple de venir donner son avis dans le sénat sur
les circonstances présentes, répondit
«qu'il était retenu par force». Mais le
lendemain, le sénat, en proie aux divisions et
déjà dégoûté de son
rôle, ayant molli dans l'exécution de ses
desseins, et la foule qui l'entourait demandant à
haute voix un seul chef et nommant Claude, celui-ci
reçut devant le peuple assemblé les serments de
l'armée. Il promit à chaque soldat quinze mille
sesterces ; et il est le premier des Césars qui ait
acheté à prix d'argent la
fidélité des légions.
XI. Affermi sur le
trône, il n'eut rien de plus pressé que
d'effacer le souvenir de ce qui s'était passé
pendant ces deux jours, où l'on avait essayé de
changer la face de l'Etat. En conséquence, il accorda
pour toujours une amnistie générale et
complète, qu'il observa religieusement, excepté
à l'égard de quelques tribuns et de quelques
centurions, qui avaient trempé dans le meurtre de
Caïus. Il les fit exécuter, autant pour l'exemple
que parce qu'il apprit qu'ils avaient aussi demandé sa
mort. Il s'occupa ensuite des devoirs qu'il voulait rendre
à sa famille. Il adopta, comme le serment le plus
sacré, l'usage de jurer PAR AUGUSTE. Il fit
décerner à son aïeule Livie les honneurs
divins et, dans les pompes du Cirque, un char attelé
d'éléphants, comme celui d'Auguste. A ses
parents, il fit voter des cérémonies
funèbres, auxquelles il ajouta, pour son père,
des jeux annuels dans le Cirque, jour anniversaire de sa
naissance ; pour sa mère, un char où son image
devait être promenée dans le Cirque, et le
surnom d'Augusta, qu'elle avait refusé de son
vivant. Plein de vénération pour la
mémoire de son frère, il fit représenter
à Naples, en son honneur et après un concours,
une comédie grecque couronnée par lui comme la
meilleure, d'après l'avis des juges. Il donna
même des marques de reconnaissance et de respect
à la mémoire de Marc Antoine, et il
déclara, un jour, dans un édit, «qu'il
souhaitait d'autant plus de voir célébrer la
naissance de son père Drusus, que c'était aussi
le jour où était né son aïeul
Antoine». Il acheva l'arc de triomphe en marbre que le
sénat avait jadis décerné à
Tibère, près du théâtre de
Pompée, et auquel on n'avait plus pensé. Il
cassa, il est vrai, tous les actes de Caïus ; mais il
défendit de mettre au nombre des jours de fête
celui de sa mort, quoique ce fût le premier de son
règne.
XII. Très
réservé dans le choix des honneurs et dans
l'exercice du pouvoir, il s'abstint de porter le titre
d'empereur, et refusa toutes les distinctions excessives. Il
célébra chez lui, sans faste et comme une
cérémonie domestique, les fiançailles de
sa fille et la naissance de son petit-fils. Il ne rappela
aucun exilé, que de l'avis des sénateurs. Il
demanda, comme une faveur, qu'il lui fût permis
d'amener avec lui au sénat le préfet du
prétoire et les tribuns militaires, et qu'on y
ratifiât les sentences rendues par ses
délégués dans les affaires judiciaires.
Il sollicita des consuls le droit d'avoir des marchés
dans ses domaines privés. Il assista souvent, comme un
simple conseiller, aux instructions faites par les juges.
Quand les magistrats donnaient des spectacles, il se levait
avec les autres, à leur entrée, et les saluait
de la voix et de la main. Les tribuns du peuple
s'étant présentés devant son tribunal,
il s'excusa auprès d'eux d'être obligé,
faute de place, de les laisser parler debout. Cette conduite
lui concilia en peu de temps la faveur et l'amour des
Romains, au point que le bruit s'étant répandu,
pendant un de ses voyages à Ostie, qu'il avait
péri assassiné, le peuple, éperdu de
douleur, chargea d'imprécations les soldats comme
traîtres et les sénateurs comme parricides. Ces
terribles accusations ne cessèrent qu'après que
les magistrats eurent produit à la tribune aux
harangues un citoyen, puis un second et d'autres encore, qui
affirmèrent que Claude vivait et qu'il approchait de
Rome.
XIII. Toutefois, il ne fut
pas, dans le cours de son règne, à l'abri de
tout danger : sa vie fut menacée par des entreprises
particulières, par des séditions, enfin par la
guerre civile. Un homme du peuple fut trouvé, la nuit,
auprès de son lit, avec un poignard. On se saisit
aussi de deux chevaliers, armés d'un stylet et d'un
couteau de chasse et qui l'attendaient pour le tuer, l'un
à sa sortie du théâtre, l'autre pendant
un sacrifice, dans le temple de Mars. Asinius Gallus et
Statilius Corvinus, petits-fils des orateurs Pollion et
Messala, tentèrent une révolution et firent
entrer dans ce complot plusieurs de ses affranchis et de ses
esclaves. Furius Camillus Scribonianus, son lieutenant en
Dalmatie, parvint à exciter une guerre civile ; mais
il fut réduit en moins de cinq jours, les
légions qui avaient trahi leur serment s'en
étant presque aussitôt repenties, par un
scrupule religieux. Soit hasard, soit volonté des
dieux, elles n'avaient pu, en effet, ni préparer les
aigles ni arracher les enseignes, quand l'ordre leur fut
donné de se mettre en marche pour rejoindre le nouvel
empereur.
XIV. Outre son ancien
consulat, il fut revêtu quatre fois de cette
dignité : les deux premières sans interruption,
et les suivantes à quatre ans d'intervalle. Il garda
le dernier durant six mois, et les autres pendant deux
seulement. Pour le troisième, il fut substitué
à un consul mort ; exemple tout nouveau dans un
empereur. Mais qu'il fût ou non consul, il rendait la
justice avec beaucoup d'assiduité, même les
jours consacrés, chez lui ou dans sa famille, à
quelque solennité ; quelquefois aussi pendant les
fêtes instituées, dès la plus haute
antiquité, par la religion. Sans s'attacher toujours
aux termes de la loi, il la rendait plus douce ou plus
sévère, selon l'équité naturelle
ou suivant ses impressions. Ainsi, il rétablit dans
leurs droits de demandeurs ceux qui en étaient
légalement déchus devant les juges ordinaires,
pour avoir trop demandé ; et, ajoutant à la
rigueur des lois, il condamna aux bêtes ceux qui furent
convaincus de fraudes plus graves.
XV. Dans ses informations et
ses jugements, il montrait un caractère
extrêmement variable : tantôt circonspect et
plein de sagacité ; tantôt
inconsidéré, même extravagant. Comme il
recensait un jour, en vertu de son pouvoir, les
décuries pour le service des tribunaux, et qu'un
citoyen, à qui le nombre de ses enfants donnait le
privilège de ne pas siéger, répondit
à l'appelde son nom, sans se prévaloir de cette
excuse, il le renvoya comme suspect de la manie de juger. Un
autre, interpellé devant lui par ses adversaires, sur
une affaire qui lui était personnelle,
prétendit qu'elle n'était pas dans les
attributions de l'empereur, mais des juges ordinaires ;
Claude lui enjoignit de la plaider sur-le-champ, pour
l'obliger à montrer, dans sa propre cause, ce qu'il
aurait d'équité dans celles des autres. Une
femme refusait de reconnaître son fils : les preuves de
part et d'autre étaient douteuses ; Claude lui ordonna
d'épouser le jeune homme, et la força ainsi de
s'avouer sa mère. Il donnait ordinairement raison aux
parties présentes contre les absents, sans avoir aucun
égard aux excuses, légitimes ou non, que
ceux-ci pouvaient donner de leur absence. Quelqu'un
s'étant écrié qu'il fallait couper les
mains à un faussaire, il fit venir aussitôt le
bourreau avec son couperet et la table du supplice. On
contestait à un plaideur la qualité de citoyen,
et les avocats discutaient la question de savoir si cet homme
devait plaider sa cause en toge romaine ou en manteau grec.
L'empereur, croyant faire preuve d'une entière
impartialité, lui ordonna de prendre alternativement
les deux costumes, l'un pendant l'accusation, et l'autre
pendant la défense. On croit que, dans une autre
affaire, il rendit par écrit cette sentence : JE SUIS
DE L'AVIS DE CEUX QUI ONT RAISON. Ces décisions le
déconsidérèrent tellement, qu'on lui
donna parfois, même en public, des marques de
mépris. Un citoyen, pour excuser l'absence d'un
témoin cité par Claude lui-même dans une
province de l'empire, se contenta de dire qu'il lui
était impossible de comparaître : le motif, il
le tint longtemps caché. Après avoir
laissé l'empereur lui faire, à ce sujet, une
infinité de questions, il finit par répondre :
«Il est mort, et je pense que cela lui était
bien permis». Un autre, le remerciant de ce qu'il
permettait à un accusé de se défendre,
ajouta : «Et cependant c'est assez l'usage». J'ai
ouï dire à des vieillards que les avocats
abusaient de sa patience au point de le rappeler quand il
descendait de son tribunal, et de le retenir par le pan de sa
toge, quelquefois même par un pied ; ce qui ne doit
point passer pour incroyable, puisqu'un plaideur grec osa lui
dire, dans la chaleur de la discussion : «Et toi aussi,
tu es vieux et imbécile». On connaît aussi
le trait de ce chevalier romain qui, injustement
accusé par d'implacables ennemis de commettre avec les
femmes de monstrueuses obscénités, et qui, se
voyant opposer et confronter des prostituées de
profession, ne cessa de reprocher à Claude sa
bêtise et sa cruauté, lui lança au visage
le poinçon et les tablettes qu'il tenait à la
main, et lui fit à la joue une blessure assez
profonde.
XVI. Claude exerça
aussi la censure, qui n'avait plus été
donnée depuis Plancus et Paulus. Mais il fit voir dans
ces fonctions la même inégalité de
caractère et de conduite. A la revue des chevaliers,
il renvoya, sans le noter d'infamie, un jeune homme couvert
d'opprobre, mais que son père déclarait
irréprochable : «Il a, dit-il, son
censeur». Il en avertit simplement un autre, bien connu
pour ses débauches et ses adultères, «de
se livrer aux plaisirs de son âge avec un peu plus de
retenue, ou du moins de discrétion» ; et il
ajouta : «Pourquoi, en effet, faut-il que je sache le
nom de votre maîtresse ?» Il effaça un
jour, à la prière de ses amis, la note
ignominieuse attachée au nom d'un citoyen : «Je
veux cependant, dit-il, que la rature subsiste». Non
content de rayer du tableau des juges un des principaux
habitants de la province de Grèce, qui ne savait pas
le latin, il le fit aussi descendre au rang des
étrangers. Il exigea que tout citoyen qui aurait
à rendre compte de sa conduite le fît
lui-même, comme il pourrait, et sans avocat. Il nota
beaucoup de citoyens qui étaient loin de s'y attendre,
et pour des causes assez singulières : celui-ci, pour
être sorti de l'Italie à son insu et sans
permission ; celui-là, pour avoir accompagné un
roi dans ses Etats ; et il cita, dans cette circonstance,
l'exemple de Rabirius Postumus, autrefois accusé du
crime de haute trahison, parce qu'il avait suivi à
Alexandrie le roi Ptolémée, son
débiteur. Il aurait voulu en noter un plus grand
nombre encore ; mais la négligence des commissaires
instructeurs lui fit subir l'affront de ne trouver, en grande
partie, que des innocents où il croyait trouver des
coupables ; ceux à qui il reprochait le
célibat, le défaut d'enfants ou le manque de
fortune, justifiant aussitôt de leur mariage, de leur
paternité ou de leurs richesses. Il y en eut
même un qui, accusé de s'être
frappé d'une épée pour se donner la
mort, prouva, en ôtant ses vêtements, qu'il
n'avait aucune blessure. On remarqua aussi, entre autres
singularités de sa censure, qu'il fit acheter et
briser devant tout le inonde un char d'argent d'un travail
merveilleux, qui avait été mis en vente
près des Sigillaires ; et que, dans un seul jour, il
publia vingt édits, parmi lesquels il y en avait un
qui avertissait «de bien goudronner les tonneaux,
attendu qu'il y aurait beaucoup de vin dans
l'année» ; et un autre qui indiquait le suc de
l'if comme un remède souverain contre la morsure de la
vipère.
XVII. Il ne fit qu'une seule
expédition militaire, et encore de peu d'importance.
Le sénat lui avait décerné les ornements
triomphaux ; mais ne trouvant pas que ce fût assez pour
la majesté de son rang, et aspirant aux honneurs
mêmes d'un triomphe mérité, il choisit,
pour le théâtre de ses exploits, la Bretagne,
qui n'avait pas été attaquée depuis
Jules César, et où régnait alors une
certaine fermentation, pour des transfuges qu'on n'avait
point rendus. Il alla donc s'embarquer à Ostie ; mais
il faillit être submergé deux fois par un vent
impétueux du nord-ouest, sur la côte de Ligurie,
et près des îles Stéchades. Aussi, de
Marseille, il se rendit par terre à Gésoriacum,
où il passa la mer. Il reçut en peu de jours,
sans combat, sans effusion de sang, la soumission d'une
partie de l'île, revint à Rome six mois
après son départ, et déploya dans son
triomphe le plus magnifique appareil. Il permit aux
gouverneurs des provinces et même à quelques
exilés de venir à Rome, pour jouir de ce
spectacle ; et il attacha sur le faîte du palais des
Césars, parmi les dépouilles de l'ennemi et
à côté de la couronne civique, une
couronne navale, comme un monument de son passage et de sa
victoire sur l'Océan. Sa femme Messaline suivit dans
un char celui du vainqueur. Ceux qui avaient
mérité, dans cette guerre, les ornements
triomphaux, le suivirent à pied, revêtus de la
prétexte : seul, Crassus Frugi montait un cheval
caparaçonné et portait une robe ornée de
palmes, parce que c'était la seconde fois qu'il
obtenait des récompenses militaires. XVIII. Claude s'occupa toujours avec une
extrême sollicitude des approvisionnements et de la
sûreté de Rome. Pendant l'incendie du quartier
Emilien, comme on ne pouvait arrêter les progrès
du feu, il passa deux nuits dans le Diribitorium. Les soldats
et les esclaves étant épuisés de
fatigue, il fit appeler, par les magistrats, le peuple de
tous les quartiers de Rome. Il se fit alors apporter des
paniers remplis d'argent, et il exhorta tout le monde au
travail, promettant à chacun une récompense
digne de ses services. Plusieurs années de
stérilité ayant fait augmenter le prix des
vivres, il fut, un jour, arrêté dans le Forum
par la multitude, qui l'accabla d'injures et lui lança
des morceaux de pain. Il eut même beaucoup de peine
à s'échapper, et il ne rentra dans son palais
que par une porte de derrière. Il n'y a pas de moyen
qu'il n'imaginât ensuite pour assurer l'arrivée
des convois, même en hiver. Ainsi, il offrit aux
fournisseurs des bénéfices certains, en prenant
à sa charge les pertes causées par les mauvais
temps ; il fit, à ceux qui équipèrent
des vaisseaux pour le commerce des grains, des avantages
[XIX] proportionnés
à leur condition dans l'Etat ; accordant aux citoyens
les dispenses prononcées par la loi Papia
Poppéa ; aux Latins, les droits des citoyens romains ;
aux femmes, les prérogatives des mères de
quatre enfants. Ces règlements subsistent encore
aujourd'hui.
XX. Il entreprit de grands
travaux ; mais il s'attacha moins au nombre qu'à
l'utilité. Les principaux sont l'aqueduc
commencé par Caïus, un canal d'écoulement
pour le lac Fucin, et le port d'Ostie. Il n'ignorait pourtant
pas qu'Auguste avait toujours refusé l'une de ces
contructions aux pressantes sollicitations des Marses, et que
Jules César avait été enfin
obligé de renoncer à l'autre, à cause
des difficultés de l'exécution. Il fit venir
à Rome l'eau Claudienne, fournie par des sources aussi
fraîches qu'abondantes, que l'on appelle l'une la
source Verte, l'autre la source Curtienne ou Albudine. Il y
amena en même temps, dans un bel aqueduc, celles du
nouvel Anio, qui furent distribuées dans de nombreux
et magnifiques réservoirs. Quant aux travaux du lac
Fucin, il vit autant de profit que de gloire à les
entreprendre, plusieurs particuliers s'étant
chargés des frais de l'entreprise, à condition
qu'on leur donnerait les terres laissées à sec.
Enfin ce canal fut achevé à force de peine, et
creusé l'espace de trois mille pas au travers d'une
montagne, dont il fallut tailler une partie et raser l'autre.
L'ouvrage dura onze ans, quoique trente mille hommes y
travaillassent sans relâche. Il construisit le port
d'Ostie, en l'entourant de deux bras à droite et
à gauche, et en élevant un môle en face
de l'entrée, sur un sol déjà
exhaussé. Afin d'asseoir ce môle encore plus
sûrement, on commença par enfoncer dans l'eau le
navire qui avait apporté d'Egypte le grand
obélisque ; et sur de solides piliers on bâtit,
à une hauteur prodigieuse, une tour, semblable au
phare d'Alexandrie, pour guider, la nuit, la course des
vaisseaux.
XXI. Il distribua souvent
des congiaires au peuple. Il donna des jeux aussi
fréquents que magnifiques ; et il ne s'en tint pas aux
représentations ordinaires, dans les lieux
accoutumés : il imagina d'autres spectacles, il en fit
revivre d'anciens, et il y consacra de nouveaux emplacements.
Quand il eut reconstruit le théâtre
incendié de Pompée, il donna le signal des jeux
de la dédicace, du haut d'un tribunal placé
dans l'orchestre, après avoir sacrifié aux
dieux dans la partie supérieure de l'édifice,
d'où il était descendu prendre sa place, en
traversant l'enceinte, devant toute l'assemblée assise
et silencieuse. Il célébra aussi les jeux
séculaires, dont il prétendit alors qu'Auguste
avait avancé l'époque, quoiqu'il dise
lui-même, dans ses mémoires, «que cet
empereur, après une longue interruption, les avait
ramenés au temps préfix, par un calcul fort
exact des années écoulées». Aussi
se moqua-t-on beaucoup de l'annonce du crieur public,
lorsqu'il convia le peuple, selon la formule solennelle,
«à des jeux que personne n'avait vus et ne
reverrait jamais» ; car il existait encore des citoyens
qui les avaient déjà vus ; et quelques acteurs,
qui avaient paru sur la scène à ces derniers
jeux, y reparurent à ceux-ci. Il donna souvent des
jeux de Cirque sur le Vatican, et quelquefois, après
cinq courses de chars, il y avait chasse de bêtes
fauves. Il orna le grand Cirque de barrières de marbre
et de bornes dorées, tandis qu'elles étaient
autrefois de bois ou de mauvaise pierre. Il y assigna des
places aux sénateurs, qui, avant lui, n'en avaient pas
de marquées. Outre les luttes des quadriges, il donna
le spectacle des jeux troyens et des chasses africaines,
exécutées par un escadron de cavaliers
prétoriens, leurs tribuns en tête et le
préfet lui-même avec eux. Il fit voir aussi ces
cavaliers thessaliens qui poursuivent dans le Cirque des
taureaux sauvages, leur sautent sur le dos, après les
avoir lassés à la course, et les terrassent en
les saisissant par les cornes. Il multiplia les spectacles de
gladiateurs, et en donna de plusieurs espèces : un qui
fut annuel, dans le camp des prétoriens, mais sans
appareil et sans combat de bêtes ; un autre, au champ
de Mars, dans la forme et de la longueur accoutumées ;
un autre encore, dans le même endroit, mais tout
nouveau, de peu de durée, et qu'il appela la
sportule, parce que, en l'annonçant pour la
première fois, il avait dit «qu'il invitait le
peuple comme à un petit souper impromptu et sans
cérémonie». Il n'y avait point de
spectacle où il se montrât plus affable et plus
gai : on le voyait compter sur les doigts de sa main gauche
et à haute voix, comme le peuple, les pièces
d'or offertes aux vainqueurs ; inviter lui-même et
exciter tous les spectateurs à la joie, les appelant
de temps en temps ses maîtres, et mêlant
parfois à ses propos des plaisanteries d'assez mauvais
goût, comme le jour où, l'assemblée
réclamant le gladiateur Palumbus, il répondit :
«Je le donnerai, si on peut le prendre». Le trait
suivant avait du moins le mérite d'être un sage
conseil donné à propos. Ayant accordé la
baguette de congé à un gladiateur de char, dont
les quatre fils l'en avaient prié, et voyant toute
l'assemblée applaudir, il fit aussitôt circuler
des tablettes, où il représentait au peuple
«tout l'avantage qu'il y avait à faire des
enfants, puisqu'ils étaient une source de faveur et
une force, même pour un gladiateur. Il fit
représenter dans le champ de Mars, comme une image de
la guerre, la prise et le sac d'une ville et la soumission
des rois de la Bretagne ; et il y présida
lui-même en costurne de général. Avant de
dessécher le lac Fucin, il voulut y donner une
naumachie ; mais les combattants ayant crié, en
passant devant lui, «Empereur Claude, nous te saluons
avant de mourir», et Claude leur ayant répondu
«Salut à vous !» ils ne voulurent plus
combattre, disant que cette réponse était leur
grâce. Il délibéra quelque temps s'il les
ferait tous périr par le fer ou par le feu : enfin, il
s'élança de son siège, courut
çà et là autour du lac, d'un pas
chancelant et d'une façon ridicule, menaçant
ceux-ci, priant ceux-là ; et il finit par les
décider à combattre. On vit s'aborder, dans ce
spectacle, une flotte sicilienne et une flotte rhodienne de
douze trirèmes chacune. Le signal en fut donné
par la trompette d'un Triton d'argent, qu'une machine avait
fait surgir du milieu du lac.
XXII. Il réforma,
rétablit ou institua plusieurs usages relatifs aux
cérémonies religieuses, aux moeurs civiles ou
militaires, aux droits des divers ordres de l'Etat, dans la
ville et au dehors. Jamais il n'agrégea un nouveau
membre au collège des pontifes, sans avoir
lui-même prêté le serment d'usage. Il
avait soin, toutes les fois qu'on avait éprouvé
à Rome un tremblement de terre, de faire annoncer, par
le préteur, à la foule assemblée, des
fêtes expiatoires. Si un oiseau de mauvais augure se
montrait dans la ville ou au Capitole, il ordonnait des
prières publiques, et, en sa qualité de
souverain pontife, il en prononçait le premier la
formule, du haut des Rostres, devant tout le peuple
convoqué, après avoir fait écarter les
esclaves et les manoeuvres.
XXIII. Il rendit continue
l'expédition des affaires, partagées avant lui
entre les mois d'hiver et les mois d'été. La
juridiction des fidéicommis, une commission annuelle,
leur fut assurée à perpétuité ;
il l'attribua même aux magistrats des provinces. Il
abrogea l'article ajouté à la loi Papia
Poppéa par l'empereur Tibère, et qui supposait
les sexagénaires incapables d'engendrer. Il
établit que les consuls pourraient donner
extraordinairement des tuteurs aux pupilles, et que ceux
à qui les magistrats auraient interdit l'accès
des provinces se verraient interdire aussi le séjour
de Rome et de l'Italie. Il imagina une nouvelle sorte d'exil,
en défendant à plusieurs citoyens de
s'éloigner de Rome au delà du troisième
milliaire. Quand il avait à traiter dans le
sénat une affaire importante, il s'y asseyait sur un
siège de tribun, entre les deux consuls. Il fit entrer
dans ses attributions les sauf-conduits, que l'on demandait
d'ordinaire au sénat.
XXIV. Il accorda les
insignes consulaires même aux
délégués impériaux appelés
ducénaires. Il ôta la qualité de
chevaliers à ceux qui refusaient celle de
sénateur. Quoiqu'il eût pris, au commencement de
son règne, l'engagement formel de ne créer
aucun sénateur qui ne fût au moins
l'arrière-petit-fils d'un citoyen romain, il donna le
laticlave au fils d'un affranchi, mais à condition
qu'il se ferait d'abord adopter par un chevalier. Pour aller
au-devant du reproche qu'il craignait, il rappela l'exemple
du censeur Appius Cécus, l'auteur de sa race, qui
avait fait entrer dans le sénat des fils d'affranchis
(libertinorum) : mais il ignorait qu'au temps
d'Appius, et même encore après lui, on appelait
affranchis (libertines) non pas ceux qui avaient
obtenu l'affranchissement, mais les hommes libres, nés
de ceux-là. Le collège des questeurs fut
chargé, au lieu de la réparation des chemins
publics, de donner des jeux de gladiateurs. Il leur ôta
aussi le gouvernement de la Gaule et d'Ostie, et leur rendit
la garde du trésor de Saturne, confiée, depuis
Auguste, à des préteurs en charge, ou, comme
cela se pratique aujourd'hui, à d'anciens
préteurs. Il accorda les ornements triomphaux à
Silanus, le fiancé de sa fille, avant qu'il eût
l'âge de puberté ; et, en général,
il les donna avec tant de profusion et une telle
facilité, que les légions lui
adressèrent en commun une requête, où
elles demandaient «que les lieutenants consulaires
reçussent les ornements du triomphe en même
temps que le commandement d'une armée, pour qu'ils ne
cherchassent pas sans cesse des prétextes de
guerre». Il décerna même à A.
Plautius les honneurs de l'ovation. Quand celui-ci fit son
entrée dans Rome, Claude alla au-devant de lui, et il
se tint à ses côtés lorsqu'il monta au
Capitole et qu'il en descendit. Gabinius Secundus ayant
vaincu les Chauques, nation germaine, fut autorisé par
lui à prendre le surnom de Chaucique.
XXV. Il régla
l'avancement militaire des chevaliers, en donnant,
après la cohorte, l'escadron, et, après
l'escadron, le tribunat de légion. Il créa
aussi, avec une solde, un genre de service fictif pour les
absents, lesquels n'avaient qu'un titre sans fonctions, et
s'appelaient surnuméraires. Il fit défendre aux
soldats, par un sénatus-consulte, d'entrer dans les
maisons des sénateurs, pour leur rendre des devoirs.
Il confisqua les biens des affranchis qui se faisaient passer
pour chevaliers romains. Il fit remettre en esclavage tous
ceux qui étaient convaincus d'ingratitude, ou qui
donnaient à leurs patrons des sujets de plainte ; et
il menaça leurs avocats de ne pas leur rendre justice
à eux-mêmes, en pareil cas, contre leurs
affranchis. Quelques citoyens faisaient exposer dans
l'île d'Esculape leurs esclaves malades et infirmes,
pour s'épargner l'ennui de les faire soigner : il
déclara que tous ceux qui seraient ainsi
exposés seraient libres, et, en cas de
guérison, n'appartiendraient plus à ces
maîtres ; ajoutant que quiconque tuerait son esclave
plutôt que de l'exposer serait poursuivi pour meurtre.
Il interdit aux voyageurs, par un édit exprès,
de traverser les villes d'Italie autrement qu'à pied,
en chaise à porteur ou en litière. Il
établit à Pouzzoles et à Ostie une
cohorte, pour les cas d'incendie. Il défendit aux
étrangers de prendre les noms des familles romaines.
Il fit frapper de la hache, dans la plaine Esquiline, ceux
qui avaient usurpé le titre de citoyen romain. Il
rendit au sénat les provinces d'Achaïe et de
Macédoine, que Tibère avait fait passer sous
son administration. Il ôta la liberté aux
Lyciens, en punition de leurs querelles intestines ; et il la
rendit aux Rhodiens, en récompense du repentir de
leurs fautes passées. Il déclara les Troyens
exempts pour jamais de tout tribut, comme étant les
auteurs de la race romaine ; et, à cette occasion, il
donna lecture d'une ancienne lettre grecque du sénat
et du peuple au roi Séleucus ; lettre par laquelle les
Romains lui promettaient alliance et amitié, à
condition qu'il affranchirait de tout impôt les
Troyens, leurs frères. Il chassa de Rome les Juifs,
qui excitaient des troubles, à l'instigation d'un
certain Chrest. Il permit aux députés des
Germains de s'asseoir dans l'orchestre, charmé qu'il
fut de la simplicité pleine de confiance avec laquelle
ces étrangers, qu'on avait placés parmi le
peuple, étaient allés, d'eux-mêmes, se
mettre à côté des ambassadeurs des
Parthes et des Arméniens assis parmi les
sénateurs, en disant qu'ils ne leur étaient
inférieurs ni en qualité ni en courage. Il
abolit entièrement, dans les Gaules, la cruelle et
atroce religion des druides, qu'Auguste avait seulement
interdite aux citoyens. Il tâcha, au contraire, de
faire passer de l'Attique à Rome les mystères
d'Eleusis ; et il proposa de reconstruire en Sicile, aux
frais du trésor public, le temple de Vénus
Erycine, qui était tombé de
vétusté. Il fit alliance avec les rois dans le
Forum, en immolant une truie, et en faisant lire par les
féciaux l'antique formule des serments. Mais ces
actes, et, en général, tous ceux de son
gouvernement, exprimaient plutôt la volonté de
ses femmes et de ses affranchis que la sienne : il n'eut
guère d'autre règle que leur
intérêt ou leur caprice.
XXVI. Il eut, très
jeune encore, deux fiancées : Emilia Lépida,
arrière-petite-fille d'Auguste, et Livia
Médullina, de l'ancienne famille du dictateur Camille,
et qui en avait retenu le surnom de Camilla. Il
répudia la première encore vierge, parce que
ses parents avaient encouru la disgrâce d'Auguste ;
l'autre mourut de maladie, le jour même qui
était marqué pour ses noces. Il épousa,
dans la suite, Plautia Urgulanilla, d'une famille triomphale
; puis Elia Pétina, fille d'un consulaire. Il se
sépara de ces deux femmes par un divorce ; de
Pétina pour des fautes assez légères, et
d'Urgulanilla pour ses ignobles débauches, auxquelles
se joignait un soupçon d'homicide. Il épousa
ensuite Valéria Messalina, fille de Barbatus Messala,
son cousin. Mais quand il sut qu'outre ses
débordements et ses crimes, elle avait osé se
marier à C. Silius, et consigner même une dot
entre les mains des augures, il la fit périr, et jura
aux prétoriens assemblés «de garder le
célibat, puisque le mariage lui réussissait si
mal, et de se laisser tuer par eux, s'il violait son
serment». En dépit de cette promesse, il traita
bientôt d'une nouvelle union avec cette même
Pétina qu'il avait renvoyée, et avec Lollia
Paulina, qui avait été mariée à
C. César. Mais les séductions de sa
nièce Agrippine, fille de Germanicus, lui
inspirèrent un amour qui devait naître
aisément du droit de l'embrasser et des
facilités de leur commerce. Alors il suborna des
sénateurs qui, à la première
assemblée, proposèrent de le contraindre
à en faire sa femme, sous prétexte que cela
importait souverainement à l'Etat, et de donner aux
autres citoyens la faculté de contracter de pareils
mariages, réputés jusque-là incestueux.
Il l'épousa dès le lendemain ; mais il ne
trouva personne qui voulût suivre son exemple,
excepté un affranchi et un centurion primipilaire, aux
noces duquel il assista lui-même avec Agrippine.
XXVII. Il eut des enfants de
trois de ses femmes : d'Urgulanilla, Drusus et Claudia ; de
Pétina, Antonia ; de Messaline, Octavie, et un fils
à qui il donna d'abord le surnom de Germanicus, puis
celui de Britannicus. Drusus périt, dans son enfance,
à Pompéies, s'étant
étranglé avec une poire qu'il jetait en l'air
et qu'il recevait dans sa bouche. Il avait été
fiancé, peu de jours auparavant, à la fille de
Séjan ; aussi m'étonné-je qu'on ait
écrit que Séjan fut l'auteur de sa mort. Claude
fit jeter et exposer Claudia nue devant la porte de sa
mère, comme étant le fruit d'un commerce
criminel avec son affranchi Boter, quoiqu'elle ne fût
née que cinq mois après le divorce de
l'empereur, et qu'il eût commencé à
l'élever. Il maria Antonia d'abord à Cn.
Pompée, surnommé le Grand, ensuite
à Faustus Sylla, jeunes gens de la plus haute
noblesse. Il donna Octavie à son beau-fils
Néron, bien qu'il l'eût fiancée à
Silanus. Quant à Britannicus, qui était
né le vingtième jour de son règne,
pendant son second consulat, il ne cessait de le recommander
publiquement aux soldats, en le leur montrant, tout petit,
dans ses deux mains ; au peuple, en le tenant sur ses genoux
ou devant lui au spectacle ; et il faisait, en même
temps, les plus tendres voeux pour cet enfant, aux
acclamations de la multitude. Il adopta Néron, l'un de
ses gendres, et, non content de répudier les deux
autres, Silanus et Pompée, il les fit
périr.
XXVIII. Parmi ses
affranchis, ceux qu'il aima le plus furent l'ennuque
Posidès, qu'il osa honorer d'une lance sans fer, en
présence des plus braves soldats, dans son triomphe
sur la Bretagne ; Félix, à qui il donna des
cohortes, des escadrons, le gouvernement de la Judée,
et qui fut le mari de trois reines ; Arpoeras, à qui
il accorda le droit de se faire porter en litière dans
la ville, et de donner des spectacles au peuple ; et, plus
que ceux-là encore, Polybe, son lecteur, que l'on
voyait souvent marcher entre les deux consuls. Mais il aima
par-dessus tout Narcisse, son secrétaire, et Pallas,
son intendant, à qui le sénat, avec
l'agrément de l'empereur, accorda les plus magnifiques
récompenses, même les ornements de la questure
et de la préture, et dont les exactions, les rapines
furent telles, que Claude se plaignant, un jour, de ne rien
avoir dans son trésor, on lui répondit assez
plaisamment «que ses caisses regorgeraient, si ses deux
affranchis voulaient l'admettre dans leur
société».
XXIX. Gouverné, comme
je l'ai dit, par ses affranchis et par ses femmes, il
vécut en esclave plutôt qu'en empereur. Les
dignités, les commandements, l'impunité, les
supplices, il prodigua tout, suivant leur
intérêt, leurs affections, leurs caprices, et le
plus souvent à son insu. Je ne veux pas entrer ici
dans de minutieux détails ; je ne dirai point ses
libéralités révoquées, ses
jugements cassés, ses nominations à des offices
ou effrontément supposés ou même
changés publiquement. Citons des faits plus graves. Il
fit périr Appius Silanus, père de son gendre,
et les deux Julies, l'une fille de Drusus, et l'autre de
Germanicus, sur une accusation vague et sans vouloir les
entendre. Il traita de même Cn. Pompée,
marié à l'aînée de ses filles, et
L. Silanus, fiancé à la plus jeune.
Pompée fut égorgé dans les bras d'un
jeune homme qu'il aimait ; Silanus eut ordre de se
démettre de la préture quatre jours avant les
calendes de janvier, et il se tua au commencement de
l'année, le jour même des noces de Claude et
d'Agrippine. Claude signa aussi l'arrêt de mort de
trente-cinq sénateurs et de plus de trois cents
chevaliers romains, avec tant de
légèreté qu'un centurion, chargé
de tuer un consulaire, étant revenu lui annoncer
«que ses ordres étaient
exécutés», il répondit qu'il n'en
avait donné aucun. Il ne laissa pourtant pas
d'approuver ce meurtre, ses affranchis lui ayant
assuré que les soldats avaient fait leur devoir, en
prenant sur eux le soin de venger leur empereur. Mais ce qui
passe toute croyance, c'est qu'on lui fit signer à
lui-même le contrat de mariage de Messaline et de
Silius, son amant, en lui faisant croire que c'était
une feinte, pour détourner sur un autre un danger dont
le menaçaient quelques prodiges.
XXX. Il y avait dans sa
personne un certain air de grandeur et de dignité,
qu'il fût debout ou assis, mais principalement
lorsqu'il reposait. Il avait la taille haute et riche ; une
belle figure ; de beaux cheveux blancs ; le cou gras. Mais,
lorsqu'il marchait, ses jambes mal affermies
fléchissaient souvent ; et dans ses jeux, comme dans
les actes sérieux de sa vie, il avait plus d'un
désagrément naturel : un rire tout à
fait niais ; une colère plus ignoble encore, qui le
faisait écumer, la bouche béante et les narines
humides ; un insupportable bégayement et un continuel
tremblement de tête, qui redoublait encore, pour peu
qu'il s'occupât de la moindre affaire.
XXXI. Autant sa santé
fut mauvaise jusqu'à son avènement à
l'empire, autant elle fut bonne depuis, à l'exception
pourtant de quelques douleurs d'estomac, si vives qu'il
songea, dit-il, plusieurs fois à se donner la
mort.
XXXII. Il donna souvent
d'immenses repas dans de vastes emplacements, et il avait
d'ordinaire jusqu'à six cents convives. Il fit dresser
un jour, près du canal d'écoulement du lac
Fucin, les tables d'un de ces festins ; mais il faillit
être submergé par les eaux, qui firent tout
à coup irruption. Ses enfants assistaient à
tous ses repas, et, avec eux, la jeune noblesse des deux
sexes, qui, selon l'ancien usage, mangeait assise au pied des
lits. Un convive ayant été
soupçonné d'avoir dérobé une
coupe d'or, Claude l'invita encore le lendemain, et lui fit
donner un vase d'argile. Il méditait, as-ure-t-on, un
édit «pour permettre de lâcher des vents
à sa table, parce qu'il avait appris qu'un de ses
convives avait pensé mourir pour s'être retenu
devant lui».
XXXIII. Il était
toujours prêt à manger et à boire,
à quelque heure et dans quelque lieu que ce fût.
Un jour qu'il jugeait dans le Forum d'Auguste, il fut
frappé de l'odeur d'un festin que l'on apprêtait
non loin de là pour les prêtres Saliens, dans le
temple de Mars. Il quitta aussitôt son tribunal, monta
chez ces prêtres, et se mit à table avec eux. Il
ne sortait presque jamais d'un repas que gonflé de
nourriture et de boisson ; il se couchait ensuite sur le dos,
la bouche ouverte, et pendant son sommeil on y introduisait
une plume, pour lui dégager l'estomac. Il dormait fort
peu de temps, et s'éveillait presque toujours avant
minuit. Aussi s'endormait-il très souvent pendant le
jour, même sur son tribunal ; et les avocats, tout en
grossissant leur voix, avaient encore beaucoup de peine
à le réveiller. Il aima passionnément
les femmes, mais n'eut aucun commerce avec les hommes. Il
avait un goût très vif pour le jeu, et il fit de
cet art le sujet d'un livre. Il jouait même en voyage,
ses voitures et ses tables étant faites de
manière que le mouvement ne troublât pas le
jeu.
XXXIV. Il donna, dans les
petites choses comme dans les grandes, des marques d'un
naturel féroce et sanguinaire. Il faisait appliquer
avant tout la question et exécuter sans délai
les criminels, et il en était toujours le
témoin. Il voulut voir, à Tibur, un supplice
à la manière des anciens, et déjà
les coupables étaient attachés au poteau ; mais
le bourreau se trouva absent, et Claude eut la patience
d'attendre jusqu'au soir qu'on l'eût fait venir de
Rome. A tous les spectacles de gladiateurs, donnés par
lui ou par d'autres, il faisait égorger ceux qui
tombaient même par hasard, surtout les
rétiaires, dont il aimait à regarder le visage
mourant. Deux champions s'étant mutuellement
enferrés, il se fit faire sur-le-champ de petits
couteaux avec leurs glaives. Il prenait tant de plaisir
à voir les gladiateurs appelés bestiaires et
ceux de la méridienne, qu'il allait s'asseoir à
l'amphithéâtre dès le point du jour, et
qu'il y restait même à midi, pendant que le
peuple allait dîner. Outre les gladiateurs de
profession, il faisait descendre dans l'arène, sous le
prétexte le plus léger, le plus imprévu,
les ouvriers et les gens de service qui se trouvaient
là, si une machine, un ressort, quoi que ce soit
enfin, venait à manquer. Il força même,
un jour, un de ses nomenclateurs à combattre comme il
était, c'est-à-dire en toge.
XXXV. Mais le trait le plus
marqué de son caractère, c'était la
méfiance et la peur. Dans les premiers jours de son
règne, quoiqu'il affectât, comme nous l'avons
dit, beaucoup d'affab-lité, il n'osait s'asseoir
à aucune table de festin sans avoir autour de soi une
garde armée de lances, et, au lieu d'esclaves, des
soldats pour le servir. Il n'allait voir aucun malade, sans
avoir fait d'abord visiter la chambre, tâter les
matelas et secouer les couvertures. Dans son palais, il eut
toujours auprès de lui des satellites chargés
de fouiller ceux qui venaient le saluer ; nul n'était
exempté de cette visite, qui se faisait avec la plus
grande rigueur. Ce fut seulement vers la fin de son
règne, et avec beaucoup de peine, qu'il en dispensa
les femmes, les enfants et les jeunes filles, et qu'il cessa
de faire ôter aux esclaves et aux scribes les
boîtes à plumes ou à poincons qu'ils
portaient à la suite de leurs maîtres. Pendant
une sédition, Camille, persuadé qu'on pouvait
épouvanter Claude sans même recourir à
des actes d'hostilité, lui écrivit une lettre
injurieuse et menaçante, où il lui ordonnait de
renoncer à l'empire, et de mener la vie oisive d'un
particulier ; et Claude délibéra, en
présence des premiers citoyens de l'Etat, s'il
n'obéirait pas.
XXXVI. Il fut si
effrayé de quelques complots qui lui avaient
été dénoncés sans fondement,
qu'il résolut de déposer l'empire. On avait
saisi près de lui, pendant un sacrifice, comme je l'ai
dit plus haut, un homme armé d'un poignard ; il
convoqua sur-le-champ le sénat par la voix des
hérauts, pleura, poussa des cris, se lamenta sur sa
malheureuse condition, qui l'exposait à des dangers
continuels ; et pendant longtemps il ne voulut plus
paraître en public. Son amour pour Messaline, si ardent
qu'il fût, céda bien moins au ressentiment de
ses outrages qu'à la crainte de ses complots ; car il
lui supposait le dessein de faire passer l'empire à
l'adultère Silius. C'est dans ce temps-là que,
saisi d'une frayeur honteuse, il s'enfuit vers le camp des
prétoriens, en demandant à tout le monde, sur
la route, s'il était encore empereur.
XXXVII. Il n'y avait
soupçon si léger, dénonciation si
fausse, qui ne le poussât par la peur à des
précautions excessives et à la vengeance. Un
plaideur, qui était venu le saluer, lui dit
secrètement qu'en songe il l'avait vu tuer par
quelqu'un. Peu d'instants après, son adversaire
s'étant présenté, à son tour,
avec un mémoire, il feignit de reconnaître en
lui l'assassin, et le montra à l'empereur, qui le fit
sur-le-champ traîner au supplice, comme un criminel. On
s'y prit, dit-on, de la même manière pour perdre
Appius Silanus. Messaline et Narcisse, qui en avaient fait le
complot, se partagèrent les rôles : Narcisse
entre, un matin avant le jour, et d'un air effrayé,
dans la chambre de l'empereur, et lui dit qu'il vient de voir
en songe Appius attenter à sa vie ; Messaline,
feignant la surprise, ajoute que, depuis plusieurs nuits,
elle a fait aussi le même rêve. Un moment
après on annonce Appius, qui, la veille, avait
reçu l'ordre formel de venir à cette
heure-là ; et Claude, persuadé qu'il venait
réaliser le songe, le fait saisir et mettre à
mort. Le lendemain, il raconta au sénat comment toute
l'affaire s'était passée, et il remercia son
affranchi de veiller, même en dormant, sur ses
jours.
XXXVIII. Se sentant sujet
à la colère et au ressentiment, il s'en excusa
dans un édit, et, faisant une distinction entre ces
deux affections, il promit «que la première
serait toujours courte et inoffensive ; que l'autre ne serait
jamais injuste». Il s'était emporté
contre les habitants d'Ostie, parce qu'ils n'étaient
pas venus sur des barques au-devant de lui, un jour qu'il
remontait le Tibre ; il leur avait même reproché
avec aigreurs de le traiter comme un homme du commun. Mais,
touché d'un prompt repentir, il leur fit en quelque
sorte satisfaction, et leur pardonna. On le vit repousser de
la main plusieurs citoyens qui avaient mal pris leur temps
pour l'aborder en public. Il exila, malgré leur
innocence et sans vouloir les entendre, le greffier d'un
questeur, et un sénateur qui avait été
honoré de la préture : l'un, pour avoir
plaidé contre lui avec trop de
véhémence, avant qu'il fût empereur ;
l'autre, pour avoir mis à l'amende, étant
édile, quelques-uns de ses fermiers qui vendaient des
viandes cuites, malgré les règlements, et pour
avoir, en outre, fait battre de verges son régisseur,
qui était intervenu dans la cause. C'est aussi pour ce
motif qu'il retira aux édiles la surveillance des
cabarets. Quant à sa stupidité, il eut
même celle d'en vouloir parler ; et il affirma, dans
quelques pauvres discours, que ce n'était qu'une ruse
imaginée sous Caligula, pour lui échapper et
parvenir à ses fins. Mais il ne persuada personne, et
peu de temps après il parut en grec un livre
intitulé La guérison des
imbéciles, où l'on prouvait que personne ne
saurait feindre la bêtise.
XXXIX. Il étonnait
surtout par ses inconséquences et ses distractions,
ou, pour parler comme les Grecs, par ses absences et ses
balourdises. Peu de temps après l'exécution de
Messaline, il demanda, en se mettant à table,
«pourquoi l'impératrice ne venait pas».
Souvent il faisait inviter à souper, ou à jouer
aux dés avec lui, des citoyens qu'il avait fait mourir
la veille ; et, las de les attendre, il envoyait des
messagers gourmander leur paresse. Il allait contracter avec
Agrippine un mariage réprouvé par les lois, et
il ne cessait de l'appeler, dans tous ses discours, «sa
fille, son nourrisson né dans ses bras,
élevé sur ses genoux». Il allait adopter
Néron, et il répétait à tout
propos «que personne n'était ja-mais
entré par adoption dans la famille Claudia» ;
comme si ce n'eût pas été commettre une
assez grande faute que d'adopter le fils de sa femme, lorsque
le sien était déjà adulte.
XL. Il se montrait souvent
si inconsidéré dans ses paroles et dans ses
actions, qu'il paraissait ne savoir qui il était, ni
avec qui, ni dans quel lieu, ni en quel temps. Il
s'écria, un jour, dans le sénat, où il
était question des bouchers et des marchands de vin :
«Qui de nous, je vous prie, peut vivre sans potage
?» et il se mit à vanter l'abondance qui
régnait autrefois dans les tavernes, où il
allait lui-même chercher du vin. Il accorda son
suffrage à un candidat pour la questure, entre autres
raisons, «parce que son père lui avait
donné fort à propos de l'eau fraîche dans
une maladie». Une femme était appelée en
témoignage devant le sénat : «Cette
femme, dit Claude, a été l'affranchie et la
coiffeuse de ma mère; mais elle m'a toujours
regardé comme son patron. Je dis cela parce qu'il y a
encore, dans ma maison, des gens qui ne me regardent pas
comme leur patron». Sur son tribunal même, il
entra en fureur contre les habitants d'Ostie, qui lui
faisaient une prière ; et il se mit à crier de
toute sa force «qu'il n'avait aucun sujet de les
obliger, et qu'il était libre tout comme un
autre». Il répétait tous les jours,
à toute heure, à tout moment : «Me
prenez-vous donc pour l'athlète Théogonius
?» et il ajoutait en grec : «Parlez, mais ne me
touchez pas». Il disait enfin mille autres choses
inconvenantes même dans un particulier, à plus
forte raison dans un prince qui n'était pas sans
culture ni sans savoir, et qui montrait beaucoup de
goût pour l'étude.
XLI. Dans sa jeunesse, il
essaya d'écrire l'histoire, encouragé par
Tite-Live, et aidé par Sulpicius Flavus. Il
commença, devant un nombreux auditoire, la lecture de
son travail ; mais il en refroidit lui-même tout
l'intérêt ; voici comment. Dès les
premières pages, un auditeur des plus épais
avait rompu un banc sous lui, et toute l'assemblée de
rire aux éclats. On eut beau ensuite faire silence,
Claude ne put s'empêcher de rire encore à chaque
instant, par ressouvenir ; et les rires de recommencer de
plus belle. Il écrivit beaucoup pendant son
règne, et fit toujours lire ses ouvrages en public,
par un de ses lecteurs. Son histoire commençait
après le meurtre du dictateur César ; mais il
passa ensuite à une époque plus récente,
c'est-à-dire à la fin des guerres civiles,
quand il vit que les plaintes continuelles de sa mère
et de son aïeule l'empêchaient d'écrire
librement et avec vérité sur les temps
antérieurs. Il laissa deux livres de la
première de ces histoires, et quarante et un de la
seconde. Il composa aussi huit livres de mémoires sur
sa vie, lesquels manquent plutôt d'esprit que
d'élégance. Il fit, en outre, une apologie
assez savante de Cicéron, en réponse aux livres
d'Asinius Gallus. Il inventa trois lettres, qu'il croyait
fort nécessaires et qu'il voulut ajouter à
l'alphabet. Il avait déjà publié un
volume sur ce sujet avant que d'être empereur ; et
quand il le fut, il n'eut pas de peine à obtenir qu'ou
adoptât l'usage de ces lettres. On les retrouve dans la
plupart des livres, des actes publics et des inscriptions de
cette époque.
XLII. Il ne montra pas moins
d'ardeur pour l'étude des lettres grecques, et il
témoigna en toute occasion le cas qu'il faisait de ce
bel idiome. Un barbare parlait devant lui en grec et en latin
: «Je vois avec plaisir, lui dit Claude, que vous savez
mes deux langues». Recommandant l'Achaïe aux
sénateurs, «Je suis, dit-il, attaché
à cette province par le lien des mêmes
études». Dans le sénat, il
répondit presque toujours en grec aux discours des
ambassadeurs ; et, sur son tribunal, il cita souvent des vers
d'Homère. Quand il s'était défait d'un
ennemi ou d'un conjuré, et que le tribun qui
était de garde lui demandait le mot d'ordre, il lui
donnait en grec celui-ci :
Me venger aussitôt du premier qui m'offense.
Enfin il écrivit dans cette langue vingt livres de
l'histoire des Tyrrhéniens, et huit de celle des
Carthaginois. C'est à l'occasion de ces ouvrages
qu'à l'ancien musée d'Alexandrie on en ajouta
un autre, appelé du nom même de l'empereur ; et
l'on statua que tous les ans, à certains jours, il
serait fait en entier par les membres de ces deux
musées, à tour de rôle, une lecture
publique, dans l'un de l'histoire des Carthaginois, dans
l'autre de celle des Tyrrhéniens.
XLIII. Vers la fin de sa
vie, il donna des marques évidentes du repentir
d'avoir épousé Agrippine et adopté
Néron. Ses affranchis louant, un jour, devant lui
l'équité d'une sentence qu'il avait
prononcée la veille contre une femme adultère,
il répondit «que le sort lui avait aussi
donné des femmes impudiques, mais qu'elles
n'étaient pas restées impunies» ; et un
moment après, rencontrant Britannicus, il l'embrassa
tendrement, et lui dit : «Achève de grandir, et
je te rendrai compte de toutes mes actions». Il ajouta
même en grec : «Qui a fait la blessure la
guérira» ; et quoique Britannicus fût
encore bien jeune, il voulait, sa taille permettant
d'anticiper l'âge, lui faire prendre la toge virile :
«Le peuple romain, disait-il, aura donc enfin un vrai
César».
XLIV. Il fit, peu de temps
après, son testament, qui fut signé de tous les
magistrats. Il aurait sans doute donné suite à
ses projets ; mais il fut prévenu par Agrippine, que
tourmentait sa conscience, et que de nombreux
délateurs commençaient à accuser. On
convient qu'il périt empoisonné ; mais on ne
sait précisément ni où, ni par qui.
Quelques-uns disent que ce fut au Capitole, dans un festin
avec les pontifes, et par l'eunuque Halotus, son
dégustateur ; d'autres, dans un repas de famille, et
par Agrippine elle-même, qui avait, dans ce but,
empoisonné un champignon, sorte de mets dont il
était fort avide. On ne s'accorde pas non plus sur ce
qui suivit. Selon le plus grand nombre, il perdit
aussitôt la voix et mourut au point du jour, ayant
horriblement souffert toute la nuit. Selon d'autres,
après s'être assoupi quelques moments, il vomit
tout ce qu'il avait mangé ; et alors on lui fit
prendre une seconde dose de poison, ou dans un potage comme
pour rendre des forces à son estomac
épuisé, ou dans un lavement, comme pour aider,
par une évacuation, à une digestion
difficile.
XLV. Sa mort fut tenue
secrète jusqu'à ce qu'on eût tout
disposé pour assurer l'empire à son successeur.
On continua donc à faire des voeux pour sa
guérison, et l'on appela même au palais quelques
comédiens, qu'il avait, disait-on, demandés
pour se distraire. Il mourut le trois des ides d'octobre,
sous le consulat d'Asinius Marcellus et d'Acilius Aviola,
dans la soixante-quatrième année de son
âge et la quatorzième de son règne. Ses
funérailles furent faites avec toute la pompe
convenable à son rang, et on le mit au nombre des
dieux. Cet honneur, dont le priva ensuite la jalousie de
Néron, lui fut restitué par Vespasien.
XLVI. Plusieurs
présages annoncèrent sa mort ; voici les
principaux. Il parut au ciel une de ces étoiles
chevelues qu'on appelle comètes ; le tombeau de son
père Drusus fut frappé de la foudre, et presque
tous les magistrats de cette année-là
moururent. Lui-même parut prévoir sa fin
prochaine, et il n'en fit pas mystère. Ayant à
désigner les consuls, il n'en nomma aucun pour une
époque plus éloignée que le mois
où il périt ; la dernière fois qu'il se
rendit au sénat, on l'entendit, à plusieurs
reprises, exhorter ses enfants à la concorde, et
recommander leur jeunesse aux sénateurs, d'une voix
suppliante. Enfin, à la dernière audience qu'il
donna comme juge, il dit «qu'il était
arrivé au terme de sa vie», et il le
répéta, quoique les assistants eussent
repoussé avec horreur un tel présage.
Traduit par Théophile Baudement (1845)