I. Naissance de Domitien. Sa jeunesse. Sa conduite pendant la guerre de Vitellius. Ses premières dignités. Son mariage avec Domitia Longina. - II. Il se montre envieux de Titus. Sa feinte modération. Ses prétentions après la mort de Vespasien. Sa conduite à l'égard de Titus, dont il ne cesse de poursuivre la mémoire. - III. Son occupation journalière, au commencement de son règne. Il répudie et reprend Domitia. Ses mauvais penchants se développent. - IV. Ses spectacles. Il célèbre les jeux séculaires. Il institue des concours et un nouveau collége de prêtres. Ses distributions. - V. Ses monuments. - VI. Ses expéditions militaires. Il triomphe de L. Antoine. - VII. Ses innovations. Ses mesures pour prévenir les séditions. - VIII. Son zèle pour l'administration de la justice. Sa sévérité dans les fonctions de la censure. - IX. Ses bonnes qualités. Ses plus sages règlements. - X. Ses barbaries. - XI. Ses raffinements de cruauté. - XII. Ses rapines. Son orgueil. - XIII. Son arrogance. Ses consulats. Il donne ses noms aux mois de septembre et d'octobre. - XIV. Ses pressentiments sur sa fin. Ses soupçons. - XV. Présages de sa mort. Sa conduite envers l'astrologue Asclétarion. - XVI. Ses terreurs aux approches de sa mort. - XVII. Sa mort. - XVIII. Son portrait. - XIX. Son adresse. - XX. Son mépris pour les lettres. Ses bons mots. - XXI. Ses habitudes. - XXII. Sa passion pour les femmes. - XXIII. Sentiments du peuple et des soldats à sa mort. Sa mémoire est abolie par le sénat. Présages d'un heureux changement.
I. Domitien naquit le neuf
des calendes de novembre, son père étant
désigné consul et devant entrer en charge le
mois suivant. Ce fut dans le sixième quartier de
Borne, près de l'endroit appelé la
Grenade, et dans une maison dont il fit plus tard le
temple de la famille Flavia. Il passa, dit-on, son enfance et
sa première jeunesse dans l'indigence et dans
l'infamie : il n'avait pas même à lui un vase
d'argent ; et l'on sait que Clodius Pollion, le
préteur, contre qui nous avons un poème de
Néron, intitulé le Borgne, avait
conservé et montrait quelquefois un billet de
Domitien, où celui-ci lui promettait une nuit. On
prétend aussi qu'il eut le même commerce de
débauche avec Nerva, son successeur immédiat.
Pendant la guerre de Vitellius, il s'était
enfermé dans le Capitole, avec son oncle Sabinus et
une partie des troupes. Mais l'ennemi s'étant
emparé du temple et y ayant mis le feu, il se
réfugia chez un des gardiens, où il passa la
nuit, et, le matin, revêtu du costume d'un prêtre
d'Isis, il put s'échapper, en se mêlant parmi
les ministres subalternes de cette vaine religion. Il se
retira au delà du Tibre, avec une seule personne
à sa suite, chez la mère d'un de ses
condisciples ; et il y fut si bien caché, que les
émissaires qui suivaient sa trace ne purent le
découvrir. Il sortit enfin de sa retraite après
la victoire, et fut salué César. On lui
décerna même la dignité de préteur
de Rome, avec la puissance consulaire ; mais il n'en garda
que le titre, et en transmit l'autorité au premier de
ses collègues. Il montra d'ailleurs, par l'abus qu'il
fit de son pouvoir, ce qu'il serait un jour. Tout dire serait
trop long : après avoir séduit les femmes d'un
grand nombre de citoyens, il enleva et épousa Domitia
Longina, mariée à Elius Lamia. Il distribua en
un seul jour plus de vingt offices pour la ville et pour les
provinces ; et Vespasien disait, à cette occasion,
«qu'il s'étonnait que son fils ne lui
donnât pas aussi un successeur.
II. Il entreprit, sans
nécessité, une expédition en Gaule et en
Germanie, malgré les conseils des amis de son
père, et dans le seul but d'égaler les exploits
et la considération de son frère. Vespasien
l'en réprimanda sévèrement ; et pour le
faire souvenir désormais de son âge et de sa
condition, il le fit demeurer avec lui. Toutes les fois que
l'empereur paraissait en public avec Titus, Domitien suivait
en litière leur chaise curule ; et, le jour de leur
triomphe sur la Judée, il les accompagna monté
sur un cheval blanc. De ses six consulats, un seul fut
régulier, et ce fut son frère qui le lui
céda et le sollicita pour lui. Domitien sut alors
affecter une grande modération, et surtout un
goût très vif pour la poésie, dont il
n'avait aucune habitude, et pour laquelle il témoigna,
dans la suite, un profond mépris. Il lut même en
public des vers de sa composition. Toutefois, quand le roi
des Parthes, Vologèse, demanda contre les Alains un
renfort qui fût commandé par un des fils de
Vespasien, Domitien fit tout ce qu'il put pour que le choix
tombât sur lui. Ses efforts ayant été
vains, il essaya d'engager, par des dons et par des
promesses, les autres rois de l'Orient à faire la
même demande. Après la mort de son père,
il balança longtemps s'il n'offrirait pas aux soldats,
pour les détourner de leur devoir, le double du
donatif ordinaire ; et il n'hésita pas à
publier «que Vespasien lui avait laissé une part
de l'empire, mais qu'on avait falsifié son
testament». Il ne cessa depuis ce temps-là de
conspirer en secret et même ouvertement contre son
frère. Lorsqu'il le vit dangereusement malade, il
ordonna, sans attendre son dernier soupir, de l'abandonner
comme s'il eût été mort. Il ne fit rendre
à sa mémoire d'autres honneurs que ceux de
l'apothéose ; et souvent même il la poursuivit
indirectement dans ses discours et dans ses
édits.
III. Au commencement de son
règne, il s'enfermait seul tous les jours pendant des
heures entières pour attraper des mouches, qu'il
enfilait avec un poinçon très aigu. Cette
habitude donna lieu à un mot assez plaisant de Vibius
Crispus, à qui l'on demandait, un jour, s'il n'y avait
personne avec l'empereur : «Non, répondit-il,
pas même une mouche». Il répudia sa femme
Domitia, qui lui avait donné un fils pendant son
second consulat, et avait reçu de lui, l'année
suivante, le titre d'Augusta, mais qui aimait
éperdument l'histrion Pâris. Il ne put supporter
cette séparation, et il reprit bientôt Domitia,
comme pour céder aux instances du peuple. Quant
à sa conduite dans le gouvernement de l'empire, elle
fut d'abord très inégale, et mêlée
de mal et de bien. Mais peu à peu ses vertus
même devinrent des vices ; et, autant qu'on peut le
conjecturer, les circonstances développèrent
ses penchants, le besoin le rendant avide, et la peur,
cruel.
IV. Il donna souvent, dans
l'Amphithéâtre et dans le Cirque, des spectacles
aussi dispendieux que magnifiques. Il y eut même dans
le Cirque, outre les courses accoutumées de chars
à deux et à quatre chevaux, un double combat
d'infanterie et de cavalerie ; et, dans
l'Amphithéâtre, une bataille navale. Les chasses
aux bêtes fauves et les combats de gladiateurs avaient
lieu la nuit, aux flambeaux ; et l'on vit se mesurer dans
l'arène non seulement des hommes, mais aussi des
femmes. Les questeurs avaient depuis longtemps laissé
tomber l'usage de donner, à leur entrée en
charge, des combats de gladiateurs ; Domitien le
rétablit, assista toujours à ces spectacles, et
permit chaque fois au peuple de demander deux paires de ses
propres gladiateurs, qu'il faisait alors paraître les
derniers, et dans un appareil digne du maître de
l'empire. Pendant toute la durée de ces jeux, il avait
à ses pieds un nain vêtu d'écarlate, et
dont la tête était prodigieusement petite : il
causait beaucoup avec lui, et quelquefois de choses
sérieuses : ainsi, on l'entendit, un jour, demander
à ce nain «s'il savait pourquoi, dans la
dernière promotion, il avait donné à
Métius Rufus le gouvernement de l'Egypte». Il
fit représenter, sur un lac creusé près
du Tibre et entouré de gradins, des batailles navales,
où l'on vit combattre des flottes pour ainsi dire
entières : une pluie battante et continue, qui vint
à tomber pendant un de ces spectacles, ne
l'empêcha pas d'y assister jusqu'à la fin. Il
célébra aussi les jeux séculaires,
datant les derniers du règne d'Auguste, et non de
celui de Claude. Le jour où on les donna dans le
Cirque, il se décida, pour faciliter
l'achèvement des cent courses de chars, à
réduire de sept à cinq chacun des tours. Il
fonda, en l'honneur de Jupiter Capitolin, un concours
quinquennal de musique, de courses de chevaux et d'exercices
gymniques, où l'on distribuait plus de couronnes que
de nos jours. On s'y disputait aussi le prix de la prose
grecque et latine. Il y en avait encore un pour le chant et
la harpe, un autre pour les choeurs de harpe et de chant, un
autre enfin pour la harpe sans la voix. L'on vit
jusqu'à des jeunes filles lutter dans le stade, pour
le prix de la course. Domitien présida lui-même
à ces jeux, avec la chaussure militaire, une toge de
pourpre à la grecque, et une couronne d'or sur
laquelle étaient gravées les images de Jupiter,
de Junon et de Minerve ; il avait à ses
côtés le grand pontife de Jupiter et le
collège des prêtres Flaviens, tous vêtus
comme lui, si ce n'est que, sur leurs couronnes, ils avaient
de plus son portrait. Il célébrait tous les
ans, sur le mont Albain, les fêtes de Minerve,
divinité pour laquelle il avait institué un
collége de prêtres. C'était le sort qui
désignait parmi eux les souverains pontifes, lesquels
étaient tenus de donner de magnifiques combats de
bêtes, des jeux scéniques, des prix
d'éloquence et de poésie. Il donna trois fois
au peuple un congiaire de trois cents sesterces par
tête, et il lui fit servir, pendant les fêtes de
sa questure, un festin des plus splendides. A la fête
des Sept Collines, il fit distribuer aux sénateurs et
aux chevaliers des rations de pain, et au peuple des
corbeilles remplies de mets, dont il se mit à manger
le premier. Le jour suivant, il fit jeter parmi les
spectateurs des présents de toute sorte ; et comme la
plupart de ces dons étaient tombés sur les
bancs du peuple, il assigna cinquante nouveaux lots à
chaque banc de sénateurs et de chevaliers.
V. Il restaura un grand nombre
de beaux édifices qui avaient été la
proie des flammes, entre autres le Capitole incendié
de nouveau ; mais il n'y inscrivit toujours que son nom, sans
faire aucune mention de l'ancien fondateur. Il bâtit
sur le Capitole un nouveau temple, dédié
à Jupiter Gardien. On lui doit aussi le Forum qui
porte aujourd'hui le nom de Nerva ; le temple de la famille
Flavia, un stade, un théâtre lyrique, une
naumachie. Les pierres de ce dernier bâtiment servirent
plus tard à la restauration du grand Cirque, dont les
deux côtés avaient été
brùlés.
VI. De ses expéditions
militaires, il entreprit les unes spontanément, comme
celle contre les Cattes ; les autres, par
nécessité, comme celle contre les Sarmates, qui
avaient massacré une légion avec le commandant.
Telles furent aussi ses deux campagnes contre les Daces : la
première, pour venger la défaite du consulaire
Oppius Sabinus ; la seconde, pour venger celle de
Cornélius Fuscus, préfet de cohortes
prétoriennes, qu'il avait investi du commandement en
chef. Après plusieurs combats, mêlés de
succès et de revers, contre les Cattes et les Daces,
il célébra un double triomphe ; mais
après sa victoire sur les Sarmates, il se contenta
d'offrir à Jupiter Capitolin une couronne de lauriers.
Il termina, sans sortir de Rome et par un bonheur singulier,
la guerre civile excitée par L. Antoine, gouverneur de
la haute Germanie. Au moment même du combat, le
dégel, ayant tout à coup entraîné
les glaces du Rhin, empêcha les troupes des barbares de
venir se joindre à celles d'Antoine. Les
présages de cette victoire en
précédèrent à Rome la nouvelle ;
car, le jour même de la bataille, un aigle immense
entoura de ses ailes la statue de l'empereur, en poussant des
cris de joie ; et, quelques instants après, le bruit
de la mort d'Antoine prit une telle consistance, qu'un grand
nombre de personnes prétendirent avoir vu apporter sa
tête.
VII. Il fit beaucoup de
changements dans les usages reçus. Ainsi, il supprima
la coutume des sportules publiques, et rétablit celle
des repas réguliers. Aux quatre factions du Cirque, il
en ajouta deux autres, qu'il distingua par des
vêtements couleur de pourpre et couleur d'or. Il
interdit la scène aux bateleurs, et ne leur permit de
jouer que dans les maisons particulières. Il
défendit de châtrer les hommes, et diminua le
prix des eunuques qui étaient encore en vente chez les
marchands. Ayant remarqué, dans la même
année, une grande abondance de vin et une grande
disette de blé, et pensant que la
préférence donnée aux vignes faisait
négliger l'agriculture, il défendit d'en
planter de nouvelles en Italie, et de laisser subsister dans
les provincesplus de la moitié des anciens plants :
mais il abandonna l'exécution de cet édit. Il
rendit communes aux fils d'affranchis et aux chevaliers
romains quelques-unes des plus grandes charges de l'Etat. Il
fut défendu de réunir dans un même camp
plusieurs légions, et de recevoir dans la caisse des
dépôts militaires plus de mille sesterces par
soldat, parce qu'il croyait que L. Antoine, qui avait
profité, pour se révolter contre lui, de la
réunion de deux légions dans les mêmes
quartiers d'hiver, avait aussi compté sur l'importance
de ce dépôt. Il accorda aux soldats un
quatrième terme de payement, de trois deniers
d'or.
VIII. Il rendit la justice
avec un soin et un zèle remarquables ; quelquefois
même il donna dans le Forum, sur son tribunal, des
audiences extraordinaires. Il cassa les sentences des
centumvirs, dictées par la faveur. Il exhorta souvent
les juges récupérateurs à ne pas se
prêter aux affranchissements réclamés
sans de graves motifs. Il nota d'infamie les juges corrompus,
ainsi que leurs conseils. Il obligea les tribuns du peuple
à accuser de concussion un édile avare, et
à demander au sénat de lui nommer des juges. Il
sut si bien contenir les magistrats de Rogne et les
gouverneurs des provinces, qu'ils ne furent jamais ni plus
désintéressés ni plus justes ; la
plupart de ceux-là même, nous les avons vus
accusés, après lui, de toutes sortes de crimes.
Chargé des fonctions de la censure, il abolit l'usage
abusif de s'asseoir indistinctement, au théâtre,
sur les bancs des chevaliers ; il détruisit les
libelles répandus dans le public contre les premiers
citoyens de l'Etat et contre les femmes de distinction, et il
en flétrit les auteurs ; il chassa du sénat un
ancien questeur, trop passionné pour l'art de la
pantomime et de la danse ; il interdit aux femmes
déshonorées l'usage de la litière, et le
droit de recueillir des legs et des successions; 1 raya du
tableau des juges un chevalier romain qui avait repris sa
femme, après l'avoir répudiée et
traînée devant les tribunaux comme
adultère ; il condamna, en vertu de la loi Scantinia,
plusieurs citoyens des deux ordres ; il établit des
peines différentes, mais toujours
sévères, contre les incestes des vestales, sur
lesquels son père et son frère avaient
eux-mêmes fermé les yeux : ce fut d'abord la
peine capitale, et, plus tard, le supplice ordonné par
les anciennes lois. Il permit, par exemple, aux soeurs
Ocellata, et, après elles, à Varronilla, de
choisir leur genre de mort, et il se contenta d'exiler leurs
séducteurs. Mais la grande vestale Cornélie,
qui avait été absoute autrefois, ayant
été accusée de nouveau et convaincue, il
la fit enterrer vive ; et ses complices furent battus de
verges jusqu'à la mort, dans le Comitium,
excepté un ancien préteur, contre qui l'on
n'avait d'autre preuve qu'un aveu équivoque,
arraché par la question et les tortures, et qui fut
seulement exilé. Veillant avec un soin extrême
à ce que le respect dû aux dieux ne fût
pas impunément violé, il fit détruire
par ses soldats un tombeau qu'un de ses affranchis avait
élevé à son fils avec des pierres
destinées au temple de Jupiter Capitolin ; et il
ordonna de jeter dans la mer les cendres et les ossements qui
s'y trouvaient.
IX. Il avait, dans ses
premières années, une telle horreur pour le
sang, que s'étant rappelé, un jour, en
l'absence de son père, ce vers de Virgile
(Georg. II, 537) :
Les paisibles troupeaux
N'étaient pas égorgés pour des festins
impies,
il voulut défendre «qu'on immolât des
boeufs». Il ne fit soupçonner en lui, avant
d'arriver à l'empire et dans les premiers temps de son
règne, aucun penchant à l'avarice et à
la cupidité : il donna, au contraire, de nombreuses
marques de désintéressement et même de
libéralité. Il comblait de présents
toutes les personnes de sa suite, et ne leur recommandait
rien avec tant d'instance que d'avoir l'avarice en horreur.
Il n'acceptait pas les héritages de ceux qui avaient
des enfants : il annula même un legs du testament de
Ruscus Cépion, qui consistait en une certaine somme
que son héritier devait donner, tous les ans, à
chaque sénateur, à son entrée dans le
sénat. Il délivra de toutes poursuites
judiciaires les débiteurs dont les noms étaient
affichés au trésor depuis plus de cinq ans, et
il n'en permit contre eux le renouvellement que dans
l'année : encore imposa-t-il comme condition, à
l'accusateur qui perdrait sa cause, la peine de l'exil. Il
fit grâce, pour le passé, aux greffiers des
questeurs qui trafiquaient, selon leur habitude et
malgré la loi Clodia. Les morceaux de terre qui
étaient restés sans destination, après
le partage fait entre les vétérans, furent
laissés aux anciens possesseurs, comme par droit de
prescription. Il réprima l'ardeur des poursuites
fiscales, en déterminant des peines
sévères contre les accusateurs ; et l'on cite
de lui ce mot : «Un prince qui ne punit pas les
délateurs les encourage».
X. Mais il ne persista ni
dans sa clémence ni dans son
désintéressement ; il se porta cependant plus
vite à la cruauté qu'à l'avarice. Il fit
tuer un élève du pantomime Pâris, tout
jeune encore et alors très malade, par la seule raison
qu'il ressemblait à son maître pour la figure et
le talent. Il fit aussi périr Hermogène de
Tarse, pour quelques allusions contenues dans son histoire ;
et les copistes qui avaient écrit cet ouvrage furent
mis en croix. Un père de famille s'étant
écrié, au spectacle, «qu'un Thrèce
pouvait lutter contre un mirmillon, mais non contre la haine
de celui qui donnait les jeux», Domitien ordonna de
l'arracher de sa place, le fit traîner dans
l'arène et l'obligea de combattre contre des chiens,
avec un écriteau où on lisait : «Fauteur
des Thrèces, impie dans ses discours». Beaucoup
de sénateurs, dont quelques-uns avaient
été consuls, tels que Civicus Cérialis,
alors proconsul d'Asie, Salvidiénus Orfitus et Acilius
Glabrion, alors en exil, furent mis à mort comme
coupables de conspiration. D'autres furent tués sur
les plus légers prétextes : Elius Lamia, pour
d'anciennes plaisanteries qui l'avaient rendu suspect, et qui
étaient fort innocentes ; pour avoir dit, par exemple,
après l'enlèvement de sa femme, à
quelqu'un qui le louait sur la beauté de sa voix,
«C'est le prix de ma continence», et pour avoir
répondu à Titus, qui l'exhortait à
prendre une autre femme : «Est-ce que vous voulez aussi
vous marier ?» Salvius Coccéianus, pour avoir
célébré la naissance de l'empereur
Othon, son oncle ; Métius Pomposianus, parce qu'il
était né sous une constellation qui, disait-on,
lui promettait l'empire ; parce qu'il portait partout avec
lui une carte du monde, et les discours des rois et des
grands capitaines, extraits de Tite-Live ; enfin parce qu'il
avait donné à des esclaves les noms de Magon et
d'Annibal ; Sallustius Lucullus, commandant en Bretagne, pour
avoir permis qu'on appelât luculléennes des
lances d'une nouvelle forme ; Junius Rusticus, pour avoir
écrit l'éloge de Pétus Thraséas
et d'Helvidius Priscus, et les avoir appelés
«les plus vertueux des hommes» ; crime qui fut
cause que Domitien chassa de Rome et de l'Italie tous les
philosophes. Il fit aussi périr Helvidius le fils,
sous le prétexte que, dans un divertissement
intitulé Pâris et Oenone, il avait
censuré le divorce du prince ; et Flavius Sabinus, un
de ses cousins, parce que, le jour des comices consulaires,
le héraut, après l'élection de ce
Sabinus, l'avait, au lieu de consul, proclamé
empereur. Mais il devint plus cruel encore après sa
victoire sur Antoine. Pour découvrir les complices
cachés de son adversaire, il soumit la plupart des
autres à un nouveau genre de question et de torture :
il leur fit brûler les parties naturelles ou couper les
mains. Il n'y en eut que deux d'épargnés parmi
les plus connus, un tribun de l'ordre des sénateurs et
un centurion ; lesquels alléguèrent, pour
preuve de leur innocence, l'infamie de leurs moeurs, qui
avait dû leur ôter toute influence sur l'esprit
du chef et des soldats.
XI. Ce n'était pas
assez, pour lui, de la cruauté ; il en aimait les
ruses et les coups soudains. Il fit venir un jour, dans sa
chambre à coucher, un receveur, le força de
s'asseoir à côté de lui sur le même
coussin, le congédia plein de joie et de
sécurité, après avoir envoyé chez
lui des mets de sa table ; et, le lendemain, il le fit mettre
en croix. Quoiqu'il eût résolu la mort du
consulaire Arrétinus Clémens, l'un de ses
familiers et de ses agents, il le traita aussi bien et
même mieux qu'à l'ordinaire, lorsqu'un jour, se
promenant avec lui en litière et apercevant son
délateur, il lui dit : «Voulez-vous que demain
nous entendions ce méchant esclave ?» Se faisant
un jeu cruel des souffrances des hommes, il ne
prononçait jamais une sentence de mort sans un
préambule où il vantait la clémence ; en
sorte qu'il n'y avait pas de marque plus certaine d'une fin
terrible que l'indulgence du prince. Il avait fait amener
devant le sénat quelques citoyens accusés de
lèse-majesté, en disant «qu'il
éprouverait, ce jour-là, le zèle de
cette assemblée pour sa personne» ; aussi
furent-ils condamnés au supplice
déterminé par les lois anciennes.
Effrayé lui-même de l'atrocité de la
peine, il voulut en prévenir le mauvais effet, et il
intercéda pour eux en ces termes (car il n'est pas
indifférent de les rapporter ) : «Permettez-moi,
pères conscrits, de réclamer de votre
dévouement pour moi une chose qui, je le sais, me sera
difficilement accordée : c'est que les
condamnés puissent choisir leur genre de mort. Vous
vous épargnerez ainsi un affreux spectacle, et tout le
monde comprendra que j'assistais au
sénat».
XII. Epuisé par les
frais énormes de ses constructions et de ses
spectacles, et par l'augmentation faite à la solde, il
imagina, pour soulager le trésor militaire, de
diminuer le nombre des soldats. Mais voyant que cette mesure
l'exposait aux invasions des barbares, sans lui rendre moins
lourdes les autres charges, il ne chercha plus que des
occasions de rapine. Les biens des vivants et des morts
étaient partout saisis, quel que fût le
délateur, quelle que fût l'accusation ; il
suffisait d'être accusé par quelqu'un de la
moindre action, du moindre mot contre la majesté du
prince. On confisquait pour lui les héritages qui lui
étaient le plus étrangers, si une personne, une
seule, affirmait avoir entendu dire au défunt, quand
il vivait, «que César était son
héritier». L'impôt qu'on poursuivait avec
le plus de rigueur était celui dont se composait le
trésor judaïque ; et l'on dénonçait
de partout au fisc ceux qui, sans en avoir fait profession,
vivaient dans la religion juive, ou qui, dissimulant leur
origine, ne payaient pas le tribut imposé à
leur nation. Je me souviens d'avoir vu, dans mon jeune
âge, un receveur visiter, devant une foule de
témoins, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, pour
savoir s'il était circoncis. Domitien montra,
dès sa jeunesse, beaucoup de présomption et
d'orgueil. Aucune retenue dans sa conduite, aucune dans ses
discours. Cénis, la concubine de son père, lui
offrant, à son retour d'Istrie, le baiser d'usage, il
lui tendit la main. Trouvant très mauvais que le
gendre de son frère eût aussi des serviteurs
habillés de blanc, il s'écria en grec :
«Il n'est pas bon qu'il y ait plusieurs
maîtres».
XIII. A peine sur le
trône, il osa se vanter, dans le sénat,
«d'avoir donné l'empire à son père
et à son frère, qui n'avaient fait que le lui
rendre». Quand il reprit sa femme, après son
divorce, il se servit, pour dire qu'il la rappelait dans son
lit, de l'expression consacrée pour la couche des
dieux. Le jour où il donna un festin au peuple, il
témoigna une grande joie en entendant crier dans
l'Amphithéâtre : «Bonheur à notre
maître et à notre maîtresse !» Aux
jeux Capitolins, l'assemblée tout entière lui
ayant demandé la réhabilitation de Palfurius
Sura, naguère expulsé du sénat et qui
venait de remporter le prix d'éloquence, il ne daigna
même pas répondre, et commanda le silence par la
voix du héraut. Il poussa aussi l'arrogance
jusqu'à dicter, pour le service de ses intendants, une
formule épistolaire ainsi conçue : «Notre
maître et notre dieu le veut et l'ordonne». Ce
fut, depuis ce temps-là, une règle de ne pas
l'appeler autrement, qu'on eût à lui
écrire ou à lui parler. Il ne permit de lui
ériger dans le Capitole que des statues d'or ou
d'argent, d'un poids déterminé. Il fit
élever, dans les différents quartiers de Rome,
tant de portes monumentales et d'arcs de triomphe, avec des
chars et des trophées militaires, que quelqu'un
écrivit en grec sur un de ces monuments : «C'est
assez». Il fut dix-sept fois consul, ce qui
était sans exemple, et notamment sept fois de suite ;
mais, le plus souvent, il ne le fut que de nom. De tous ces
consulats, il n'en garda aucun au delà des calendes de
mai, et plusieurs, que jusqu'aux ides de janvier.
Après ses deux triomphes, il prit le surnom de
Germanique, et il appela de ses deux noms, Germanique
et Domitien, les mois de septembre et d'octobre ; le premier,
parce que c'était l'époque de son
avénement au trône ; le second, parce que
c'était le mois où il était
né.
XIV. Devenu odieux et
redoutable à tous, il succomba enfin sous une
conspiration de ses amis, de ses affranchis intimes, et
même de sa femme. Il avait, depuis longtemps, des
pressentiments sur l'année et le jour où il
devait cesser de vivre, et même sur l'heure et le genre
de sa mort. Des Chaldéens lui en avaient
prédit, dès sa jeunesse, toutes les
circonstances ; et son père le voyant un jour,
à table, refuser des champignons, l'en railla tout
haut, et lui dit que c'était plutôt le fer qu'il
devait craindre, s'il connaissait sa destinée.
Toujours inquiet et tremblant, il éprouvait, aux
moindres soupçons, d'incroyables terreurs ; et le
principal motif qui l'empêcha de faire exécuter
l'édit ordonnant de couper les vignes, ce fut, dit-on,
la lecture d'un certain écrit répandu dans
Rome, et où se trouvaient ces deux vers grecs :
Va, coupe tous les ceps, tu n'empêcheras
pas
Qu'on ait assez de vin pour boire à ton
trépas.
La même crainte lui fit refuser l'offre d'un honneur
extraordinaire, imaginé par le sénat, qui le
savait fort avide de ces sortes de distinctions :
c'était, disait le décret, que toutes les fois
qu'il serait consul, des chevaliers romains,
désignés par le sort, le
précéderaient revêtus de la
trabée, et la lance militaire à la main, entre
les licteurs et les appariteurs. A mesure que le moment du
péril approchait, Domitien sentait redoubler son
épouvante. Il fit garnir les galeries où il se
promenait de ces pierres transparentes appelées
phengites, dont la surface polie, réfléchissant
les objets, lui permettait de voir tout ce qui se passait
derrière lui. D'ordinaire, il n'interrogeait les
prisonniers que seul et en secret ; il tenait même dans
ses mains le bout de leurs chaînes. Afin de prouver
à ceux qui le servaient que l'on ne doit jamais
attenter aux jours de son maître, même dans une
bonne intention, il condamna à la peine capitale son
secrétaire Epaphrodite, qui passait pour avoir
aidé Néron, alors abandonné de tout le
monde, à se donner la mort.
XV. Enfin, il attendit
à peine que Flavius Clémens, son cousin
germain, fût sorti du consulat, pour le faire
périr, sur le soupçon le plus frivole, quoique
ce fût un homme d'une incapacité notoire, et que
l'empereur eût choisi ses fils, encore enfants, pour
ses successeurs ; il leur avait même fait quitter, dans
cette pensée, leur premier nom, et donné
à l'un celui de Vespasien, à l'autre celui de
Domitien. Cette cruauté contribua surtout à
hâter sa fin. Pendant huit mois consécutifs il
tonna si souvent dans toutes les parties de l'empire,
qu'à la fin il s'écria, entendant le bruit de
la foudre : «Eh bien ! qu'elle frappe qui elle
voudra». Elle tomba sur le Capitole et sur le temple de
la famille Flavia, ainsi que sur le palais de l'empereur et
jusque dans sa chambre à coucher. L'inscription de sa
statue triomphale fut même arrachée par la
tempête, et jetée sur un tombeau voisin. Un
arbre qui, renversé par le vent, s'était
relevé à l'approche de Vespasien, avant son
avénement au trône, retomba tout d'un coup avec
fracas. La Fortune de Préneste, à qui, pendant
tout le temps de son règne, il s'était
recommandé au commencement de chaque année, et
qui lui avait toujours fait des réponses favorables,
lui en fit d'effrayantes pour la dernière, et parla
même de sang. Il rêva que Minerve, déesse
à laquelle Il avait voué un culte particulier,
sortait de son sanctuaire, en lui disant qu'elle ne pouvait
plus le protéger, Jupiter lui ayant ôté
les armes des mains. Mais rien ne lui fit plus d'impression
que la réponse et le sort de l'astrologue
Asclétarion, qui avait prédit la mort de
l'empereur. Il le fit venir ; et celui-ci ne se
défendant pas d'avoir divulgué ce que son art
lui avait appris, Domitien lui demanda quelle serait sa fin
à lui-même. L'astrologue répondit
«que, sous peu, il serait déchiré par des
chiens». Domitien le fit égorger sur-le-champ ;
et, pour mieux prouver combien ses prédictions
étaient vaines, il ordonna de l'ensevelir avec le plus
grand soin. Cet ordre s'exécutait, quand il survint
une tempête qui dispersa les apprêts
funéraires ; des chiens déchirèrent
alors le cadavre à demi brûlé, et le mime
Latinus, que le hasard avait rendu témoin de ce fait,
le raconta le soir au souper de Domitien, parmi les autres
nouvelles du jour.
XVI. La veille de sa mort,
on lui apporta des truffes, qu'il fit garder pour le
lendemain, en disant : «Si j'y suis» ; puis, se
tournant vers ceux qui l'entouraient, il ajouta «que,
le jour suivant, la lune serait ensanglantée dans le
signe du Verseau, et qu'il arriverait un
événement dont toute la terre
s'entretiendrait». Il fut saisi, au milieu de la nuit,
d'une telle épouvante, qu'il sauta de son lit.
Dès le matin, il entendit et condamna à mort un
aruspice qu'on lui avait envoyé de Germanie, parce
qu'il avait prédit, sur la foi d'un éclair, une
révolution dans l'empire. Domitien, en grattant un peu
trop fort une verrue qu'il avait au front, fit venir le sang
et s'écria : «Plût au ciel que c'en
fût assez !» Alors il demanda l'heure, et, au
lieu de la cinquième, qu'il redoutait, on eut soin de
lui annoncer la sixième. Il montra une grande joie,
comme si le danger eût été passé,
et il allait entrer dans le, bain, lorsque Parthénius,
préposé au service de sa chambre, l'en
empêcha en lui disant qu'un homme, qui avait à
lui révéler des choses d'importance, deniandait
à lui parler sans délai. L'empereur, ayant fait
retirer tout le monde, rentra dans sa chambre, et c'est
là qu'il fut tué.
XVII. Voici à peu
près ce que l'on sut de cette conjuration et de la
manière dont périt Domitien. Les
conjurés ne sachant ni où ni comment ils
l'attaqueraient, si ce serait à table ou au bain,
Stéphanus, intendant de Domitilla et alors
accusé de malversation, leur offrit ses conseils et
son bras. Pour détourner les soupçons, il
feignit d'avoir une blessure au bras gauche, et le porta,
pendant plusieurs jours, entouré de laine et de
bandages. Le moment venu, il y cacha un poignard, et fit
demander une audience à l'empereur, pour lui
dénoncer une conspiration. Il fut introduit ; et
tandis que Domitien lisait, tout effrayé,
l'écrit qu'il venait de lui remettre, Stéphanus
lui perça le bas-ventre. L'empereur, blessé,
cherchait à se défendre, lorsque Clodianus,
légionnaire émérite, Maxime, affranchi
de Parthénius, Saturius, décurion des valets de
chambre, et quelques gladiateurs, fondirent sur lui, et le
frappèrent de sept coups de poignard. Le jeune esclave
chargé du soin de l'autel des dieux Lares, dans la
chambre impériale, se trouvait là au moment du
meurtre, et raconta que Domitien, en recevant la
première blessure, lui avait ordonné d'aller
prendre un poignard caché sous son chevet et d'appeler
ses gardes ; mais qu'il n'avait trouvé, à la
tête du lit, que le manche du poignard, et partout que
des portes fermées ; que, pendant ce temps, Domitien,
qui avait saisi et terrassé Stéphanus,
soutenait contre lui une lutte acharnée,
s'efforçant, quoiqu'il eût les doigts
coupés, tantôt de lui arracher son arme,
tantôt de lui crever les yeux. Il fut tué le
quatorze des calendes d'octobre, dans la
quarante-cinquième année de son âge et la
quinzième de son règne. Son cadavre fut
emporté dans un mauvais cercueil par les mercenaires
qui enlèvent, la nuit, ceux du peuple. Mais sa
nourrice Phyllis lui rendit les derniers devoirs dans sa
maison de campagne sur la voie Latine ; elle porta
secrètement ses restes dans le temple de la famille
Flavia, et les joignit aux cendres de Julie, fille de Titus,
qu'elle avait élevée aussi.
XVIII. Domitien était
d'une haute taille, il avait le visage modeste, le teint
coloré, les yeux grands, mais faibles ; il
était beau et bien fait de sa personne, surtout dans
sa jeunesse, excepté pourtant qu'il avait les doigts
des pieds trop courts. A ce défaut s'en joignirent
d'autres plus tard : une tête chauve, un ventre
énorme et des jambes extrêmement grêles,
qu'une longue maladie avait encore amaigries. Il savait si
bien quel avantage il pouvait tirer de l'air de modestie
empreint sur sa figure, qu'il dit, un jour, dans le
sénat : «Certes, mon caractère et mon
visage ont dû, jusqu'à présent, vous
plaire». Il était si fâché
d'être chauve, qu'il prenait pour une offense
personnelle les plaisanteries ou les reproches qu'on en
faisait devant lui à ceux qui l'étaient aussi.
Toutefois, dans un petit traité sur le soin de la
chevelure, publié par lui avec une dédicace
à un de ses amis, dans laquelle il cherchait à
se consoler avec lui, il lui dit, après avoir
cité ce vers grec :
Ne vois-tu pas combien ma taille est grande et belle ?
«Mais le même sort est réservé
à mes cheveux, et je les vois avec résignation
vieillir avant moi. Sache qu'il n'y a rien de si
agréable, mais rien de si passager, que la
beauté».
XIX. Ne pouvant souffrir la
moindre fatigue, il n'allait guère à pied dans
Rome, et presque jamais à cheval pendant la guerre et
dans les marches ; c'était le plus souvent en
litière. Sans aucun goût pour le maniement des
armes, il en avait beaucoup pour l'exercice de l'arc. On le
vit maintes fois, dans le voisinage d'Albe, tuer à
coups de traits des centaines de bêtes féroces,
et même ficher d'une main sûre, dans la
tête de quelques-unes d'elles, deux flèches qui
figuraient deux cornes. Quelquefois aussi, un enfant se
plaçait à une grande distance, tenant la main
droite ouverte, en guise de but ; et, avec une adresse
merveilleuse, Domitien faisait passer toutes ses
flèches entre ses doigts, sans le toucher.
XX. Il négligea sur
le trône les études libérales, quoiqu'il
eût réparé à grands frais des
bibliothèques incendiées, qu'il eût fait
rechercher partout de nouveaux exemplaires des ouvrages
perdus, et qu'il eût même envoyé
jusqu'à Alexandrie pour en tirer avec soin des copies.
Jamais il n'ouvrit un livre d'histoire ou de poésie,
ni ne soigna son style, même dans les occasions
importantes. Excepté les Mémoires et les actes
de l'empereur Tibère, il ne lisait rien. Ses lettres,
ses discours et ses édits, il les donnait à
faire à un autre. Toutefois, son langage
n'était pas dépourvu d'élégance,
ni sa conversation, de mots remarquables : «Je
voudrais, dit-il un jour, être aussi beau que
Métius croit l'être». Il dit, une autre
fois, d'un homme dont les cheveux roux grisonnaient :
«C'est du vin doux sur de la neige». Il disait
souvent : «Quelle misérable condition que celle
des princes ! On ne les croit sur les complots de leurs
ennemis que quand ils en ont péri
victimes».
XXI. Dans ses moments de
loisir, il jouait aux dés : il y jouait aussi les
jours de fête et dès le matin. Il se baignait
dès qu'il faisait jour, et mangeait beaucoup à
son premier repas ; en sorte qu'à celui du soir il ne
prenait habituellement qu'une pomme de Matius, et ne buvait
qu'une petite fiole de vieux vin. Ses festins, et il en
donnait souvent, étaient splendides, mais fort courts
: il ne les prolongeait jamais au delà du coucher du
soleil, et, au lieu de faire ensuite la collation de nuit, il
se promenait seul, jusqu'à l'heure de son sommeil,
dans un lieu retiré.
XXII. Il avait trop de
passion pour les plaisirs de l'amour, qu'il appelait
«sa gymnastique de lit», les mettant au rang des
exercices du corps. Il s'amusait, à ce qu'on
prétend, à épiler lui-même ses
concubines, et il se baignait avec les plus viles
prostituées. Marié à Domitia, il refusa
obstinément d'épouser la fille, encore vierge,
de son frère ; et dès qu'elle fut
l'épouse d'un autre, il la séduisit, du vivant
même de Titus. Quand elle eut perdu son père et
son époux, il montra pour elle une passion des plus
violentes : il fut même cause de sa mort, en la
contraignant de se faire avorter.
XXIII. La mort de Domitien,
que le peuple apprit avec indifférence, mit les
soldats en fureur : ils voulurent, dans le moment même,
le faire proclamer divin, et il ne leur manqua, pour le
venger de suite, que des chefs qui consentissent à les
conduire. Ils persistèrent cependant à exiger
le supplice des meurtriers, et ne tardèrent pas
à l'obtenir. Les sénateurs, au contraire,
furent au comble de la joie : ils accoururent tous dans la
salle de leurs séances, et chacun d'eux lui prodigua,
aux acclamations de tous les autres, les injures les plus
cruelles. S'étant fait ensuite apporter des
échelles, ils arrachèrent ses bustes et les
boucliers de ses triomphes, et ils les brisèrent
contre terre ; enfin l'on décréta que ses
titres honorifiques seraient anéantis partout, et sa
mémoire abolie. Peu de mois avant qu'il fût
tué, une corneille, perchée sur le Capitole,
avait dit en grec : «Tout ira bien» ; prodige qui
fit faire aussitôt les vers suivants :
L'oiseau qu'on vit perché sur le mont
Tarpéien
N'a pas dit : Tout est bien ; il a dit : sera bien.
Domitien lui-même rêva, dit-on, qu'il lui poussait derrière le cou une bosse d'or, et il en conclut que l'empire serait après lui dans un état plus heureux et plus florissant ; ce qui ne tarda pas à se vérifier, grdce au désintéressement et à la modération des princes qui lui succédèrent.
Traduit par Théophile Baudement (1845)