I. Prodiges qui annoncèrent l'extinction de la race des Césars. - II. Origine de Galba. - III. Etymologies diverses de ce surnom. Les ancêtres de cet empereur. - IV. Sa naissance. Des présages lui promettent l'empire. - V. Il refuse la main d'Agrippine. Son crédit auprès de Livie. - VI. Ses dignités. Son commandement en Germanie. - VII. Son crédit auprès de Claude. Son proconsulat en Afrique. - VIII. Ses récompenses. Son commandement en Espagne. Des prodiges l'appellent au trône. - IX. Inégalité de sa conduite dans son gouvernement d'Espagne. Il accepte le rôle de libérateur du monde. De nouveaux prodiges ont lieu en sa faveur. - X. Il est salué empereur. Ses dangers. - XI. Il se met en marche et se défait de ses ennemis. - XII. Son avarice et sa cruauté. - XIII. Il reçoit à Rome un mauvais accueil. - XIV. Il se laisse entièrement gouverner par trois courtisans. - XV. Il révoque toutes les libéralités de Néron. Ses affranchis disposent de tout. - XVI. Il s'aliène tous les esprits. L'armée de la Haute-Germanie donne le signal de la révolte. - XVII. Il adopte Pison. Conspiration d'Othon. - XVIII. Des présages lui annoncent sa fin. - XIX. Sa mort. - XX. Son cadavre est laissé dans le Forum. On lui coupe la tête. Sa sépulture. - XXI. Son portrait. - XXII. Ses vices. - XXIII. Le sénat lui décrète une statue ; décret révoqué par Vespasien. -
I. La race des
Césars s'éteignit en Néron ;
événement qu'avaient annoncé plusieurs
présages, mais surtout deux, encore plus
évidents que les autres. Livie, peu de temps
après son mariage avec Auguste, se rendait à sa
maison de Véies, lorsqu'un aigle, volant au-dessus
d'elle, laissa tomber sur ses genoux une poule blanche qu'il
venait de saisir, et qui tenait encore dans son bec une
branche de laurier. Livie fit nourrir la poule et planter le
rameau. La poule donna tant de poussins, que cette maison en
reçut le nom, qui lui est resté, de maison
aux poules ; et le plant vint si bien, que les
Césars y cueillirent, dans la suite les lauriers de
leurs triomphes, mais en ayant toujours soin, la
cérémonie terminée, de ies replanter
dans le même endroit. On observa qu'un peu avant la
mort de chaque empereur, l'arbuste planté par lui
dépérissait ; or, pendant la dernière
année du règne de Néron, tout le plant
se dessécha jusqu'aux racines, et toutes les poules
périrent. Bientôt après, le palais des
Césars fut frappé de la foudre, les têtes
de leurs statues tombèrent toutes à la fois, et
le sceptre d'Auguste iui fut arraché des mains.
II. Galba, successeur de
Néron, ne tenait par aucun lien de famille à la
maison des Césars ; mais il était d'une haute
noblesse, et d'une race aussi ancienne qu'illustre. Il
prenait, dans les inscriptions de ses statues, le titre
d'ARRIERE-PETIT-FILS DE Q. CATULUS CAPITOLINUS ; et empereur,
il exposa, dans le vestibule du palais, un tableau
généalogique où il faisait remonter
à Jupiter son origine paternelle, et à
Pasiphaé, femme de Minos, son origine du
côté de sa mère.
III. Il serait trop long de
rappeler tous les honneurs accordés à ses
ancêtres : je me bornerai à dire un mot de sa
famille. On ignore quel est le premier des Sulpicius qui
porta le surnom de Galba, et à quelle occasion. Ce
fut, selon les uns, pour avoir incendié, avec des
torches enduites de galbanum, une ville d'Espagne qui
avait résisté à un long siège ;
selon d'autres, parce que, dans une maladie chronique, il fit
un usage fréquent de galbéum, topique
ordinairement enveloppé dans de la laine ;
d'après ceux-ci, parce qu'il était fort gras,
ce qui s'exprime en gaulois par le mot galba ; enfin,
d'après ceux-là, parce que, étant au
contraire fort maigre, il fut comparé à ces
petits vers qui naissent dans le chêne et qu'on appelle
galbae. L'illustration de cette famille commence au
consulaire Servius Galba, l'homme le plus éloquent de
son temps. Envoyé en Espagne après sa
préture, il fit, dit-on, massacrer par trahison trente
mille Lusitaniens, et fut cause de la guerre de Viriathe. Son
petit-fils, irrité de se voir refuser le consulat par
Jules César, dont il avait été le
lieutenant en Gaule, entra dans la conspiration de Cassius et
de Brutus, et fut condamné, pour ce fait, en vertu de
la loi Pédia. De celui-là sont nés
l'aïeul et le père de l'empereur Galba.
L'aïeul, plus illustre par ses travaux que par ses
dignités, ne s'éleva pas au-dessus de la
préture, et il publia un ouvrage historique assez
volumineux et plein d'intérêt. Le père,
après avoir été consul, fut un avocat
laborieux, d'ailleurs médiocrement éloquent,
petit de taille et bossu. Il eut d'abord pour femme Mummia
Achaïca, petite-fille de Catulus, et
arrière-petite-fille de L. Mummius, qui
détruisit Corinthe. Il épousa ensuite Livia
Ocellina, aussi riche que belle, qui, dit-on, le rechercha
elle-même à cause de sa noblesse, et avec plus
d'ardeur encore depuis le jour où, pressé par
ses instances, il retira ses vêtements à
l'écart et lui fit voir sa difformité, pour
éviter le reproche de l'avoir trompée. Il eut
d'Achaïca deux fils, Caïus et Servius. Caïus,
l'aîné des deux, fut obligé de quitter
Rome, où il s'était ruiné ; et
Tibère s'étant opposé à ce qu'il
tirât au sort, à son tour, un gouvernement
proconsulaire, il se donna la mort.
IV. L'empereur Serv. Galba
naquit sous le consulat de M. Valérius Messala et de
Cn. Lentulus, le neuf des calendes de janvier, dans une villa
située sur une colline près de Terracine,
à gauche en allant à Fondi. Adopté par
sa belle-mère, il prit le nom de Livius et le surnom
d'Ocella. Il changea aussi de prénom, et se fit alors
appeler Lucius, au lieu de Servius, jusqu'à son
avénement à l'empire. Un jour, dit-on, qu'il
était allé saluer Auguste avec d'autres enfants
de son âge, ce prince lui dit en grec, en caressant sa
petite joue : «Et toi aussi, mon enfant, tu
goûteras du pouvoir». Lorsqu'on apprit à
Tibère que Galba devait régner, mais dans un
âge fort avancé, «Qu'il vive donc, dit
l'empereur ; ce n'est pas moi que cela regarde». Comme
son aïeul faisait un sacrifice pour conjurer la foudre,
un aigle lui enleva des mains les entrailles de la victime,
et les porta sur un chêne chargé de glands. La
réponse des augures fut que ce présage
promettait l'empire à sa famille, mais dans un temps
éloigné : «Oui, dit-il en riant, lorsque
les mules mettront bas». Aussi, lorsque Galba
médita la conquête du trône, rien ne lui
donna plus de confiance que de voir une mule pleine ; et,
tandis que tout le monde repoussait ce présage comme
sinistre, lui seul l'accepta comme heureux, se rappelant le
sacrifice et la repartie de son aïeul. Il venait de
prendre la toge virile, quand il rêva que la Fortune
lui disait : «Je suis lasse d'attendre à ta
porte ; et si tu ne me reçois au plus tôt, je
deviendrai la proie du premier qui se
présentera». A son réveil, il ouvrit son
vestibule, et trouva sur le seuil une statue d'airain de plus
d'une coudée ; c'était celle de cette
déesse. Il l'emporta dans ses bras à Tusculum,
où il avait coutume de passer l'été ; il
la consacra dans le sanctuaire de ses divinités
domestiques, lui voua un sacrifice par mois et une veille par
an. Jeune encore, il maintint rigoureusement un usage aboli
partout dans Rome, excepté dans sa famille, et qui
consistait à recevoir deux fois le jour ses affranchis
et ses esclaves, lesquels se présentaient tous
ensemble à l'heure de son lever et de son coucher,
pour lui souhaiter, chacun à son tour, le bonjour et
le bonsoir.
V. La jurisprudence est une
des sciences qu'il cultiva le plus assidûment. Il
s'était marié ; mais ayant perdu sa femme
Lépida et deux filles qu'il avait eues d'elle, il
garda le célibat, et ne voulut désormais
entendre à aucun mariage. Il refusa même
Agrippine, devenue libre par la mort de Domitius, et qui,
avant qu'il fût veuf, lui avait fait des avances
telles, que la mère de Lépida lui en adressa de
vifs reproches dans une réunion de femmes, et
s'emporta jusqu'à la frapper. Il montra une estime
particulière pour Livie, femme d'Auguste, dont la
faveur, tant qu'elle vécut, lui donna beaucoup de
crédit, et dont le testament, quand elle fut morte,
faillit l'enrichir. Elle l'avait inscrit parmi ses principaux
héritiers, pour cinquante millions de sesterces ; mais
la somme étant écrite en chiffres et non en
toutes lettres, Tibère réduisit ce legs
à cinq cent mille sesterces, que Galba ne toucha
même pas.
VI. Il parvint aux honneurs
avant l'âge fixé par les lois. Pendant les jeux
Floraux, qu'il célébra comme préteur, il
donna le spectacle, encore nouveau, d'éléphants
dansant sur la corde. Il gouverna la province d'Aquitaine
pendant près d'un an ; puis il fut, six mois, consul
ordinaire. Le hasard voulut qu'il succédât, dans
cette dignité, à Cn. Domitius, père de
Néron, et qu'il eût lui-même pour
successeur Salvius Othon, père d'Othon l'empereur ; ce
qui était comme un présage de l'avenir, le
règne de Galba étant placé entre ceux de
leurs fils. Il fut ensuite envoyé en Germanie par
Caligula, pour remplacer Gétulicus. Le lendemain de
son arrivée, il fit cesser les applaudissements
qu'excitait sa présence à un spectacle
solennel, et un ordre du jour enjoignit aux soldats «de
tenir leurs mains sous leurs manteaux». Aussi ne fit-on
plus que chanter dans le camp :
Soldat, fais ton métier, ou
crains l'orge et l'amende :
Gétulicus est loin ; c'est Galba qui commande.
Il leur interdit absolument les demandes de congés
; il exerça par un travail assidu les
vétérans et les recrues ; il repoussa les
barbares, qui avaient pénétré jusque
dans la Gaule ; et Caligula, présent à cette
expédition, fut si content de son armée et de
lui, que, parmi les innombrables troupes levées dans
toutes les provinces, les siennes reçurent le plus de
récompenses et de témoignages de satisfaction.
Galba se fit particulièrement remarquer en dirigeant,
un bouclier à la main, les évolutions
militaires, et en suivant, l'espace de vingt mille pas, la
voiture de l'empereur.
VII. Après le meurtre
de Caligula, on le pressa généralement de
saisir cette occasion ; mais il préféra le
repos. Claude lui en sut si bon gré, qu'il le mit au
nombre de ses meilleurs amis ; et il eut pour lui une telle
considération, que l'expédition de Bretagne fut
retardée à cause d'une légère
indisposition qui lui était survenue le jour
même du départ. Il fut, deux ans, proconsul
d'Afrique : on l'avait choisi, sans consulter le sort, pour
pacifier cette province, inquiétée par les
barbares et troublée par des divisions intestines. Il
y réussit entièrement, grâce à la
sévérité, à la justice qu'il
montra jusque dans les plus petites choses. Dans une
expédition où il y avait disette de vivres, un
soldat ayant vendu pour cent deniers un boisseau de froment
qui lui restait de sa provision, Galba défendit aux
autres de lui fournir aucun aliment, quelque besoin qu'il en
pût avoir ; et ce soldat mourut de faim. Deux plaideurs
s'étaient présentés à son
tribunal, se disputant la propriété d'une
bête de somme : les preuves étaient, de part et
d'autre, équivoques, les témoignages suspects,
la vérité difficile à découvrir.
Il décida que l'animal serait conduit, la tête
couverte, à un lac où il avait coutume de
s'abreuver ; que là on lui ôterait ce voile, et
qu'il appartiendrait à celui des deux vers lequel il
se dirigerait de lui-même.
VIII. Les services qu'il
rendit alors en Afrique, et ceux qu'il avait autrefois rendus
en Germanie, furent récompensés par les
ornements triomphaux et par un triple sacerdoce, les
collèges des quindécemvirs, des prêtres
Titiens et des prêtres d'Auguste se l'étant
agrégé. Depuis ce temps-là jusque vers
la moitié du règne de Néron, il
vécut à peu près dans la retraite, ne
sortant jamais de chez lui, même pour se promener, sans
se faire suivre d'un fourgon où il y avait un million
de sesterces en or. Il était à Fondi, quand on
lui offrit le gouvernement de l'Espagne Tarragonaise. Il
arriva, comme il sacrifiait dans un temple, à son
entrée dans cette province, que les cheveux
blanchirent tout à coup à un enfant qui tenait
l'encens ; et ce prodige fut interprété comme
le présage d'un grand changement, dans lequel on
verrait un vieillard succéder à un jeune homme,
c'est-à-dire Galba à Néron. Peu de temps
après, la foudre tomba dans un lac du pays des
Cantabres et l'on y trouva douze haches ; signe manifeste de
la souveraine puissance.
IX. Sa conduite dans ce
gouvernement qui dura huit années, fut pleine
d'inégalité. Il montra d'abord beaucoup
d'ardeur et de vigilance, et même une
sévérité excessive dans la
répression des délits. Ainsi, il ordonna de
couper les mains à un changeur infidèle, et de
les clouer sur son comptoir : il fit mettre en croix un
tuteur qui avait empoisonné son pupille, dont les
biens lui étaient substitués ; et le coupable
invoquant les lois et ses priviléges de citoyen
romain, Galba, comme pour adoucir par quelque distinction
l'horreur de son supplice, lui fit dresser une croix peinte
en blanc et beaucoup plus grande que les autres. Mais il
tomba peu à peu dans le relâchement et la
mollesse, afin de ne point donner d'ombrage à
Néron, «et parce que, disait-il, on ne peut
obliger personne à rendre compte de son
inaction». Il présidait à
Carthagène l'assemblée provinciale, quand il
apprit le soulèvement des Gaules, le lieutenant
d'Aquitaine lui ayant envoyé demander du secours. Il
reçut ausei des lettres de Vindex, qui l'engageait
«à se déclarer le libérateur et le
chef de l'univers». Il ne balança pas longtemps,
et, poussé par la crainte autant que par
l'espérance, il accueillit cette proposition. Il
avait, en effet, surpris un ordre envoyé
secrètement par Néron à ses agents pour
le tuer, et il s'assurait dans les plus heureux auspices,
dans les présages les plus certains, mais surtout dans
les prédictions d'une vierge appartenant à une
noble famille ; prédictions qui lui inspiraient
d'autant plus de confiance que le prêtre de Jupiter
Clunien, averti par un songe, venait de retirer du sanctuaire
le même oracle, prononcé aussi par une jeune
devineresse, deux cents ans auparavant. Le sens de cet oracle
était «qu'il viendrait de l'Espagne un homme qui
serait le maître du monde».
X. Il monta donc sur son
tribunal, comme pour procéder à un
affranchissement. Alors, faisant placer devant lui les
portraits de la plupart des citoyens condamnés et
tués par Néron, et montrant à la
multitude un jeune homme d'une noble origine, qu'il avait
fait venir exprès de la plus proche des îles
Baléares où il était exilé, il
déplora les maux de ce règne. Salué
EMPEREUR, il déclara ne vouloir être que
«le lieutenant du sénat et du peuple
romain». Il annonça ensuite que le cours de la
justice était interrompu, et il leva, parmi le peuple
de sa province, des légions et des troupes
auxiliaires, pour renforcer son armée, qui
n'était que d'une légion, de deux escadrons et
de trois cohortes. Il créa une espèce de
sénat composé de vieillards d'une
expérience consommée, pour
délibérer avec eux, dans l'occasion, sur les
affaires importantes ; et il choisit dans l'ordre des
chevaliers des jeunes gens qui, sans perdre le droit de
porter l'anneau d'or, devaient, sous le nom d'evocati,
faire un service militaire dans ses appartements. Il fit
répandre aussi des proclamations dans les autres
provinces, engageant tout le monde à se réunir
dans un même sentiment, et à servir, chacun
selon ses moyens, la cause commune. Vers le même temps
on trouva, en fortifiant une ville dont il voulait faire sa
place d'armes, un anneau d'un travail antique, et dont la
pierre représentait une Victoire avec un
trophée. On vit aussi un navire d'Alexandrie aborder
à Dertosa, chargé d'armes, sans pilote, sans
matelots, sans passagers ; et personne alors ne douta que son
entreprise n'eût la justice pour cause et les dieux
pour appui. Mais un événement imprévu
faillit tout perdre aussitôt. Comme il s'approchait du
camp, un des deux corps de cavalerie, se repentant d'avoir
violé ses serments, résolut de l'abandonner et
ne fut retenu dans le devoir qu'avec beaucoup de peine. En
outre, quelques esclaves, dont un affranchi de Néron
lui avait fait présent après les avoir
dressés au meurtre, allaient le tuer dans une rue
étroite par où il se rendait au bain, si, les
entendant s'exhorter à saisir l'occasion, et leur
ayant demandé de quelle occasion ils parlaient, il ne
leur eût arraché par la torture l'aveu de leur
crime.
XI. A tant de périls
se joignit la mort de Vindex, qui le consterna au point que,
se croyant perdu sans ressource, il fut près de
renoncer à la vie. Mais rassuré par les
nouvelles de Rome, qui lui apprirent que Néron
était mort, et que partout on lui avait juré
fidélité, il quitta le titre de LIEUTENANT pour
celui de CESAR. Et se mit alors en marche, vêtu de la
cotte d'armes des chefs militaires, avec un poignard suspendu
au cou et retombant sur sa poitrine. Il ne reprit la toge
qu'après la défaite de ceux qui lui dispulaient
l'empire, c'est-à-dire du préfet du
prétoire Nymphidius Sabinus à Rome, et des
lieutenants Fontéius Capito en Germanie, et Clodius
Macer en Afrique.
XII. Il arrivait
précédé d'une réputation
d'avarice et de cruauté qui lui venait de ce qu'il
avait imposé de lourds tributs, dans les Espagnes et
dans les Gaules, aux villes qui avaient trop tardé
à se déclarer pour lui ; de ce qu'il en avait
même puni quelques-unes par la destruction de leurs
murailles ; de ce qu'il avait fait exécuter par la
main du bourreau leurs chefs militaires et civils, avec leurs
femmes et leurs enfants ; de ce que les Tarragonais lui ayant
offert une couronne d'or du poids de quinze livres,
tirée d'un ancien temple de Jupiter, il l'avait fait
fondre, et qu'y trouvant trois onces de moins, il en avait
exigé le paiement. Cette réputation se fortifia
et s'accrut dès les premiers jours de son
entrée à Rome. En effet, il voulut
réduire à leur première condition de
simples rameurs les soldats de marine, à qui
Néron avait donné le rang de
légionnaires ; et comme ils résistaient
à ses ordres et réclamaient avec énergie
leur aigle et leurs enseignes, il les fit disperser par un
corps de cavalerie, et ensuite il les décima. Il
licencia la cohorte germaine que les Césars avaient
autrefois formée pour la garde de leur personne, et
dont la fidélité était demeurée
inébranlable au milieu de toutes les épreuves :
il renvoya même ces soldats dans leur patrie sans
aucune récompense, les accusant d'être
dévoués à Cn. Dolabella, dont les
jardins étaient voisins de leur camp. On racontait de
lui des traits d'avarice, vrais ou faux, qui le rendaient
ridicule : qu'il avait poussé un profond soupir en
voyant sa table abondamment servie ; que son intendant lui
ayant, un jour, présenté ses comptes, il lui
avait fait cadeau d'un plat de légumes, pour
récompenser son zèle et sa
fidélité ; que voulant donner au joueur de
flûte Canus une marque de son admiration, il avait
été prendre lui-même dans sa cassette
particulière cinq deniers, dont il le gratifia.
XIII. Son arrivée ne
fut donc pas fort agréable aux Romains, et il put s'en
apercevoir au premier spectacle qui fut donné. Les
acteurs ayant commencé, dans une Atellane, à
entonner cette chanson si connue : «Simus revient de sa
campagne», tous les spectateurs se mirent à
chanter le reste en choeur, et affectèrent de
répéter ce vers.
XIV. II ne retrouva sur le
trône ni la faveur ni la considération qui l'y
avaient porté. Ce n'est pas qu'il ne fit beaucoup de
choses qui dénotaient un bon prince ; mais ses bonnes
qualités étaient moins aimées que les
mauvaises n'étaient haïes. Il était
gouverné par trois favoris qui habitaient le palais,
qui ne le quittaient pas, et qu'on appelait ses
pédagogues. C'étaient T. Vinius, son lieutenant
en Espagne, homme d'une cupidité
effrénée ; Cornélius Laco, d'assesseur
devenu préfet du prétoire, et dont l'arrogance
et la sottise étaient intolérables ; enfin
l'affranchi Icélus, honoré depuis peu de
l'anneau d'or et du surnom de Marcianus, et qui briguait
déjà la plus haute dignité à
laquelle pût prétendre un chevalier. Ces trois
hommes, dont les vices étaient différents,
gouvernaient despotiquement le vieil empereur, qui
s'était abandonné à eux sans
réserve, et ne se ressemblait plus à lui
même ; tantôt trop sévère et trop
économe pour un prince électif, tantôt
trop faible et trop indulgent pour un prince de son
âge. Il condamna, sans les entendre et sur les plus
légers soupçons, d'illustres citoyens des deux
ordres. Il donna rarement les droits de cité romaine,
et à une ou à deux personnes seulement le
privilège des trois enfants ; encore ne fut-ce que
pour un temps limité. Les juges l'ayant prié
d'ajouter une sixième décurie aux cinq
premières, non seulement il s'y refusa, mais il leur
enleva même le droit que Claude leur avait
accordé, de n'être convoqués ni pendant
l'hiver ni au commencement de l'année.
XV. On pensait aussi qu'il
voulait réduire à deux années la
durée des charges exercées par les
sénateurs et les chevaliers, et les donner à
ceux qui ne les brigueraient pas ou qui les refuseraient. Il
révoqua toutes les libéralités de
Néron, à un dixième près, et il
chargea cinquante chevaliers romains d'en poursuivre la
restitution, avec le droit, si des acteurs ou des
athlètes avaient vendu les présents qu'on leur
avait faits et n'en pouvaient rendre la valeur, de les
reprendre à ceux qui les auraient achetés. D'un
autre côté, il laissa ses affranchis et ses
conseillers vendre à leur gré tous les offices
ou dispenser toutes les faveurs : la perception des
impôts, les immunités, la condamnation des
innocents, l'impunité des coupables. Il y a plus : le
peuple romain lui ayant demandé le supplice d'Halotus
et de Tigellinus, les plus cruels de tous les agents de
Néron, ce furent les seuls qu'il laissât
impunis. Il revêtit même Halotus d'une charge des
plus importantes, et il reprocha au peuple, dans un
édit, de montrer de la cruauté envers
Tigellinus.
XVI. Cette conduite lui
aliéna presque tous les esprits, et il ne tarda pas
à s'attirer surtoutla haine des soldats. Ses amis
avaient recu pour lui, en son absence, leur serment de
fidélité, et leur avaient promis un donatif
plus considérable que d'habitude. Il ne ratifia pas
cette promesse, et répéta même plusieurs
fois qu'«il avait coutume de lever des soldats et non
d'en acheter» ; mot qui exaspéra toute
l'armée. Ses craintes injurieuses indisposèrent
aussi contre lui les prétoriens, dont la plupart
furent éloignés comme suspects, ou comme
complices de Nymphidius. Enfin la plus vive indignation
animait les légions de la haute Germanie, qui se
voyaient frustrées des récompenses qu'elles
attendaient pour leurs campagnes contre les Gaulois et contre
Vindex. Aussi furent-elles les premières à oser
rompre tout lien d'obéissance. Aux calendes de
janvier, elles ne prêtèrent serment qu'au
sénat, et elles envoyèrent aussitôt une
députation aux prétoriens, pour leur
déclarer «qu'elles ne voulaient pas de
l'empereur élu en Espagne, et qu'ils devaient faire
eux-mêmes un choix qui pût être
approuvé de toutes les armées».
XVII. Informé de ce
complot, Galba pensa qu'on le méprisait moins à
cause de son âge, que parce qu'il n'avait pas d'enfant.
Il aimait depuis longtemps Pison Frugi Licinianus, jeune
homme aussi considérable par son mérite que par
sa naissance, et qu'il avait toujours porté sur son
testament, comme l'héritier de ses biens et de son
nom. Il le prend tout à coup par la main au milieu de
la foule des courtisans, l'appelle son fils, le conduit au
camp, et l'adopte en présence des soldats, sans faire
aucune mention du donatif déjà promis. Ce
nouveau trait d'avarice aida M. Salvius Othon dans
l'exécution de son entreprise : six jours après
cette adoption, tout était consommé.
XVIII. Des prodiges aussi
éclatants que nombreux avaient annoncé à
Galba, dès le commencement de son règne, la fin
tragique qui l'attendait. Comme on immolait des victimes,
dans toutes les villes où il passa en revenant
à Rome, un taureau, frappé d'un coup de hache,
rompit ses liens, se précipita sur la voiture de
l'empereur, et, se dressant sur ses pieds, le couvrit de
sang. Au moment où Galba en descendait, un de ses
gardes, poussé par la foule, faillit le blesser de sa
lance. A son entrée dans Rome et dans le palais des
Césars, il sentit la terre trembler, et il entendit un
bruit semblable à un mugissement. Ces avertissements
furent bientôt suivis de présages encore plus
manifestes et plus sinistres. Il avait choisi, dans le
trésor impérial, un collier de perles et de
pierres précieuses, dont il voulait orner sa petite
statue de la Fortune, à Tusculum ; mais le croyant
digne d'une divinité plus auguste, il alla le
dédierà la Vénus du Capitole. La nuit
suivante la Fortune lui apparut en songe, se plaignant de
l'affront qu'il lui avait fait, et le menaçant de lui
retirer aussi ce qu'elle lui avait donné.
Effrayé de ce rêve, il envoya dès le
point du jour, à Tusculum, faire les apprêts
d'un sacrifice expiatoire, et il y courut bientôt
lui-même ; mais il ne trouva sur l'autel que des
charbons à moitié éteints, et il vit
près de là un vieillard vêtu de noir,
tenant de l'encens dans un bassin de verre et du vin dans un
vase d'argile. On observa aussi, aux calendes de janvier, que
sa couronne tomba de sa tête pendant qu'il sacrifiait,
et que les poulets sacrés s'envolèrent pendant
qu'il prenait les auspices. Le jour où il adopta
Pison, comme il se disposait à haranguer les soldats,
il ne trouva point devant son tribunal le siège
militaire qu'on y plaçait dans ces occasions, et, au
sénat, sa chaise curule avait été
retournée.
XIX. Le matin du jour
où il fut tué, l'aruspice l'avertit plusieurs
fois, comme il sacrifiait, de prendre garde à lui ;
que les assassins n'étaient pas loin. Un moment
après, il fut informé qu'Othon était
maître du camp. On lui conseilla d'y marcher au plus
tôt, sa présence et son autorité pouvant
être décisives ; mais il résolut de se
renfermer dans son palais et de s'y fortifier de plusieurs
légions, campées à de grandes distances
les unes des autres. Il se revêtit pourtant d'une
cuirasse de lin, tout en avouant que c'était là
une faible défense contre tant de glaives. Des bruits
mensongers, semés exprès par les conspirateurs
et répétés par quelques hommes
crédules, suffirent pour l'attirer hors de son palais
: l'affaire était, disait-on, terminée et les
rebelles punis ; les autres accoururent en foule pour le
féliciter et l'assurer de leur obéissance. Il
voulut aller au-devant d'eux, et il sortit si plein de
confiance que, rencontrant un soldat qui se vantait à
lui d'avoir tué Othon, il lui répondit :
«Par quel ordre ?» il s'avança ensuite
jusqu'au Forum. Les cavaliers qui étaient
chargés de le tuer poussèrent aussitôt
leurs chevaux dans cette direction, en écartant la
foule des curieux, et l'ayant aperçu de loin, ils
s'arrêtèrent un moment ; puis ils reprirent leur
course, et, le voyant abandonné des siens, ils le
massacrèrent.
XX. Des écrivains
rapportent qu'il s'écria, dans le premier moment :
«Que faites-vous, camarades ? Je suis à vous,
comme vous êtes à moi» ; et même
qu'il leur promit un donatif. Mais la plupart
prétendent qu'il tendit le cou volontairement, en leur
disant «d'exécuter leurs ordres et de le
frapper, puisqu'ils le voulaient». Ce qu'il y a de
surprenant, c'est qu'aucun de ceux qui étaient
présents n'essaya de secourir l'empereur, et que
toutes les troupes auxquelles il avait commandé de
venir méprisèrent cet ordre, excepté un
escadron de l'armée de Germanie. Les soldats de ce
corps lui étaient, en effet, fort attachés,
à cause des soins qu'il avait pris d'eux tout
récemment, lorsqu'ils étaient malades et
épuisés de fatigue. Ils volèrent donc
à son secours ; mais, faute de connaître les
chemins, ils prirent le plus long et arrivèrent trop
tard. Galba fut égorgé près du lac de
Curtius et laissé sur la place. Un simple soldat, qui
venait de la distribution des grains, l'ayant aperçu,
jeta son fardeau à terre et lui coupa la tête.
Ne pouvant la prendre par les cheveux, parce qu'elle
était chauve, il la cacha sous son vêtement et,
lui mettant le pouce dans la bouche, il la présenta
ainsi à Othon. Celui-ci l'abandonna aux vivandiers et
aux valets d'armée, qui la plantèrent au bout
d'une lance, et la promenèrent autour du camp avec de
grandes risées et en criant de temps en temps :
«Allons, beau Galba, jouis de ta jeunesse». Cette
atroce plaisanterie était fondée sur ce qu'on
avait appris, peu de jours auparavant, que, quelqu'un lui
faisant compliment de sa bonne mine et de son air de
santé, il avait répondu en grec : «Je me
sens encore de la vigueur». Un affranchi de Patrobius
Néronianus acheta de ces valets la tête de
Galba, pour cent deniers d'or, et l'exposa dans le même
lieu où son maître avait été
tué par ordre de cet empereur. Plus tard, enfin,
l'intendant Argius ensevelit cette tête et le tronc
dans les jardins particuliers de Galba, près de la
voie Aurélienne.
XXI. Il était d'une
taille ordinaire ; il avait la tête chauve par-devant,
les yeux bleus, le nez aquilin, les pieds et les mains
tellement contrefaits par la goutte, qu'il ne pouvait ni
souffrir une chaussure ni feuilleter ou tenir un livre. Il
avait de plus au côté droit une excroissance de
chair si considérable, qu'un bandage pouvait à
peine la soutenir.
XXII. Il était,
dit-on, grand mangeur, et, en hiver, il faisait un repas
avant le jour. Il y avait, à son souper, une telle
abondance de mets, qu'il en faisait passer les restes, de
main en main, jusqu'au bout de la table, pour être
distribués à ceux qui servaient. La
pédérastie était un de ses vices ; mais
il préférait aux jeunes gens les hommes
robustes et même déjà vieux. Quand
Icélus, l'un de ses anciens compagnons de
débauche, vint lui annoncer en Espagne la mort de
Néron, l'on dit que, non content de l'embrasser
indécemment devant tout le monde, il le fit
épiler sur-le-champ et l'emmena seul avec lui.
XXIII. Il périt dans
la soixante treizième année de son âge,
après sept mois de règne. Le sénat lui
décréta, dès qu'il le put, une statue,
qui devait être placée sur une colonne rostrale,
dans l'endroit du Forum où il fut massacré.
Mais Vespasien révoqua ce décret,
persuadé que Galba avait envoyé d'Espagne en
Judée des assassins chargés de le tuer.
Traduit par Théophile Baudement (1845)