I.Maison Domitia. Les Calvinus et les Enobarbus. - II. Les ancêtres de Néron. - III. Les ancêtres de Néron. - IV. Les ancêtres de Néron. - V. Les ancêtres de Néron. - VI. Naissance de Néron. Son enfance. - VII. Son adoption par Claude, qui lui donne Sénèque pour précepteur. Ses mauvais penchants. Ses premières dignités. Son mariage. - VIII. Il est salué empereur. - IX. Ses démonstrations de piété filiale. - X. Il affecte quelques vertus. Il déclame et lit des vers en public. - XI. Ses spectacles. - XII. Il fait combattre des sénateurs et des chevaliers dans l'arène. Ses jeux quinquennaux. Il remporte le prix d'éloquence et de poésie. Il consacre au Capitole sa première barbe. - XIII. Tiridate vient à Rome lui rendre hommage. - XIV. Ses consulats. - XV. Sa manière de rendre la justice. Ses réformes et ses innovations. - XVI. Ses projets et ses plans pour la reconstruction et l'agrandissement de Rome. Ses édits contre le luxe et contre d'autres abus. Les chrétiens sont livrés au supplice. - XVII. Précautions prises contre les faussaires. Règlements judiciaires de Néron. - XVIII. Il ne cherche pas à étendre l'empire. - XIX. Ses voyages. Il veut percer l'isthme de Corinthe. La phalange d'Alexandre le Grand. - XX. Son goût pour la musique. Ses études. Il débute sur le théâtre de Naples. Il organise une troupe d'applaudisseurs. - XXI. Il concourt pour le prix du chant à Rome. Il y joue sur tous les théâtres. Ses principaux rôles. - XXII. Sa passion pour les courses du Cirque. Il conduit lui-même des chars. - XXIII. Il dispute aux artistes tous les prix. Mesures d'ordre prescrites quand il chantait. Ruses employées pour sortir du théâtre. Sa jalousie contre ses rivaux ; sa crainte des juges. - XXIV. Sa soumission aux lois du concours. Il fait abattre les statues de tous les vainqueurs. Il conduit un char aux jeux olympiques, et il est couronné, malgré une chute qui l'empêche d'achever la course. - XXV. Son entrée triomphale dans différentes villes et à Rome. Ses précautions pour conserver sa voix. - XXVI. Ses débauches nocturnes. Ses amusements. Sa conduite au théâtre. - XXVII. Il étale ses vices au grand jour. Ses dîners publics. - XXVIII. Ses adultères. Son mariage avec Sporus. Sa passion incestueuse pour Agrippine. - XXIX. Ses prostitutions en public. Son indulgence pour les débauchés. - XXX. Ses profusions et son luxe. - XXXI. Ses constructions gigantesques et ruineuses. - XXXII. Ses exactions, ses confiscations, ses rapines. - XXXIII. Son rôle dans le meurtre de Claude. Il empoisonne Britannicus. - XXXIV. Il fait tuer sa mère et la soeur de son père. - XXXV. Ses mariages et ses divorces. Il fait périr ses femmes Octavie et Poppée ; Sénèque et Burrhus. - XXXVI. Ses autres meurtres. - XXXVII. Ses autres meurtres. - XXXVIII. Il met le feu à Rome, et chante, pendant cet incendie, la prise de Troie. - XXXIX. Il supporte patiemment les injures et les satires. - XL. Révolte de Vindex, et de l'année des Gaules. Sécurité de Néron. - XLI. Des nouvelles plus inquiétantes le font revenir à Rome ; il est rassuré, en route, par un présage. - XLII. Révolte de Galba et de l'Espagne. Accablement de Néron. Ses fureurs. Il donne un grand repas, et y chante de ses vers. - XLIII. Projets atroces qu'on lui attribue. Il se nomme seul consul, et se dispose à marcher contre les révoltés. - XLIV. Il veut armer les tribus urbaines et les esclaves. Il lève des contributions énormes. - XLV. Disette à Rome. Outrages faits à Néron. - XLVI. Avertissements sinistres qui lui sont donnés dans ses songes, ou par des présages et des prodiges. - XLVII. Révolte des autres armées. Néron est abandonné de tout le monde. - XLVIII. Il fuit avec quatre personnes. Incidents de cette fuite. - XLIX. Ses derniers moments. Ses hésitations. Sa lâcheté. Sa mort. - L. Ses funérailles. - LI. Son portrait. - LII. Ses études, ses connaissances. - LIII. Son caractère envieux. - LIV. Ses projets, s'il eût triomphé de ses ennemis. - LV. Sa manie de s'immortaliser. - LVI. Son mépris pour tous les cultes. Sa seule superstition. - LVII. Joie universelle à la nouvelle de sa mort. Sa mémoire honorée de quelques-uns.
I. Les deux plus illustres
branches de la maison Domitia furent celles des Calvinus et
des Enobarbus. Les Enobarbus reconnaissent pour l'auteur de
leur origine et de leur surnom L. Domitius. Comme il revenait
un jour de la campagne, il rencontra, dit-on, deux jeunes
gens d'une figure céleste, qui lui ordonnèrent
d'annoncer au sénat et au peuple une victoire encore
incertaine. Voulant lui prouver leur divinité, ils lui
touchèrent les joues, et donnèrent à sa
barbe, qui était noire, une couleur de jaune
cuivré. Cette distinction devint propre à ses
descendants, qui eurent presque tous la barbe de cette
couleur. Honorés de sept consulats, d'un triomphe, de
deux censures, et reçus au nombre des patriciens, ils
gardèrent tous le même surnom, et ils ne prirent
même jamais d'autres prénoms que ceux de
Cnéus et de Lucius, qu'ils se transmettaient dans un
ordre assez remarquable, ces deux noms étant
portés par trois membres de suite de cette famille, et
alternativement par chacun des membres suivants : ainsi, les
trois premiers Enobarbus furent des Lucius ; les trois
suivants, des Cnéus ; et les autres tour à tour
des Lucius et des Cnéus. Il est à propos d'en
faire connaître plusieurs, afin que l'on puisse voir
combien Néron dégénéra des vertus
de ses ancêtres, et, d'un autre côté,
quels vices il tint de chacun d'eux, comme
héréditaires et innés.
II. Ainsi, remontant un peu
plus haut, je citerai Cn. Domitius, son bisaïeul, qui,
furieux de ce que les pontifes avaient élu, pendant
son tribunat, un autre citoyen que lui à la place de
son père, fit passer de leur collège au peuple
le droit de nommer les prêtres. Ayant vaincu, pendant
son consulat, les Allobroges et les Arvernes, il traversa la
province où il commandait, monté sur un
éléphant et suivi d'une foule de soldats, comme
dans la solennité du triomphe. C'est de lui que
l'orateur Licinius Crassus a dit «qu'il n'était
pas étonnant de lui voir une barbe d'airain, puisqu'il
avait un visage de fer et un coeur de plomb». Son fils,
étant préteur, somma Jules César,
après son consulat, de répondre devant le
sénat au reproche d'avoir agi, dans ses fonctions,
contre les auspices et les lois. Consul lui-même, il
essaya de lui retirer le commandement des armées de la
Gaule ; et, nommé son successeur par le parti de
Pompée, il fut pris dans Corfinium, dès le
commencement de la guerre civile. Renvoyé libre, il
alla encourager par sa présence les Marseillais
assiégés ; mais il les abandonna tout à
coup, et il périt enfin à la bataille de
Pharsale. Il avait de l'arrogance, mais peu de fermeté
: quand la situation fut désespérée, il
voulut, craignant la mort, se la donner lui-même, et il
avala du poison. Il en fut bientôt si
épouvanté qu'il le revomit, et il affranchit
son médecin, qui, prévoyant ce retour, avait eu
soin d'affaiblir la dose. Lorsque Pompée consulta ses
lieutenants sur la manière dont il fallait traiter
ceux qui resteraient neutres, Domitius fut seul d'avis de les
traiter en ennemis.
III. Il laissa un fils qui
fut, sans contredit, le meilleur de cette famille.
Enveloppé, quoique innocent, dans la condamnation
prononcée par la loi Pédia contre les
meurtriers de César, il se retira auprès de
Cassius et de Brutus, auxquels il était allié.
Après la mort de ces deux chefs, il sut conserver et
même augmenter la flotte qu'ils lui avaient
confiée. Il ne la remit à Marc-Antoine
qu'après l'entière défaite de son parti
et par un accommodement volontaire, dont on lui sut si bon
gré, que, seul de tous ceux qu'avait frappés la
même loi, il fut réintégré dans sa
patrie et élevé aux plus hautes
dignités. Lorsque la guerre civile recommença,
il fut un des lieutenants d'Antoine. Ceux qui avaient honte
d'obéir à Cléopâtre lui offrirent
alors le commandement ; mais se trouvant malade, et n'osant
ni accepter ni refuser, il finit par passer du
côté d'Auguste. Il mourut peu de jours
après, n'emportant pas non plus une réputation
intacte ; car Antoine prétendit qu'il ne l'avait
abandonné que pour revoir sa maîtresse Servilia
Naïs.
IV. De ce Domitius naquit
celui qui devait être l'exécuteur testamentaire
d'Auguste ; aussi connu, dans sa jeunesse, par son
habileté à conduire des chars, que
célèbre, dans la suite, par les ornements
triomphaux qui lui furent décernés après
la guerre de Germanie. Arrogant, prodigue et cruel, il
força, n'étant qu'édile, le censeur L.
Plancus à se ranger sur son passage ; il fit
paraître sur la scène, pendant sa préture
et son consulat, des chevaliers romains et des femmes de
distinction pour y jouer des mimes ; il donna, dans le Cirque
et dans tous les quartiers de la ville, des chasses de
bêtes sauvages et des combats de gladiateurs ; et il y
déploya tant de barbarie, qu'Auguste, qui lui en avait
fait en particulier des reproches inutiles, fut obligé
de le réprimander dans un édit.
V. Il eut d'Antonia
l'aînée un fils qui devint le père de
Néron, et dont la vie fut de tout point abominable.
Ayant suivi en Orient le jeune C. César, il tua un
affranchi qui refusait de boire autant qu'il l'ordonnait.
Exclu, pour ce meurtre, de la société de ses
amis, il ne se conduisit pas avec plus de modération.
Il écrasa un enfant, sur la voie Appienne, en faisant
prendre exprès le galop à ses chevaux. A Rome,
il creva un oeil, en plein Forum, à un chevalier
romain, qui discutait avec vivacité contre lui. Il
était de si mauvaise foi, qu'il ne payait pas aux
courtiers le prix de ce qu'il achetait, et que, dans sa
préture, il frustra de leurs récompenses les
cochers vainqueurs. Toutefois les railleries de sa soeur, et
les plaintes des chefs des différentes factions, le
forcèrent de statuer «qu'à l'avenir les
prix seraient payés sur-le-champ».
Accusé, vers la fin du règne de Tibère,
du crime de lèse-majesté, de plusieurs
adultères, et d'inceste avec sa soeur Lépida,
il n'échappa à ces dangers qu'à la
faveur du changement de règne. Il mourut d'hydropisie
à Pyrges, laissant d'Agrippine, fille de Germanicus,
un fils, qui fut Néron.
VI. Néron naquit
à Antium, neuf mois après la mort de
Tibère, le dix-huit des calendes de janvier, au lever
du soleil, dont les rayons le touchèrent avant qu'on
ne lui eût fait toucher la terre. Parmi beaucoup de
conjectures effrayantes qui furent faites à l'instant
de sa naissance, on regarda comme un présage la
réponse de son père Domitius aux
félicitations de ses amis : «D'Agrippine et de
moi, dit-il alors, il ne peut naître qu'un monstre
fatal au monde». On remarqua encore, le jour où
il reçut son nom, un pronostic aussi malheureux : C.
César, pressé par sa soeur de donner à
cet enfant le nom qu'il voudrait, et voyant passer Claude,
son oncle, lequel adopta plus tard Néron,
répondit : «Je lui donne le nom de
celui-ci». Or, il le disait pour se moquer et pour
contrarier Agrippine, qui, en effet, s'y opposa, parce que
Claude était alors la risée de la cour. A trois
ans il perdit son père, et, nommé
héritier de ses biens pour un tiers, il n'eut pas
même cette part, Caligula, son cohéritier,
s'étant emparé de tout. Sa mère ayant
ensuite été exilée, il fut réduit
pour ainsi dire à l'indigence et élevé
chez sa tante Lépida, où ses maîtres
furent un danseur et un barbier. Mais, sous le règne
de Claude, il rentra dans la fortune de son père, et
s'enrichit même de l'héritage de son
beau-père Crispus Passiénus. Le crédit
de sa mère, rappelée d'exil et rétablie
dans ses biens, le fit monter si haut, que le bruit courut
que Messaline, femme de Claude, avait voulu le faire
étrangler pendant son sommeil, comme un rival
dangereux de Britannicus. On ajoutait que les meurtriers
s'étaient enfuis pleins d'épouvante, à
la vue d'un serpent qui sortit de son lit. Ce qui donna lieu
à cette fable, c'est qu'on trouva un jour,
auprès de son oreiller, des morceaux de la peau d'un
serpent ; et sa mère les lui fit porter quelque temps,
dans un bracelet d'or attaché à son bras droit.
Dans la suite, il ôta ce bracelet, qui lui rappelait
une mémoire importune ; et quand il le demanda dans
ses derniers moments, on ne le retrouva pas.
VII. Dès l'âge le
plus tendre, il fut, dans les solennités du Cirque, un
des acteurs les plus assidus des jeux troyens, et il
reçut de nombreux témoignages de la faveur du
peuple. Il avait onze ans lorsque Claude l'adopta, et lui
donna pour maître Annéus Sénèque,
qui était déjà sénateur.
Sénèque rêva, dit-on, la nuit suivante,
qu'il avait Caligula pour élève ; et
Néron ne tarda pas à vérifier ce songe,
par les marques précoces d'un caractère
exécrable. Son frère Britannicus l'ayant
appelé, par habitude, Enobarbus, après son
adoption, il s'efforça de persuader à Claude
que Britannicus n'était point son fils ; il accabla de
son témoignage, devant les tribunaux, sa tante
Lépida, pour plaire à Agrippine son
accusatrice. Le jour où il alla prendre la toge au
Forum, il distribua le congiaire au peuple et le donatif aux
soldats ; puis, ayant commandé aux prétoriens
un exercice militaire, il marcha lui-même à leur
tête, le bouclier à la main ; enfin, il adressa,
dans le sénat, un discours de remercîment
à son père adoptif. Il plaida en latin, devant
Claude alors consul, pour les habitants de Bologne, et en
grec pour les Rhodiens et les Troyens. Investi de la
préfecture de Rome pendant les Féries latines,
et de la juridiction attachée à cette charge,
la première qui lui fut confiée, il vit porter,
tous les jours, à son tribunal, par les plus
célèbres avocats, non les affaires courantes et
faciles, comme c'est l'usage durant ces fêtes, mais les
plus graves et les plus compliquées, malgré la
défense expresse de Claude. Peu de temps après,
il épousa Octavie, et donna dans le Cirque, pour le
salut de Claude, des jeux et le spectacle d'une chasse.
VIII. Il avait dix-sept ans,
quand mourut Claude. Dès que cette nouvelle fut rendue
publique, il alla trouver les gardes. C'était entre la
sixième et la septième heure, le seul moment,
dans ce jour malheureux, où il eut été
permis de prendre les auspices. Salué EMPEREUR sur les
degrés du palais, il se rendit en litière au
camp, assembla les soldats à la hâte, et fut
porté au sénat, d'où il ne sortit que le
soir, n'ayant refusé aucun des honneurs excessifs dont
on le combla, si ce n'est le titre de PERE DE LA PATRIE, qui
ne pouvait convenir à son âge.
IX. II commença son
règne par des démonstrations de
piété filiale : il fit à Claude de
magnifiques funérailles, prononça son oraison
funèbre et le mit au rang des dieux : il rendit les
plus grands honneurs à la mémoire de son
père Domitius : il abandonna à sa mère
une autorité sans bornes. Le premier jour, il donna
pour mot d'ordre au tribun qui était de garde : La
meilleure des mères ; et, dans la suite, on le vit
souvent en public avec elle, dans la même
litière. Il établit une colonie à
Antium, composée de vétérans
prétoriens et des plus riches primipilaires, qu'il fit
renoncer à leur domicile. Il y construisit aussi un
pont d'un travail magnifique.
X. Pour faire encore mieux
augurer de son caractère, il annonça
«qu'il régnerait suivant les principes
d'Auguste», et il ne laissa échapper aucune
occasion de faire montre de douceur et de clémence. Il
abolit ou diminua les impôts trop lourds. Il
réduisit au quart les récompenses
assignées par la loi Papin aux délateurs. Il
fit distribuer au peuple quatre cents sesterces par
tête. Il assura aux sénateurs de grande
naissance, mais sans fortune, un traitement annuel, qu'il
éleva pour quelques-uns jusqu'à cinq cent mille
sesterces. Il fonda pour les cohortes prétoriennes des
distributions de blé mensuelles et gratuites. Un jour
qu'on lui demandait, selon l'usage, de signer l'arrêt
de mort d'un condamné, «Je voudrais, dit-il, ne
savoir pas écrire». Il saluait tous les citoyens
par leur nom, dans l'ordre où ils se
présentaient, et de mémoire. Il répondit
au sénat, qui lui adressait des actions de
grâces : «Vous me remercierez quand je l'aurai
mérité». Il admettait jusqu'au bas peuple
à ses exercices du champ de Mars. Il déclama
souvent en public, et il lut de ses vers non seulement chez
lui, mais sur le théâtre ; ce qui causa une joie
si universelle, que l'on décréta des
remerciments aux dieux, et que ces vers, aussitôt
gravés en lettres d'or, furent dédiés
à Jupiter Capitolin.
XI. Il donna des spectacles
nombreux et variés ; tels que des jeux appelés
Juvénaux, des fêtes dans le Cirque, des
représentations théâtrales, des combats
de gladiateurs. Aux jeux de la Jeunesse, il fit
paraître aussi des vieillards consulaires et des
mères de famille fort âgées. Dans les
jeux du Cirque, il assigna aux chevaliers des places
distinctes, et fit courir des quadriges attelés de
chameaux. Dans ceux qu'il célébra pour
l'éternité de l'empire, et auxquels il donna le
nom de Grands Jeux, on vit la noblesse des deux sexes
remplir des rôles de bouffons ; un chevalier romain
très connu courut dans la lice sur un
éléphant ; on représenta une
comédie d'Afranius, intitulée
l'Incendie, et l'on abandonna aux acteurs le pillage
d'une maison livrée aux flammes. Chaque jour, on
distribua au peuple des provisions et des présents de
toute espèce : des oiseaux par milliers, des mets
à profusion, des bons payables en blé, des
vêtements, de l'or, de l'argent, des pierres
précieuses, des perles, des tableaux, des esclaves,
des bêtes de somme, des bêtes sauvages
apprivoisées, et enfin jusqu'à des vaisseaux,
des îles, des terres.
XII. Il regarda ces jeux du
haut de l'avant-scène. Il fit construire, en moins
d'un an, près du champ de Mars, un
amphithéâtre en bois, pour un spectacle de
gladiateurs, où il ne laissa mettre à mort
aucun des combattants, même parmi les criminels. Mais
il y fit combattre quarante sénateurs et soixante
chevaliers, dont quelques-uns jouissaient d'une grande
fortune et d'une haute considération. Il choisit
aussi, dans les mêmes ordres, des citoyens qu'il opposa
aux bêtes féroces, et auxquels il distribua
différents emplois dans l'arène. Il donna une
naumachie où l'on vit des monstres marins nager dans
de l'eau de mer. Des enfants dansèrent la pyrrhique ;
et, après la danse, il offrit à chacun d'eux
des diplômes de citoyens romains. Le sujet d'un de ces
ballets était Pasiphaé, dont le rôle fut
rempli par une femme enfermée dans une génisse
de bois, que saillit un taureau, du moins à ce que
crut voir la multitude. Un Icare alla tomber, dès le
premier élan, près de la loge de Néron,
et le couvrit de son sang. Dans les commencements, il
occupait rarement au spectacle la place d'honneur : il avait
l'habitude de le regarder par de petites ouvertures ; mais,
plus tard, il s'assit dans la partie de
l'amphithéâtre la plus honorable et le plus en
vue. Il fut le premier qui établit à Rome des
jeux quinquennaux, composés, comme chez les Grecs, de
trois genres de divertissements, de musique, de courses
à cheval et d'exercices gymniques, et il les appela
Néroniens. A la dédicace de ses bains et
d'un nouveau gymnase, il fit présenter l'huile aux
sénateurs et aux chevaliers. Il voulut que le sort
désignât, parmi les consulaires, ceux qui
présideraient, sur les sièges mêmes des
préteurs, pendant toute la durée du concours.
Il descendit ensuite dans l'orchestre, au milieu du
sénat, et reçut la couronne d'éloquence
et de poésie latine, de l'avis unanime de ses
concurrents mêmes, qui étaient les plus
illustres citoyens de Rome. Quant à celle que lui
décernèrent les juges comme le prix de la
harpe, il la consacra à Auguste, et la fit porter au
pied de la statue de ce prince. Aux jeux gymniques qu'il
donna dans le champ de Mars, et pendant les apprêts du
sacrifice, il fit couper sa première barbe, l'enferma
dans un coffret d'or orné de pierreries, et la
consacra au Capitole. Il invita les vestales à
assister aux combats d'athlètes, parce que les
prêtresses de Cérès, à Olympie,
avaient aussi le droit d'assister à ce
spectacle.
XIII. Je mettrai aussi au
nombre des spectacles qu'il donna l'entrée de Tiridate
à Rome. Il avait fait venir ce roi d'Arménie,
à force de promesses, et fixé par un
édit le jour où il voulait le montrer au peuple
; cérémonie que le mauvais temps fit
différer. Mais, à la première occasion
favorable, il fit placer des cohortes armées autour
des temples qui avoisinent le Forum, et il alla s'asseoir
près des Rostres sur une chaise curule, en costume de
triomphateur, au milieu des enseignes militaires et des
aigles romaines. Tiridate monta les degrés de
l'estrade, et se mit à genoux devant Néron,
qui, l'ayant relevé lui-même et embrassé,
accueillit sa demande, lui ôta la tiare et lui mit le
diadème sur la tête, tandis qu'un ancien
préteur expliquait à la multitude, en les
traduisant, les prières de l'étranger. On le
conduisit de là au théâtre, où
l'empereur, après avoir reçu de nouveau son
hommage, le fit placer à sa droite. Néron fut
alors salué par l'assemblée du titre
d'Imperator ; il porta une couronne de laurier au
Capitole, et ferma le temple de Janus, comme s'il ne
fût resté aucune guerre à terminer.
XIV. Il fut quatre fois
consul : la première fois pendant deux mois, la
seconde et la dernière pendant six, et la
troisième pendant quatre. Ses deuxième et
troisième consulats furent consécutifs : le
premier et le dernier furent séparés des autres
par des intervalles d'un an.
XV. Il ne répondait
guère aux demandes des plaideurs que le lendemain, et
par écrit. A ses audiences, il supprima les
plaidoiries continues, écoutant alternativement les
parties sur chaque point de la contestation. Quand il se
retirait pour délibérer, il n'opinait ni en
commun ni devant tout le monde ; mais, sans rien dire, il
lisait à l'écart les opinions écrites
par chacun des juges, et il prononçait la sentence qui
lui plaisait, comme si elle eût été
l'expression de la majorité des avis. Pendant
longtemps il n'admit point au sénat les fils
d'affranchis, et il n'accorda aucune dignité à
ceux que les précédents empereurs y avaient
fait entrer. Aux candidats qui excédaient le nombre
des magistratures, il donnait, pour les consoler de ce
retard, le commandement de quelques légions.
D'ordinaire il conférait le consulat pour six mois.
L'un des consuls étant mort vers les calendes de
janvier, il ne le remplaça point, blâmant
l'exemple donné autrefois dans la personne de Caninius
Rébilus, qui ne fut qu'un seul jour consul. Il
décerna les ornements triomphaux à d'anciens
questeurs et même à quelques chevaliers, et ce
ne fut pas toujours pour des services militaires. Quand il
adressait des discours au sénat sur un sujet
quelconque, il les faisait lire ordinairement par un consul,
quoique ce fût l'office du questeur.
XVI. Il traça un
nouveau plan pour la construction des édifices de
Rome, et il fit bâtir à ses frais des portiques
devant toutes les maisons, isolées ou contiguës,
afin que, du haut des plates-formes, on pût
arrêter les incendies. Il voulait aussi prolonger
jusqu'à Ostie les murs de Rome, et faire entrer la mer
dans la vieille ville, par un canal. Il y eut, sous son
règne, beaucoup d'abus réprimés et
punis, beaucoup de règlements sévères.
On imposa des bornes au luxe : les repas donnés au
peuple furent convertis en distributions appelées
sportules : il fut défendu de vendre rien de
cuit dans les cabarets, excepté des légumes,
tandis qu'on y vendait auparavant toutes sortes de mets. Les
chrétiens, espèce d'hommes infectés de
superstitions nouvelles et dangereuses, furent livrés
au supplice. On mit un frein à la licence des
conducteurs de chars, qui, dans leur vie vagabonde, se
croyaient tout permis, et s'étaient fait une habitude
et un jeu de l'escroquerie et du vol. On exila ceux qui
cabalaient pour ou contre les pantomimes, et, avec eux, les
pantomimes qui étaient l'occasion de ces
cabales.
XVII. On imagina, contre les
faussaires, la précaution de n'employer que des
tablettes percées en plusieurs endroits, et l'on n'y
imprimait le sceau qu'après avoir passé trois
fois les cordons dans ces trous. Il fut
décrété que, dans les testaments, les
deux premières pages seraient présentées
vides aux témoins, et qu'on n'y inscrirait que le nom
du testateur ; que celui qui écrirait le testament
d'un autre ne pourrait s'y donner un legs ; que les plaideurs
payeraient un salaire équitable et
modéré à leurs avocats, et ne
donneraient absolument rien pour les droits de
présence des juges, l'Etat devant pourvoir à ce
que les jugements fussent gratuits ; enfin, que les
procès du fisc seraient portés au Forum et
devant les juges ordinaires de ces sortes de causes, et tous
les appels déférés au
sénat.
XVIII. Il ne céda
jamais à l'espérance ou à la tentation
d'étendre et d'augmenter l'empire ; il songea
même à retirer les légions de la
Bretagne, et il n'en fut détourné que par la
crainte de paraître attenter à la gloire de son
père. Il se contenta de réduire en province
romaine le royaume de Pont, que lui céda
Polémon, et celui des Alpes, après la mort de
Cottius.
XIX. Il n'entreprit que deux
voyages, l'un à Alexandrie et l'autre en Achaïe.
Mais il renonça au premier, le jour même de son
départ, effrayé qu'il fut par un présage
sinistre. En effet, s'étant assis dans le temple de
Vesta, après avoir visité tous les autres, il
s'embarrassa dans sa toge au moment de se lever, et il sentit
sa vue s'obscurcir, au point de ne plus rien distinguer. En
Achaïe, il voulut percer l'isthme. Ayant donc
harangué les prétoriens pour les exhorter
à ce grand ouvrage, il en fit donner le signal par la
trompette, porta lui-même le premier coup de pioche, et
chargea ses épaules d'un petit panier rempli de terre.
Il méditait aussi une expédition vers les
Portes Caspiennes, et il avait levé, dans ce but, une
légion de recrues italiennes, composée d'hommes
de six pieds, et qu'il appelait la phalange d'Alexandre le
Grand. J'ai rassemblé ici toutes ces actions, dont
les unes sont au-dessus de tout éloge et les autres de
tout reproche, afin de les séparer des infamies et des
crimes, dont je vais commencer le récit.
XX. La musique est un des
arts auxquels on l'avait instruit dans son enfance. A peine
empereur, il fit venir au palais Terpnus, le meilleur joueur
de harpe de son temps ; et pendant plusieurs jours de suite
il s'assit près de lui, après le repas du soir,
et l'écouta chanter jusque bien avant dans la nuit.
Peu à peu il se mit à méditer sur cet
art et à s'y exercer lui-même, ne
négligeant aucune des précautions que prennent
ordinairement les chanteurs pour conserver leur voix ou pour
la fortifier, comme de se coucher sur le dos, la poitrine
couverte d'une lame de plomb ; de prendre des lavements et
des vomitifs ; de s'abstenir des fruits et des aliments
réputés contraires. Enfin, content de ses
progrès, (quoiqu'il eût la voix faible et
sourde) il voulut paraître sur la scène, et ne
fit plus que répéter à ses courtisans ce
proverbe grec : «Que la musique n'est rien, si on la
tient cachée». C'est à Naples qu'il
débuta ; et, malgré un tremblement de terre qui
ébranla soudain le théâtre, il ne laissa
pas d'achever l'air qu'il avait commencé. Il y chanta
souvent et pendant plusieurs jours. Il prit ensuite un peu de
temps pour refaire sa voix ; puis, impatient de la faire
entendre en public, il parut tout à coup sur le
théâtre, au sortir du bain, et mangea dans
l'orchestre à la vue d'un peuple nombreux, disant en
grec «que quand il aurait un peu bu, il filerait des
sons exquis». Charmé des louanges que lui
donnèrent en cadence les habitants d'Alexandrie, dont
le commerce des grains avait attiré à Naples un
grand nombre, il en fit venir d'autres encore. Ce ne fut pas
tout : il choisit de jeunes chevaliers et plus de cinq mille
plébéiens, d'une jeunesse vigoureuse, qui,
partagés en plusieurs corps, apprirent les
différentes manières d'applaudir (telles que
les bourdonnements, les tuiles, les castagnettes), et qui
devaient le seconder toutes les fois qu'il chanterait. On les
distinguait à leur épaisse chevelure, à
leur mise élégante, à un anneau qui
ornait leur main gauche ; et leurs chefs gagnaient quarante
mille sesterces.
XXI. Comme c'était
à Rome qu'il tenait surtout à chanter, il y fit
célébrer les jeux Néroniens avant
l'époque marquée ; et tout le monde ayant
demandé avec instance à entendre «sa voix
céleste», il répondit «qu'il
céderait à ce voeu dans ses jardins».
Mais les soldats qui étaient alors de garde joignant
leurs prières à celles de la multitude, il
promit (et c'était son désir le plus ardent) de
chanter ce jour-là même sur le
théâtre. Il ordonna aussitôt d'inscrire
son nom sur la liste des musiciens qui devaient concourir, le
fit jeter dans l'urne pour être tiré au sort
avec les autres, et entra en scène à son tour :
les préfets du prétoire portaient sa harpe ;
après eux venaient les tribuns des soldats ; autour de
lui étaient ses amis les plus intimes. Quand il eut
assuré sa pose et achevé son prélude, il
fit annoncer par le consulaire Cluvius Rufus qu'il allait
chanter Niobé, et il resta en scène
jusqu'à la dixième heure. Il remit à
l'année suivante le prix du chant et les autres
parties du concours, afin d'avoir plus souvent l'occasion de
chanter. Mais ce délai lui parut bien long, et il ne
cessa de se montrer sur le théâtre. Il ne fit
même aucune difficulté de jouer, avec les
acteurs, dans les spectacles donnés par des
particuliers ; et un préteur lui offrit, un jour, un
million de sesterces. Il fit aussi des personnages de
tragédie, en y mettant pour condition que le masque
des héros et des dieux ressemblerait à sa
figure, et celui des héroïnes et des
déesses, à la femme qu'il aimait le plus. Il
chanta, entre autres rôles, Canacé dans
l'enfantement, Oreste assassin de sa mère, Oedipe
aveugle, Hercule furieux. On raconte qu'à la
représentation de cette dernière pièce,
un jeune soldat, qui était de garde à
l'entrée du théâtre, le voyant
chargé de chaînes, comme l'exigeait le sujet,
accourut pour lui prêter main-forte.
XXII. Il se passionna,
dès son plus jeune âge, pour les exercices du
cheval, et il ne s'entretenait le plus souvent que des
courses du Cirque, malgré la défense qui lui en
était faite. Un jour qu'il déplorait, avec ses
condisciples, le sort d'un cocher vert qui avait
été traîné par ses chevaux, son
maître l'en ayant repris, il lui dit qu'il parlait
d'Hector. Dans les commencements de son règne, il
s'amusait à faire rouler sur une table de jeu des
quadriges d'ivoire, et, du fond de sa retraite, il accourait
aux moindres solennités du Cirque, d'abord en secret,
ensuite ouvertement ; en sorte que personne ne doutait de le
voir arriver le jour fixé pour les jeux. Il
annonça enfin qu'il voulait augmenter le nombre des
prix. Grâce à la multiplicité des
courses, le spectacle se prolongea jusqu'au soir, et les
chefs des diverses factions ne consentirent désormais
à amener leurs cochers que pour la journée
entière. Néron voulut aussi conduire des chars,
et se donna plusieurs fois en spectacle. Après
s'être essayé quelque temps dans ses jardins,
devant ses esclaves et le bas peuple, il se fit voir dans le
grand Cirque, aux yeux de tous les Romains, et ce fut un
affranchi qui donna le signal, du même lieu d'ou le
donnent ordinairement les magistrats. Non content d'avoir
fait à Rome l'épreuve de ses talents, il alla,
comme nous l'avons dit, les montrer en Achaïe. Voici
surtout ce qui le détermina. Les villes où sont
institués des concours de musique avaient coutume de
lui envoyer les couronnes de tous les vainqueurs. Il
était si flatté de cet hommage, que les
députés qui venaient les lui offrir
étaient non seulement reçus les premiers
à ses audiences, mais encore admis à ses repas
particuliers ; et quelques-uns d'entre eux l'ayant, un jour,
prié de chanter à table et lui ayant
prodigué toutes sortes d'éloges, il
s'écria «qu'il n'y avait que les Grecs qui
sussent écouter, et qui fussent dignes de sa
voix». Il partit donc sans délai ; et à
peine débarqué à Cassiope, il chanta
devant l'autel de Jupiter Cassius.
XXIII. On le vit
désormais prendre part à toutes les luttes des
artistes. Il réunit, à cet effet, dans une
même année les spectacles ordinairement
donnés à de longs intervalles les uns des
autres ; il voulut même qu'on en
recommençât quelques-uns, et il fit, contre
l'usage, ouvrir à Olympie un concours de musique. Rien
ne put le détourner ni le distraire de ce genre
d'occupation ; et son affranchi Hélius lui ayant
écrit que les affaires de Rome y exigeaient sa
présence, il lui répondit : «En vain
êtes-vous d'avis et souhaitez-vous que je revienne
promptement ; vous devez plutôt vouloir et
désirer que je revienne digne de Néron».
Il n'était pas permis, lorsqu'il chantait, de sortir
du théâtre, même pour les motifs les plus
impérieux. Aussi dit-on que plusieurs femmes
accouchèrent au spectacle, et que beaucoup de
spectateurs, las de l'entendre et de l'applaudir,
sautèrent furtivement par-dessus les murs de la ville,
dont les portes étaient fermées, ou feignirent
d'être morts, pour se faire emporter. On ne saurait
croire quelle terreur et quelles anxiétés il
montrait dans la lutte, quelle jalousie contre ses rivaux,
quelle crainte des juges. Ses rivaux, il les observait, les
épiait sans cesse et les décriait en secret,
comme s'ils eussent été de la même
condition que lui. Quelquefois même il leur disait des
injures, quand il les rencontrait ; et s'il s'en trouvait
dont le talent fût supérieur au sien, il prenait
le parti de les corrompre. Quant aux juges, il leur
adressait, avant de commencer, une respectueuse et humble
allocution : «Il avait fait, disait-il, tout ce qu'il
pouvait faire ; mais l'événement
dépendait de la Fortune ; et c'était à
eux, hommes sages et instruits, d'écarter les chances
du hasard». Lorsqu'ils l'exhortaient à avoir bon
courage, il se retirait un peu plus tranquille ; mais ne
pouvant bannir toute inquiétude, il attribuait
à la malveillance et à l'envie le silence que
quelques-uns d'entre eux gardaient par pudeur, et il disait
les tenir pour suspects.
XXIV. Il se soumettait,
pendant la lutte, à toutes les lois du
théâtre, au point de ne pas oser cracher, et
d'essuyer avec son bras la sueur de son front. Ayant, dans
une tragédie, laissé tomber son sceptre, il le
ramassa aussitôt d'une main inquiète et
tremblante, tant il craignait que, pour cette faute, on ne le
mit hors du concours. Il fallut, pour le rassurer, que son
pantomime lui protestât que ce mouvement n'avait pas
été aperçu, au milieu de la joie et des
acclamations du peuple. Lui-même se proclamait
vainqueur : aussi concourait-il toujours pour l'emploi de
héraut. Voulant effacer toute trace et tout souvenir
d'autres victoires que des siennes, il fit renverser,
traîner avec un croc par les rues et jeter dans les
latrines les statues et les bustes de tous les vainqueurs. Il
disputa aussi le prix de la course des chars, et, aux jeux
Olympiques, il en conduisit un attelé de dix chevaux,
quoiqu'il eût blâmé, dans ses vers, cette
même prétention du roi Mithridate. Mais,
lancé hors de son char et replacé dedans, il
n'y put rester, et il en descendit avant la fin delalutte ;
ce qui ne l'empêcha pas d'être couronné.
Avant de partir, il fit don de la liberté à
toute la province, et aux juges, d'une somme
considérable, avec le droit de cité romaine. Il
annonça lui-même ces bienfaits, du milieu du
stade, le jour des jeux Isthmiques.
XXV. A son retour de la
Grèce, il entra dans Naples, théâtre de
ses débuts, sur un char traîné par des
chevaux blancs, et, selon le privilège des vainqueurs
aux jeux sacrés, par une brèche faite à
la muraille. Il entra de la même manière dans
Antium, dans Albanum et dans Rome. Il fit son entrée
à Rome sur le char qui avait servi au triomphe
d'Auguste, avec une robe de pourpre, une chlamyde
parsemée d'étoiles d'or, la couronne olympique
sur la tête, et dans la main droite celle des jeux
Pythiens. Les autres étaient pompeusement
portées devant lui, avec des inscriptions qui disaient
«où il les avait gagnées, contre qui,
dans quelles pièces, dans quels rôles».
Derrière le char se pressaient des applaudisseurs
à gages, criant, comme dans les ovations,
«qu'ils étaient les compagnons de sa gloire et
les soldats de son triomphe». On démolit ensuite
une arcade du grand Cirque, et il se dirigea, par le
Vélabrum et le Forum, vers le mont Palatin et le
temple d'Apollon. Partout sur son passage on immolait des
victimes, on parsemait les rues de poudre de safran, on
jetait des oiseaux, des rubans, des gâteaux. Il
suspendit les couronnes sacrées dans ses chambres
à coucher, autour des lits. 11 remplit aussi ses
appartements de statues qui le représentaient en
musicien, et il fit frapper une médaille où il
portait ce costume. Loin de se refroidir, avec le temps, pour
son art, et de le négliger, il avait soin, pour
conserver sa voix, de ne faire de proclamation aux soldats
que lorsqu'il était absent, ou d'y employer l'organe
d'un autre ; et quelque chose qu'il fit, affaire
sérieuse ou non, il avait toujours auprès de
lui son maître de chant, qui l'avertissait de
ménager sa poitrine et de tenir un linge devant sa
bouche. Enfin, il réglait le plus souvent sa haine ou
son amitié sur le plus ou le moins de louanges que
l'on donnait à ses talents.
XXVI. Il ne se livra d'abord
que par degrés et en secret à la fougue de ses
passions, à la débauche, à la luxure,
à l'avarice, à la cruauté, que l'on
voulut faire passer pour des erreurs de jeunesse ; mais
personne, à la fin, ne douta que ce ne fussent
plutôt les vices de son caractère que de son
âge. Dès que le jour baissait, il se couvrait ia
tête du bonnet des affranchis ou d'une cape, courait
les cabarets de la ville, et errait dans tous les quartiers,
faisant çà et là des plaisanteries, qui
n'étaient pas toujours inoffensives. Il se jetait sur
les passants qui revenaient d'un souper, les blessait quand
ils faisaient résistance, et les précipitait
dans les égouts. Il brisait et pillait les boutiques,
et il avait établi chez lui un comptoir, où il
vendait par lots et à l'enchère, pour en
dissiper ensuite le produit, les objets qu'il avait ainsi
volés. Il manqua souvent de perdre les yeux et
même la vie dans ces rixes. Un sénateur, dont il
avait insulté la femme, pensa le faire mourir sous les
coups : aussi, depuis cette fois-là, il ne sortit plus
à la même heure sans se faire suivre de loin
dans l'ombre, par des tribuns de sa garde. Le jour, il se
faisait porter au théâtre dans une
litière fermée, et, du haut de
l'avant-scène, il encourageait du geste et de la voix
les émeutes excitées par les pantomimes. Quand
on en venait aux mains et qu'on se lançait des pierres
et des bancs cassés, il en jetait lui-même au
peuple, et, une fois, il blessa le préteur à la
tête.
XXVII. Mals bientôt,
ses vices se fortifiant, il en dédaigna les secrets
plaisirs, ne prit plus la peine de dissimuler, et osa
davantage. Il prolongeait ses repas depuis le milieu du jour
jusqu'au milieu de la nuit, et il prenait de temps en temps
des bains chauds, ou, pendant l'été, des bains
rafraîchis avec de la neige. Il soupait quelquefois
dans un lieu public que l'on fermait, comme la Naumachie, le
champ de Mars ou le grand Cirque, et il s'y faisait servir
par toutes les prostituées de la ville et par des
danseuses de Syrie. Toutes les fois qu'il se rendait à
Ostie par le Tibre, ou qu'il passait, en naviguant,
près du golfe de Baïes, on établissait,
tout le long du rivage, de petites hôtelleries et des
lieux de débauche, où des femmes de
distinction, imitant les manières engageantes des
aubergistes et des courtisanes, le pressaient, qui
çà, qui là, d'aborder. Parfois aussi il
s'invitait à souper chez ses familiers : il en
coûta à l'un d'eux plus de quatre millions de
sesterces pour un mets préparé avec du miel, et
à un autre encore davantage pour une boisson à
la rose.
XXVIII. Sans parler de son
commerce de débauche avec des hommes libres, et de ses
adultères avec des femmes mariées, il viola la
vestale Eubria. Peu s'en fallut qu'il n'épousât
en légitime mariage l'affranchie Acté; il
suborna même, à cet effet, des consulaires, qui
affirmèrent avec serment qu'elle était
d'origine royale. Il fit couper les testicules à un
jeune homme nommé Sporus, essaya même de le
métamorphoser en femme, l'orna, un jour, du voile
nuptial, lui constitua une dot, et se l'étant fait
amener, avec toute la pompe d'un mariage, au milieu d'un
nombreux cortège, il l'épousa ; ce qui fit dire
assez plaisamment à quelqu'un «qu'il eût
été fort heureux pour le genre humain que son
père Domitius eût épousé une
pareille femme». Il revêtit ce Sporus du costume
des impératrices, et se fit porter avec lui en
litière dans les assemblées et les
marchés de la Grèce et pendant les fêtes
Sigillaires de Rome, lui donnant de temps en temps des
baisers. Il est avéré qu'il voulut jouir de sa
mère ; les ennemis d'Agrippine l'en
détournèrent, dans la crainte que cette femme
impérieuse et violente ne prît sur lui, par ce
genre de faveur, un empire absolu. Mais il reçut
bientôt parmi ses concubines une courtisane qui
ressemblait beaucoup à Agrippine. On assure aussi
qu'avant ce temps-là, toutes les fois qu'il se
promenait en litière avec sa mère, il
satisfaisait sa passion incestueuse ; ce que prouvaient assez
les taches de ses vêtements.
XXIX. Après avoir
prostitué, dans de monstrueuses débauches,
toutes les parties de son corps, il imagina, comme dernier
plaisir, de se couvrir d'une peau de bête, et de
s'élancer d'une loge sur les parties sexuelles
d'hommes et de femmes attachés à des poteaux.
Puis, quand il avait assouvi ses désirs, il se livrait
à son affranchi Doryphore, à qui il servait de
femme, comme Sporus lui en servait à lui-même ;
et alors il contre-faisait la voix et les cris des jeunes
filles auxquelles on fait violence. Je tiens de plusieurs
personnes qu'il était convaincu qu'aucun homme
absolument n'est chaste, n'est exempt de quelque souillure
corporelle, mais que le plus grand nombre sait dissimuler le
vice et le cacher habilement. Aussi pardonnait-il tous les
autres défauts à ceux qui avouaient devant lui
leur lubricité.
XXX. Il ne croyait pas que
la possession des richesses dût avoir d'autre avantage
que la profusion. Pour être avare et sordide à
ses yeux, il suffisait de compter ses dépenses ; pour
être splendide et magnifique, il fallait se ruiner. Ce
qu'il louait et admirait le plus dans son oncle Caïus,
c'était d'avoir dissipé en peu de temps les
immenses trésors amassés par Tibère.
Aussi ne mettait-il de mesure ni dans ses dépenses ni
dans ses largesses. On aura peine à croire qu'il
dépensait pour Tiridate huit cent mille sesterces par
jour ; à son départ, il lui en donna plus d'un
million. Il fit don au musicien Ménécrate, et
au gladiateur Spiculus, des patrimoines et des maisons de
plusieurs citoyens honorés du triomphe. Il fit des
funérailles presque royales à l'usurier
Cercopithécus Panéros, qu'il avait enrichi de
belles propriétés à la ville et à
la campagne. Jamais il ne mit un habit deux fois. Il jouait
aux dés à quatre cents grands sesterces le
point. Il pêchait avec un filet doré, dont les
mailles étaient de pourpre et d'écarlate.
Jamais, dit-on, il ne voyageait avec moins de mille voitures
; ses mulets étaient ferrés d'argent ; ses
muletiers, vêtus de belle laine de Canuse ; ses cochers
et ses coureurs mazaces, ornés de bracelets et de
colliers.
XXXI. Rien ne lui
coûta plus cher que ses constructions. Il
étendit son palais depuis le Palatium jusqu'aux
Esquilies, et ces augmentations furent d'abord
appelées la Maison du passage ; mais le feu
ayant consumé l'édifice, il en fit construire
un autre, qu'il nomma le Palais d'or. Il suffira de
dire, pour en faire connaître et l'étendue et la
magnificence, que l'on voyait dans le vestibule une statue
colossale de Néron haute de cent vingt pieds ; que des
portiques à trois rangs de colonnes, et de mille pas
de longueur, l'entouraient ; qu'il y avait une pièce
d'eau imitant la mer, et bordée d'édifices qui
donnaient l'idée d'une grande ville ; qu'on y voyait
aussi des plaines, des champs de blé, des vignobles,
des pâturages et des forêts, peuplés d'une
multitude de troupeaux et de bêtes fauves.
L'intérieur était doré partout, et
orné de pierreries et de nacre de perles. Le plafond
des salles à manger était fait de tablettes
d'ivoire mobiles, d'où s'échappaient, par
quelques ouvertures, des parfums et des fleurs. La plus belle
de ces salles était ronde et tournait jour et nuit,
pour imiter le mouvement circulaire du monde ; les bains
étaient alimentés par les eaux de la mer et par
celles d'Albula. Ce palais terminé, il dit, le jour
où il en fit la dédicace : «Je vais donc
être enfin logé comme un homme !» Il
avait, en outre, commencé des bains entièrement
couverts, depuis Misène jusqu'au lac Averne, qui
eussent été entourés de portiques, et
où il eût fait venir toutes les eaux thermales
de Baïes. Enfin, il voulait creuser, de l'Averne
jusqu'à Ostie, un canal qui aurait dispensé de
la navigation par mer ; canal d'une longueur de cent soixante
milles, et d'une largeur telle que deux vaisseaux à
cinq rangs de rames auraient pu s'y croiser. Pour achever de
pareils ouvrages, il fit amener en Italie les détenus
de toutes les parties de l'empire, et il ordonna que les
condamnations prononcées désormais contre les
criminels n'entraînassent pas d'autre peine que ces
travaux. Ce qui le poussait à cette fureur de
dépenser, c'était, outre sa confiance en son
pouvoir, l'espérance, subitement conçue, d'un
trésor immense et caché, qu'un chevalier romain
assurait devoir se trouver dans de vastes cavernes, en
Afrique, où la reine Didon l'avait jadis
apporté en fuyant de Tyr, et d'où l'on pouvait
le tirer presque sans peine.
XXXII. Mais, trompé
dans cette espérance, appauvri, épuisé,
dénué de ressources, au point d'ajourner la
paye des soldats et les pensions des vétérans,
il eut recours aux rapines et aux fausses accusations. Il
statua, avant tout, qu'on lui adjugerait les
cinq-sixièmes, au lieu de la moitié, dans les
successions des affranchis qui auraient, sans une raison
plausible, porté le nom d'une des familles auxquelles
il était allié ; que les biens de ceux qui,
dans leur testament, se seraient montrés ingrats
envers le prince, appartiendraient au fisc, et que les
jurisconsultes qui les auraient écrits ou
dictés seraient punis ; enfin que l'on poursuivrait
pour crime de lèse-majesté tous ceux dont les
paroles ou les actions trouveraient un dénonciateur.
Il se fit rendre les présents faits par lui aux
différentes villes qui lui avaient
décerné des couronnes dans les concours. Il
avait défendu l'usage des couleurs pourpre et
violette, et, un jour de marché, il envoya sous main
un marchand en vendre quelques onces, afin de prendre ensuite
en contravention tous les autres. Ayant aperçu au
spectacle, pendant qu'il chantait, une femme de distinction
parée de cette pourpre défendue, il la montra,
dit-on, à ses agents ; et l'ayant fait emmener
sur-le-champ, il confisqua et sa robe et ses biens. Il ne
conféra plus aucune charge, sans ajouter : «Vous
savez ce dont j'ai besoin», ou bien : «Faisons en
sorte que personne n'ait rien en propre». Il finit par
dépouiller la plupart des temples, et il en fondit
toutes les statues d'or et d'argent, entre autres celles des
dieux pénates, que Galba rétablit
ensuite.
XXXIII. C'est par Claude
qu'il commença ses meurtres et ses parricides : il fut
certainement complice de sa mort, s'il n'en fut pas l'auteur.
Il s'en cachait même si peu, qu'il affectait de
répéter un proverbe grec qui vante comme une
nourriture divine les champignons, sorte de mets qui avait
servi à empoisonner Claude. Il n'est sorte d'outrages
dont il n'accablât sa mémoire dans ses actes ou
dans ses discours, l'accusant tantôt de cruauté,
tantôt de folie. Il disait, par exemple, en jouant sur
le mot morari, dont il allongeait la première
syllabe, que Claude avait cessé de demeurer (ou de
faire des extravagances) parmi les hommes. Il annula un grand
nombre de ses décrets et de ses décisions,
comme des actes de bêtise et de démence ; enfin
il n'entoura que d'un mauvais mur la place où l'on
avait brûlé son corps. Jaloux de Britannicus,
qui avait une plus belle voix que lui, et craignant
d'ailleurs que le souvenir de son père ne lui
donnât, un jour, un grand crédit auprès
du peuple, il résolut de s'en défaire par le
poison. Une célèbre empoisonneuse, du nom de
Locuste, fournit à Néron une potion dont
l'effet trompa son impatience, et qui ne produisit chez
Britannicus qu'un cours de ventre. Il fit venir cette femme
et la frappa de sa main, lui reprochant d'avoir
composé un remède, au lieu d'un poison. Comme
elle s'en excusait sur la nécessité de cacher
un tel crime : «Sans doute, répondit-il
ironiquement, je crains la loi Julia !» et il la
força de préparer, dans son palais même
et devant lui, le poison le plus actif et le plus prompt
qu'il lui serait possible. Il l'essaya sur un chevreau, qui
vécut encore cinq heures ; aussi le fit-il fortifier
et recuire encore ; après quoi il le fit prendre
à un marcassin, qui expira sur-le-champ. Alors
Néron commanda de porter ce poison dans la salle
à manger, et de le donner à Britannicus, qui
soupait à sa table. Le jeune prince tomba
aussitôt qu'il en eut goûté ; Néron
dit aux convives que c'était une attaque
d'épilepsie, mal auquel il était sujet ; et
dès le lendemain il le fit ensevelir à la
hâte et sans aucune cérémonie, par une
pluie battante. Quant à Locuste, elle reçut de
lui, pour prix de ce service, l'impunité, des domaines
considérables, et même des disciples.
XXXIV. Sa mère, en
observant ses actions et ses paroles, et en le reprenant
parfois avec amertume, ne tarda pas à lui peser. Il
feignit d'abord, pour la rendre odieuse, de vouloir abdiquer
l'empire et s'en aller à Rhodes. Ensuite il lui
ôta tous ses honneurs et toute sa puissance ; il lui
retira ses soldats et sa garde germaine ; il la bannit de sa
présence, et enfin de son palais. Il n'est pas de
vexations qu'il ne lui fit endurer par ses agents, qui,
lorsqu'elle était à Rome, lui suscitaient une
foule de procès, et, quand elle se retirait à
la campagne, passaient devant sa demeure, en voiture ou par
mer, en l'accablant d'injures et de railleries. Mais,
effrayé de ses menaces et de sa violence, il
résolut de la perdre. Trois fois il essaya du poison,
et il vit qu'elle s'était munie d'antidotes. Alors il
fit cacher dans sa chambre, au-dessus de son lit, des poutres
que le ressort d'une machine devait faire tomber sur elle
pendant son sommeil ; mais l'indiscrétion de ses
complices fit avorter ce projet. Il imagina enfin un navire
à soupape, construit de manière à ce
qu'elle pérît noyée ou
écrasée dans sa chambre. Il feignit donc une
réconciliation, et l'invita, par une lettre des plus
tendres, à venir à Baies célébrer
avec lui les fètes de Minerve. Il eut soin de
prolonger le festin, pour donner aux commandants des navires
le temps de briser, comme par un choc fortuit, ainsi qu'ils
en avaient l'ordre, la galère liburnienne qui l'avait
amenée ; et quand elle voulut s'en retourner à
Baules, il lui offrit, au lieu de sa galère
avariée, le vaisseau construit pour sa perte. Il
l'accompagna gaîment jusqu'au navire, lui baisa
même le bout des seins en la quittant, et veilla une
partie de la nuit, attendant avec anxiété le
résultat de cette machination. Quand il apprit comment
tout s'était passé, et qu'Agrippine
s'était échappée à la nage, il ne
sut plus que faire. Bientôt L. Agérinus,
affranchi de sa mère, étant accouru, tout
joyeux, lui annoncer qu'elle était sauvée, il
jeta près de lui un poignard sans qu'il s'en
aperçût, et il ordonna de le saisir et de le
garrotter, comme un assassin envoyé par elle ; puis il
fit tuer sa mère, et dit qu'elle s'était
donné la mort, en voyant ce crime découvert. On
ajoute des circonstances atroces, et l'on en cite des garants
: qu'il courut voir le cadavre ; qu'il le toucha partout ;
qu'il loua quelques formes, qu'il en critiqua d'autres, et
que, se sentant soif pendant cet examen, il se fit donner
à boire. Mais, malgré les félicitations
de l'armée, du sénat et du peuple, il ne put
échapper à sa conscience ; le supplice,
aussitôt commencé, ne finit plus, et il avoua
souvent que l'image de sa mère le poursuivait partout,
et que les Furies agitaient devant lui leurs fouets vengeurs
et leurs torches ardentes. Il essaya de fléchir et
d'apaiser ses mânes par un sacrifice magique. Dans son
voyage en Grèce, il n'osa pas se faire initier aux
mystères d'Eleusis, effrayé par la voix du
héraut, qui en défend l'accès aux
criminels et aux impies. A ce parricide, Néron joignit
le meurtre de sa tante. Elle était malade d'une
irritation d'entrailles ; il alla la voir. Par une
familiarité ordinaire aux personnes
âgées, elle lui passa sur la barbe une main
caressante, en disant : «Quand j'aurai vu tomber cette
barbe, j'aurai assez vécu». Néron dit,
comme en plaisantant, à ceux qui étaient
là, qu'il allait se la faire abattre sur-ie-champ, et
il ordonna aux médecins de purger violemment la
malade. Elle n'avait pas les yeux fermés, qu'il
s'empara de ses biens, et, pour n'en rien perdre, il supprima
son testament.
XXXV. Il eut pour femmes,
après Octavie, Poppéa Sabina, mariée
d'abord àun chevalier romain et dont le père
avait été questeur, et Statilia Messalina,
arrière-petite-fille de Taurus, lequel avait obtenu
deux fois le consulat et le triomphe. Pour se l'approprier,
il fit tuer son mari, Atticus Vestinus, alors consul.
Dégoûté d'Octavie, il dit à ses
amis, qui lui reprochaient de s'en être
séparé sitôt, «que les ornements
matrimoniaux devaient lui suffire». Il voulut plusieurs
fois l'étrangler, et il la répudia comme
stérile ; mais le peuple blâmant ce divorce et
s'emportant même contre l'empereur en invectives, il la
bannit, et enfin la fit périr, comme coupable
d'adultère ; accusation si impudente et si fausse, que
tous ceux qui furent mis à la torture ayant
protesté de son innocence, il suborna son
pédagogue Anicétus, qui déclara avoir
joui d'elle par ruse. Il épousa Poppée douze
jours après avoir répudié Octavie, et il
l'aima beaucoup ; ce qui ne l'empêcha pas de la tuer
d'un coup de pied, parce que, malade et enceinte, elle lui
avait fait d'assez vifs reproches de ce qu'il était
rentré un peu tard d'une course de chars. Il en eut
une fille nommée Claudia Augusta, qui mourut fort
jeune. Il n'est sorte de liens qu'il ne rompît par un
crime. Il accusa de conspiration et fit mourir Antonia, fille
de Claude, qui refusait de l'épouser, après la
mort de Poppée. Il traita de même tous ceux
à qui l'unissait une alliance de famille ou un
commerce intime, entre autres le jeune Aulus Plautius, qu'il
viola avant de l'envoyer au supplice, et qu'il fit frapper en
disant : «Que ma mère embrasse maintenant mon
successeur» ; car il prétendait qu'elle aimait
ce jeune homme et lui faisait espérer l'empire.
Poppée avait eu, avant de l'épouser, un fils
nommé Rufius Crispinus : informé que cet
enfant, dans ses jeux, se faisait le chef et l'empereur des
autres, il donna l'ordre à ses propres esclaves de le
jeter à la mer, quand il irait à la
pêche. Il exila Tuscus, son frère de lait, pour
s'être baigné, étant gouverneur d'Egypte,
dans des bains construits pour l'arrivée de
l'empereur. Il obligea son précepteur
Sénèque à se donner la mort. Celui-ci
avait souvent sollicité de lui la permission de se
retirer, et lui avait même offert tous ses biens ; mais
Néron lui avait juré par tous les dieux
«que ses craintes étaient mal fondées, et
qu'il aimerait mieux mourir que de lui nuire». Il avait
promis à Burrhus, préfet du prétoire, un
remède contre le mal de gorge ; il lui envoya du
poison. Quant aux affranchis qui l'avaient fait adopter par
Claude, et qui avaient été ses conseillers et
les soutiens de sa puissance, il s'en défit, quand ils
furent vieux et riches, en leur donnant du poison, soit dans
leurs aliments, soit dans leur boisson.
XXXVI. Il ne déploya
pas moins de cruauté envers les étrangers. Une
étoile chevelue, astre qui, dans l'opinion du
vulgaire, annonce aux maîtres du mondeo leur fin
prochaine, s'était montrée pendant plusieurs
nuits de suite. Troublé par ce
phénomène, il apprit de l'astrologue Babilus
que les rois avaient coutume de prévenir l'effet de
ces funestes présages par le meurtre expiatoire de
quelques victimes illustres, et de détourner ces
menaces sur la tête des grands. Il y mit d'autant plus
d'acharnement que la découverte de deux conjurations
lui en fournit, comme à point nommé, un
prétexte légitime. La première et la
plus importante, celle de Pison, se tramait à Rome ;
la seconde, celle de Vinicius, fut conçue et
découverte à Bénévent. Les
conjurés se défendirent, chargés de
triples chaînes : quelques-uns avouèrent
eux-mêmes leur projet ; d'autres allèrent
jusqu'à s'en faire un mérite, disant que la
mort était le seul service qu'ils pussent rendre
à un homme souillé de tant de crimes. Les
enfants des condamnés furent chassés de Rome,
et moururent de faim ou empoisonnés. Quelques-uns
(c'est une chose connue) périrent avec leurs
précepteurs et leurs esclaves, dans un mème
repas ; d'autres furent privés de toute
nourriture.
XXXVII. Sa vie ne fut
désormais qu'une suite d'assassinats : personne
n'était à l'abri de ses coups ; tout
prétexte lui était bon. Parmi un grand nombre
d'exemples, je ne citerai que ceux-ci. Il fit un crime
à Salvidiénus Orfitus d'avoir loué aux
députés de quelques villes trois pièces
basses de sa maison, près du Forum, pour y donner
leurs audiences ; au jurisconsulte Cassius Longinus, qui
était aveugle, d'avoir laissé parmi de vieux
portraits de famille celui de C. Cassius, l'un des meurtriers
de César ; à Pétus Thraséa,
d'avoir le front sévère d'un pédagogue.
Il ne donnait qu'une heure aux condamnés pour mourir.
Afin de prévenir toute cause de retard, il avait des
médecins chargés, comme il le disait, «de
soigner les traînards», c'est-à-dire de
leur couper les veines. A un Egyptien qui mangeait de la
chair crue et tout ce qu'on lui présentait, il voulut,
assure-t-on, donner des hommes à déchirer
vivants et à dévorer. Fier d'avoir tout
osé impunément, il soutenait «qu'aucun
prince n'avait encore su tout ce que l'on pouvait sur le
trône». Il tint souvent, à ce sujet, des
discours bien significatifs, disant qu'il
n'épargnerait pas le reste des sénateurs, qu'un
jour même il supprimerait cet ordre ; qu'il donnerait
aux chevaliers romains et à ses affranchis le
commandement des provinces et des armées. Jamais, soit
à son entrée dans le sénat, soit
à son départ, il ne daigna donner le baiser
d'usage ou rendre le salut à aucun sénateur ;
et dans la cérémonie par laquelle on inaugura
les travaux de l'isthme, il demanda aux dieux, devant la
multitude et à haute voix, «que l'entreprise
tournât à sa gloire et à celle du peuple
romain», sans faire aucune mention du
sénat.
XXXVIII. Il n'épargna
pas même le peuple de Rome ni les murs de sa patrie. Un
de ses familiers ayant cité, dans la conversation, ce
vers grec :
Que tout s'embrase et périsse après moi,
«Non, répondit-il, que ce soit de mon
vivant» ; et il accomplit sa menace. Choqué,
à ce qu'il disait, du mauvais goût des anciens
édifices, du peu de largeur et de
l'irrégularité des rues, il fit mettre le feu
à la ville, et si ouvertement que plusieurs
consulaires, surprenant chez eux des esclaves de sa chambre,
avec des étoupes et des flambeaux, n'osèrent
pas les arrêter. Des greniers voisins du Palais
d'or, et dont le terrain lui faisait envie, furent
incendiés et battus par des machines de guerre, parce
qu'ils étaient construits en pierres de taille. Ces
ravages durèrent six jours et sept nuits, et le peuple
n'eut d'autre refuge que les monuments et les
sépultures. Outre un nombre infini de maisons
particulières, le feu consuma les demeures des anciens
généraux, encore ornées des
dépouilles des ennemis ; les temples consacrés
aux dieux par les rois de Rome, ou bâtis pendant les
guerres puniques et pendant celles de la Gaule ; enfin tout
ce que l'antiquité avait laissé de curieux et
de mémorable. Néron contempla cet incendie du
haut de la tour de Mécène,
«charmé, disait-il, de la beauté de la
flamme», et il chanta, en costume de
théâtre, la prise de Troie. Il ne laissa
pas même échapper cette occasion de pillage et
de vol : il s'était engagé à faire
enlever gratuitement les cadavres et les décombres, et
il ne permit à personne d'approcher de ces restes,
devenus les siens. Il reçut et même exigea des
contributions pour les réparations de Rome, et il
faillit ruiner ainsi les particuliers et les provinces.
XXXIX. Aux outrages et aux
maux qui venaient du prince, la fortune ajouta d'autres
désastres : une peste qui, dans un seul automne, fit
inscrire trente mille funérailles sur les registres de
Libitine ; une défaite sanglante en Bretagne, suivie
du pillage de deux importantes forteresses et du massacre
d'un grand nombre de citoyens et d'alliés ; en Orient,
des échecs honteux, des légions qui
passèrent sous le joug en Arménie ; la Syrie
à peine maintenue sous la domination romaine. Ce qui
peut surprendre et mérite d'être
remarqué, c'est qu'il ne supporta rien plus patiemment
que les satires et les injures, et qu'il ne se montra jamais
plus doux qu'envers ceux qui l'attaquaient dans leurs
discours ou dans leurs vers. On publia contre lui beaucoup
d'épigrammes, en grec et en latin, qui furent
affichées partout, telles que celles-ci :
Surpassant les forfaits d'Alcméon et
d'Oreste, |
Il n'en rechercha pas les auteurs, et s'opposa même à ce que l'on punît sévèrement ceux qui furent dénoncés au sénat. Isidore le Cynique, l'apostrophant en public, lui reprocha tout haut «de si bien chanter les maux de Nauplius et de si mal user de ses biens». Datus, acteur d'Atellanes, commençant un air par ces mots : «Salut à mon père, salut à ma mère», fit tour à tour le geste de boire et de nager, par allusion à la mort de Claude et à celle d'Agrippine ; et comme il disait, à la fin de la pièce :
Vous irez bientôt chez Pluton,
il désigna du doigt le sénat. Néron
se contenta d'exiler de Rome et d'Italie le philosophe et le
comédien, soit qu'il ne sentit plus aucun opprobre,
soit qu'il craignît, en s'y montrant sensible, de s'en
attirer davantage.
XL. Le monde, après
avoir supporté près de quatorze ans un tel
prince, en fit à la fin justice. Julius Vindex, qui
commandait alors dans les Gaules en qualité de
propréteur, donna le signal en soulevant sa province.
Des astrologues avaient prédit autrefois à
Néron qu'il serait un jour déposé ; ce
qui lui avait fait dire ce mot célèbre :
«L'artiste vit partout», pour justifier l'ardeur
qu'il apportait à l'étude d'un art où le
prince devait trouver un agrément, et le particulier
une ressource. Toutefois quelques devins lui avaient promis
qu'après sa déposition il aurait l'empire de
l'Orient ; d'autres, le royaume de Jérusalem ;
d'autres encore, qu'il recouvrerait toute sa puissance. Cet
espoir le flattant davantage, il crut, quand il eut perdu et
recouvré la Bretagne et l'Arménie, avoir enfin
accompli sa mauvaise destinée. Mais ayant
consulté à Delphes l'oracle d'Apollon, il en
reçut le conseil de se défier de la
soixante-treizième année. Persuadé alors
que ce serait là le terme de sa vie, et fort
éloigné de penser à l'âge de
Galba, il se crut assuré d'une longue vieillesse et
d'un bonheur sans fin et sans mélange ; au point
qu'ayant un jour perdu, dans un naufrage, des choses
extrêmement précieuses, il osa dire à sa
suite «que les poissons les lui rapporteraient».
C'est à Naples qu'il apprit le soulèvement des
Gaules, le jour même où il avait tué sa
mère, quelques années auparavant. Il
reçut cette nouvelle avec tant d'indifférence
et de tranquillité, que l'on soupçonna qu'il
était bien aise d'avoir une occasion de
dépouiller, par le droit de la guerre, les plus riches
provinces de l'empire. Il se rendit sur-le-champ au gymnase,
regarda lutter des athlètes, et prit le plus grand
intérêt à leurs exercices. On lui
apporta, pendant son souper, des dépêches plus
inquiétantes, et alors il s'emporta contre les
révoltés en imprécations et en menaces.
Pendant huit jours il ne répondit à aucune
lettre, ne donna aucun ordre, aucune instruction, ne parla
point de cet événement, et parut l'avoir
oublié.
XLI. Troublé enfin
par les fréquentes et injurieuses proclamations de
Vindex, il écrivit au sénat pour l'exhorter
à venger l'empereur et la république ; et il
s'excusa sur un mal de gorge de n'y être pas venu en
personne. Mais, dans ces manifestes, rien ne le blessa tant
que de se voir traiter de mauvais chanteur et appeler
Enobarbus, au lieu de Néron : il déclara qu'il
allait renoncer à son nom d'adoption et reprendre son
nom de famille, dont on prétendait lui faire un sujet
d'outrage. Quant aux autres imputations, rien, selon lui,
n'en démontrait mieux la fausseté, que le
reproche d'ignorer un art qu'il avait cultivé avec
tant d'ardeur et de succès ; et il allait demandant
à chacun «si l'on connaissait un plus grand
artiste que lui». Cependant les courriers arrivaient
les uns sur les autres : saisi d'effroi, il prit le chemin de
Rome. Sur sa route, un présage frivole releva son
courage : il vit, en bas-relief, sur un monument, un soldat
gaulois qu'un chevalier romain, son vainqueur, traînait
par les cheveux. A cette vue, il sauta de joie et rendit au
ciel des actions de grâces. Toutefois il n'assembla ni
le sénat ni le peuple ; il tint conseil à la
hâte avec quelques-uns des principaux citoyens
convoqués chez lui, et il passa le reste du jour
à essayer devant eux des instruments de musique
hydrauliques, d'une nouvelle espèce. Il leur en fit
remarquer, pièce à pièce, le
mécanisme et le travail, assurant qu'il les ferait
porter au théâtre, pourvu que Vindex le lui
permît.
XLII. Mais quand il apprit
que Galba et les Espagnes s'étaient aussi
révoltés, il perdit entièrement courage,
et, se laissant tomber, il resta longtemps étendu sans
voix et à demi-mort. Dès qu'il eut repris ses
sens, il déchira ses vêtements, se frappa la
tête, et s'écria que c'était fait de lui.
Sa nourrice, pour le consoler, lui citait d'autres princes
à qui étaient arrivés de pareils
malheurs : il répondit que les siens étaient
inouïs, sans exemple, «puisqu'il perdait l'empire
avant de perdre la vie». Il ne changea pourtant rien
à ses habitudes de luxe et de mollesse ; loin de
là : ayant reçu des provinces quelques
nouvelles favorables, il donna un repas splendide, et fit
contre les chefs de la révolte des vers satiriques,
qu'il se mit à chanter avec les gestes d'un bouffon,
et qu'il fit répandre dans le public. Ensuite il se
fit porter secrètement au théâtre, et
envoya dire à un acteur, dont la voix était
fort applaudie, «qu'il était bien heureux que
l'empereur eût d'autres occupations».
XLIII. On prétend
qu'au premier bruit de la révolte, il conçut
des projets plus atroces les uns que les autres, et qui
répondaient bien à son caractère. Il
voulait révoquer et faire égorger les
gouverneurs des provinces et les commandants des
armées, comme s'ils eussent tous été
dans la conspiration de Vindex ou dans les mêmes
dispositions que lui ; massacrer tous les exilés, en
quelque lieu qu'ils fussent, et tous les Gaulois qui
étaient à Rome ; les premiers, pour qu'ils ne
se joignissent pas aux révoltés ; les seconds,
comme complices et fauteurs de leurs concitoyens ; abandonner
aux armées le pillage des Gaules ; empoisonner tout le
sénat dans un festin ; mettre le feu à Rome et
lâcher en même temps les bêtes
féroces sur le peuple, pour l'empêcher de se
défendre contre les flammes. Il fut
détourné de ces projets bien moins par le
repentir de les avoir conçus, que par
l'impossibilité de les exécuter. Croyant enfin
une expédition nécessaire, il destitua les
consuls, et il prit seul la place de ces deux magistrats,
sous prétexte qu'il était dans la
destinée des Gaules de ne pouvoir être soumises
que par lui, pourvu qu'il fût revêtu du consulat.
S'étant donc fait apporter les faisceaux, il sortit de
table, appuyé sur les épaules de ses amis, et
en disant «que dès qu'il serait en Gaule, il se
montrerait sans armes aux légions rebelles ; qu'il se
contenterait de pleurer devant elles ; qu'un prompt repentir
lui ramènerait les séditieux ; et que le
lendemain, au milieu de l'allégresse commune, il
entonnerait un chant de victoire, qu'il allait composer
sur-le-champ».
XLIV. Son premier soin, en
préparant cette expédition, fut de choisir des
voitures pour le transport de ses instruments de musique, et
de faire couper les cheveux, comme à des hommes,
à toutes ses concubines, qu'il se proposait d'emmener,
et auxquelles il donna, pour armes, des haches et de petits
boucliers d'amazones. Il appela ensuite sous le drapeau les
tribus urbaines ; mais aucun de ceux qui étaient en
état de porter les armes ne répondant à
l'appel, il exigea de tous les maîtres un certain
nombre d'esclaves, et il prit dans chaque maison les
meilleurs, sans en excepter même les intendants et les
secrétaires. Il obligea tous les ordres de l'Etat de
verser entre ses mains une partie de leur fortune, et les
locataires des maisons contiguës ou isolées, de
porter sur-le-champ au fisc une année de leur loyer.
Il tenait avec une rigueur excessive à ce que les
espèces fussent neuves, l'argent pur, l'or
éprouvé ; en sorte que la plupart des
contribuables, rebutés d'une pareille exigence,
refusèrent nettement de rien donner, et
s'accordèrent à dire qu'il ferait beaucoup
mieux de reprendre aux délateurs les
récompenses qu'ils avaient reçues.
XLV. La cherté des
grains augmenta encore la haine que lui avaient
attirée ces rapines ; et il arriva
précisément que, dans le temps de la plus
grande disette, un navire d'Alexandrie apporta du sable pour
les lutteurs de la cour. Tout le monde en fut indigné,
et il n'est pas d'outrages qu'on ne prodiguât à
l'empereur. On mit sur la tête d'une de ses statues un
chignon de femme, avec cette inscription en grec :
«Voici enfin le moment du combat» ; et celle-ci :
«Qu'il le livre donc». On attacha un sac au cou
d'une autre de ses statues, et l'on y écrivit ces mots
: «Quant à moi, je n'ai rien fait ; mais toi, tu
as mérité le sac». On écrivit sur
des colonnes «que ses chants avaient
réveillé les Gaulois» ; et pendant la
nuit un grand nombre de citoyens, feignant de se disputer
avec des esclaves, demandaient à grands cris un
Vindex.
XLVI. Ses terreurs
étaient encore entretenues par des présages
manifestes, tirés de ses songes ou des auspices ;
ceux-ci étaient anciens, ceux-là
récents. Quoique son sommeil fût ordinairement
sans rêve, il rêva, après le meurtre de sa
mère, qu'on lui arrachait des mains le gouvernail d'un
navire, et que sa femme Octavie l'entraînait dans
d'épaisses ténèbres. Une autre fois, il
crut, en songe, être couvert d'une multitude de fourmis
ailées ; ou bien il voyait les simulacres des diverses
nations de la terre, placées à l'entrée
du théâtre de Pompée, l'entourer, et lui
fermer le passage. Un cheval d'Asturie, qu'il aimait
beaucoup, lui parut se changer en singe, à l'exception
de la tête, d'où sortaient des hennissements
plaintifs. Du Mausolée, dont les portes s'ouvrirent
d'elles-mêmes, sortit une voix qui appelait
Néron. Les dieux Lares, solennellement ornés
pour les calendes de janvier, tombèrent de leur
piédestal, au milieu des préparatifs du
sacrifice. Comme il était à prendre les
auspices, Sporus lui offrit, pour cadeau d'étrennes,
un anneau dont la pierre représentait
l'enlèvement de Proserpine. Quand il voulut prononcer
les voeux solennels devant tous les ordres de l'Etat
réunis, on eut beaucoup de peine à trouver les
clefs du Capitole ; et lorsqu'on lut, dans le sénat,
ce passage du discours qu'il avait composé contre
Vindex : «Que les coupables seraient punis, et
donneraient l'exemple d'un châtiment digne de leurs
crimes», tout le monde s'écria : «Vous le
donnerez, César !» On observa aussi que dans
Oedipe exilé, le dernier rôle qu'il ait
joué en public, il quitta la scène en
prononçant ce vers grec :
Mère, épouse, parents, tout veut que je périsse.
XLVII. Cependant le bruit courut que les autres armées s'étaient aussi révoltées. Furieux, il déchira les lettres qu'on lui apporta pendant son dîner, renversa la table, et brisa contre terre deux vases dont il faisait grand cas et qu'il appelait Homériques, parce qu'on y avait sculpté des sujets tirés des poèmes d'Homère ; puis il se fit donner du poison par Locuste, le renferma dans une boîte d'or, et passa dans les jardins de Servilius. Là, tandis que les plus fidèles de ses affranchis allaient, par son ordre, à Ostie, faire préparer des vaisseaux, il voulut engager les tribuns et les centurions du prétoire à accompagner sa fuite. Mais les uns s'en excusèrent, les autres refusèrent ouvertement ; l'un d'eux lui dit même tout haut :
Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ?
Il conçut alors différents projets, comme de
s'enfuir chez les Parthes, ou d'aller se jeter aux pieds de
Galba, ou bien de paraître en public et à la
tribune aux harangues en habit de deuil, et d'y demander, du
ton le plus lamentable qu'il pourrait prendre, qu'on lui
pardonnât le passé, ou au moins, si les coeurs
restaient insensibles, qu'on lui accordât la
préfecture d'Egypte. On trouva en effet, parmi ses
papiers, le discours qu'il avait composé sur ce sujet
; et le seul motif qui, dit-on, l'empêcha de le
prononcer, ce fut la crainte d'être mis en
pièces avant que d'arriver au Forum. Il remit donc au
lendemain à prendre un parti ; mais s'étant
réveillé vers le milieu de la nuit, il apprit
que ses gardes l'avaient quitté. Il sauta de son lit,
et envoya chez tous ses amis : n'en recevant aucune
réponse, il alla, suivi de peu de monde, demander un
refuge à quelques-uns d'eux. Toutes les portes lui
furent fermées, et personne ne lui répondit.
Alors il revint dans sa chambre : les sentinelles avaient
pris la fuite, emportant jusqu'à ses couvertures et la
boîte d'or où était le poison. Il demanda
aussitôt le gladiateur Spiculus ou tout autre, pour en
recevoir la mort. Ne trouvant personne qui voulût la
lui donner, «Je n'ai donc, s'écria-t-il, ni amis
ni ennemis ?» et il courut pour se précipiter
dans le Tibre.
XLVII. Il s'arrêta
pourtant, et parut désirer une retraite pour se
recueillir. Phaon, son affranchi, lui offrit sa maison de
campagne, située entre la voie Salaria et la voie
Nomentane, à quatre milles de Rome. Il monta à
cheval, en tunique et pieds nus, comme il se trouvait ; il
s'enveloppa d'un vieux manteau tout passé ; il avait
la tête couverte, un mouchoir devant la figure, et pour
toute suite quatre personnes, parmi lesquelles était
Sporus. Il sentit soudain la terre trembler, il vit briller
un éclair, et fut saisi d'épouvante. En passant
près du camp des prétoriens, il entendit les
cris des soldats, qui faisaient des imprécations
contre lui et des voeux pour Galba. Un voyageur dit en
apercevant cette petite troupe : «Voilà des gens
qui poursuivent Néron». Un autre : «Qu'y
a-t-il de nouveau à Rome touchant Néron
?» L'odeur d'un cadavre abandonné sur la route
fit reculer son cheval ; et le mouchoir dont il se couvrait
le visage étant tombé, un ancien
prétorien le reconnut, et le salua par son nom.
Arrivé à un chemin de traverse, il renvoya les
chevaux ; et s'engageant, au milieu des ronces et des
épines, dans un sentier couvert de roseaux, où
il ne put marcher qu'en faisant étendre des
vêtements sous ses pieds, il parvint, non sans peine,
derrière les murs de la maison de campagne. Là,
Phaon lui conseilla d'entrer pendant quelque temps dans une
carrière, d'où l'on avait tiré du sable
; mais il répondit «qu'il ne voulait pas
s'enterrer tout vivant» ; et s'étant
arrêté pour attendre qu'on eût
pratiqué une entrée secrète dans cette
maison, il puisa dans sa main de l'eau d'une mare, et dit,
avant de la boire : «Voilà donc les
rafraîchissements de Néron !» Il se mit
ensuite à arracher les ronces qui s'étaient
attachées à son manteau ; après quoi il
se traîna sur les mains, par une ouverture
creusée sous le mur, jusque dans la chambre la plus
voisine, où il se coucha sur un mauvais matelas garni
d'une vieille couverture. La faim et la soif le tourmentaient
de temps à autre ; on lui présenta du pain
grossier qu'il refusa, et de l'eau tiède dont il but
un peu.
XLIX. Tous ceux qui
étaient avec lui le pressaient de se dérober le
plus tôt possible aux outrages dont il était
menacé. Il ordonna de creuser une fosse devant lui,
sur la mesure de son corps, de l'entourer de quelques
morceaux de marbre, s'il s'en trouvait, et d'apporter
près de là de l'eau et du bois, pour rendre les
derniers devoirs à son cadavre, pleurant à
chaque ordre qu'il donnait, et répétant sans
cesse : «Quelle mort pour un si grand artiste !»
Pendant ces préparatifs, un courrier vint remettre un
billet à Phaon ; Néron s'en saisit, et y lut
«que le sénat l'avait déclaré
ennemi de la patrie, et le faisait chercher, pour le punir
selon les lois anciennes». Il demanda quel était
ce supplice ; on lui apprit qu'il consistait à
dépouiller le criminel, à lui serrer le cou
dans une fourche et à le battre de verges
jusqu'à la mort. Epouvanté, il saisit deux
poignards qu'il avait apportés avec lui, en essaya la
pointe et les remit dans leur gaine, en disant «que
l'heure fatale n'était pas encore venue».
Tantôt il exhortait Sporus à se lamenter et
à pleurer, tantôt il demandait que quelqu'un lui
donnât, en se tuant, le courage de mourir. Quelquefois
aussi il se reprochait sa lâcheté ; il se disait
: «Je traîne une vie honteuse et
misérable» ; et il ajoutait en grec :
«Cela ne convient pas à Néron ; cela ne
lui convient pas : il faut prendre son parti dans de pareils
moments ; allons, réveille-toi».
Déjà s'approchaient les cavaliers qui avaient
ordre de le saisir vivant. Quand il les entendit, il
prononça, en tremblant, ce vers grec :
Des coursiers frémissants j'entends le pas rapide ;
et aussitôt il s'enfonça le fer dans la
gorge, aidé par son secrétaire Epaphrodite. Il
respirait encore lorsque le centurion entra, qui voulut
bander sa plaie, feignant d'être venu pour le secourir.
Néron lui dit : «Il est trop tard», et
ajouta : «C'est là de la fidélité
!» Il expira en prononçant ces mots, les yeux
ouverts et fixes, objet d'épouvante et d'effroi pour
ceux qui le regardaient. Il avait recommandé, avec les
plus vives instances, aux compagnons de sa fuite, de
n'abandonner sa tête au pouvoir de personne, et de le
brûler tout entier, de quelque manière que ce
fût. Cette permission fut accordée par
Icélus, affranchi de Galba, qui venait de sortir de la
prison où il avait été jeté
dès le commencement de l'insurrection.
L. Les funérailles de
Néron coûtèrent deux cent mille sesterces
; on y employa des draperies blanches brochées d'or,
dont il s'était servi le jour des calendes de janvier.
Ses nourrices Eclogé et Alexandrie, avec sa concubine
Acté, déposèrent ses restes dans le
tombeau des Domitius, que l'on aperçoit du Champ de
Mars, sur la colline des Jardins. Dans ce monument, sa tombe,
qui est de porphyre, est surmontée d'un autel en
marbre de Luna, et entourée d'une balustrade en marbre
de Thasos.
LI. Sa taille était
médiocre. Il avait le corps couvert de taches et
infect ; les cheveux blonds, la figure plutôt belle
qu'agréable, les yeux bleus et la vue faible, le cou
épais, le ventre proéminent, les jambes fort
grêles, le tempérament robuste. Malgré
ses débauches effrénées, il ne fut
incommodé que trois fois dans l'espace de quatorze ans
; et encore sans être obligé de s'abstenir de
vin, ni de changer quelque chose à ses habitudes.
Nulle décence dans sa mise et dans sa tenue : on le
vit, pendant son séjour en Achaïe, laisser
retomber par derrière ses cheveux, qui, d'ailleurs,
étaient toujours étagés par boucles
symétriques ; il parut souvent en public en robe de
festin, un mouchoir autour du cou, sans ceinture, et les
pieds nus.
LII. Il s'essaya, dès
son enfance, à presque tous les arts libéraux ;
mais sa mère le détourna de l'étude de
la philosophie, qui, disait-elle, ne pouvait que nuire
à un prince destiné à régner ; et
son précepteur Sénèque lui interdit la
lecture des anciens orateurs, afin de fixer sur lui seul
l'admiration de son disciple. Il se tourna vers la
poésie, et composa sans peine et sans travail quelques
pièces de vers. Il n'est pas vrai, comme on l'a dit,
qu'il donnait pour siens ceux d'autrui. J'ai eu entre les
mains des tablettes où se trouvaient des vers de lui
fort connus et entièrement de son écriture. On
voyait bien qu'ils n'étaient ni copiés,
écrits sous la dictée d'un autre ; mais qu'ils
étaient le fruit laborieux de sa pensée, tant
il y avait de corrections et de ratures. Il eut aussi un
goût très vif pour la peinture et surtout pour
la sculpture.
LIII. Avide de
popularité, il se faisait aussitôt le rival de
quiconque agissait, par quelque moyen que ce fût, sur
la multitude. On pensait généralement que, non
content de ses succès de théâtre, il
devait descendre, au prochain lustre, dans l'arène
olympique, avec les athlètes. En effet, il
s'exerçait assidûment à la lutte ; et
dans toutes les villes de la Grèce ou il assista aux
jeux gymniques, ce fut à la manière des juges,
en s'asseyant par terre dans le stade : voyait-il
s'éloigner du centre un couple de lutteurs, il courait
le saisir et l'y ramenait. Comme on l'égalait à
Apollon pour le chant, et au Soleil pour le talent de
conduire un char, il voulut imiter aussi les exploits
d'Hercule ; et l'on avait, dit-on, dressé un lion
qu'il devait combattre nu dans l'arène, et assommer
avec sa massue ou étouffer dans ses bras, sous les
yeux du peuple.
LIV. Sur la fin de sa vie,
il avait fait le voeu solennel, s'il triomphait de ses
ennemis, de jouer de l'orgue hydraulique, de la flûte
et de la cornemuse, pendant les jeux qu'on
célébrerait pour sa victoire ; de se faire
histrion le dernier jour de ces fêtes, et de danser le
Turnus de Virgile. On dit même qu'il fit périr
le comédien Pâris, comme un trop redoutable
adversaire.
LV. L'envie de
perpétuer sa mémoire et de s'éterniser
n'était chez lui qu'une déplorable manie. Ainsi
on le vit changer le nom de plusieurs choses et même de
plusieurs villes, pour y substituer le sien. Il appela
Néronien le mois d'avril, et il voulait que
Rome se nommât désormais
Néropolis.
LVI. Il affectait pour tous
les cultes un souverain mépris, excepté pour
celui de la déesse de Syrie ; mais il finit par s'en
moquer aussi, au point d'uriner sur sa statue, quand il eut
pris une autre superstition, la seule où il persista.
Elle consistait dans la possession d'une poupée dont
un homme du peuple, qu'il ne connaissait pas, lui avait fait
présent, comme d'un préservatif contre les
embûches de ses ennemis. Une conspiration ayant
été aussitôt découverte, il fit de
cette poupée sa divinité suprême,
l'honora de trois sacrifices par jour, et voulut qu'on
pensât qu'elle lui révélait l'avenir.
Quelques mois avant sa mort, il se mit à observer les
entrailles des victimes, et il n'en put jamais tirer un
présage heureux.
LVII. Il périt dans
la trente-deuxième année de son âge, le
même jour où naguère il avait fait mourir
Octavie. La joie publique fut telle, que le peuple courut
çà et là par les rues, coiffé du
bonnet de la liberté. Toutefois, il y eut des citoyens
qui, longtemps encore après sa mort, allèrent
orner son tombeau des fleurs du printemps et de
l'été ; qui apportèrent à la
tribune des portraits de Néron, où il
était représenté en robe prétexte
; qui y lurent des édits où il parlait comme
s'il eût vécu, et qu'il dût bientôt
revenir, pour se venger de ses ennemis. Le roi des Parthes,
Vologèse, ayant envoyé des ambassadeurs au
sénat pour renouveler son alliance, demanda par-dessus
toute chose que la mémoire de Néron fût
honorée. Enfin vingt ans après, pendant ma
jeunesse, un aventurier, se vantant d'être
Néron, se fit chez les Parthes, à la faveur de
ce nom qui leur était cher, un parti puissant, et il
ne nous fut rendu qu'avec beaucoup de peine.
Traduit par Théophile Baudement (1845)