I. Les ancêtres d'Othon. - II. Sa naissance. Sa jeunesse déréglée. - III. Ses basses complaisances pour Néron. Il tombe dans la disgrâce de cet empereur. - IV. Il prend part à la révolte de Galba, dans l'espoir de devenir lui-même empereur. - V. Il médite de détrôner Galba. - VI. Proclamé empereur, il envoie tuer Galba. - VII. Il explique sa conduite au sénat. Il rend des honneurs à la mémoire de Néron. - VIII. Il cherche à traiter avec Vitellius, proclamé empereur à son tour par les armées. Il entre en campagne sous de sinistres auspices. - IX. Il remporte quelques avantages, et est enfin vaincu. - X. Son horreur pour la guerre civile ; il se prépare à la mort. - XI. Il se tue. - XII. Son portrait. Ses habitudes. Ses soldats lui donnent, à sa mort, de grands témoignages d'attachement et de fidélité.


I. La famille d'Othon, originaire de Férentinum, était ancienne et considérée : c'était l'une des premières de l'Etrurie. Son aïeul, M. Salvius Othon, qui avait pour père un chevalier romain, et pour mère une femme de condition obscure, peut-être même servile, fut fait sénateur par le crédit de Livie, épouse d'Auguste, chez laquelle il avait passé son enfance ; mais il ne s'éleva pas au-dessus de la préture. Quant à son père L. Othon, dont la mère était d'une illustre naissance, et qui tenait par de nombreuses alliances aux plus grandes maisons de Rome, il fut si cher à l'empereur Tibère et lui ressemblait tellement, qu'il passa généralement pour son fils. Il déploya une grande sévérité dans les diverses fonctions qui lui furent confiées à Rome, dans son proconsulat d'Afrique, et dans plusieurs gouvernements extraordinaires. Il osa même, en Illyrie, faire décapiter, au milieu de la place d'armes et en sa présence, des soldats qui, se repentant d'avoir pris part à la révolte de Camille contre Claude, avaient tué leurs chefs comme auteurs de cette défection, quoiqu'il n'ignorât pas que Claude les avait élevés, pour ce même fait, à des grades supérieurs. Cette conduite, en augmentant sa réputation, diminua son crédit ; mais il ne tarda pas à le recouvrer, en instruisant l'empereur d'une conspiration formée contre sa vie par un chevalier romain, que ses propres esclaves étaient venus lui dénoncer. Le sénat lui vota alors une distinction bien rare, l'érection d'une statue sur le mont Palatin. Claude, après l'avoir agrégé aux patriciens, fit de lui le plus pompeux éloge, et ajouta même : «Tel est son mérite, que je ne puis pas me souhaiter des enfants qui en aient davantage». Il eut d'Albia Térentia, femme d'une noble origine, deux fils, L. Titianus et Marcus, lequel porta le même surnom que lui. Il eut aussi une fille, qu'il fiança à peine nubile à Drusus, fils de Germanicus.

II. L'empereur Othon naquit le quatre des calendes de mai, sous le consulat de Camille Arruntius et de Domitius Enobarbus. Il fut, dès son enfance, si prodigue et si déréglé, que son père eut souvent besoin de le châtier. Il errait, dit-on, la nuit dans les rues, se jetait sur les gens ivres ou infirmes qu'il rencontrait, et les couchait sur un manteau, d'où il les faisait rebondir en l'air. Plus tard, après la mort de son père, il s'attacha, pour se mettre en crédit, à une affranchie de la cour, qui en avait beaucoup ; et il feignit même d'en être amoureux, quoiqu'elle fût vieille et presque décrépite. Par elle, il s'insinua chez Néron, qui le mit bientôt au premier rang de ses amis, grâce à la conformité de leurs moeurs et, ajoute-t-on, à l'habitude de se prostituer l'un à l'autre. il devint si puissant, que s'étant chargé, moyennant une forte somme, de faire réhabiliter un consulaire condamné pour concussion, il ne craignit pas, avant même que d'avoir obtenu sa réintégration dans le sénat, de l'y mener faire son remercîment.

III. Confident de tous les desseins, de tous les secrets de Néron, il eut soin, le jour même où celui-ci devait faire périr sa mère, de leur donner à tous deux, pour écarter les soupçons, un souper des plus somptueux. Néron lui avait confié provisoirement sa maîtresse Poppéa Sabina, qu'il venait d'enlever à son mari ; et Othon l'avait reçue chez lui comme pour l'épouser. Mais, non content de la séduire, il en devint jaloux au point de ne pas même souffrir Néron pour rival, et de refuser l'entrée de sa maison à ceux que l'empereur envoyait pour la reprendre. Il le laissa lui-même, un jour, devant la porte, mêlant en vain les menaces aux prières, et réclamant son dépôt. Aussi le mariage fut-il cassé et Othon éloigné, sous le semblant d'une mission en Lusitanie. Cette peine parut suffisante à Néron, qui craignait qu'une plus forte punition ne révélât le scandale de cette comédie : mais ces deux vers, qui coururent aussitôt, la firent assez connaître :

Sous un titre honorable Othon est exilé :
C'est qu'il couchait avec sa femme.

Il administra sa province, pendant dix ans, comme questeur, avec autant de modération que de désintéressement.

IV. L'entreprise de Galba lui offrant enfin l'occasion de se venger, il fut le premier à se déclarer pour lui. Il conçut aussi, dès ce moment, l'espérance de régner ; espérance qui était fondée en partie sur l'état présent des choses, mais que fortifiaient surtout les promesses formelles du mathématicien Séleucus. Cet astrologue, qui lui avait autrefois prédit qu'il survivrait à Néron, était alors venu le trouver à l'improviste, et lui avait affirmé qu'il serait bientôt empereur. Aussi Othon ne négligea-t-il rien pour se faire partout des amis et des partisans. Toutes les fois qu'il recevait le prince à souper, il donnait une pièce d'or à chacun des hommes de la cohorte de garde. Il variait à l'infini ses moyens de séduction envers les soldats. Ainsi l'un d'eux l'ayant choisi pour arbitre dans une contestation qu'il avait avec son voisin pour des limites, il acheta tout le terrain en litige, et le lui donna libre de procès ; en sorte qu'il n'y avait presque personne qui ne le crût et ne le proclamât seul digue de la succession impériale.

V. Il avait espéré que Galba l'adopterait, et il s'y était attendu tous les jours. Mais quand il se vit déçu de cet espoir par la préférence accordée à Pison, il résolut d'en appeler à la force, pressé à la fois par le désir de la vengeance et par l'énormité de ses dettes. Il avouait, en effet, «qu'il n'avait de ressource que l'empire, et qu'il préférait succomber, dans le combat, sous le fer de ses ennemis, que sous les poursuites de ses créanciers, dans le Forum». Peu de jours auparavant, il avait tiré d'un esclave de l'empereur un million de sesterces, pour lui avoir fait obtenir une charge d'intendant. Ce fut là le fonds d'une si grande entreprise. Il confia d'abord son projet à cinq affidés, puis à dix autres, chacun des premiers en ayant amené deux. Il leur donna dix mille sesterces par tête, et leur en promit cinquante mille. Ceux-ci lui recrutèrent encore des partisans, mais en petit nombre, ne doutant pas d'en trouver davantage au moment même de l'action.

VI. Sa première pensée fut de s'emparer du camp aussitôt après l'adoption de Pison, et d'attaquer Galba dans le palais, pendant qu'il serait à table. Mais il y renonça par égard pour la cohorte qui était alors de garde : il ne voulait pas la rendre trop odieuse ; car c'était la même qui avait laissé tuer Caligula et abandonné Néron. D'ailleurs des présages contraires et les avis de Séleucus le retinrent quelque temps encore. Le jour enfin fixé, il dit à ses complices de l'attendre au Forum, vis-à-vis du temple de Saturne, auprès du milliaire d'or ; et il alla le matin même saluer Galba, qui le reçut en l'embrassant, comme de coutume. Il assista aussi au sacrifice offert par l'empereur, et entendit les prédictions de l'aruspice. Un affranchi vint alors le prévenir que les architectes étaient arrivés : c'était le signal convenu. Othon se retira, comme pour voir une maison en vente, et sortit aussitôt du palais par une porte de derrière, pour aller au rendez-vous. D'autres disent qu'il feignit d'avoir un accès de fièvre, et qu'il chargea ceux qui l'entouraient de donner cette excuse à l'empereur, s'il le demandait. Il se jeta dans une litière de femme, qu'il tint fermée, et il prit le chemin du camp ; mais les forces venant à manquer aux porteurs, il descendit et se mit à courir. Sa chaussure s'étant défaite, il s'arrêta ; et presque aussitôt, dans leur impatience, ceux qui l'accompagnaient le prirent sur leurs épaules et le saluèrent EMPEREUR. Il arriva ainsi jusqu'à la place d'armes du camp, au milieu des acclamations et des glaives nus, tous ceux qu'on rencontrait se déclarant pour lui, comme s'ils eussent été du complot. Il commença par envoyer tuer Galba et Pison ; et pour se concilier tout à fait, par des promesses, les esprits des soldats, il insista sur celle-ci dans sa harangue : «qu'il ne garderait que ce qu'ils voudraient bien lui laisser».

VII. Le jour baissait déjà quand il entra dans le sénat. Il y exposa, en peu de mots, sa conduite : à l'entendre, on l'avait enlevé dans la foule et forcé d'accepter l'empire, où il n'aurait pour règle que la volonté générale. De là, il se rendit au palais. Parmi les félicitations et les louanges dont il était l'objet, on entendit le bas-peuple l'appeler NERON. Il n'en témoigna aucun mécontentement ; et l'on dit même qu'il ajouta ce nom au sien dans ses premiers actes, et dans ses premières lettres aux gouverneurs des provinces. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il laissa relever les statues de cet empereur ; qu'il rétablit dans leurs charges ses intendants et ses affranchis, et que le premier usage qu'il fit de sa puissance fut d'affecter cinquante millions de sesterces à l'achèvement de la maison Dorée. La nuit suivante, il eut, dit-on, un songe affreux, qui lui arracha des cris lamentables, et ceux qui étaient accourus le trouvèrent étendu par terre à côté de son lit : il avait cru voir Galba le renverser du trône et le chasser du palais. Aussi eut-il recours à toutes sortes d'expiations pour apaiser ses mânes. Le lendemain, comme il prenait les auspices, il s'éleva une tempête ; et ayant fait une lourde chute, il murmura plusieurs fois ce proverbe grec :

La flûte convient-elle à mes tremblantes mains ?

VIII. Vers le même temps, les armées de Germanie prêtèrent serment à Vitellius. Dès qu'Othon en fut informé, il proposa au sénat d'envoyer une députation à ces armées, pour leur notifier qu'on avait élu un empereur, et les exhorter à la paix et à la concorde. De son côté, il dépêcha des courriers à Vitellius, et il lui écrivit, lui offrant de partager avec lui l'empire et de devenir son gendre. Mais la guerre n'était plus douteuse : déjà même s'approchaient les généraux et les troupes à qui Vitellius avait fait prendre les devants. Les prétoriens donnèrent alors à Othon une preuve d'attachement et de fidélité, qui faillit amener le massacre du premier ordre de l'Etat. L'ordre avait été donné d'apporter des armes dans des vaisseaux, et ce soin confié à des matelots. Comme on introduisait ces armes dans le camp vers la nuit, quelques soldats, soupçonnant une trahison, excitent un violent tumulte. Ils courent bientôt tous à la fois sans chef au palais, demandant à grands cris la mort des sénateurs. Ils repoussent ceux des tribuns qui veulent comprimer ce mouvement : ils en tuent même quelques-uns, et, couverts de leur sang, ils cherchent partout l'empereur, pénètrent jusque dans la chambre où il était à table, et ne s'apaisent qu'après l'avoir vu. Othon se prépara à la guerre avec une ardeur et une précipitation incroyables, sans tenir aucun compte des usages religieux, sans prendre le temps de replacer dans le temple de Mars les boucliers sacrés, qu'on avait solennellement promenés ; négligence qui fut regardée, de toute antiquité, comme un mauvais présage. Bien plus, il entra en campagne le jour même où les prêtres de Cybèle commencent leurs chants funèbres. Il brava enfin jusqu'aux augures les plus funestes ; car la victime immolée à Pluton n'offrit que des signes favorables, tandis que, dans un tel sacrifice, les signes, pour être heureux, doivent être contraires. Le débordement du Tibre retarda sa marche dès le premier jour, et, à vingt milles de Rome, il trouva la route interceptée par les ruines de plusieurs édifices.

IX. C'est avec la même témérité qu'au lieu de traîner la guerre en longueur, comme tout le monde le jugeait nécessaire, et de détruire par degrés ses ennemis, alors pressés par la disette et engagés dans une position désavantageuse, il résolut d'en venir immédiatement aux mains, soit qu'il ne pût supporter une plus longue incertitude, et qu'il espérât pouvoir remporter de plus grands avantages avant l'arrivée de Vitellius, soit qu'il ne fût pas le maître de contenir l'ardeur de ses troupes, qui demandaient à grands cris le combat. Toutefois, il ne se trouva en personne à aucune action ; et il était à Brixellum, pendant que ses lieutenants battaient l'ennemi dans trois engagements sans importance, auprès des Alpes, aux environs de Plaisance, et dans l'endroit appelé Castor. Mais, à Bétriacum, où se livra le dernier combat et le plus décisif, il fut vaincu par la ruse. On lui avait proposé une entrevue, et les armées étaient sorties de leur camp, comme pour assister aux négociations. Tout à coup l'ennemi chargea, et il fallut combattre au moment même où l'on venait d'échanger les saluts militaires. Othon vaincu résolut de mourir, uniquement, à ce que beaucoup de personnes ont pensé avec raison, afin de ne pas exposer plus longtemps les légions et l'empire pour l'intérêt de sa grandeur. Il n'avait pas lieu, en effet, de désespérer de sa cause ou de suspecter le dévouement de ses troupes. Toutes celles qu'il avait tenues en réserve pour le cas d'une nouvelle attaque étaient alors auprès de lui ; il en arrivait d'autres de la Dalmatie, de la Pannonie et de la Mésie ; celles même qui avaient été battues n'étaient pas si découragées qu'elles ne parussent disposées à affronter seules tous les périls, pour se venger de leur défaite.

X. Mon père, Suétone Lénis, prit part à cette guerre, en qualité de tribun à l'angusticlave dans la treizième légion. Je lui ai souvent entendu dire qu'Othon, encore simple particulier, avait déjà en aversion la guerre civile ; que, quelqu'un ayant un jour parlé à table de la fin de Brutus et de Cassius, il en avait témoigné une profonde horreur ; qu'il ne se serait jamais déclaré contre Galba, s'il n'avait eu l'espoir que tout se terminerait sans combat : et enfin que ce qui lui inspira tout à coup le dégoût de la vie, ce fut la mort d'un simple soldat qui, étant venu annoncer la défaite de l'armée, et ne trouvant que des incrédules, dont les uns l'accusaient de mensonge et les autres de lâcheté, comme de s'être enfui du champ de bataille, s'était percé de son glaive et était allé rouler aux pieds d'Othon. Ce prince, ajoutait mon père, s'était écrié, à cette vue, «qu'il n'exposerait pas davantage la vie de pareils défenseurs». Il exhorta donc son frère, son neveu, et chacun de ses amis en particulier, à pourvoir à leur sûreté, les serra tous dans ses bras, et leur ayant donné le baiser d'adieu, les congédia. Dès qu'il fut seul, il écrivit deux lettres, l'une à sa soeur, pour la consoler ; l'autre à Messaline, la veuve de Néron, qu'il se proposait d'épouser, pour lui recommander sa mémoire et le soin de ses funérailles. Ensuite il brûla toutes ses lettres, afin qu'elles ne pussent nuire à personne auprès du vainqueur; et il distribua aux gens de sa maison tout ce qu'il avait d'argent comptant.

XI. Il se préparait ainsi à la mort, seul objet de toutes ses pensées, lorsqu'il entendit quelque tumulte et s'aperçut qu'on arrêtait, comme dé serteurs, ceux qui, voulant le quitter, s'éloignaient du camp. «Ajoutons encore cette nuit à ma vie», dit-il alors (ce sont ses propres paroles) ; et il défendit qu'on fît aucune violence à personne. Son appartement resta ouvert jusque dans la nuit, et il reçut tous ceux qui voulurent lui parler. Ensuite, ayant soif, il but de l'eau fraîche, prit deux poignards, dont il essaya la pointe, en glissa un sous son oreiller, fit fermer les portes, et dormit du plus profond sommeil. Il ne s'éveilla qu'au point du jour, et se perça d'un seul coup, au-dessous du sein gauche. On accourut à ses premiers gémissements ; mais il expira bientôt, cachant tour à tour et découvrant sa blessure. On fit sur-le-champ ses funérailles ; car il l'avait ainsi ordonné. Il était dans la trente-huitième année de son âge, et au quatre-vingt-cinquième jour de son règne.

XII. La taille et l'extérieur d'Othon ne répondaient pas à tant de courage. On dit, en effet, qu'il était petit, et qu'il avait les pieds contrefaits et les jambes tortues. Il était curieux de sa toilette presque autant qu'une femme, se faisait épiler tout le corps, et portait sur sa tête, à peu près chauve, de faux cheveux fixés et arrangés avec tant d'art que personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours la figure avec beaucoup de soin, et se la frottait avec du pain détrempé ; habitude qu'il avait contractée dès l'âge de puberté, afin de ne jamais avoir de barbe. On le vit maintes fois célébrer publiquement, en robe de lin et dans le costume sacerdotal, les cérémonies du culte d'Isis. C'est sans doute pour toutes ces raisons que sa mort, qui ressemblait si peu à sa vie, parut d'autant plus surprenante. Parmi les soldats qui assistèrent à ses derniers moments, on en vit un grand nombre lui baiser les pieds et les mains, en versant d'abondantes larmes, en l'appelant «le plus grand des hommes et le modèle des empereurs», et se tuer près de son bûcher. Parmi ceux qui n'y assistèrent pas, il y en eut aussi beaucoup qui, accablés de douleur à cette nouvelle, se battirent entre eux jusqu'à la mort avec leurs armes. Enfin, ce prince, qui, pendant sa vie, avait été profondément haï de presque tout le monde, fut comblé d'éloges après sa mort ; on disait même communément «que s'il avait fait périr Galba, c'était moins pour régner à sa place, que pour rétablir la république et la liberté».


Traduit par Théophile Baudement (1845)