I. Naissance de Titus. - II. Son intimité avec Britannicus. Il rend de grands honneurs à sa mémoire. - III. Ses qualités et ses talents. - IV. Son mérite militaire. Ses mariages. Ses exploits en Judée. - V. Il prend Jérusalem et est proclamé imperator par ses soldats, qui ne veulent plus se séparer de lui. On le soupçonne de vouloir se créer un empire en Orient. Son retour précipité à Rome auprès de son père. - VI. Il partage le pouvoir avec Vespasien. Sa cruauté. Sa mauvaise réputation. - VII. Son intempérance. Sa rapacité. Sur le trône, il remplace par des vertus tous ses vices. Ses spectacles. - VIII. Sa bonté. Sa déférence pour le peuple. Son règne est troublé par de grandes calamités, qui sont pour lui l'occasion de nouveaux bienfaits. Ses règlements sévères contre les délateurs. - IX. Sa générosité envers ses ennemis. Sa bonté inépuisable à l'égard de son frère Domitien. - X. Sa mort. Il ne se reproche qu'une action, restée inconnue. - XI. Il est pleuré de tout le monde.


I. Titus, qui se nommait Vespasien comme son père, fut appelé l'amour et les délices du genre humain, grâce à ses qualités, à son adresse ou à son bonheur, qui lui concilièrent l'affection universelle. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que ce prince, adoré sur le trône, fut, avant d'y monter et pendant le règne de son père, en butte au blâme public et même à la haine. Il naquit le troisième jour des calendes de janvier de l'année devenue célèbre par le meurtre de Caligula, dans une chambre aussi étroite qu'obscure, que l'on montre encore telle qu'elle était, et qui faisait partie d'une maison d'assez triste apparence, près du Septizone.

II. Elevé à la cour avec Britannicus, il eut la même éducation et les mêmes maîtres que lui. Un devin que Narcisse, l'affranchi de Claude, avait fait venir pour juger, d'après les principes de la métoposcopie, des destinées de Britannicus, affirma que ce jeune prince ne monterait jamais sur le trône ; mais que Titus, qui était présent, y parviendrait certainement. Il y avait entre eux une telle intimité, que l'on croit que Titus goûta du poison dont mourut Britannicus ; car il était alors à table à côté de lui, et il fut longtemps et dangereusement malade. En mémoire de cette étroite liaison, Titus lui érigea plus tard une statue d'or dans le palais, et lui délia, comme à un dieu, une statue équestre en ivoire, que l'on promène encore aujourd'hui dans les solennités du Cirque.

III. Les qualités du corps et de l'esprit brillèrent en lui dès son enfance, et se développèrent encore avec l'âge : un bel extérieur, où il y avait autant de grâce que de dignité, quoiqu'il ne fût pas très grand et qu'il eût le ventre un peu gros ; une force extraordinaire ; une mémoire admirable ; une singulière aptitude à tous les travaux de la paix et de la guerre ; une rare dextérité dans le maniement des armes et du cheval ; une facilité prodigieuse, et qui allait jusqu'à l'improvisation, pour composer en grec et en latin des discours et des poèmes ; assez de musique pour chanter avec goût et s'accompagner avec talent. Je tiens de plusieurs personnes qu'il s'était habitué à écrire très rapidement, au point de lutter quelquefois de vitesse avec ses plus habiles secrétaires. Il savait aussi contrefaire toutes les signatures, et il disait, à ce sujet, «qu'il aurait pu être un excellent faussaire».

IV. II servit, comme tribun des soldats, eu Germanie et en Bretagne, avec une rare distinction, qui ne fut égalée que par sa réputation de modestie. L'immense quantité de statues, grandes et petites, qu'on lui érigea dans ces deux provinces, et les inscriptions dont elles sont chargées, attestent assez ses exploits. Après ses campagnes, il se tourna vers le barreau, où il se fit plus remarquer par sa droiture que par son assiduité. Il épousa Arricidia Tertulla, fille d'un chevalier romain qui avait été préfet des cohortes prétoriennes ; et, celle-ci étant morte, il s'unit à Marcia Furnilla, qui était d'une illustre maison. Mais il divorça d'avec elle, après en avoir eu une fille. Placé, après sa questure, à la tête d'une légion, il se rendit maître de Tarichée et de Gamala, les plus fortes places de la Judée ; il eut un cheval tué sous lui dans une bataille, et monta aussitôt celui d'un soldat qui venait de tomber mort à ses côtés en combattant.

V. Lorsque Galba parvint à l'empire, Titus, envoyé pour le complimenter, recueillit partout sur son passage de grandes marques d'intérêt : on croyait que l'empereur l'appelait à Rome pour l'adopter. Mais, apprenant que toutes les affaires se brouillaient de nouveau, il retourna sur ses pas, et consulta, sur le succès de sa navigation, l'oracle de Vénus de Paphos, qui lui promit un commandement. Il vit bientôt se réaliser cette promesse, et fut laissé dans la Judée, pour achever de la soumettre. Au siège de Jérusalem, il tua de douze coups de flèches douze défenseurs de cette ville, dont il se rendit maître le jour anniversaire de la naissance de sa fille. La joie des soldats fut si grande et leurs dispositions si favorables, que, dans leurs acclamations, ils le saluèrent tout d'une voix imperator. Plus tard, quand il lui fallut quitter cette province, ils employèrent, pour le retenir, les supplications et jusqu'aux menaces, le conjurant «ou de rester avec eux, ou de les emmener tous avec lui». Ces démonstrations firent soupçonner qu'il voulait abandonner la cause de son père, et se créer un empire en Orient. Il fortifia ces soupçons en se montrant avec un diadème sur la tête, pendant la consécration du boeuf Apis, à Memphis, par où il passait se rendant à Alexandrie. C'était, il est vrai, un usage emprunté aux rites de l'ancienne religion ; mais on ne manqua pas d'interpréter autrement sa conduite. Il se hâta donc de revenir en Italie, aborda à Rhégium et à Pouzzoles sur un bâtiment de transport, puis accourut à Rome avant sa suite ; et, voyant son père tout surpris de son arrivée, il s'écria, comme pour prouver la fausseté des bruits répandus sur son compte : «Me voilà, mon père, me voilà».

VI. Depuis ce moment, il partagea le pouvoir suprême, et fut comme le tuteur de l'empire. Il triompha avec son père, et géra la censure avec lui. Il fut aussi son collègue dans la puissance tribunitienne et dans sept consulats. Chargé du soin de presque toutes les affaires, il dictait les lettres au nom de son père, il rédigeait les édits, il lisait les discours de l'empereur au sénat, à la place du questeur. Il fut aussi préfet du prétoire ; fonctions qui jusque-là n'avaient été données qu'à des chevaliers romains. Il s'y montra dur et violent : il faisait périr, sans hésiter, tous ceux qui lui étaient suspects, en apostant au théâtre et dans les camps des gens qui demandaient hautement leur supplice, comme au nom de tous. Je citerai, entre autres, le consulaire A. Cécina, qu'il avait invité à souper, et qui, à peine sorti de la salle à manger, fut massacré par ses ordres. Il est vrai que le danger était pressant : Titus avait saisi, écrite de sa main, une proclamation destinée aux soldats. Cette conduite, en assurant l'avenir, le rendit odieux dans le présent ; de sorte que peu de princes sont arrivés au trône avec une réputation plus mauvaise, et un éloignement plus marqué de la part des peuples.

VII. Outre sa cruauté, on accusait son intempérance ; car il prolongeait jusqu'au milieu de la nuit ses débauches de table avec les plus dissolus de ses familiers. On craignait jusqu'à son penchant au plaisir, à cause des troupeaux d'eunuques et de débauchés qui l'entouraient, et de sa passion bien connue pour la reine Bérénice, à qui, disait on, il avait même promis de l'épouser. Enfin on l'accusait de rapacité ; car on savait que, dans les causes portées devant le tribunal de son père, il vendait à prix d'argent la justice. En un mot, l'on pensait, l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron. Mais cette réputation tourna enfin à son avantage, et devint l'occasion des plus grands éloges, quand on le vit renoncer à tous ses vices et pratiquer toutes les vertus. Il rendit ses repas fameux plutôt par l'agrément que par la profusion ; il choisit pour amis des hommes que les princes ses successeurs approchèrent de leur personne, et employèrent comme les meilleurs soutiens de leur puissance et de l'Etat ; il renvoya sur-le-champ Bérénice, malgré lui, malgré elle ; il cessa de traiter aussi libéralement et même de voir en public ceux de sa suite qui ne se distinguaient que par des talents frivoles, quoiqu'il y en eût parmi eux plusieurs qu'il aimait beaucoup, et qui dansaient avec une perfection dont la scène profita bientôt. Il ne fit de tort à qui que ce fût, respecta toujours le bien d'autrui, et ne reçut même pas les présents d'usage. Toutefois, il ne le céda en magnificence à aucun de ses prédécesseurs. Après la dédicace de l'Amphithéâtre et la rapide construction des bains qui avoisinent cet édifice, il donna un spectacle des plus longs et des plus beaux. Il fit représenter, en outre, une bataille navale dans l'ancienne Naumachie ; il y donna aussi un combat de gladiateurs, et fit paraître en un seul jour cinq mille bêtes féroces de toute espèce.

VIII. Porté, de sa nature, à une extrême bienveillance, il dérogea le premier à l'usage suivi, depuis Tibère, par tous les Césars, de regarder les grâces et les concessions faites avant eux comme nulles, si eux-mêmes ne les ratifiaient expressément. Il les déclara toutes valables par un seul édit, et ne voulut qu'on le sollicitât pour aucune. Quant aux autres demandes qu'on pouvait lui faire, il eut pour principe constant de ne renvoyer personne sans espérance. Ses amis lui faisant observer «qu'il promettait plus qu'il ne pourrait tenir», il répondit «que personne ne devait sortir mécontent de l'audience d'un prince». S'étant, une fois, souvenu, à son souper, de n'avoir fait aucun heureux dans la journée, il prononça ce mot si mémorable et si justement vanté : «Mes amis, j'ai perdu un jour». Il montra pour le peuple, en toute occasion, beaucoup de déférence : ayant, un jour, annoncé un combat de gladiateurs, il déclara «que tout s'y passerait au gré de l'assemblée, et non au sien» ; et, en effet, loin de rien refuser de ce que demandèrent les spectateurs, il les exhorta lui-même à réclamer ce qu'ils voudraient. Ne voulant pas cacher sa préférence pour les gladiateurs thrèces, il en plaisanta souvent avec le peuple, tout en les encourageant de la voix et du geste, mais sans jamais compromettre sa dignité ni blesser la justice. Pour se rendre encore plus populaire, il permit souvent à la multitude l'entrée des thermes où il se baignait. Son règne fut troublé par des événements aussi tristes qu'imprévus : l'éruption du Vésuve, dans la Campanie ; à Rome, un incendie qui dura trois jours et trois nuits ; une peste dont les ravages furent effroyables. Il montra, dans ces malheurs, la vigilance d'un prince et toute la tendresse d'un père, consolant les peuples par ses édits, les secourant par ses bienfaits. Des consulaires, désignés par le sort, furent chargés de réparer les désastres de la Campanie. Les biens de ceux qui avaient péri dans l'éruption du Vésuve, sans laisser d'héritiers, furent employés à la reconstruction des villes détruites. Après l'incendie de Rome, il déclara prendre sur lui tourtes les pertes publiques : en conséquence, il consacra toutes les richesses de ses palais à rebâtir et a orner les temples ; et afin d'accélérer les travaux, il en fit surveiller l'exécution par un grand nombre de chevaliers romains. Il prodigua aux pestiférés tous les secours divins et humains, recourant, pour guérir les malades et fléchir les dieux, à toutes sortes de remèdes et de sacrifices. On comptait parmi les fléaux de cette époque les délateurs et les suborneurs de témoins, reste de l'ancienne tyrannie. Il les fit battre avec des verges et des bâtons en plein Forum, et, vers les derniers temps de son règne, il les fit amener dans l'arène de l'Amphithéâtre, où ils furent, les uns vendus à l'encan comme des esclaves, et les autres condamnés à l'exportation dans les îles les plus arides. Afin de réprimer pour toujours l'audace de pareilles manoeuvres, il statua, entre autres règlements sur cet objet, qu'on ne pourrait jamais poursuivre le même fait en vertu de plusieurs lois, ni inquiéter la mémoire des morts passé un terme qu'il fixa.

IX. Il accepta le souverain pontificat, dans le seul but, disait–il, de conserver ses mains pures. Il tint parole, et, depuis ce temps, il ne fut ni l'auteur ni le complice de la mort de personne. Ce n'est pas qu'il ait manqué de motifs de vengeance ; mais alors il protestait «qu'il aimerait mieux périr lui-même, que de faire périr qui que ce fût». Deux patriciens furent convaincus d'aspirer à l'empire : il se contenta de leur conseiller de renoncer à leurs prétentions, ajoutant «que le trône était un présent du destin» ; et il promit de leur accorder ce qu'ils pourraient d'ailleurs désirer. Il envoya même aussitôt ses coureurs à la mère de l'un d'eux, qui était loin de Rome, pour la rassurer sur le sort de son fils et lui apprendre qu'il vivait. Non seulement il invita ces deux conjurés à souper avec lui ; mais, le lendemain, à un spectacle de gladiateurs, il les fit placer exprès à ses côtés ; et quand on lui présenta les armes des combattants, il les leur donna, sans crainte, à examiner. On ajoute qu'ayant fait tirer leur horoscope, il les avertit «qu'ils étaient menacés tous deux d'un danger certain, mais encore éloigné, et qui ne viendrait pas de lui» ; ce que l'événement confirma. Quant à son frère, qui ne cessait de lui dresser des embûches, qui tentait presque ouvertement la foi des armées, qui, enfin, voulut s'enfuir, il ne put se résoudre ni à le faire périr, ni à s'en séparer, ni même à le traiter avec moins d'égards qu'auparavant. Il continua, comme au premier jour de son règne, à le proclamer son collègue et son successeur à l'empire ; et quelquefois, le prenant à part, il le conjurait avec larmes «de vivre enfin avec lui comme un frère».

X. C'est au milieu de tous ces soins qu'il fut surpris par la mort, pour le malheur du monde encore plus que pour le sien. A la fin d'un spectacle où il avait abondamment pleuré devant tout le peuple, il partit pour le pays des Sabins, quelque peu attristé d'avoir vu s'enfuir la victime d'un sacrifice, et entendu gronder le tonnerre par un ciel serein. La fièvre le prit à la première couchée : il continua sa route en litière, et l'on dit qu'écartant les rideaux, il regarda le ciel, et se plaignit «de mourir sans l'avoir mérité, puisqu'il n'avait fait en sa vie qu'une seule action dont il dût se repentir». Il ne dit pas quelle était cette action, et il n'est pas aisé de le deviner. On a pensé que c'était une liaison intime avec Domitia, la femme de son frère ; mais celle-ci jura par tous les dieux qu'il n'en était rien, et elle n'était pas femme à nier un tel commerce, s'il eût existé ; elle s'en serait même vantée la première, comme de toutes ses infamies.

XI. Il mourut dans la même maison de campagne que son père, aux ides de septembre et dans la quarante et unième année de son âge, après deux ans deux mois et vingt jours de règne. Dès que le bruit de sa mort se fut répandu, l'on eût dit, à voir le deuil public, que chacun pleurait un membre de sa propre famille. Les sénateurs accoururent, sans être convoqués, dans la salle de leurs séances, dont les portes étaient encore fermées : les ayant fait ouvrir, ils comblèrent le prince mort de plus de louanges et d'honneurs qu'ils ne lui en avaient jamais prodigué de son vivant et en sa présence.


Traduit par Théophile Baudement (1845)