I. Diversité des opinions sur l'origine des Vitellii. - II. Les ancêtres de l'empereur. Son père se fait remarquer, par ses lâches flatteries, à la cour de Claude. - III. Naissance de Vitellius. Sa jeunesse. Ses sales complaisances pour Tibère. - IV. Il devient le favori de Caligula et de Néron. - V. Ses dignités. Sa conduite. - VI. Ses femmes et ses enfants. - VII. Il reçoit de Galba le commandement d'une armée. Ses créanciers veulent le retenir à Rome. Il est accueilli avec joie par les soldats. - VIII. Son indulgence excessive pour eux. Ils le proclament empereur. - IX. Il marche contre Othon. - X. Mort de Othon. Vitellius traverse les provinces en triomphateur. Ses soldats se livrent impunément à toutes les violences. Un de ses mots les plus atroces. - XI. Son entrée dans Rome. Odieux commencements de son règne. Il prend Néron pour modèle. - XII. Ses favoris. - XIII. Sa gourmandise et sa voracité. - XIV. Sa cruauté. - XV. Les armées proclament Vespasien empereur. Vitellius se prépare à la guerre. Sa perfidie. - XVI. Il fait des propositions de paix qui sont rejetées. Il cherche alors à fuir, et, revenant ensuite au palais, il se barricade dans la loge du portier. - XVII. Il est découvert, traîné dans les rues, chargé d'outrages et mis à mort. - XVIII. Sa mort justifie une prédiction qui lui avait été faite.
I. Il y a plusieurs
traditions, et de très diverses, sur l'origine des
Vitellius. Les uns la prétendent noble et ancienne ;
les autres, récente et obscure, même abjecte.
J'attribuerais cette diversité d'opinions à la
flatterie ou à l'inimitié, si elle ne remontait
à une époque bien antérieure au
règne de Vitellius. Il existe un ouvrage de Q.
Eulogius, adressé à Q. Vitellius, questeur du
divin Auguste, où il est dit que les Vitellius sont
issus de Faunus, roi des Aborigènes, et de Vitellia,
qui fut adorée, en plusieurs endroits, comme une
divinité ; qu'ils régnèrent sur tout le
Latium ; que leur postérité passa du pays des
Sabins à Rome, et y fut agrégée aux
patriciens ; qu'il subsista longtemps des traces de leur
existence, telles que la voie Vitellia, du Janicule à
la mer, et une colonie du même nom, dont cette seule
famille entreprit jadis la défense contre les
Equicules ; enfin, qu'à l'époque de la guerre
des Samnites, plusieurs Vitellius, envoyés en garnison
dans l'Apulie, s'établirent à Nucérie,
et que leurs descendants, revenus à Rome longtemps
après, y reprirent place dans l'ordre des
sénateurs.
II. D'un autre
côté, quelques auteurs indiquent un affranchi
comme le chef de cette race. Cassius Sévère et
plusieurs autres font même de cet affranchi un
savetier, dont le fils, après avoir gagné
quelque argent dans les ventes et dans les affaires,
épousa une femme de mauvaise vie, fille d'un boulanger
nommé Antiochus, et dont il eut un fils qui devint
chevalier romain. Je ne discuterai pas ces assertions
contradictoires. Ce qui est certain, c'est que P. Vitellius
de Nucérie, qu'il sortît d'une race antique ou
d'une famille méprisable, fut chevalier romain et
administrateur des biens d'Auguste. Il laissa quatre fils,
qui parvinrent aux plus hautes dignités, et qui,
portant le même surnom, ne se distinguèrent
entre eux que par leur prénom ; Aulus, Quintus,
Publius et Lucius. Aulus mourut étant consul avec
Domitius, père de l'empereur Néron : il
était fort prodigue, et se rendit fameux par la
magnificence de ses repas. Quintus fut éliminé
du sénat, lorsque, sur la proposition de
Tibère, on en exclut ceux qui n'y semblaient pas
à leur place. Publius, compagnon d'armes de
Germanicus, accusa et fit condamner Cn. Pison, ennemi et
assassin de ce jeune prince. Après sa préture,
on l'arrêta comme un des complices de Séjan, et,
confié à la garde de son frère, ii
s'ouvrit les veines avec un canif ; mais, cédant aux
instances de sa famille bien plus qu'àla crainte de la
mort, il laissa fermer et guérir ses plaies, et il
mourut de maladie dans sa prison. Lucius, après son
consulat, gouverna la Syrie, et, à force d'adresse,
décida le roi des Parthes, Artabane, à venir le
trouver, et même à rendre hommage aux aigles
romaines. Ensuite il fut deux fois consul ordinaire, puis
censeur avec l'empereur Claude. Il fut même
chargé du soin de l'empire en sou absence, pendant
l'expédition de Bretagne. C'était un homme
désintéressé, actif, mais tout à
fait déshonoré par sa passion pour une
affranchie, dont il avalait la salive mêlée avec
du miel, comme un remède pour les maux de gorge ; et
ce n'était pas en secret ni rarement qu'il en usait
ainsi, mais tous les jours et devant tout le monde. Il avait,
du reste, un talent merveilleux pour la flatterie : c'est lui
qui, le premier, imagina d'adorer Caligula comme un dieu. A
son retour de Syrie, il n'osa l'aborder qu'en se voilant la
tête ; et, après avoir tourné quelque
temps sur soi–même, il se prosterna devant lui.
Voyant Claude gouverné par ses femmes et par ses
affranchis, et ne dédaignant aucun artifice pour
s'assurer sa faveur, il demanda un jour à Messaline,
comme une grâce insigne, la permission de la
déchausser ; et il lui ôta le soulier droit,
qu'il porta toujours entre sa toge et sa tunique, et qu'il
baisait de temps en temps. Les statues d'or de Narcisse et de
Pallas étaient placées parmi celles de ses
dieux domestiques ; et lorsque Claude célébra
les jeux séculaires, il lui dit :
«Célébrez-les souvent».
III. Une attaque de paralysie
l'enleva en deux jours. Il laissa deux fils, nés de
Sextilie, femme d'une austère vertu et d'une naissance
distinguée, et il les vit tous deux consuls dans la
même année, le cadet ayant succédé
pour six mois à l'aîné. Le sénat
lui décerna des funérailles publiques, et lui
fit ériger devant les Rostres une statue, avec cette
inscription : AU MODELE D'UNE PIETE INEBRANLABLE ENVERS LE
PRINCE. Son fils Aulus Vitellius, qui fut EMPEREUR, naquit le
huit des calendes d'octobre, ou, selon d'autres, le sept des
ides de septembre, sous le consulat de Drusus César et
de Norbanus Flaccus. L'horoscope tiré à sa
naissance par les astrologues effraya tellement sa famille,
que son père fit, pendant toute sa vie, d'incroyables
efforts pour le dérober aux honneurs, et que sa
mère, en le voyant à la tête d'une
armée et en apprenant qu'il avait été
salué empereur, se prit à pleurer comme s'il
était déjà perdu. Il passa son enfance
et sa première jeunesse à Caprée, au
milieu des prostituées de Tibère, et il resta
flétri du surnom de Spintria. On attribua
même à ses sales complaisances pour ce prince la
fortune de son père.
IV. Il continua de se souiller
de toutes sortes d'infamies, et il tint le premier rang
à la cour, où il devint le favori de Caligula
en conduisant comme lui des chars dans le Cirque, et de
Claude, en jouant avec lui aux dés. Mais il plut
encore davantage à Néron par les mêmes
complaisances, et surtout par un mérite particulier :
c'est que, présidant aux jeux Néroniens, et
voyant que l'empereur, qui avait grande envie de lutter avec
les joueurs de lyre, ne l'osait pas, malgré les
instances de l'assemblée, et était même
sorti du théâtre, il l'y rappela comme
étant chargé de lui exprimer le voeu
opiniâtre du peuple, et lui ménagea ainsi le
plaisir de se rendre.
V. La faveur de ces trois
princes l'éleva au faîte des honneurs, et
même aux premières dignités du sacerdoce.
Il eut le proconsulat d'Afrique, puis l'intendance des
travaux publics. Sa conduite dans ces deux emplois fut bleu
différente, ainsi que la réputation qu'il s'y
fit. Dans son gouvernement, qui dura deux années
consécutives, il fit preuve d'un rare
désintéressement ; et il servit, comme
lieutenant, sous son frère, qui lui succéda.
Mais, pendant son administration à Rome, il
déroba, dit-on, les offrandes et les ornements des
temples, et il mit du cuivre et de l'étain à la
place de l'or et de l'argent.
VI. Il épousa
Pétronia, fille d'un consulaire, et il en eut un fils
Pétronianus, qui était privé d'un oeil.
La mère de celui-ci l'ayant institué son
héritier, à condition, qu'il ne resterait pas
sous la puissance paternelle, Vitellius l'émancipa.
Bientôt après il le fit périr, en
l'accusant de parricide, et il prétendit que,
pressé par le remords de sa conscience, son fils avait
avalé le poison préparé pour ce crime.
Il épousa ensuite Galéria Fundana, dont le
père avait été préteur. Il en eut
un fils et une fille ; mais le premier bégayait
à tel point qu'il en était presque muet.
VII. Galba l'envoya commander
dans la Germanie inférieure, au grand
étonnement de tout le monde. On pense qu'il dut cet
emploi au crédit de T. Vinius, alors tout-puissant, et
dont il avait depuis longtemps gagné les bonnes
grâces, à cause de leur prédilection
commune pour la faction des bleus. Sur ce que dit alors
Galba, qu'il n'y a personne de moins dangereux que ceux qui
ne songent qu'à manger, et qu'il fallait à
Vitellius les richesses d'une province pour assouvir son
immense gloutonnerie, on voit évidemment dans ce choix
du prince plus de mépris que de considération.
C'est un fait connu qu'il n'avait pas même l'argent
nécessaire à son voyage. Ses affaires
étaient tellement délabrées, que sa
femme et ses enfants, qui restèrent à Rome, s'y
cachèrent dans un galetas, afin de louer sa maison
pour le reste de l'année, et que, pour les
dépenses de la route, il prit et mit en gage une perle
des boucles d'oreilles de sa mère. Une troupe de
créanciers le suivait partout et voulait le retenir,
entre autres les envoyés de Sinuesse et de Formies,
dont il avait détourné à son profit les
impôts. Ils ne cédèrent qu'à la
crainte de se voir intenter des accusations calomnieuses,
comme il l'avait déjà fait à
l'égard d'un affranchi qui réclamait une dette
avec plus d'acharnement que les autres. Vitellius lui fit un
procès pour outrages, sous prétexte qu'il en
avait reçu un coup de pied ; et il ne se
désista qu'après lui avoir extorqué
cinquante grands sesterces. L'armée qu'il allait
commander, mal disposée pour le prince et prête
à tout entreprendre, le reçut avec tous les
témoignages de la joie et comme un présent des
dieux. Elle voyait avec plaisir en lui le fils d'un homme qui
avait été trois fois consul, un chef dans la
force de l'âge, facile et dissipateur. Il venait de
donner de nouvelles preuves de ce caractère bien
connu, en embrassant, sur sa route, tous ceux qu'il
rencontrait, jusqu'aux simples soldats ; en riant, à
tous les relais et dans toutes les auberges, avec les
voyageurs et les muletiers ; en demandant à chacun
d'eux, dès le matin, s'il avait déjeuné,
et en rotant devant eux pour leur prouver qu'il avait
déjà pris ce soin.
VIII. Une fois entré
dans le camp, il ne refusa rien à personne, et, de
lui-même, il fit grâce de l'ignominie aux soldats
dégradés ; aux accusés, de la honte du
costume ; aux condamnés, du supplice. Aussi
s'était-il à peine écoulé un mois
que, sans tenir compte ni du jour ni du moment, les soldats
l'enlevèrent un soir de sa chambre à coucher,
dans le simple costume où il se trouvait, et le
saluèrent empereur. Il fut ensuite porté
à travers les quartiers les plus populeux, tenant dans
sa main l'épée de Jules César, qu'on
avait dérobée dans un temple de Mars, et qu'un
soldat lui avait présentée pendant les
premières acclamations. Quand il revint au
prétoire, la salle à manger était en
flammes, le feu ayant pris à la cheminée ;
présage qui jeta la consternation dans tous les
esprits : «Prenez courage, dit-il alors ; la
lumière luit pour nous». C'est toute la harangue
qu'il fit aux soldats. Les légions de la Germanie
supérieure, qui avaient déjà
abandonné Galba pour le sénat, s'étant
ensuite déclarées pour Vitellius, il prit avec
empressement le surnom de Germanicus, qui lui
était déféré d'une voix unanime ;
mais il n'accepta pas sur-le-champ celui d'Auguste, et
il refusa pour toujours celui de César.
IX. Dès qu'il fut
informé du meurtre de Galba, il mit ordre aux affaires
de la Germanie, et partagea ses troupes en deux corps : l'un
qui prit les devants et marcha contre Othon ; l'autre dont il
garda la conduite. Le premier partit sous d'heureux auspices
: un aigle parut soudain sur la droite, fit le tour des
enseignes et précéda les légions,
au-dessus du chemin qu'elles devaient parcourir. Mais quand
Vitellius mit son armée en mouvement, les statues
équestres qu'on lui avait érigées dans
plusieurs endroits tombèrent toutes en même
temps et eurent les jambes brisées : la couronne de
laurier qu'il avait placée sur sa tête, avec
toutes les cérémonies de la religion, tomba
dans un fleuve ; enfin, à Vienne, comme il rendait la
justice, assis sur son tribunal, un coq vint se percher sur
son épaule et ensuite sur sa tête.
L'événement répondit à ces
présages ; en effet, ses lieutenants lui
donnèrent l'empire, et il ne put le garder.
X. Il était encore en
Gaule, quand il apprit la victoire de Bétriacum et la
mort d'Othon. Il licencia aussitôt, par un édit,
les cohortes prétoriennes, comme ayant donné un
funeste exemple; et il leur fut ordonné de remettre
leurs armes aux tribuns. Il fit rechercher et punir de mort
cent vingt soldats, dont il avait trouvé des
mémoires où ils demandaient à Othon des
récompenses, pour la part qu'ils avaient prise au
meurtre de Galba. Cette action était belle, magnanime,
et annonçait un grand prince. Mais la suite
répondit plutôt aux habitudes de sa vie
passée qu'à la majesté de l'empire.
Pendant toute sa route il traversa les villes dans un char de
triomphe, et les rivières dans les barques les plus
élégantes, soigneusement ornées de
fleurs et de couronnes, et chargées de l'appareil des
plus splendides festins. Aucune discipline parmi les gens de
son service, aucune parmi les soldats : leurs violences et
leurs vols n'étaient pour lui qu'un sujet de
plaisanterie. Non contents des festins que leur offraient
toutes les villes, ils mettaient en liberté qui ils
voulaient ; quiconque s'opposait à leurs caprices
recevait aussitôt des coups de fouet, des blessures,
même la mort. Arrivé dans la plaine où
s'était livrée la bataille, et voyant
quelques-uns des siens reculer d'horreur devant les cadavres
en putréfaction, il dit ce mot exécrable :
«Un ennemi tué sent toujours bon, surtout quand
c'est un citoyen». Toutefois, pour corriger la mauvaise
odeur, il se mit à boire largement du vin pur,
à la tête de ses troupes, et il en fit ensuite
distribuer à tout le monde. A la vue de la simple
pierre qui portait pour inscription : A la mémoire
d'Othon, il s'écria, plein d'arrogance et de
vanité : «Mausolée digne de lui !»
Il envoya dans la colonie d'Agrippine, pour le consacrer
à Mars, le poignard avec lequel Othon s'était
tué ; et il fit, en mémoire de cet
événement, un sacrifice nocturne sur les
sommets de l'Apennin.
XI. Il entra enfin dans Rome
au son des trompettes, en manteau de général,
l'épée an côté, au milieu des
aigles et des étendards. Ceux de sa suite portaient le
costume de guerre ; les soldats avaient les armes à la
main. Il ne fit plus que montrer un mépris toujours
croissant pour les lois divines et humaines : il prit
possession du souverain pontificat le jour anniversaire de la
bataille d'Allia ; il donna les magistratures pour dix ans ;
il s'établit consul perpétuel. Afin que l'on
sût bien quel modèle il avait choisi pour le
gouvernement, il convoqua au champ de Mars tous les pontifes
de l'Etat, et fit des offrandes funèbres aux
mânes de Néron. Au milieu d'un repas solennel,
il dit tout haut, à un musicien dont la voix lui avait
plu, de chanter aussi quelque passage des poèmes du
maître ; et à peine celui-ci eut-il
commencé le chant appelé
Néronien, que Vitellius l'applaudit avec
transport.
XII. Tels furent les
commencements de cet empereur, qui n'eut désormais
d'autre règle que les conseils et les caprices des
plus vils histrions, des conducteurs de chars, et surtout de
l'affranchi Asiaticus. Cet affranchi avait été
attaché, dès sa jeunesse, à Vitellius,
par un commerce de prostitution mutuelle ; mais bientôt
il s'était enfui de dégoût. Son
maître l'ayant retrouvé à Pouzzoles,
où il vendait de la piquette, le fit jeter dans les
fers, l'en retira presque aussitôt, et le fit servir
encore à ses plaisirs. Mais, fatigué de son
humeur âpre et mutine, il le vendit à un chef de
gladiateurs ambulants. Il l'enleva de nouveau, comme il
allait descendre dans l'arène, à la fin d'un
spectacle, et, nommé plus tard au gouvernement d'une
province, il l'affranchit. Le premier jour de son
règne, il lui donna l'anneau d'or à table,
quoique, le matin même, il eût répondu
d'un ton sévère, à tous ceux qui lui
demandaient cette faveur pour Asiaticus, qu'il ne voulait pas
imprimer une pareille tache à l'ordre
équestre.
XIII. Ses plus grands vices
étaient la gourmandise et la cruauté. Il
faisait régulièrement trois repas par jour et
souvent quatre, qu'il distinguait en déjeuners,
dîners, soupers et collations. Il suffisait à
tous ces repas par l'habitude de vomir. Il s'invitait le
même jour chez plusieurs personnes pour des heures
différentes, et chacun de ces festins ne coûta
jamais moins de quatre cent mille sesterces. Le plus fameux
fut le souper que lui donna son frère, le jour de son
entrée à Rome. On y servit, dit-on, deux mille
poissons des plus recherchés et sept mille oiseaux. Ce
dernier mit le comble à ces profusions par
l'inauguration d'un plat d'une grandeur énorme, qu'il
appelait fastueusement le bouclier de Minerve
protectrice. On y avait mêlé des foies de
carrelets, des cervelles de faisans et de paons, des langues
de phénicoptères et des laitances de lamproies.
Des vaisseaux et des trirèmes avaient
été chercher tout cela depuis le pays des
Parthes jusqu'à la mer d'Espagne. Sa voracité
n'était pas seulement immense, mais sale et
désordonnée. Il ne pouvait se contenir ni
pendant les sacrifices, ni dans ses voyages. Il mangeait, sur
les autels même, les viandes et les gâteaux qu'on
y faisait cuire ; et sur sa route il prenait, dans les
cabarets, des mets encore fumants, ou qui, servis la veille,
étaient à demi rongés.
XIV. Toujours prêt
à ordonner des meurtres et des supplices, sans
distinction de personnes et sous le premier prétexte
venu, il fit périr de différentes
manières de nobles Romains, autrefois ses condisciples
et ses camarades, qu'il avait attirés auprès de
lui par toutes sortes d'avances, et qu'il s'était
comme associés dans l'exercice du pouvoir. Il alla
jusqu'à donner à l'un d'eux du poison, de sa
propre main, dans un peu d'eau fraîche que celui-ci lui
avait demandé pendant un accès de
fièvre. Il n'épargna presque aucun des
usuriers, des créanciers, des receveurs qui, à
Rome, avaient naguère exigé de lui le montant
de leurs créances, ou qui, dans ses voyages, lui
avaient fait payer la taxe. Il envoya même au supplice
l'un d'entre eux, qui venait lui rendre ses devoirs ; mais il
le fit aussitôt rappeler, et tout le monde louait
déjà sa clémence, lorsqu'il ordonna de
le tuer devant lui, «voulant, dit-il, en repaître
ses yeux». Un autre vit exécuter avec lui ses
deux fils, qui étaient venus demander la grâce
de leur père. Un chevalier romain, qu'on
entraînait à la mort, lui ayant crié
«Tu es mon héritier», il voulut voir le
testament ; et y lisant qu'un affranchi de ce chevalier
devait partager avec lui l'héritage, il fit
égorger le chevalier et l'affranchi. Il fit
périr quelques hommes du peuple, pour le seul crime
d'avoir dit tout haut du mal de la faction des bleus ; audace
qui leur venait, pensait-il, du mépris de sa personne
et de l'espoir d'un changement de règne. Il en voulait
surtout aux bouffons et aux astrologues, qu'il faisait mettre
à mort sans les entendre, sur la dénonciation
du premier venu. Sa fureur contre eux fut au comble lorsque,
après l'édit par lequel il enjoignait aux
astrologues de sortir de Rome et de l'Italie avant les
calendes d'octobre, ils en affichèrent aussitôt
cette parodie : «A tous salut. De par les
Chaldéens, défense à Vitellius
Germanicus d'être en aucun endroit du monde aux
calendes du même mois». Il fut
soupçonné aussi d'avoir fait mourir de faim sa
mère malade, parce qu'une femme du pays des Cattes,
qu'il croyait comme un oracle, lui avait annoncé
«un règne paisible et long», s'il
survivait à sa mère. Selon d'autres
témoignages, celle-ci, dégoûtée du
présent et effrayée de l'avenir, lui avait
demandé du poison, qu'il lui donna sans beaucoup de
peine.
XV. Le huitième mois
de son règne, les armées de Mésie et de
Pannonie se tournèrent contre lui, ainsi que celles de
Judée et de Syrie, au delà des mers, et elles
prêtèrent serment à Vespasien,
présent ou absent. Vitellius, pour s'assurer
l'attachement du reste des troupes et la faveur publique,
prodigua sans mesure l'argent et les honneurs, au nom de
l'Etat et en son propre nom. Il fit des levées dans
Rome, promettant aux volontaires non seulement le
congé après la victoire, mais aussi les
récompenses des vétérans et les
avantages du service régulier. Pressé par ses
ennemis sur terre et sur mer, il leur opposa, d'un
côté, son frère, avec une flotte, des
milices nouvelles et une troupe de gladiateurs ; de l'autre,
les généraux et les légions qui avaient
vaincu à Bétriacum. Mais, partout trahi ou
battu, il traita avec Flavius Sabinus, frère de
Vespasien, ne se réservant que la vie avec cent
millions de sesterces ; et, des degrés du palais, il
déclara sur-le-champ aux soldats assemblés,
«qu'il renonçait à l'empire, dont il
s'était chargé malgré lui». Des
réclamations s'élevant de tous
côtés contre cette résolution, il
consentit à l'ajourner, laissa passer une nuit, et
descendit, dès le point du jour, en habit de deuil
vers la tribune aux harangues, où il fit, en pleurant,
la même déclaration, mais, cette fois, un
écrit à la main. Le peuple et les soldats
l'interpelèrent de nouveau, l'exhortant à ne
pas se laisser aller au découragement, et lui
promettant, à l'envi les uns des autres, de l'aider de
tout leur pouvoir. Il reprit courage, attaqua subitement
Sabinus et les autres partisans de Vespasien, qui
étaient sans défiance, les repoussa jusque dans
le Capitole, où il les fit périr en mettant le
feu au temple du grand Jupiter, et regarda, assis à
table dans la maison de Tibère, le combat et
l'incendie. Il ne tarda pas à se repentir de cette
conduite, dont il rejeta l'odieux sur d'autres ; et ayant
convoqué le peuple, il fit jurer à tout le
monde et jura le premier «de n'avoir rien de plus
sacré que le repos public». Alors,
détachant le glaive qui pendait à son
côté, il le présenta d'abord au consul,
puis, sur son refus, aux autres magistrats, et enfin à
chacun des sénateurs. Mais personne ne voulant
l'accepter, il s'en allait le déposer dans le temple
de la Concorde, lorsque plusieurs voix lui crièrent
«qu'il était lui-même la Concorde».
Il revint alors sur ses pas, déclarant «qu'il
gardait le glaive, et acceptait le surnom de la
concorde».
XVI. Il engagea les
sénateurs à envoyer des députés,
avec les Vestales, demander la paix, ou, au moins, le temps
nécessaire pour délibérer. Le lendemain,
comme il attendait la réponse, un de ses
éclaireurs annonça l'approche de l'ennemi ; il
se cacha aussitôt dans une chaise à porteur, et,
sans autre suite que son boulanger et son cuisinier, il se
dirigea secrètement vers l'Aventin et la maison de ses
pères, afin de s'enfuir de là en Campanie. Mais
bientôt le bruit s'étant répandu, vague
et incertain, qu'on avait obtenu la paix, il se laissa
reporter au palais. Là, voyant que tout était
désert et que ceux même qui étaient avec
lui s'esquivaient, il s'entoura d'une ceinture pleine de
pièces d'or, se réfugia dans la loge du
portier, attacha le chien devant la porte, et la barricada
avec un lit et un matelas.
XVII. Déjà
s'avançait la tête de l'armée ennemie :
quelques soldats, ne rencontrant personne, se mirent, comme
c'est leur habitude, à visiter tout. Ils le
tirèrent de sa retraite, et, ne le connaissant pas,
lui demandèrent qui il était, et s'il savait
où était Vitellius. Il répondit par un
mensonge ; mais, se voyant reconnu, il ne cessa de supplier
qu'on lui laissât la vie, dût-on même le
garder en prison, parce qu'il avait des secrets à
révéler, qui importaient au salut de Vespasien.
Cependant on le traîna demi-nu vers le Forum, les mains
liées derrière le dos, la corde au cou, les
vêtements déchirés ; et chacun lui
prodigua, du geste et de la voix, les plus cruels outrages,
tout le long de la voie Sacrée ; les uns lui tirant la
tête en arrière par les cheveux, comme on en use
avec les criminels ; les autres lui relevant le menton avec
la pointe de leur glaive, pour le forcer à montrer son
visage ; ceux-là lui jetant de la boue et des
excréments ; ceux-ci l'appelant ivrogne et
incendiaire. Une partie du peuple lui reprochait
jusqu'à ses défauts corporels ; car il avait
une taille démesurée, le visage rouge et
bourgeonné par l'abus du vin ; le ventre gros, et une
jambe plus faible que l'autre, par suite d'une blessure qu'il
s'était faite autrefois dans une course de chars,
où il servait de cocher à Caligula. Enfin,
près des Gémonies, il fut déchiré
jusqu'à la mort à petits coups
d'épée, et on le traîna dans le Tibre
avec un croc.
XVIII. Il périt avec
son frère et son fils, dans la
cinquante-septième année de son âge. Le
prodige que nous avons dit lui être arrivé
à Vienne avait été
interprété dans ce sens, qu'il tomberait un
jour au pouvoir d'un Gaulois, et l'événement
justifia cette prédiction ; car il fut vaincu par
Antonius Primus, un des généraux de
l'armée ennemie, lequel était né
à Toulouse, et avait porté, dans son enfance,
le surnom de Becco, mot qui signifie le bec du
coq.
Traduit par Théophile Baudement (1845)