Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu d'écrivain plus heureux qu'Horace, et pendant sa vie et après sa mort.
Ce petit homme charmant, fils d'un affranchi, élevé comme le fils d'un chevalier ou d'un sénateur, ne rougissant pas de son père, sachant se faire agréer aussitôt des plus distingués et des plus considérables, eut en lui, dans une mesure délicate et comme à souhait, les sentiments, les passions même, les talents et la sagesse, tout ce qui rend l'âme riche et saine, et la jouissance de la vie complète.
Il ne faut pas croire qu'il ne fut point élevé de coeur et d'un fonds de nature généreuse. Il nous le dit en des termes d'une reconnaissance filiale touchante ; il eut, grâce à son père, l'enfance intacte et honnête, l'adolescence et la jeunesse pure ; rien ne flétrit en lui cette première fleur qui se perd trop ensuite, mais qu'il faut avoir gardée du moins intègre jusqu'à l'âge où elle s'épanouit.
Etant allé à Athènes pour y achever ses études, il y vivait familièrement avec les jeunes gens des grandes familles de Rome, à la recherche du beau et du vrai, ces premières poursuites des nobles âmes. C'est là qu'il connut Brutus, l'imposante figure, voilée de douceur, revêtue de patriotisme et de stoïcisme, et si faite pour agir sur la jeunesse avant la connaissance des hommes et la pratique de la vie ; il en fut séduit, comme on peut croire aussi qu'il le charma.
C'est ainsi qu'on le voit tribun militaire à-vingt-deux ans dans l'armée de Brutus, à Philippes, où il combattit mieux sans doute et plus honorablement que plus tard il ne l'a dit.
A la suite de cette défaite, pauvre et en peine de ressources, privé de son champ de Venusium, qui avait été confisqué au profit des vétérans, Horace, de retour à Rome, et sous l'aiguillon de la nécessité, devint poète. Il fit des vers satiriques, il en fit de lyriques. Il se moqua des parasites et débauchés de l'autre camp : il eut pour la patrie en proie aux horreurs sanglantes quelques accents de regret, d'indignation ; surtout il chanta ses amours, ses tendres douleurs, et ce qui console de tout avant vingt-cinq ans.
Ses vers, étincelants de talent et d'art, le firent aussitôt remarquer ; Varius et Virgile l'encouragèrent, l'enhardirent et peut-être aussi l'adoucirent.
On le présenta à Mécène.
Le soldat de Brutus ne devint pas tout à coup le courtisan de Mécène. La bataille de Philippes avait été perdue par la République en l'an de Rome 712, et c'est en 715 qu'Horace fut présenté au ministre d'Auguste : on a vu souvent des conversions plus rapides.
Cette première entrevue n'eut pas de suites tout d'abord, et ce ne fut que neuf mois après que Mécène rappela Horace et le mit au rang de ses amis. Cette amitié, qui fait l'honneur de tous deux, devint une intimité tendre qui dura trente ans, et que la vénération des âges a consacrée.
Mécène et Brutus ! Horace en peu d'années passe de l'enthousiasme pour l'un à l'amitié pour l'autre : ainsi se transforme, ainsi se complète la vie. On commence par le grandiose, par le parfait et l'austère, par l'impossible ; on finit, quand on est de la famille d'Horace, par la pratique sensée et indulgente. Mais quels représentants plus entiers de ce double aspect de la vie, quels exemplaires achevés que ces deux hommes ! Brutus personnifiant le grand et généreux fantôme d'idéal, de vertu, de patrie, de république ; poignard en main, mais venu trop tard, drapé dans son manteau, et, comme pour se punir d'avoir manqué l'heure, se frappant impatiemment de l'épée ; Mécène, le sage voluptueux, habile, sachant discerner toutefois le bien du mal, et la droiture de la corruption ; l'homme de bon et insinuant conseil, étendu dans sa litière, et de là maniant sans bruit les ressorts du monde ; patient, sans vain orgueil, sans faste au moral : ne faisant fi de rien de naturel ; ne dédaignant pas de pousser la vie, même la plus souffrante, jusqu'au bout pourvu qu'il vive, et prenant encore son bonheur et son agrément dans ce qui l'entoure. Horace vécut un ou deux ans avec l'un, et trente ans avec l'autre, mais de telle sorte que jamais l'épicuréisme final n'éteignit en lui un reste des flammess et des étincelles premières.
Si nonchalant que parût Mécène dans l'intimité, il portait en tout, même dans ces choses de littérature et de poésie, la vue de l'homme d'Etat, et ne laissait rien au hasard dans le talent de ses amis. Il veillait à leur gloire, et aussi à ce qui convenait au cadre magnifique du siècle d'Auguste. Il conseillait à Virgile le sujet des Géorgiques ; à Horace, appréciant sa nature plus prompte et plus vive, il conseilla une oeuvre plus diverse, de moins longue haleine : c'était de transporter chez les Romains les variétés des mètres inventés par les Grecs, par Archiloque, Alcée, Sapho, etc. On n'avait dans ce genre, jusqu'alors, que quelques essais de Catulle ; tout était à faire. Il y avait là innovation et honneur, une vraie conquête propre à enrichir le Capitole et le temple pacifique d'Apollon. Horace avait pu de lui-même y songer déjà. Encouragé par Mécène, il se lança dans la carrière, moissonnant ce champ tout nouveau, enrichissant sa langue, l'assouplissant, lui faisant dire avec un éclat concis ce qu'elle n'avait pas osé encore, mêlant à ses imitations ses sentiments propres, ardent au butin, faisant son miel, et s'écriant dans son ivresse : «O Mécène ! si tu me comptes parmi les poètes lyriques, je frapperai les astres du front !»
Ce fut là la grande tâche et la plus originale d'Horace parmi les Romains, et c'est celle où il me paraît encore le plus considérable aujourd'hui.
A ses heures de loisir et de demi-verve, il s'en donna une autre qui n'était pas moins selon son humeur et son génie : ce fut d'écrire des Satires, des Epîtres, dans un style voisin de la prose, mais nourri de sens et tout plein de la plus fine expérience morale ou littéraire.
Auguste, quand il eut vu de lui quelques essais de ce genre imprévu et familier dont il aimait le ton, désira d'y être nommé et d'avoir sa part dans cette nouvelle forme de louange. On sait les avances qu'il fit à Horace, jusqu'à demander de l'avoir pour secrétaire ; Horace refusa, éluda. Auguste se plaisait à le piquer, à le caresser tour à tour ; il l'appelait le plus aimable petit bout d'homme, et il lui donnait d'autres pareils noms d'amitié ; Horace entrait dans le jeu, mais il ne voulut que ses seuls liens auprès de Mécène, c'est-à-dire n'avoir sa dépendance que là où était son coeur...
Chez les peuples modernes, et particulièrement en France, Horace est devenu comme un bréviaire de goût, de poésie, de sagesse pratique et mondaine.
Les hommes ont besoin d'un livre. Le chrétien a la Bible. Tel érudit jadis s'enfermait dans Homère et y rapportait tout ; à chacun des actes les plus familiers de la vie, au lever, au manger, au dormir, il avait à la bouche un vers du poète auquel il s'était consacré. Il est tel homme de Port-Royal, Saci, par exemple, qui, à chaque propos de la conversation, avait une parole de saint Augustin à citer, à appliquer avec une allusion ingénieuse. Pour d'autres, c'est Montaigne ; pour d'autres, La Fontaine ; leur esprit s'y est logé tout entier. Mais, en fait de livres anciens, il n'en est pas qui soit plus à la portée de nous tous qu'Horace : par lui on ne s'écarte en rien de nos habitudes, et pourtant on tient par bien des endroits à l'Antiquité.
Je ne connais rien de plus doux, quand on vieillit et quand l'esprit, resté délicat, devient un peu paresseux, que de penser ainsi à l'aide d'un livre familier et mainte fois relu ; c'est une manière de marcher en s'appuyant, en prenant un bras pour faire un tour de promenade au soleil. C'est le cas de beaucoup avec Horace ; on revient à lui en vieillissant et en redevenant soi-même plus faible et aussi plus sensible.
SAINTE-BEUVE.
Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)