CANACE A MACAREE Si des taches dérobent à ta vue troublée quelque chose de cet écrit, c’est que cette lettre aura été couverte du sang de ta maîtresse.À la main droite tient une plume ; l’autre tient un fer nu ; sur mes genoux est une feuille déroulée. Telle est l’image de la fille d’Éole écrivant à son frère ; c’est ainsi sans doute que je puis contenter un père inexorable. Je voudrais qu’il fût lui-même témoin de mon trépas, et que le coup fût porté sous les yeux de celui qui le commande. Barbare comme il l’est, et plus cruel que les vents qu’il déchaîne, il aurait d’un œil sec contemplé mes blessures. C’est quelque chose que de vivre avec les vents furieux : son naturel s’accorde avec celui de son peuple. Il commande au Notus, au Zéphyr, à l’aquilon de Sithonie ; il dirige ton vol, Eurus capricieux. Il commande, hélas ! aux vents, et ne commande pas à sa colère orgueilleuse. Son royaume est moins grand que ses vices.À quoi me sert que les noms de mes ancêtres me rapprochent du ciel, et de pouvoir compter Jupiter au nombre de mes parents ? Un présent de mort, un glaive fatal, une arme qui n’est point faite pour moi, en est-elle moins dans la main d’une femme ? Plût aux dieux, Macarée, que l’heure qui nous enchaîna l’un à l’autre fût venue plus tard que celle de ma mort ! Pourquoi, ô mon frère ! m’as-tu jamais aimée plus qu’un frère ? Pourquoi ai-je été pour toi ce qu’une sœur ne doit pas être ? Moi-même je me suis enflammée, et le dieu que j’avais entendu dépeindre, ce dieu, je ne sais lequel, je l’ai senti dans mon cœur brûlant. Les couleurs avaient fui mon visage ; la maigreur avait alangui mes membres ; ma bouche ne consentait qu’avec peine à prendre quelques aliments ; mon sommeil était pénible ; la nuit me paraissait une année ; je gémissais sans éprouver aucune douleur. Je ne pouvais me rendre compte de ce qui se passait ainsi en moi ; je ne savais pas ce que c’était que l’amour ; mais j’aimais. | Canacé à Macarée |
Ma nourrice, instruite par l’âge, fut la première qui pressentit le mal ; la première elle me dit : "Fille d’Éole, tu aimes." Je rougis ; la pudeur me fit baisser les yeux sur mon sein : ce langage muet était un aveu suffisant. Déjà s’arrondissaient mes flancs coupables ; ce poids furtif chargeait mes membres malades. Quels herbages, quels médicaments ma nourrice ne m’apporta-t-elle pas ? Combien m’en fit prendre sa main audacieuse, pour détacher entièrement de mes entrailles - et nous ne t’avons caché que cela - le fardeau qui y croissait ! Ah ! trop plein de vie, l’enfant résista aux efforts de l’art, et fut protégé contre son ennemi secret. Déjà neuf fois s’était levée la sœur charmante de Phébus, et la dixième Lune conduisait ses coursiers lumineux. J’ignorais la cause des douleurs soudaines que j’éprouvais ; j’étais sans expérience pour l’enfantement ; j’étais comme un soldat novice. Je ne pus retenir mes cris : "Pourquoi, dit-elle, trahir ton crime ? " Et ma vieille complice, en me fermant la bouche, étouffa mes clameurs. Que faire, malheureuse ! La douleur m’arrache des gémissements ; mais la peur, ma nourrice, la honte, les compriment à la fois. Je tes retiens ainsi que les paroles qui m’échappent, et je suis forcée de dévorer mes larmes. La mort était devant mes yeux ; Lucine me refusait son assistance ; la mort, si je fusse morte, était aussi un grand crime. Alors te précipitant sur moi, arrachant ta tunique et ta chevelure, tu réchauffes ma poitrine en la pressant contre la tienne, et tu me dis : "Vis, ma sœur, ô ma sœur bien aimée ! Vis, et ne perds pas deux êtres avec le corps d’un seul. Que l’espoir te donne des forces ; car le mariage doit t’unir à ton frère : celui par qui tu es mère sera ton époux." J’étais morte, crois-moi ; toutefois ces mots me firent revivre, et je me vis délivrée du crime et du fardeau que recelaient mes flancs.
Pourquoi t’en réjouir ? Éole siège au milieu du palais : il faut soustraire mon crime aux yeux d’un père. Ma nourrice attentive cache l’enfant sous le feuillage, sous les rameaux d’un blanc olivier, sous de légères bandelettes. Elle simule un sacrifice, et prononce des mots de prière. Le peuple, mon père lui-même, donnent passage au pieux cortège. Déjà l’on touchait presque au seuil ; un vagissement arrive jusqu’aux oreilles de mon père ; l’enfant s’est trahi et dénoncé lui-même. Éole le saisit et dévoile l’imposture du sacrifice ; le palais retentit de ses clameurs insensées. Comme la mer devient tremblante, quand une brise légère en ride la surface, comme la tige du frêne est agitée par la tiède haleine du Notus, ainsi tu aurais vu frissonner mes membres d’où le sang s’était retiré ; le lit sur lequel reposait mon corps était ébranlé. Il s’élance, et ses cris divulguent mon déshonneur ; à peine si sa main s’arrête devant mon visage. Je ne puis, dans ma stupeur, que répandre des larmes ; ma langue, glacée par l’effroi, était restée muette.
Déjà il avait ordonné qu’on livrât son petit-fils à la rage des chiens et des oiseaux de proie, qu’on l’abandonnât dans un lieu solitaire. L’enfant, dans ce malheur, pousse un vagissement ; il semblait comprendre son sort, et priait son grand-père, dans le langage qu’il pouvait employer. Songe, ô mon frère ! quel fut alors mon désespoir, car tu peux, d’après ton cœur, t’en former une idée, lorsque, sous mes yeux, un ennemi emportait dans le fond des forêts le fruit de mes entrailles, pâture destinée aux loups des montagnes ! Mon père s’était éloigné de ma couche ; ce fut enfin alors que je pus me meurtrir le sein, et imprimer sur mon visage la trace de mes ongles.
Cependant un satellite de mon père vient vers moi d’un air consterné, et prononce ces cruelles paroles : "Éole t’envoie cette épée (il me remet l’épée), et t’ordonne de savoir à quel usage tu mérites qu’elle serve." Je le sais ; je me servirai avec courage de cette arme violente : j’enfouirai dans mon sein le don paternel. Voilà donc, ô mon père les présents de noces que tu me fais ! Voilà la dot dont s’enrichit ta fille, ô mon père ! Hymen, trompé dans ton attente, emporte loin de moi le flambeau nuptial, et fuis, d’un pied épouvanté, une infâme demeure. Noires furies, dirigez contre moi les torches que vous portez ; que leur flamme allume mon bûcher. Que les Parques plus propices rendent, ô mes sœurs ! vos mariages heureux ; toutefois souvenez-vous de mon crime. Mais quel est celui de mon enfant, lui qui respire depuis si peu d’heures ? Par quelle action, lui qui est né à peine, a-t-il blessé son aïeul ? S’il a pu mériter la mort, qu’on dise qu’il l’a méritée. Ah ! il porte, le malheureux, la peine de ma faute.
Mon fils, ô toi la douleur de ta mère, la proie des bêtes féroces ! toi, hélas ! qu’on déchire le jour même de ta naissance, mon fils, gage déplorable d’un amour si peu fortuné, ce jour fut le premier, fut le dernier de ta vie. Il ne m’a pas été permis de répandre sur toi de justes larmes ni de porter sur ton sépulcre le tribut de ma chevelure. Je ne me suis pas jetée sur toi, je ne t’ai pas pris de froids baisers. Des monstres avides déchirent mes entrailles. Moi-même, je vais suivre, avec ma blessure, l’ombre de mon fils : on ne dira pas que j’ai été mère et longtemps privée de mon enfant.
Et toi, toi qu’espéra en vain une sœur malheureuse, recueille, je t’en supplie, les membres dispersés de ton fils ; rapporte-les près de sa mère ; qu’ils reposent dans un tombeau commun, et qu’une même urne, si petite qu’elle soit, renferme nos cendres à tous deux. Vis en gardant mon souvenir ; répands des larmes sur ma blessure ; amant, ne redoute pas le corps de ton amante. Accomplis, je t’en conjure, les volontés d’une sœur trop infortunée : j’exécuterai moi-même celles de mon père.
Traduction de Théophile Baudement - Collection des Auteurs Latins, Nisard - Firmin-Didot (1876)