Aconce à Cydippe |
ACONCE A CYDIPPE Bannis la crainte : ici, tu n’as point de serment nouveau à faire à un amant ; c’est assez de t’être une fois promise à moi. Lis tout ; puisse ainsi ton corps être délivré de sa langueur ! Je souffre moi-même de ta moindre souffrance. Pourquoi la honte que tu éprouves avant cette lecture ? Car je soupçonne que, comme dans le temple de Diane, ton front pudique a rougi. C’est un hymen, c’est la foi jurée, ce n’est pas un crime que je réclame : c’est en époux légitime et non point en adultère que j’aime. Tu dois te rappeler les paroles qu’un fruit détaché d’un arbre, et lancé par moi, porta jusque dans tes chastes mains ; tu y trouveras que tu as promis ce que je désire, si tu n’as pas oublié cette promesse avec les mots que tu as lus. Je l’ai craint, en voyant le courroux de la déesse tomber sur toi : c’était à toi, jeune fille, plutôt qu’à la déesse qu’il convenait de s’en souvenir. Je ressens maintenant la même crainte, mais elle a pris plus de force et d’empire, et ma flamme s’est accrue par les délais. Cet amour qui ne fut jamais médiocre, le temps et l’espoir que tu m’avais permis n’ont fait que l’augmenter. Tu m’avais donné l’espérance. Mon ardent amour a cru à tes serments. Tu ne peux nier ce fait qui a pour témoin une déesse. Présente et attentive à ce serment, elle remarqua tes paroles, et sembla, par un signe de tête, approuver ce que tu disais. |
Tu diras que je t’ai abusée par un artifice ; j’y consens, pourvu que cette fraude soit attribuée à l’amour. Quel était le but de ma ruse, sinon de m’unir à toi seule ? Ce dont tu te plains doit être mon excuse à tes yeux. Ni la nature ni l’expérience ne m’ont donné tant d’artifice ; c’est toi, jeune fille, c’est toi, crois-le, qui m’inspiras cette finesse. C’est par une adroite combinaison de mots, si toutefois il y a de l’art dans ce que j’ai fait, que l’ingénieux Amour t’a liée à moi. J’ai écrit sous sa dictée les paroles de nos fiançailles, et l’Amour, habile jurisconsulte, m’a rendu fourbe. Donne à cet acte le nom de fraude et appelle-moi trompeur ; si cependant c’est tromper que de vouloir obtenir ce qu’on aime. Voilà que j’écris de nouveau, que j’envoie de suppliantes paroles ; c’est encore de la fraude, et tu as sujet de te plaindre. Si je déplais parce que j’aime, je l’avoue, je ne cesserai de déplaire ; je te poursuivrai de mon amour, quelque précaution que tu prennes ; je te poursuivrai sans fin. D’autres ont enlevé, le glaive à la main, les jeunes filles qui leur plaisaient ; et une lettre écrite avec prudence sera pour moi un crime ? Fassent les dieux que je puisse multiplier les nœuds qui t’enchaînent, afin que ta foi ne soit libre d’aucun côté ! Mille ruses me restent encore : je suis au pied de la colline ; mon ardeur essaiera de tous les moyens. Qu’il soit douteux pour toi que tu puisses être séduite ! Tu le seras certainement ; le succès dépend des dieux, mais tu ne seras pas moins séduite. Pour avoir échappé à un piège, tu ne les éviteras pas tous : l’Amour t’en a tendu plus que tu ne crois.
Si l’artifice ne réussit pas, j’aurai recours aux armes ; tu te verras enlevée, emportée sur ce sein avide de tes charmes. Je suis loin de blâmer la conduite de Pâris ni celle de quiconque fut homme pour devenir époux. Et moi aussi… ; mais je me tais. Que la mort soit le châtiment de cette audace ! Il sera moindre à mes yeux que le regret de ne t’avoir point possédée. Sois moins belle, on te convoitera modérément ; c’est ta beauté qui m’oblige à être audacieux. C’est toi qui m’y contrains ; ce sont tes yeux, devant lesquels pâlit le feu des étoiles, et qui allumèrent ma flamme ; ce sont et ta blonde chevelure, et l’ivoire de ton cou, et ces mains dont je voudrais que le mien fût entouré, et ton chaste maintien, et ces traits pudiques sans embarras, et ces pieds tels que Thétis en a sans doute à peine de semblables. Si je pouvais louer le reste, je serais trop heureux ; je ne doute pas que l’ouvrage ne soit partout un chef-d’œuvre. Il n’est pas surprenant que tant de charmes m’aient porté à vouloir un gage de ta bouche.
Enfin, pourvu que tu sois forcée d’avouer que tu as été prise, je veux bien que la jeune fille l’ait été dans mes pièges. J’en supporterai l’odieux : qu’on me donne le prix dû à ma résignation ! Pourquoi un tel attentat resterait-il sans récompense ? Télamon obtint Hésione ; Achille, Briséis. Chacune d’elles ne suivit-elle pas le vainqueur comme un époux ? Accuse-moi sans mesure, sois irritée contre moi, j’y consens, pourvu que je puisse jouir de toi, même irritée. Moi, qui l’aurai excitée, j’apaiserai ta colère : que, pour la calmer, quelques instants seulement me soient accordés ! Qu’il me soit permis de paraître en larmes devant tes yeux, qu’il me soit permis de joindre à ces pleurs d’humbles paroles, et, à l’exemple des esclaves qui redoutent le fouet cruel, de tendre vers tes genoux des mains suppliantes ! Tu ignores tes droits : cite-moi ; pourquoi m’accuser absent ? De ton droit de maîtresse, ordonne-moi de comparaître. Libre en ta volonté, arrache alors ma chevelure ; que mon visage devienne livide sous tes doigts ; je souffrirai tout : seulement peut-être craindrai-je que ta main ne se blesse sur mon corps.
Mais ne me retiens ni avec des liens ni avec des chaînes ; l’amour qui m’unit à toi sera une garde sûre. Quand ta colère se sera pleinement assouvie, et autant qu’elle l’aura voulu, tu te diras : "Que d’amour et de résignation ! " Tu te diras, après m’avoir vu tout supporter : "Celui qui sert aussi bien doit servir sous ma loi." Maintenant, infortuné ! je suis, quoique absent, déclaré coupable, et je perds, parce que nul ne la défend, la meilleure des causes.
Le serment qu’Amour m’ordonna d’écrire est un outrage de ma main ; tu n’as sujet de te plaindre que de moi seul. Délie n’a pas mérité d’être trompée avec moi : si tu ne veux pas acquitter ta promesse à mon égard, acquitte-la envers la déesse. Elle était là, elle t’a vue, quand tu as rougi de ta méprise, et son oreille a gardé le souvenir de tes paroles. Puisse mon présage ne pas se réaliser ! Il n’est rien de plus violent que sa colère, lorsque, loin de toi ce malheur ! elle voit sa divinité outragée. Témoin le sanglier de Calydon ; car il se trouva, nous le savons, une mère qui fut plus que lui cruelle envers son fils ; témoin Actéon, regardé jadis comme une bête féroce par ceux-là même avec qui il avait auparavant donné la mort à des bêtes féroces ; témoin cette mère superbe, dont le corps, transformé en rocher, s’élève aujourd’hui, triste spectacle ! du sein de la terre de Mygdonie.
Hélas ! Cydippe, je crains de te dire la vérité, et de paraître ne te donner que dans mon intérêt un conseil trompeur. Il faut pourtant la dire : c’est là, crois-moi, la cause de la maladie qui te frappe souvent, au moment même de contracter ton hymen. La déesse veille sur toi ; elle s’oppose à ce que tu sois parjure, et veut sauver ta vie et ta foi en même temps. Ainsi, quand tu tentes de devenir perfide, elle prévient ce crime autant de fois que tu le veux commettre. Garde-toi d’attirer contre toi les flèches meurtrières de la redoutable Vierge ; elle peut, si tu t’y prêtes, s’adoucir encore. Garde-toi, je t’en conjure, de laisser flétrir par la fièvre tes membres délicats ; préserves-en cette beauté dont je dois jouir ; préserves-en ces traits formés pour embraser mon cœur, et le tendre incarnat qui relève la blancheur de ton teint. Si un ennemi me dispute ta possession, qu’il devienne ce que j’ai coutume d’être, dès que je te sais souffrante. Ton hymen et tes maux me font endurer d’égales tortures, et je ne pourrais dire ce que je désirerais le moins.
Je souffre cependant d’être pour toi une cause de douleur ; et je pense que tu dois tes maux à mon artifice. Oh ! que le parjure de ma maîtresse retombe sur ma tête ; que mon supplice mette la sienne en sûreté ! Pour ne pas ignorer ce que tu fais, je passe et repasse souvent, plein d’une inquiétude que je dissimule, devant le seuil de ta porte. Je m’attache furtivement aux pas d’une suivante ou d’un serviteur, et je leur demande quel bien a fait le somme ou quel bien la nourriture ! Que je suis malheureux de ne pouvoir ni exécuter les ordres des médecins, ni caresser tes mains, ni m’asseoir sur ta couche ! Oui, combien je suis malheureux qu’un autre peut-être, et celui-là même que je voudrais le moins y voir, soit près de toi en mon absence ! C’est lui qui caresse tes mains, qui s’assied à ton chevet, lui que détestent les dieux et moi à l’égal des dieux. Tandis que son doigt interroge les battements de ta veine, souvent, sous ce prétexte, il tient tes bras blancs, presse ton sein, et te donne peut-être des baisers, récompense bien au-dessus du service qu’il te rend.
Qui t’a permis de couper avant moi une moisson qui m’appartient ? Qui t’a frayé un chemin à la haie d’autrui ? Ce sein est à moi ; tu ravis, à ta honte, des baisers qui me sont dus. Éloigne tes mains d’un corps qui me fut promis. Misérable, éloignes-en tes mains ; celle que tu touches est ma fiancée ; si tu persévères dans cette profanation, tu seras un adultère. Choisis un cœur libre, qu’un autre ne puisse revendiquer. Si tu ne le sais point, ce bien a un maître. Ne me crois-tu pas ? Que la formule du pacte soit récitée ; et, pour que tu ne dises pas qu’elle est fausse, fais-la-lui lire à elle-même. Renonce, c’est moi, c’est moi qui te le dis, à une couche étrangère. Que fais-tu ici ? Pars ; ce lit n’est pas libre ; car, si tu as reçu d’une autre bouche une parole, une promesse, ton droit n’est pas pour cela égal au mien. Elle me fut promise par elle-même ; elle te l’a été par son père, le premier après elle ; mais certainement elle est plus que son père pour elle-même. Son père a fait une promesse, et elle un serment à celui qui l’aime ; l’un a pris les hommes en témoignage, l’autre une déesse. Celui-ci craint d’être appelé imposteur ; celle-ci parjure. Ignores-tu maintenant de quel côté est la crainte la plus sérieuse ? Enfin, pour pouvoir comparer les dangers qu’ils courent tous deux, considère ce qui arrive : elle est malade, et lui bien portant. Nous aussi, nous entrons en lutte, diversement animés ; nous n’avons ni une même espérance ni une crainte semblable. Ta poursuite est sans périls ; un refus m’est plus affreux que la mort ; et ce que tu aimeras peut-être, moi, je l’aime déjà. Si tu avais souci de la justice et de l’honneur, tu aurais dû toi-même céder à mes feux. Si le cruel persiste à soutenir une cause inique, que sert, Cydippe, la lettre que je t’écris ? C’est lui qui te retient sur un lit de douleur, et te rend suspecte à Diane ; défends-lui, si tu es sage, les abords de ta couche ; il expose ainsi ces jours à de si cruels périls ! Puisse celui qui te les suscite y succomber à ta place ! Si tu repousses et n’aimes pas celui que condamne la déesse, tu seras aussitôt sauvée, et je le serai avec toi. Mets, jeune fille, un terme à tes alarmes ; tu jouiras d’une santé durable ; songe seulement à honorer la divinité témoin de ta promesse. Ce n’est pas un bœuf immolé qui réjouit les Immortels, mais la foi qu’on acquitte, lors même qu’elle n’a pas de témoin. Quelques femmes souffrent, pour guérir, et le fer et le feu ; d’autres trouvent dans un suc amer un triste soulagement. Il n’est pas besoin de ces remèdes : évite seulement le parjure, et sauve-nous tous deux en même temps que ta foi jurée. L’ignorance te fera pardonner ta faute passée ; on dira que tu avais oublié l’engagement que tu avais lu. Tu as reçu des avertissements, tantôt de ma voix, tantôt de cet accident, qui se renouvelle autant de fois que tu cherches à fausser ton serment. Mais quand tu échapperais à ce danger, ne demanderas-tu pas à la déesse, le jour de l’enfantement, le secours de ses mains propices ? Elle entendra ta voix ; se rappelant alors ce qu’elle sait déjà, elle voudra connaître le père de ton enfant. Tu promettras un vœu ; elle sait que tes promesses sont vaines. Tu jureras ; elle sait que tu peux tromper les dieux. Il ne s’agit pas de moi ; un soin plus important m’occupe : mon cœur est inquiet pour ta vie. Pourquoi tes parents, auxquels tu laisses ignorer ta faute, ont-ils, dans leur effroi, pleuré naguère sur l’incertitude de ta conservation ? Et pourquoi l’ignoreraient-ils ? Tu peux tout raconter à ta mère ; tu n’as rien fait, Cydippe, dont tu doives rougir. Fais-lui un récit détaillé dis comment je te vis pour la première fois, durant un sacrifice à la déesse chasseresse ; comment soudain, à ta vue, mes yeux, si par hasard tu l’as remarqué, restèrent fixés sur toi ; comment, pendant cette avide contemplation (signe certain d’une passion violente), mon manteau se détacha de mes épaules, et tomba ; comment, un instant après, une pomme en roulant alla, je ne sais comment, porter à tes pieds des mots savamment perfides ; comment, après les avoir lus en la sainte présence de Diane, ta foi fut liée sous la garantie d’une déesse. Et, pour qu’elle n’ignore pas la formule de cet engagement, répète aujourd’hui les paroles que tu lus jadis. "Épouse, je t’en conjure, dira-t-elle, l’amant qu’unit à toi une divinité favorable ; celui que ton serment a fait mon gendre, le doit être ; quel qu’il soit il me plaira, puisqu’il a plu à Diane." Telle sera ta mère, si toutefois elle est mère. Que si elle demande encore qui je suis, quel est mon rang, sache-le, elle trouvera que la déesse a servi vos intérêts. Il est une île, le séjour autrefois des Nymphes de Corycie ; la mer Egée l’entoure ; elle se nomme Céos. C’est ma patrie ; et, s’il te faut un nom illustre, on ne me reproche pas d’être issu de méprisables aïeux. J’ai des richesses, ma vie est sans tache, et ; ce qui vaut mieux encore, mon amour m’enchaîne à toi. Tu rechercherais un époux tel que moi, n’eusses-tu rien juré ; enchaînée par un serment, tu devrais ta main même à qui en serait moins digne que moi.
Voilà ce que la chasseresse Phoebé m’a, en songe, ordonné de t’écrire ; ce que, pendant la veille, m’a aussi ordonné de t’écrire l’Amour. Déjà les flèches de l’un m’ont blessé ; prends garde que les traits de l’aube ne te blessent à ton tour ; nos destinées sont unies : prends pitié de toi et de moi. Pourquoi hésites-tu à nous prêter un secours qui nous sera commun à tous deux ? Si tu y consens, on verra, lorsque le signal sonore sera donné, lorsque le sang des victimes rougira Délos, on verra paraître l’image en or de cette pomme fortunée, et deux vers expliqueront le motif de cette offrande : "Aconce atteste, par l’emblème de cette pomme, que ce qui y fut écrit fut exécuté." Je crains qu’une trop longue lettre ne cause quelque fatigue à ton corps affaibli, et je la termine par la formule accoutumée : Porte-toi bien.
Traduction de Théophile Baudement - Collection des Auteurs Latins, Nisard - Firmin-Didot (1876)