Cydippe à Aconce
Enluminure du manuscrit des Héroïdes
ms FR 875, f.124v - 1496-1498
Bibliothèque nationale de France

 

CYDIPPE A ACONCE

J’ai lu des yeux ta lettre, dans la crainte que ma langue ne jurât, à son insu, par quelque divinité ; car tu aurais une seconde foi, profité de la surprise, si, comme tu l’avoues, tu ne me croyais pas assez engagée par une première promesse. Je ne devais pas te lire, mais, si j’avais été inflexible envers toi, peut-être le courroux de la cruelle déesse se fût-il accru. Malgré tout ce que je fais, malgré le culte pieux que je voue à Diane, c’est toi cependant qu’elle favorise par-dessus tout ; et, comme tu désires d’être cru, elle te venge avec la persévérance du ressentiment.À peine accorda-t-elle une telle protection à son cher Hippolyte. Mais il convenait mieux à une vierge de veiller sur les jours d’une vierge ; et je crains bien qu’elle ne veuille les abréger. En effet, une langueur, dont les causes ne sont pas apparentes, oppose à tous les remèdes et à tous les secours une résistance opiniâtre. Quelle penses-tu que doive être la faiblesse d’une femme qui, pour tracer cette pénible réponse, peut à peine soutenir sur son coude ses membres décolorés ? À cela se joint la crainte qu’une autre que ma nourrice, confidente de mes secrets, ne s’aperçoive de cet échange d’entretiens. Elle reste assise au dehors, et, pour que je puisse t’écrire en sûreté, à ceux qui demandent ce que je fais chez moi : "Elle dort," répond-elle. Bientôt, lorsque le sommeil, excellent prétexte d’une longue solitude, commence, à force de délais, à devenir un motif invraisemblable, lorsque enfin elle voit arriver ceux qu’il serait trop dur de ne pas admettre, elle tousse pour me donner le signal dont nous sommes convenus. Je m’arrête, laissant à la hâte les mots inachevés, et je cache dans mon sein tremblant la lettre interrompue.

Je reprends ensuite cette tâche fatigante pour mes doigts. Tu vois ainsi quels soins il me faut prendre. Je veux mourir si tu en es digne, pour parler vrai ; mais je suis meilleure que je ne devrais, et que tu ne le mérites.

C’est donc pour toi que j’ai porté tant de fois, que je porte encore, incertaine de ma guérison, la peine de tes stratagèmes ? Voilà donc ma récompense, après les éloges que tu donnes à ma beauté superbe ? T’avoir plu fait donc mon malheur ? Si, comme je l’eusse préféré, je t’avais paru laide, mon corps, objet de ton mépris, n’aurait aujourd’hui besoin d’aucune assistance : je gémis maintenant, pour avoir été louée ; maintenant votre rivalité fait mon tourment, et je suis victime des avantages même que je possède. Tandis que tu refuses de céder, et qu’il ne se croit pas le second, que tu t’opposes à ses vœux, et qu’il fait obstacle aux tiens, je suis, moi, ballottée comme un vaisseau que lance en pleine mer le souffle impétueux de Borée, et que ramènent le reflux et l’onde. Lorsque arrive ensuite le jour désiré par des parents chéris, mon corps devient la proie d’une fièvre ardente ; et, au moment de contracter ce cruel hymen, l’inflexible Proserpine vient heurter à ma porte. Je rougis alors, et je crains, malgré mon innocence, de paraître avoir mérité le courroux des dieux. L’un prétend que mon malheur est l’effet du hasard ; un autre que cet époux ne saurait plaire aux Immortels ; car ne crois pas que la rumeur publique t’épargne : quelques-uns attribuent ce qui se passe à tes maléfices. Si la cause en est cachée, mes maux sont visibles : vous vous livrez, sans espoir de paix, de terribles combats, et c’est moi qui en souffre.

Dis maintenant, cherche encore à m’abuser par tes ruses : que fera ta haine, si ton amour est si cruel ? Si tu blesses ce que tu aimes, tu feras sagement d’aimer ton ennemi : pour me sauver, consens, je t’en supplie, à me perdre. Ou tu n’as déjà plus aucun souci de la jeune fille que tu espérais, puisque ta cruauté la laisse périr d’un mal affreux qu’elle n’a pas mérité ou, si tu implores en vain pour moi l’implacable déesse, pourquoi me vanter ton crédit ? Tu n’en as aucun. Choisis entre deux impostures. Si tu ne veux pas apaiser Diane, tu n’as pas d’amour pour moi ; si tu ne le peux pas, elle n’en a point pour toi. J’aurais préféré ou que Délos qui s’élève du sein des ondes égéennes ne me fût jamais connue ou qu’elle ne me le fût point à cette époque. Alors, on ne lança que difficilement à la mer le vaisseau qui me portait, et un sinistre augure marqua l’heure de mon départ. De quel pied me suis-je avancée ! De quel pied ai-je franchi le bord ! De quel pied ai-je touché le parquet peint du rapide vaisseau ! Deux fois cependant un vent contraire repoussa les voiles… Ah ! je mens, insensée ! ce vent était favorable ; oui, il était favorable, puisqu’il me ramenait sur mes pas, et prévenait le danger d’un fatal voyage. Que n’a-t-il persévéré à souffler contre les voiles ! Mais c’est folie d’accuser l’inconstance des vents.

Attirée par la réputation de cette île, j’avais hâte de visiter Délos ; et ma poupe paresseuse me semblait ne pas avancer. Combien de fois n’ai-je pas reproché aux rames leur lenteur ! Combien de fois ne me suis-je pas plaint qu’on donnât aux vents peu de voiles ! Déjà cependant j’avais franchi Mycone, Ténos, Andros, et la blanche Délos était devant mes yeux. Du plus loin que je la vis : "Pourquoi me fuir, lui dis-je, île révérée ? Es-tu donc, comme jadis, errante sur une vaste mer ? " J’avais touché la terre au moment où, vers le déclin du jour, le Soleil allait dételer ses coursiers vermeils. Le lendemain, à l’heure où il a coutume de les rappeler à l’Orient, on tresse ma chevelure, par ordre de ma mère. Elle-même met à mes doigts des pierreries, et de l’or dans mes cheveux ; elle-même couvre d’un vêtement mes épaules.À peine sorties, nous saluons les divinités qui ont choisi cette île pour séjour, et nous leur offrons l’encens et le vin. Tandis que ma mère fait rougir les autels du sang des victimes, et en jette sur le brasier fumant les entrailles solennelles, ma nourrice empressée me conduit dans d’autres temples, et nous errons, sans but arrêté, dans les lieux consacrés. Tantôt je me promène sous les portiques, tantôt j’admire les présents des rois et les statues qui s’élèvent en tous lieux ; là, j’admire un autel construit d"innombrables cornes ; ici, l’arbre qui servit d’appui à la déesse, quand elle devint mère, et partout (car je ne me rappelle ni ne veux rapporter tout ce que j’y ai vu) les merveilles que renferme Délos.

Pendant cet examen, j’étais peut-être, Aconce, l’objet du tien, et ma simplicité te parut se prêter à tes embûches. Je montai les degrés du temple élevé de Diane ; est-il un asile qui doit être plus sûr ? À mes pieds vient rouler une pomme avec ces vers… Hélas ! J’allais te faire encore le même serment. Ma nourrice la prend, et, dans sa surprise : "Lisez tout," dit-elle. J’ai lu, grand poète, tes insidieuses paroles. Au nom d’hymen, prononcé par ma bouche, confuse et honteuse, je sentis la rougeur couvrir mon visage, et je tins mes yeux comme fixement attachés sur mon sein, ces yeux qui avaient prêté leur ministère à tes projets. Cruel, pourquoi te réjouir ? Quelle gloire as-tu acquise ? Quel mérite y a-t-il à un homme de tromper une jeune fille ? Je ne m’étais pas présentée à toi armée de la hache et du bouclier, telle que Penthésilée dans les champs d’Ilion ; aucun baudrier d’amazone, orné de ciselures et d’or, ne fut, comme celui d’Hippolyte, le butin de ta victoire. Faut-il que tu triomphes ainsi, parce que tes paroles ont été pour moi un leurre, parce qu’une jeune fille sans expérience s’est laissé prendre à tes ruses ? Une pomme fut un piège pour Cydippe, un piège pour la fille de Schoené : tu seras donc désormais un autre Hippomène ?

Mais, si tu étais sous la puissance de cet enfant que tu dis avoir je ne sais quel flambeau, il eût mieux valu n’agir que selon les lois du bien, et ne pas détruire par la fraude tes espérances ; il l’allait m’obtenir par des prières et non par surprise. Pourquoi, lorsque tu désirais ma main, ne pensais-tu pas devoir déclarer ce qui pouvait me faire désirer la tienne ? Pourquoi voulais-tu plutôt me contraindre que me persuader, si je pouvais me rendre à une proposition d’hymen ? Que te sert maintenant que j’aie juré par la formule d’un serment, et que ma langue ait pris à témoin une déesse qui m’entendait ? C’est l’âme qui jure, et je n’ai rien juré de concert avec elle. Elle seule peut donner de la force à un serment. C’est la réflexion, c’est un sentiment raisonné qui jure ; on n’est véritablement lié que par sa volonté libre. Si j’ai voulu te promettre ma main, exige l’exécution de cette promesse d’hymen et les droits qui te sont dus : mais, si je n’ai rien donné, hormis une parole sans la participation du cœur, tu invoques en vain des mots sans valeur. Je n’ai pas fait de serment ; j’ai lu les paroles d’un serment. Ce n’est pas de cette manière que tu devais devenir l’époux de mon choix. Trompe ainsi d’autres femmes ; qu’une lettre succède à la pomme. Si ce moyen te réussit, ravis les immenses trésors du riche ; fais que les rois te promettent par serment le don de leurs royaumes ; et deviens le possesseur de tout ce qui te plaît dans l’univers. Tu es, crois-moi, beaucoup plus puissant que Diane elle-même, si ce que tu écris possède un si merveilleux pouvoir.

Cependant, après t’avoir ainsi parlé, après avoir fermement refusé d’être à toi, après avoir bien plaidé contre la promesse que j’ai faite, je redoute, je l’avoue, le ressentiment de la cruelle fille de Latone, et je la soupçonne de causer le mal que j’éprouve. Pourquoi, en effet, chaque fois que se prépare la solennité du mariage, les membres de la fiancée tombent-ils de langueur ? Trois fois déjà L’Hyménée, qui venait aux autels élevés pour lui, a fui loin d’eux, et s’est éloigné du seuil de la chambre nuptiale.À peine les flambeaux, autant de fois arrosés d’huile, se sont ranimés sous sa main paresseuse ; à peine il en a agité la lumière, que je la vois s’éteindre. Souvent ses cheveux ornés d’une couronne distillent les parfums, et il traîne un manteau tout éclatant de pourpre : mais, lorsqu’il a touché le seuil, il voit des larmes, l’appréhension de la mort, et tout un appareil étranger à son culte ; lui-même alors il jette au loin les couronnes détachées de son front, et essuie avec colère les onctueux parfums qui faisaient briller sa chevelure. Il est honteux de la joie qu’il apportait au milieu d’une foule attristée, et la rougeur de son manteau passe sur son visage. Mes membres sont, hélas ! embrasés des feux de la fièvre, et les tissus qui me couvrent m’écrasent de leur poids ; je vois se pencher sur moi mes parents éplorés, et la torche de la mort luit ici au lieu de celle de l’Hyménée. Épargne une malade, déesse fière des couleurs de ton carquois ; et prête-moi dès à présent la salutaire assistance de ton frère. Il est honteux pour toi qu’il dissipe les causes du trépas, et que tu sois au contraire l’artisan de ma mort. Quand tu voulais, à l’ombre d’un bois, te baigner dans une fontaine, ai-je porté sur ta chaste nudité des regards indiscrets ? Ai-je, parmi ceux de tant de dieux, négligé tes autels Ma mère a-t-elle méprisé la tienne ? Je ne suis coupable que d’avoir lu un parjure, et su comprendre une inscription fatale. Toi aussi, si ton amour n’est pas un mensonge, brûle pour moi de l’encens : qu’elles me servent, les mains qui m’ont nui. Pourquoi rends-tu impossible ton union avec la jeune fille, irritée de se voir ta fiancée sans être encore à toi ? Tu as, si je vis, tout à espérer ; pourquoi l’impitoyable déesse nous arrache-t-elle, à moi la vie, à toi l’espérance de me posséder !

Non, ne crois pas que celui qu’on me destine pour époux réchauffe, en les couvrant de ses mains, mes membres malades : il s’assied, il est vrai, près de moi, autant qu’on le lui permet ; mais il n’oublie pas que mon lit est celui d’une vierge. Déjà même il semble agité de je ne sais quelle vague inquiétude : ses larmes coulent souvent pour une cause inconnue ; il est moins hardi dans ses caresses, reçoit de rares baisers, et m’appelle son épouse d’une voix timide. Ses soupçons ne m’étonnent point, puisque je me trahis ouvertement : je me hâte, dès qu’il vient, de me tourner du côté droit ; je garde le silence, et mes paupières baissées simulent le sommeil ; s’il cherche à me toucher, je repousse sa main. Il gémit ; de secrets soupirs s’échappent de sa poitrine ; et, quoique innocent, il me croit offensée. Malheur à moi, si tu te réjouis de cet aveu, et s’il fait ta joie ; malheur à moi de t’avoir ouvert mon cœur ! Si je pouvais parler, si j’étais plus juste, tu serais digne de ma colère, toi qui me tendais des pièges.

Tu m’écris pour qu’il te soit permis de voir ce corps affaibli : tu es loin de moi, et de cette distance encore, tu me nuis. Je m’étonnais que tu portasses le nom d’Aconce ; c’est que tu as des traits qui font de loin des blessures. Hélas ! je ne suis pas encore guérie de celle que tu m’as faite, le jour où ta lettre est venue me frapper comme un trait mortel. Et pourquoi viendrais-tu ici ? Sans doute pour voir un corps languissant, double trophée de ton mauvais génie. La maigreur a affaibli ce corps vide de sang, et ma couleur me rappelle celle de la pomme fatale.À la pâleur de mon front ne se mêle plus l’incarnat ; tel est l’aspect du marbre nouvellement taillé ; telle aussi, dans les festins, la couleur de l’argent, que fait pâlir le froid contact d’une eau glaciale. Si tu me voyais maintenant, tu prétendrais ne m’avoir pas vue jadis : "Elle ne mérite pas, dirais-tu, la ruse imaginée pour la posséder." Tu me relèverais alors du serment qui me lie à toi, et tu désirerais que la déesse pût l’oublier. Peut-être encore m’en ferais-tu prêter un contraire au premier, et m’enverrais-tu d’autres vers à lire.

Puisses-tu cependant me voir, comme tu le demandais toi-même, et connaître l’état où languit le corps de ta fiancée ! Quoique ton cœur, Aconce, soit plus dur que le fer, ta bouche elle-même, au lieu de la mienne, implorerait ma délivrance. Pour que tu le saches aussi, on demande au dieu qui dicte à Delphes ses oracles quel remède peut me rendre la santé. Lui aussi, à en croire aujourd’hui des bruits vagues et légers, m’accuse d’avoir violé je ne sais quel engagement, dont il fut témoin. Voilà ce que disent de concert et le dieu, poète aussi, et les vers que j’ai lus ; il n’est aucun vers qui trahisse tes vœux. D’où te vient une telle faveur ?… Peut-être as-tu trouvé quelque nouvelle lettre dont la lecture a séduit les dieux de l’Olympe. Puisque les dieux sont pour toi, je me soumets moi-même à leur pouvoir, et, vaincue, je souscris volontiers à tes désirs. J’ai même, les regards attachés à la terre, et pleine de confusion, avoué à ma mère le pacte de ma langue abusée. Le reste dépend de tes soins. J’ ai plus fait que ne doit une jeune fille, puisque ce papier n’a pas craint de s’entretenir avec toi. Assez déjà ma plume a fatigué mes doigts affaiblis ; et ma main malade me refuse plus longtemps son ministère. Après t’avoir témoigné le désir de m’unir à toi, que me reste-t-il à ajouter à cette lettre ? Adieu.


Traduction de Théophile Baudement - Collection des Auteurs Latins, Nisard - Firmin-Didot (1876)