DEJANIRE A HERCULE

Je te félicite de joindre Æchalie à tes titres de gloire ; je me plains qu’un vainqueur ait cédé à celle qu’il avait vaincue. Ce bruit injurieux s’est subitement répandu dans les villes de la Grèce, et semble démenti par tes hauts faits : celui que n’ont jamais pu abattre Junon et une immense série de travaux aurait subi le joug d’Iole ! Que ce soit le vœu d’Eurysthée, que ce soit le vœu de la sœur de Jupiter, et celui d’une belle-mère heureuse de voir une tache sur ta vie, ce n’est pas le vœu du dieu à qui, dit-on, la nuit n’a pas suffi seule pour l’enfantement d’un héros tel que toi. Vénus t’a plus nui que Junon. Celle-ci, en t’opprimant, t’a élevé, celle-là tient sous ses pieds ta tête humiliée.

Vois le monde pacifié par ta force vengeresse, aussi loin que Nérée entoure la terre d’un cercle d’azur. La terre te doit la paix, les mers leur sécurité. L’orient et l’occident sont pleins de ta gloire. Tu as le premier porté le ciel qui doit te porter un jour. Lorsque Atlas étaya les astres, Hercule en fut le support. Qu’as-tu fait, que publier ta honte, et ajouter le déshonneur à tes premiers exploits ? Est-ce bien toi que l’on cite pour avoir avec vigueur étouffé deux serpents, toi, cet enfant qui, dès le berceau, était déjà digne de Jupiter ? Tu as mieux commencé que tu ne finis : tes derniers pas le cèdent aux premiers. L’homme d’aujourd’hui et l’enfant d’autrefois ne se ressemblent pas. Celui que mille monstres, que le fils de Sthénélée, ton ennemi, que Junon même, n’ont pu vaincre, Amour en triomphe.

 

Déjanire à Hercule
Enluminure du manuscrit des Héroïdes
ms FR 873, f.55v - 1505-1515
Bibliothèque nationale de France

Mais on vante mon hymen, parce que je me nomme l’épouse d’Hercule, et que mon beau-père est le dieu qui fait gronder le tonnerre du haut de son char rapide. Autant deux jeunes bœufs de taille inégale vont mal à la charrue qu’ils traînent, autant une épouse inférieure à son époux est écrasée par sa gloire. Ce n’est pas un honneur, mais un fardeau, un masque fait pour blesser ceux qui le portent. Si vous voulez qu’une union vous puisse convenir, unissez-vous à votre pareil. Mon époux est toujours loin de moi. Il m’est plus connu comme hôte que comme époux. Il est sans cesse à la poursuite des monstres et d’animaux terribles. Veuve dans mon palais, j’y forme de chastes vœux, et je tremble que mon époux ne tombe sous les coups d’un cruel ennemi. Je me représente des serpents, des sangliers, des lions avides, je vois des chiens prêts à se disputer tes os. Les fibres des victimes, les vains fantômes d’un songe, et les mystérieux présages de la nuit, tout m’épouvante. J’épie, dans mon malheur, les bruits d’une vague renommée. La crainte, dans mon cœur incertain, fait place à l’espoir, et l’espoir à la crainte. Ta mère est absente, et gémit d’avoir plu à un dieu puissant. Ton père Amphitryon, Hyllus, notre enfant, sont loin de ces lieux. Eurysthée, ministre des vengeances de la cruelle Junon, me poursuit, ainsi que l’implacable courroux de la déesse.

C’est peu de ces tourments. Tu y ajoutes tes amours étrangères. Par toi, toute femme peut devenir mère. Je ne rappellerai ni Augé, violée dans les vallons du Parthénus ni ton enfantement, ô nymphe, fille d’Urménus. Je ne te reprocherai pas cette troupe de sœurs, petites filles de Theutra, peuple de femmes, dont aucune ne fut dédaignée de toi. Je rappellerai une adultère dont le crime est récent. Par elle, je suis devenue belle-mère du Lydien Lamas. Le Méandre, qui s’égare tant de fois dans les mêmes contrées, qui replie souvent sur lui-même ses ondes fatiguées, a vu des colliers suspendus au cou d’Hercule, à ce cou pour lequel le ciel fut un fardeau léger. Il n’a pas eu honte d’enchaîner dans des liens d’or ses bras robustes, et de couvrir de pierreries ses doigts nerveux. Sous ces bras cependant expira le monstre de Némée. Sa dépouille recouvre-t-elle encore ton épaule gauche ? Tu n’as pas craint de cacher sous une coiffure recherchée tes cheveux hérissés. Le blanc peuplier ornait bien mieux le front d’Hercule. Tu n’as pas rougi en ceignant la ceinture méonienne, à la manière d’une jeune fille lascive. As-tu oublié l’aspect terrible du féroce Diomède, qui nourrissait ses cavales de chair humaine ? Si Busiris t’eût vu sous cette parure, le vaincu n’eût-il point rougi du vainqueur ? Antée arracherait ces ornements du cou vigoureux qui les porte, pour n’avoir pas la honte d’être tombé sous un homme efféminé.

On dit que, parmi les jeunes filles de l’Ionie, tu as tenu la corbeille, et craint les menaces d’une maîtresse. Tu ne dédaignes pas, Alcide, de tomber des corbeilles légères ta main victorieuse dans mille travaux ? Tes doigts robustes filent une trame grossière, et tu distribues des tâches égales, au nom d’une beauté qui t’en fait un devoir ! Ah ! tandis que tes doigts inexpérimentés tordaient le fil, combien de fois s’est brisé le fuseau sous tes mains pesantes ! Alors, on le dit, malheureux ! Tout tremblant sous les coups du fouet, tu tombais aux pieds de ta maîtresse.

Tu parlais alors du pompeux appareil qui embellissait la gloire de tes triomphes, tu racontais tes exploits, qu’il te fallait faire, tu disais sans doute que d’énormes serpents avaient enveloppé dans les replis de leur queue ton bras enfantin qui les étouffa, comment le sanglier de Tégée tomba sous les cyprès d’Érymanthe, et fit, sous son poids, gémir au loin la terre. Tu n’omets ni ces têtes exposées dans les palais de la Thrace, ni ces cavales engraissées du carnage des hommes, ni le triple monstre, ni le possesseur des troupeaux ibériens, Géryon, qui, malgré ses trois formes, n’en avait qu’une, ni Cerbère, qui, d’un tronc unique, se partage en autant de chiens, dont les têtes sont entrelacées de couleuvres menaçantes, ni l’hydre, qui de ses blessures fécondantes renaissait en rejetons fertiles, et que ses pertes même enrichissaient, ni cet ennemi qui, pressé par la gorge entre ton flanc gauche et ton bras gauche, y resta ainsi suspendu comme un pesant fardeau, ni le bataillon équestre qui, malgré la rapidité de sa course, et sa double forme, se vit chassé des monts de la Thessalie. Peux-tu, décoré de la pourpre de Sidon, redire ces exploits ? Cette parure ne condamne pas ta langue au silence ? La nymphe, fille de Iardanus, s’est aussi ornée de tes armes, et les trophées si connus d’un héros, maintenant son prisonnier, sont devenus les siens.

Va maintenant, glorifie-toi. Énumère tes hauts faits. Tu as abdiqué le rôle qui t’appartenait. C’est elle qui fut un homme. Tu es d’autant plus au-dessous d’elle, ô le plus grand des mortels ! qu’il lui était plus glorieux de te vaincre que ceux que tu as vaincus. C’est pour elle que s’agrandit la mesure de tes actions. Renonce à ton bien, ta maîtresse est l’héritière de ta gloire. Ô honte ! la peau arrachée aux côtes d’un lion horrible et son poil hérissé ont couvert un corps délicat. Tu te trompes, tu t’abuses. Cette dépouille n’est pas celle du lion, mais la tienne. Si tu fus le vainqueur du monstre, elle fut le tien. Une femme a porté les armes trempées dans les noirs poisons de Lerne, une femme à peine capable de soutenir le fuseau chargé de laine ! Sa main a touché la massue qui dompta les bêtes féroces, et elle a vu dans une glace l’armure de son époux.

On me l’avait dit toutefois, et je refusais d’en croire la renommée. Ces bruits, qui trouvaient mon oreille incrédule, sont venus affliger mes sens. Une concubine étrangère est amenée sous mes yeux, et je ne puis plus dissimuler ce que je souffre. Tu ne permets pas qu’on l’éloigne. Captive, elle traverse la ville, et vient s’offrir à mes regards indignés. Et elle ne vient pas les cheveux en désordre, à la manière des captives ni d’un air timide et convenable au malheur. Elle s’avance, étalant fastueusement l’or dont l’éclat se fait voir au loin, parée comme tu l’étais toi-même en Phrygie. Elle montre au peuple un visage superbe, et l’on croirait qu’Hercule est vaincu, Æchalie encore debout et son père plein de vie. Peut-être, quand tu auras chassé l’Étolienne Déjanire, celle femme quittera-telle son nom de concubine pour celui d’épouse. Peut-être un hymen honteux unira-t-il les ignobles corps d’Iole, la fille d’Eurytus, et de l’insensé Alcide. À ce pressentiment, mon esprit s’égare, le frisson parcourt mes membres, et ma main, devenue languissante, tombe sans mouvement sur mes genoux.

Tu m’as aussi aimée avec beaucoup d’autres, mais ce fut sans crime. Deux fois, n’en rougis pas, je fus pour toi une cause de combats. Achéloüs, en pleurant, recueillit ses cornes sur ses rives humides, et plongea son front mutilé dans une eau limoneuse. Nessus, ce demi-homme, trouva la mort dans l’Evénus qui la donne, et son sang de cheval en infecta les eaux. Mais que servent ces souvenirs ? J’écrivais encore lorsque la renommée m’annonça que mon époux périt sous la tunique empoisonnée qu’il a reçue de moi. Hélas ! qu’ai-je fait ? Où la fureur a-t-elle emporté ton amante ? Impie Déjanire, qu’hésites-tu à mourir ? Quoi ! ton époux sera déchiré au milieu de l’Œta, et toi, la cause d’un tel forfait, tu lui survivras ? Que me reste-t-il à faire, pour qu’on me croie l’épouse d’Hercule ? Oui, la mort sera le gage de notre union. Et toi aussi, Méléagre, en moi tu reconnaîtras une sœur. Impie Déjanire, qu’hésites-tu à mourir ? Ô famille maudite ! Agrius est orgueilleusement assis sur le trône, Œneus délaissé traîne sa vieillesse dans l’indigence, Tydée, mon frère, est exilé sur des plages inconnues. L’autre voyait son existence attachée à un fatal tison. Ma mère enfonça un poignard dans son propre sein. Impie Déjanire, qu’hésites-tu à mourir ? Je ne demande qu’une chose, au nom des liens sacrés qui nous unissent, c’est de ne point passer pour avoir attenté à tes jours. Nessus, lorsqu’une de tes flèches frappa son cœur avide, s’écria : "Ce sang a la vertu de ranimer l’amour." Je t’ai envoyé le tissu chargé du venin de Nessus. Impie Déjanire, qu’hésites-tu à mourir ? Adieu, mon vieux père, Gorgé, ma sœur ; adieu ma patrie, et toi, mon frère, qui fus enlevé à la tienne, et toi, lumière de ce jour, le dernier que verront mes yeux, et toi, mon époux, oh ! puisses-tu vivre ! et toi Hyllus, mon enfant, adieu.


Traduction de Théophile Baudement - Collection des Auteurs Latins, Nisard - Firmin-Didot (1876)