Les monstres que nous imaginons en fait n'existent pas (IV, 725-751)

Maintenant quels sont les objets qui émeuvent l'âme et d'où l'esprit tire-t-il ses idées ? Apprends-le en peu de mots. Tout d'abord il existe une foule errante de simulacres de toute espèce qui voltigent dans l'air, subtils, et qui, se rencontrant, forment sans peine les uns avec les autres des tissus comparables à des toiles d'araignée ou à des feuilles d'or. Ils sont en effet plus déliés encore que les atomes qui frappent nos yeux et provoquent la vue, puisqu'ils pénètrent par tous nos pores et vont jusqu'aux profondeurs de l'âme subtile éveiller la sensibilité. C'est pourquoi nous croyons voir des Centaures, des monstres marins, des Cerbères et les fantômes des morts dont la terre tient les os embrassés ; c'est que l'espace contient des simulacres de toute sorte, les uns formés d'eux-mêmes au milieu des airs, les autres émanés de corps variés, d'autres enfin produits par ces deux espèces. Un Centaure, ce n'est certes pas l'image d'un être vivant, puisqu'un tel animal n'est jamais né de la nature ; mais un hasard a rapproché l'image d'un cheval de celle d'un homme, aussitôt les deux images ont fait corps avec facilité, comme je l'ai dit plus haut, grâce à leur nature subtile et à la ténuité de leur tissu. Et toute image de ce genre a semblable origine. Mobile et légère à l'extrême, je l'ai déjà montré, une telle image, dès le premier choc, émeut facilement notre âme, car l'esprit est lui-même une merveille de ténuité mobile.

Même dans les premiers temps du monde, l'hybridation des espèces et des règnes était impossible (V, 876-922)

Les Centaures n'ont jamais existé ; en aucun temps n'a pu vivre un être à double nature, combinaison de deux corps, fait de membres hétérogènes, sans harmonie possible dans les facultés. L'esprit le plus obtus en sera convaincu aisément.

Tout d'abord le cheval après trois ans révolus est dans le meilleur de son âge, l'enfant en reste loin, car souvent encore après trois ans il cherchera en songe le sein qui lui a donné le lait ; plus tard, quand le cheval vieillissant perd ses forces et que de ses membres languissants la vie s'apprête à s'enfuir, c'est le moment où l'enfant s'épanouit dans la jeunesse florissante, qui revêt ses joues d'un tendre duvet. Ne va donc pas croire que du croisement de l'homme avec la race des bêtes de somme, puissent se former et vivre des centaures, non plus que ces monstres à ceinture de chiens furieux, les Scylles au corps demi-marin, ni enfin tous ces monstrueux assemblages de membres discordants qui n'atteignent pas en même temps dans toutes leurs parties la fleur de l'âge, l'épanouissement des forces, le déclin de la vieillesse, et qui tout entiers ne peuvent brûler du même feu d'amour, ni s'accorder dans leurs moeurs ni se plaire aux mêmes aliments. Ne voit-on pas en effet l'animal porte-barbe, la chèvre, s'engraisser avec la ciguë, qui est pour l'homme violent poison ?

La flamme brûle et consume le corps fauve des lions ainsi que toute chair et tout sang d'animal existant sur terre. Comment donc un être à triple forme, lion par la tête, dragon par la queue et par le corps Chimère, - tel est le nom de cet être fabuleux - aurait-il pu souffler par la gueule une ardente flamme issue de sa poitrine ?

S'imaginer que dans la nouveauté naissante de la terre et du ciel aient pu naître semblables êtres et ne soutenir cette croyance que du vain mot de nouveauté, c'est s'entraîner à débiter mainte fable de même valeur : on dira qu'en ces temps des fleuves d'or traversaient les terres, qu'aux arbres les fleurs étaient des pierres précieuses ou qu'il y eut un homme à taille de géant, capable d'enjamber un océan et de faire tourner de ses mains autour de lui la voûte entière du ciel. Certes, la terre contenait un grand nombre de germes différents à l'époque où elle produisit les premiers êtres animés, mais ce n'est pas une raison pour qu'elle ait pu créer des espèces hybrides, des corps aux membres disparates. Tant de productions maintenant encore jaillies du sol, herbes multiples, céréales, arbres vigoureux, n'ont pas possibilité de naître pêle-mêle ; mais chacune a son développement, toutes conservent leurs différences que la nature a décrétées.

Traduction d'Henri Clouard (1931)