Virgile - Bucoliques, III, v.35-47
Ménalque et Damétas sont deux bergers qui s'apprêtent à un concours poétique.
Damétas
Eh bien, veux-tu que nous fassions tour à tour l'essai de nos talents ? Tu vois cette génisse ; ne t'avise pas de la dédaigner : deux fois par jour elle vient à la traite, deux petits se nourrissent de son lait ; je la mets comme enjeu ; et toi, dis-moi, quel gage risques-tu ?
Ménalque
De mon troupeau je n'oserais rien mettre comme enjeu dans ce défi : car j'ai à la maison un père, j'ai une injuste marâtre ; et deux fois par jour ils comptent tous les deux mon troupeau, et l'un d'eux compte aussi mes chevreaux. Mais tu seras le premier à reconnaître que mon gage est bien supérieur au tien, (puisqu'il te plaît de faire une folie), je mettrai des coupes de hêtre, chefs d'oeuvre de ciselure du divin Alcimédon ; son foret agile en a couronné les bords d'une souple vigne et a répandu çà et là des grappes que revêt un lierre pâlissant. Au milieu sont deux figures, Conon... et quel était l'autre, qui a mesuré le monde entier avec son compas et marqué la saison du moissonneur ou du laboureur courbé sur la charrue ? Je ne les ai point encore approchées de mes lèvres, mais je les garde renfermées.
Damétas
Le même Alcimédon nous a fait aussi deux coupes et en a enveloppé les anses d'une souple acanthe ; au milieu il a mis placé Orphée et les forêts qui le suivent. Je ne les ai point encore approchées de mes lèvres, mais je les garde renfermées. Auprès de ma génisse, tes coupes ne méritent pas qu'on les vante.
Traduction de Maurice Rat (1932)
Analyse résumant celle de Gilles Sauron dans L'Histoire végétalisée, Picard (2000)
Ce texte décrit deux séries de coupes de facture grecque mais d'esthétiques opposées :
La coupe de Ménalque, d'esthétique hellénistique, méprisée autant par son rival Damétas que par le poète, qui la présente en premier, pour mieux la déconsidérer par la suite.
- Le registre ornemental, sur le bord supérieur
- Un entrelacs de lierre et de vigne, plantes emblématiques de Dionysos
- Un traitement stylistique réaliste : les grappes sont disposées "çà et là", de manière naturelle, sans symétrie particulière.
- Le registre figuratif au milieu, c'est-à-dire entre les bords et le pied de la coupe
- Deux astronomes, dont l'un peut être identifié par un nom inscrit à côté de lui, mais pas l'autre.
- C'est un sujet érudit, même pédant, qui n'a de rapport ni avec le registre ornemental du lierre et de la vigne, ni avec la fonction de la coupe.
- «Telle est donc la présentation plus que dépréciative que Virgile donne des coupes de Ménalque : d'un style réaliste qui ne distingue pas l'art de la nature, d'une inspiration pédante qui assimile son registre figuratif à une planche d'encyclopédie, d'une composition incohérente qui juxtapose les registres sans souci de l'unité de l'oeuvre, ces coupes ne plaident pas pour la haute idée que Virgile se fait de l'art.» (Gilles Sauron, L'histoire végétalisée, p.187)
La coupe de Damétas, d'esthétique classique, présentée après la première, avec une brièveté critique.
- Le registre ornemental, sur le bord supérieur
- Un rinceau d'acanthe, qui se développe de manière régulière et équilibrée
- Cette régularité solennelle s'exprime de manière poétique dans le vers latin par les spondées et les échos sonores : et molli circ[um] est ansas amplexus acantho : (/- -/- -/- -/- -/-uu/- -)
- Le registre figuratif au milieu, c'est-à-dire entre les bords et le pied de la coupe
- Orphée l'enchanteur sacré par excellence (vates), incarnant des valeurs opposées à celles de la violence dionysiaque, et capable par son art d'apaiser les forces déchaînées et chaotiques les plus nuisibles.
- Orphée l'enchanteur sacré par excellence (vates), incarnant des valeurs opposées à celles de la violence dionysiaque, et capable par son art d'apaiser les forces déchaînées et chaotiques les plus nuisibles.
- «Ainsi, les coupes de Damète telles que les décrit Virgile apparaissent bien comme l'expression la plus parfaite d'une esthétique classique, associant les deux règles d'or de la simplicité et de l'unité, telles que les retiendra un peu plus tard Horace dans l'Epître aux Pisons : denique sit quod vis, simplex dumtaxat et unum.» (Gilles Sauron, L'histoire végétalisée, p.188)