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Pierre d'Aragon
Le premier soin des seigneurs siciliens fut de faire partir deux
ambassades, l'une pour Messine, l'autre pour Alcoyll : la
première adressée à leurs compatriotes, et
la seconde à Pierre d'Aragon.
Voici la lettre des Palermitains, conservée encore
aujourdhui dans les archives de Messine :
«De la part de tous les habitants de Palerme et de tous
leurs fidèles compagnons en armes pour la liberté
de la Sicile, à tous les gentilshommes, barons et
habitans de la ville de Messine, salut et éternelle
amitié.
Nous vous faisons savoir que, par la grâce de Dieu, nous
avons chassé de notre terre et de nos contrées les
serpents qui nous dévoraient nous et nos enfants, et
suçaient jusqu'au lait du sein de nos femmes. Or, nous
vous prions et supplions, vous que nous tenons pour nos
frères et pour nos amis, que vous fassiez ce que nous
avons fait, et que vous vous souleviez contre le grand dragon,
notre commun ennemi, car le temps est venu où nous devons
être délivrés de notre servitude et sortir
du joug pesant de Pharaon ; car le temps est venu où
Moïse doit tirer les fils d'Israël de leur
captivité ; car le temps est venu enfin où les
maux que nous avons soufferts nous ont lavés des
péchés que nous avions commis. Donc que Dieu le
père, dont la toute-puissance nous a pris en
pitié, vous regarde à votre tour, et que sous ce
regard, vous vous réveilliez et vous leviez pour la
liberté.
Donné à Palerme, le 14 de mai 1282».
Pendant ce temps, le roi Pierre d'Aragon était aux mains
avec Mira-Bosecri, roi de Bougie, et tous les Sarrasins
d'Afrique, car à peine avaient-ils vu l'armée
aragonaise prendre pied à Alcoyll et s'y fortifier,
qu'ils avaient envoyé des cavaliers par tout le pays pour
crier la proclamation de guerre ; de sorte que Pierre d'Aragon,
adossé à la mer et ayant derrière lui sa
flotte, commandée par Roger de Lauria, avait devant lui,
enveloppant la muraille qu'il avait fait faire, plus de soixante
mille hommes, tant Maures et Arabes que Sarrasins.
I1 arriva qu'un jour on lui dit qu'un Sarrasin demandait
à lui parler à lui-même, refusant de
s'ouvrir à aucun autre de la nouvelle importante qu'il
prétendait apporter. Le roi ordonna qu'il fût
aussitôt introduit devant lui et devant les seigneurs qui
l'entouraient ; mais le Sarrasin voyant ce grand nombre de
chevaliers, refusa de s'ouvrir en leur présence, et
déclara qu'il ne dirait rien qu'au roi et à son
aumônier. Le roi, qui était très brave, et,
qui d'ailleurs ne quittait jamais ses armes offensives et
défensives, avec lesquelles il ne craignait ni Arabes, ni
Maures, ni Sarrasins, ni qui que ce fût au monde, ordonna
aussitôt à chacun de se retirer, et demeura seul
avec l'archevêque de Barcelone et l'étranger.
Le Sarrasin alors se jeta aux genoux du roi et lui dit :
- Mon noble roi et seigneur, j'étais du nombre de ceux
qui devaient embrasser la religion chrétienne avec le roi
de Constantine, à qui le Seigneur fasse paix ! mais,
comme heureusement personne ne savait la détermination
que j'avais prise, j'échappai au massacre, et, pour qu'on
ne se doutât de rien, je me réunis à tes
ennemis. Maintenant voici que j'ai un grand secret à te
dire ; mais, si je ne me faisais chrétien d'abord, je
trahirais, en le disant, les Sarrasins, car, ayant encore le
même Dieu qu'eux, je devrais avoir les mêmes
intérêts ; tandis qu'au contraire, une fois
baptisé, les chrétiens deviennent mes
frères, et ce seraient eux que je trahirais en ne te
disant point ce que j'ai à te dire. Ainsi donc, si tu
veux savoir la nouvelle que je t'apporte et qui est, je te le
répète, de la plus grande importance pour toi et
les tiens, consens à être mon parrain, et fais-moi
baptiser par le saint archevêque qui est près de
toi.
Alors don Pierre se retourna vers l'archevêque, et lui
dit en langue catalane :
- Que pensez vous de cela, mon père ?
- Qu'il ne faut écarter personne de la voie du Seigneur,
répondit l'archevêque, et qu'il faut accueillir
comme venant de Dieu quiconque veut aller à Dieu.
Alors le roi se retourna vers le Sarrasin et lui demanda
:
- D'où es-tu et comment t'appelles-tu ?
- Je suis de la ville d'Alfandech, et je m'appelle Yacoub
ben-Assan. - Es-tu décidé à renoncer
à ta ville et à ta croyance, et à
échanger ton nom de Yacoub Ben-Assan contre celui de
Pierre ?
- C'est ce que je désire sincèrement,
répondit le Sarrasin.
- Faites donc votre office, mon père, dit le roi
à 1'archevêque.
Et l'archevêque, ayant pris une aiguière d'argent,
bénit l'eau qu'elle contenait, et, en ayant versé
quelques gouttes sur la tête du Sarrasin, il le baptisa au
nom de la Très Sainte Trinité ; puis, lorsqu'il
eut fini :
- Maintenant, Pierre, lui dit-il, levez-vous, vous voilà
Espagnol et chrétien. Dites donc à votre roi et
à votre parrain ce que vous avez à lui dire.
- Monseigneur, dit le néophyte, sachez que le roi
Mira-Bosecri et les Sarrasins ont remarqué que, le
dimanche étant pour vous et vos soldats un jour de repos
et de fête, les murailles du camp étaient moins
bien gardées ce jour-là que les autres jours. En
conséquence, ils ont résolu dimanche d attaquer la
bastide du comte de Pallars, qu'ils croient la moins forte, et
de l'emporter ou d'y périr tous ; car ils pensent que
pendant ce temps vous et tous vos soldats serez occupés
à entendre la messe, et que par ce moyen ils auront bon
marché de vous.
Et le roi, ayant réfléchi de quelle importance
était l'avis qu'il recevait, se retourna vers celui qui
venait de le lui donner, et lui dit :
- Je te remercie, gentil filleul, et je reconnais que tu as le
coeur vraiment chrétien. Retourne maintenant parmi ces
mécréants maudits, afin que tu demeures au courant
de,tous leurs projets, et, si celui que tu m'as
révélé n'est pas abandonné, reviens
me voir et m'en avertir dans la nuit de samedi à
dimanche.
- Mais comment traverserai-je les avant-postes ? demanda le
messager.
Le roi appela ses gardes.
- Vous voyez bien cet homme, leur dit-il ; toutes les fois
qu'il se présentera à une sentinelle et qu'il lui
dira : Alfandech, j'entends qu'on le laisse entrer
librement et sortir de même.
Puis il donna vingt doubles d'or au nouveau chrétien, et
celui-ci lui ayant renouvelé sa foi et son hommage,
sortit du camp sans être vu et alla rejoindre les
Sarrasins.
Aussitôt le roi assembla tous ses chefs, et leur
annonça cette bonne nouvelle que l'ennemi devait attaquer
le camp le dimanche matin. Or, on avait tout le temps de se
préparer à cette attaque, car on n'était
encore que dans la nuit de jeudi au vendredi.
Pendant la journée du samedi, et vers tierce, on vint
annoncer au roi don Pierre que l'on apercevait deux grandes
barques venant de la Sicile et naviguant sous pavillon noir. Il
ordonna aussitôt à l'amiral Roger de Lauria, qui
commandait la flotte, de laisser passer ces barques, car il se
doutait bien quelles sortes de nouvelles elles
apportaient.
La flotte s'ouvrit, les barques passèrent au milieu des
nefs, des galères et des vaisseaux, et elles vinrent
aborder au rivage, où les attendait le roi.
A peine ceux qui montaient ces barques eurent-ils mis pied
à terre et eurent-ils appris que c'était le roi
don Pierre qui était devant eux, qu'ils
s'agenouillèrent, baisèrent trois fois le sol, et,
s'approchant du roi en se traînant sur leurs genoux, ils
courbèrent la tête jusqu'à ses pieds, en
criant : Merci, seigneur ; seigneur, merci. Et comme ils
étaient vêtus de noir ainsi que des suppliants,
comme leurs larmes coulaient de leurs yeux sur les pieds du roi,
comme leurs cris et leurs gémissements n'avaient point de
fin, chacun en eut grande pitié, et le roi tout comme les
autres ; car, se reculant, il leur dit d'une voix toute pleine
d'émotion.
- Que voulez-vous ? qui êtes-vous ? d'où
venez-vous ?
- Seigneur, dit alors l'un d'eux, tandis que les autres
continuaient de crier et de pleurer : seigneur, nous sommes les
députés de la terre de Sicile, pauvre terre
abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute bonne
aide terrestre ; nous sommes de malheureux captifs tout
près de périr, hommes, femmes et enfants, si vous
ne nous secourez. Nous venons, seigneur, vers votre royale
majesté, de la part de ce peuple orphelin, vous crier
grâce et merci ! Au nom de la Passion, que Notre-Seigneur
Jésus-Christ a soufferte sur la croix pour le genre
humain, ayez pitié de ce malheureux peuple ; daignez le
secourir, l'encourager, l'arracher à la douleur et
à l'esclavage auxquels il est réduit. Et vous le
devez le faire, seigneur, par trois raisons : la
première, parce que vous êtes le roi le plus saint
et le plus juste qu'il y ait au monde ; la seconde parce que
tout le royaume de Sicile appartient et doit appartenir à
la reine votre épouse, et après elle à vos
fils les infants, comme étant de la lignée du
grand empereur Frédéric et du noble roi Manfred,
qui étaient nos légitimes ; et la troisième
enfin parce que tout chevalier, et vous êtes, sire, le
premier chevalier de votre royaume, est tenu de secourir les
orphelins et les veuves.
Or, la Sicile est veuve par la perte qu'elle a faite d'un aussi
bon seigneur que le roi Manfred ; or, les peuples sont orphelins
parce qu'ils n'ont ni père ni mère qui les
puissent défendre, si Dieu, vous et les vôtres, ne
venez à leur aide. Ainsi donc, saint seigneur, ayez
pitié de nous, et venez prendre possession d'un royaume
qui vous appartient à vous et à vos enfants, et,
tout ainsi que Dieu a protégé Israël en lui
envoyant Moïse, venez de la part de Dieu tirer ce pauvre
peuple des mains du plus cruel Pharaon qui ait jamais
existé ; car, nous vous le disons, seigneur, il n'est pas
de maîtres plus cruels que ces Français pour les
pauvres gens qui ont le malheur de tomber en leur pouvoir.
Alors le roi les regarda d'un oeil compatissant, puis, tendant
les deux mains à ceux des deux messagers qui
étaient, plus près de lui :
- Barons, leur dit-il en les relevant, soyez les bienvenus, car
ce que vous avez dit est vrai, et ce royaume de Sicile revient
légitimement à la reine notre épouse et
à nos enfants. Prenez donc courage, nous allons prier
Dieu de nous éclairer sur ce que nous devons faire, puis
nous vous ferons part de ce que nous avons résolu.
Et ils répliquèrent :
- Que le Seigneur vous ait en sa garde, et vous inspire cette
pensée d'avoir pitié de nous, pauvres
misérables que nous sommes ! Et, comme preuve que nous
venons au nom de vos sujets, voici les lettres de chacune des
villes de la Sicile, de chacun des châteaux, de chaque
baron, de chaque gentilhomme et de chaque chevalier, par
lesquelles chevaliers, gentilshommes, barons, châteaux et
villes, s'engagent à vous obéir, comme à
leur roi et seigneur, à vous et à vos
descendants.
Le roi alors prit ces lettres, qui étaient au nombre de
plus de cent, et ordonna de bien loger ces députés
et de leur donner, à eux et à leur suite, toutes
les choses dont ils auraient besoin.
Pendant ce temps la nuit était venue, et le roi,
s'étant retiré dans la maison qu'il habitait, y
fut bientôt prévenu que l'homme devant lequel il
avait ordonné que toutes les portes s'ouvrissent quand il
dirait le mot Alfandech était là, et
demandait de nouveau à lui parler. Comme le roi
l'attendait avec impatience, il ordonna qu'il fût
introduit à l'instant.
- Eh bien ! lui dit-il en l'apercevant, nous espérons,
cher filleul, que rien n'est changé, et que tu nous
apportes une bonne nouvelle ?
- Je vous apporte la nouvelle, très puissant seigneur et
roi, répondit le nouveau converti, que vous ayez à
vous tenir prêts, vous et vos gens, à la pointe du
jour, car à la pointe du jour toute l'armée
sarrasine sera en campagne.
- J'en suis aise, dit le roi, et je reconnais que tu es un
digne messager. Et maintenant, fais comme tu voudras : retourne
vers les Sarrasins ou demeure avec nous, à ton choix ; si
tu demeures avec nous, en échange des terres et des
châteaux que tu pouvais avoir en Afrique, nous te
donnerons de telles terres et de tels châteaux en Aragon,
qu'en voyant ceux que tu auras acquis, tu ne regretteras en rien
ceux que tu auras perdus.
Et le nouveau converti répondit :
- Comme chrétien et comme filleul d'un aussi grand roi
que vous, il me semble, sauf votre plaisir, monseigneur, que je
dois rester avec mes frères et combattre sous votre
étendard. Quant à mes terres et à mes
châteaux, je les abandonne bien volontiers, et je ne
demande en échange qu'un bon cheval et de bonnes
armes.
- C'est bien, dit le roi ; retirez-vous dans la maison que vous
voudrez, et tenez-vous prêt à marcher sous notre
étendard dès demain matin.
A ces mots, le filleul de don Pierre se retira, et, dix minutes
après, on lui amena dans la maison où il
s'était logé un cheval des écuries du roi,
sur le dos duquel résonnait une de ses propres
armures.
Puis le roi employa le temps qui lui restait à donner
les ordres nécessaires pour la bataille du lendemain, ce
qui rendit toute l'armée si joyeuse que, sur vingt-cinq
mille soldats qui la composaient, il n'y eut certainement pas
dix hommes qui fermèrent les yeux un seul instant de
toute cette nuit.
Au point du jour, les Sarrasins s'avancèrent
silencieusement, croyant surprendre les postes aragonais : et ce
ne fut que lorsqu'ils se trouvèrent à deux ou
trois cents pas des murailles que, du haut d'une petite colline
qui dominait le camp, ils aperçurent toute
l'armée, chevaliers, barons, arbalétriers, et
jusqu'aux valets de l'armée, rangés
derrière les palissades et se tenant prêts à
combattre.
Alors ils virent qu'ils avaient été trahis et que
leurs ennemis étaient sur leurs gardes.
Aussitôt les chefs délibérèrent sur
ce qu'ils devaient faire, et pour savoir s'il leur fallait
continuer d'aller en avant ou tourner le dos ; mais il
était déjà trop tard. Le roi, voyant leur
hésitation, ordonna d'ouvrir les barrières.
Aussitôt les trompettes commencèrent de sonner ;
l'avant-garde, sous la conduite du comte de Pallars et de don
Ferdinand d'Ixer, s'élança bannière
déployée ; toute l'armée la suivit, criant
:
- Saint George et Aragon !
L'espace qui séparait chrétiens et Sarrasins fut
franchi en un instant ; les deux armées se
heurtèrent fer contre fer, et le combat
commença.
Ce fut un combat terrible, sans tactique militaire, sans plan
arrêté, où chacun choisit son homme et
frappa jusqu'à ce que, cet homme abattu, il s'en
présentât un autre.
Dans cette lutte, l'avant-garde sarrasine tout entière
disparut écrasée : puis le roi en tête, son
étendard à la main, entra dans le plus
épais des bataillons ennemis. Ses chevaliers et ses
barons le suivirent, ouvrant cette masse comme aurait fait un
coin de fer. Enfin toute cette foule s'écarta, montrant
sa blessure ouverte et sanglante.
Tout était fini ; les Sarrasins, blessés au
coeur, voulurent en vain se rallier ; les terribles
épées des chrétiens abattaient tout ce
qu'elles touchaient. Les deux ailes séparées ne
purent se rejoindre ; l'infanterie arabe, percée par les
traits des arbalétriers, commença à fuir ;
les Almogavares, légers comme les chamois de la
Sierre-Morena, se mirent à leur poursuite.
La cavalerie seule tenait encore ; mais bientôt,
abandonnée à sa propre force, il lui fallut fuir
à son tour. Le roi voulait la poursuivre et franchir une
montagne qui était devant lui ; mais le comte de Pallars
et don Ferdinand d'Ixer l'arrêtèrent en criant
:
- Au nom de Dieu ! sire, pas un pas de plus. Songez à
notre camp, où nous n'avons laissé que des
malades, des femmes et des enfants ; que deviendraient-ils,
s'ils étaient séparés de nous, et que
deviendrions-nous nous-mêmes ? Au camp, sire, au camp
!
Et, malgré les efforts du roi, qui ne voulait rien
écouter, disant que le jour de l'extermination des
Sarrasins était venu, ils le ramenèrent vers les
palissades.
Comme le roi était à mi-chemin des
barrières, un homme couché parmi les cadavres se
souleva sur un genou, et, tandis que de la main gauche il tenait
fermée une blessure qu'il avait reçue à la
poitrine, de l'autre il lui présenta un étendard
sarrasin qu'il venait de conquérir. Cet homme,
c'était le Sarrasin Yacoub Ben-Assan. Don Pierre ordonna
qu'on lui portât secours à l'instant même :
mais le blessé fit signe au roi que tout était
inutile. Don Pierre prit alors l'étendard, et, comme s'il
n'eût attendu pour mourir que le moment de remettre son
trophée aux mains de son royal parrain, le blessé
se recoucha sur le champ de bataille, et, levant la main de sa
poitrine, laissa son âme fuir par sa blessure.
Les envoyés de Sicile avaient vu tout le combat du haut
des maisons d'Alcoyll, et ils avaient été fort
émerveillés des magnifiques faits d'armes
qu'avaient accomplis le roi don Pierre et ses gens, si bien que,
pendant tout le temps de la bataille, ils disaient entre eux
:
- Si Dieu permet que le roi vienne en Sicile, les
Français seront tous morts ou vaincus, car, depuis le roi
jusqu'au dernier soldat, tous marchent au combat comme à
une fête.
Le soir, don Pierre donna l'ordre d'enterrer les soldats
espagnols et de brûler les corps des Sarrasins, de peur
que les cadavres ne corrompissent l'air, et que les maladies ne
se missent dans son camp comme elles s'étaient mises dans
celui du roi saint Louis à Tunis.
Le lendemain et le surlendemain on attendit vainement l'ennemi
; il s'était retiré à plus de trois lieues
en arrière, tant sa terreur était grande : et
cependant tous les jours il lui arrivait de tous les
côtés un tel nombre de gens qu'il eût
été impossible de les compter.
Le quatrième jour, on signala deux autres barques
venant, comme les premières, de Sicile, mais portant des
envoyés bien plus pressants et bien plus tristes encore
que les premiers.
Dans la première étaient deux chevaliers de
Palerme, et dans la seconde deux citoyens de Messine : tous
étaient vêtus de noir, leurs barques avaient des
voiles noires, et elles naviguaient sous des pavillons noirs. A
peine virent-ils le roi que, comme avaient fait les premiers,
ils se jetèrent à genoux, mais avec des cris bien
plus lamentables et bien plus suppliants que les autres, car ils
venaient annoncer que le roi Charles assiégeait Messine,
et bien véritablement, en une telle
extrémité, ils n'avaient plus de recours qu'en
Dieu et dans le roi don Pierre d'Aragon.
Cependant le roi don Pierre d'Aragon paraissait encore
hésiter, mais alors le comte de Pallars s'avança
vers lui et, parlant en son nom et au nom des barons et
chevaliers qui l'entouraient :
- Seigneur, lui dit-il, pourquoi hésitez-vous, et qui
vous retient ? Prenez en miséricorde un peuple
infortuné qui vient vous crier merci ; car il n'est coeur
si dur au monde qu'il soit chrétien ou Sarrasin, qui n'en
ait pitié. Sire, la voix du peuple est la voix de Dieu,
et, quand le peuple prie, Dieu ordonne. N'attendez donc pas
davantage, seigneur ; n'hésitez donc plus, sire, car je
vous affirme, en mon nom et en celui de tous mes compagnons,
que, tous, tant que nous sommes, nous vous suivrons partout
où vous irez, et que nous sommes prêts à
périr, pour la gloire de Dieu, pour votre honneur et pour
la résurrection du peuple de la Sicile.
Aussitôt toute l'armée se mit à crier
:
- En Sicile ! en Sicile ! Au nom de Dieu ! sire, ne lais-sez
pas ce pauvre peuple qui vous appartient et qui, après
vous, appartiendra à vos enfants. En Sicile, sire ! en
Sicile!
Et alors le roi, entendant ces choses merveilleuses et voyant
la bonne volonté de son armée, leva les mains au
ciel et dit :
- Seigneur, c'est en votre nom et pour vous servir que
j'entreprends ce voyage : Seigneur, je me recommande à
vous, moi et les miens.
Puis, se retournant vers son armée.
- Eh bien ! ajouta-t-il, puisque Dieu le veut et que vous le
voulez, partons donc sous la garde et avec la grâce de
Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste,
et allons en Sicile.
- Et tous s'écrièrent :
- Noël ! Noël! en Sicile! en Sicile !
Et toute l'armée, s'agenouillant d'un seul mouvement, se
mit à chanter le Salve Regina en signe d'action de
grâces. La même nuit, on expédia les deux
premières barques pour la Sicile, avec cette bonne
nouvelle que le roi don Pierre d'Aragon et toute son
armée allaient arriver.
Le lendemain, le roi fit tout embarquer, hommes, femmes,
enfants, et le dernier qui s'embarqua, ce fut lui ; puis, lors
que tout l'embarquement fut terminé, les deux autres
barques partirent à leur tour pour annoncer qu'elles
avaient vu le roi et toute l'armée mettre à la
voile.
Dieu nous donne un contentement pareil à celui qu'on
éprouva en Sicile lorsqu'on y apprit cette bonne nouvelle
!
La traversée du roi d'Aragon fut heureuse, car la
Providence ne l'avait point si miraculeusement conduit
jusque-là pour l'abandonner en chemin ; de sorte que,
sans accident aucun, il débarqua à Trapani, le 3
du mois d'août 1232.
Aussitôt les prud'hommes de Trapani envoyèrent des
courriers par toute la Sicile ; et, derrière ces
courriers qui passaient disant au peuple : - Le roi don Pierre
d'Aragon est arrivé avec une puissante armée, -
des cris de joie s'élevaient ; villes, villages et
châteaux s'illuminaient, si bien qu'on pouvait deviner la
route qu'ils avaient suivie à la traînée de
bonheur et de lumière qu'ils laissaient après
eux.
Quant au roi, chacun venait au-devant de lui avec de la joie
plein le Coeur, et des fleurs plein les mains, et chacun
s'écriait en le voyant :
- Bon et saint seigneur, que Dieu te donne vie et victoire,
afin que tu puisses nous délivrer de ces Français
maudits !
Et tout le monde allait ainsi chantant, dansant et s'embrassant
: et pendant plus d'un mois, personne ne fit oeuvre de ses mains
que pour les joindre en remerciant Dieu.
Le quatrième jour de son arrivée, le roi don
Pierre vit venir à lui les principaux de la ville de
Palerme, qui lui apportaient, au nom de leurs concitoyens, tout
l'argent qu'ils avaient pu réunir ; mais le roi don
Pierre, après les avoir courtoisement reçus, leur
répondit qu'il n'avait pas besoin d'argent, ayant
apporté son trésor, et qu'il était venu non
pas pour lever sur eux de nouvelles contributions, mais pour les
recevoir au nombre de ses vassaux et les défendre contre
leurs ennemis.
Le surlendemain, le roi don Pierre partit pour Palerme, et vous
pensez bien que, si de pareilles fêtes avaient eu lieu
à Trapani, qui est une ville secondaire, il y en eut de
bien autrement belles à Palerme, qui est la capitale de
toute la Sicile.
Là, toutes les cloches sonnèrent, toutes les
processions sortirent des églises avec les croix et les
bannières, et chaque jour, tout ce qu'il y avait
d'hommes, de femmes et d'enfants dans la ville, se
réunissait sur la place du Palais-Royal, et criait tant
et si fort : Vive le roi notre bon seigneur ! que le roi, pour
satisfaire tout ce peuple, qui ne pouvait croire à son
bonheur, était obligé de se montrer cinq ou six
fois le jour au balcon de sa fenêtre.
Pendant ce temps les prud'hommes de Palerme adressaient des
messagers à toutes les autres villes de la Sicile, afin
qu'elles envoyassent leurs clefs pour être offertes au
roi, et des députés qui lui missent la couronne
sur la tête au nom de toute l'île.
De son côté, le roi don Pierre envoya directement
quatre barons au roi Charles qui assiégeait Messine, avec
charge de lui dire qu'il lui mandait et ordonnait de sortir de
son royaume, attendu qu'il n'ignorait pas que le royaume
appartenait à la reine d'Aragon, sa femme, et à
ses enfants ; qu'en conséquence il l'invitait à
vider sa terre, et, s'il refusait à se tenir pour averti,
que le roi don Pierre l'en irait chasser en personne.
Mais le roi Charles répondit qu'il n'entendait renoncer
à son royaume ni pour le roi don Pierre, ni pour aucun
autre ce fût au monde, et que ce royaume lui ayant
été donné par la grâce de Dieu, il
saurait bien le reconquérir avec l'aide de son
épée.
Le roi don Pierre ne répondit à ce refus qu'en
ordonnant à son armée de terre et de mer de
marcher sur Messine.
Mais, en lui voyant faire ces grands apprêts, les
prud'hommes de Palerme lui demandèrent :
- Sauf votre bon plaisir, monseigneur, voulez-vous bien dire
où vous allez ? Et le roi don Pierre répondit
:
- Ne le voyez-vous point ? je vais combattre le roi Charles et
le mettre hors de la terre de Sicile.
Alors les prud'hommes s'écrièrent :
-Au nom de Dieu ! monseigneur, n'y allez pas sans nous, car,
vous le comprenez bien, ce serait une honte pour nous que de ne
pas vous aider de tout notre pouvoir dans une occasion qui nous
intéresse si fort.
Le roi don Pierre consentit donc à attendre, et l'on fit
publier par toute la Sicile que chaque homme âgé de
quinze à soixante ans eût à se rendre
à Palerme sous quinze jours, avec ses armes et son pain
pour un mois. En attendant, et pour donner bon courage aux
Messinois, le roi ordonna à deux mille Almogavares de
faire la plus grande diligence possible pour se rendre dans la
ville assiégée et y annoncer sa prompte
arrivée.
Il avait choisi deux mille Almogavares au lieu de deux mille
chevaliers, parce que les montagnards, habitués à
la fatigue, armés légèrement, n'ayant pour
tout bagage qu'une jaquette de drap ou de cuir sur le corps, une
résille sur la tête, des espadrilles aux pieds, et
portant sur leur dos, dans une besace, autant de pains qu'il y
avait de jours de chevauchée, pouvaient franchir la
distance plus rapidement qu'aucune autre troupe.
Aussi, quoiqu'il y ait pour tout le monde six journées
de marche de Palerme à Messine, les deux mille
Almogavares arrivèrent vers le soir du troisième
jour, et cela si secrètement, qu'ils entrèrent par
la porte de la Caperna, depuis le premier jusqu'au dernier, sans
qu'aucune sentinelle ni vedette de l'armée
française s'aperçût de leur
arrivée.
Lorsqu'on apprit, à Messine, le renfort que la garnison
venait le recevoir, et surtout les bonnes nouvelles que ce
renfort apportait, ce fut, comme on le pense bien, une grande
joie par toute la ville. Mais les pauvres assiégés
rabattirent bien de cette joie le lendemain lorsqu'ils virent
leurs protecteurs se préparer au combat.
En effet, l'aspect des Almogavares n'était point
rassurant, et, pour qui ne les avait point connus à
l'oeuvre, ils semblaient bien plutôt un amas de bandits et
de bohémiens qu'une troupe de soldats.
Aussi les Messinois s'écrièrent-ils :
- Oh ! Seigneur Dieu ! de quelle haute joie sommes-nous
descendus, et quels sont ces hommes qui vont ainsi à
moitié nus, sans autres armes qu'une épée
et un couteau, sans bouclier et sans écu ? Mon Dieu ! si
toutes les troupes du roi d'Aragon sont pareilles, nous n'avons
pas grand compte à faire sur nos défenseurs.
Et les Almogavares, ayant entendu les paroles qui se
murmuraient ainsi autour d'eux, répondirent :
- C'est bon, c'est bon, on verra aujourd'hui même qui
nous sommes. Montez seulement sur les tours et sur les remparts,
et regardez.
Les Messinois montèrent sur les tours et sur les
remparts, mais en secouant la tète, car ils n'avaient pas
grande espérance que les Almogavares tiendraient les
belles promesses qu'ils faisaient.
Ceux-ci cependant, sans avoir pris d'autre repos que trois
quatre heures de sommeil, sans avoir mangé autre chose
qu'un de leurs pains et sans avoir bu ni vin ni liqueur, mais
seulement l'eau qui coulait aux fontaines de la ville, firent
ouvrir une porte, et, au moment où les assiégeants
s'y attendaient le moins, fondirent sur eux avec une telle
impétuosité, qu'ils
pénétrèrent presque jusqu'à la tente
du roi. Et comme avant de sortir ils s'étaient
donné les uns aux autres parole de ne point rentrer
qu'ils n'eussent tué chacun son homme, lorsqu'ils
rentrèrent, il y avait deux mille Français de
moins dans l'armée du roi Charles, et cela sans compter
les prisonniers qu'ils ramenaient.
Quand les gens de Messine qui, ainsi que nous l'avons dit,
étaient montés sur les tours et sur les remparts,
virent cette brillante sortie et quel résultat terrible
elle avait eu pour les assiégeants, ils revinrent fort de
l'opinion désavantageuse qu'ils avaient d'abord
conçue sur les Almogavares, et ce fut à qui leur
ferait plus de fête et leur rendrait plus d'honneurs :
chaque riche bourgeois en voulut avoir deux chez lui, et les y
traita comme s'ils eussent été de la famille,
rassurés et tranquillisés qu'ils étaient
maintenant par la certitude qu'avec de pareils hommes leur ville
était devenue imprenable.
Cependant le roi Charles apprit que le roi don Pierre d'Aragon,
après s'être fait couronner à Palerme,
s'avançait à grandes journées par terre,
tandis que sa flotte, conduite par son amiral, Roger de Lauria,
faisait le tour de l'île.
Ces deux armées réunies pouvaient former, avec
celle des Siciliens, à peu près soixante à
soixante-cinq mille hommes, c'est-à-dire plus de trois
fois autant qu'en avait le roi Charles.
Or ce dernier, qui était un prince très entendu
dans les choses de guerre, comprit qu'il pouvait être
trahi par les Abruzziens et les Apuliens, comme le roi Manfred,
et que, comme le roi Manfred, il pourrait bien mourir de male
mort.
Il prit donc son parti promptement et comme devait le faire un
homme aussi prudent que brave.
Par une nuit bien obscure il monta sur ses vaisseaux, traversa
le détroit et s'en alla aborder à Reggio de
Calabre avec la moitié de son armée, car ses
vaisseaux n'étant ni assez grands ni assez nombreux pour
transporter son armée tout entière, il devait
reprendre le lendemain matin la moitié qui restait encore
sur la terre de Sicile.
Mais, au point du jour, le bruit se répandit que le roi
Charles s'était embarqué pendant la nuit avec une
partie de son monde, et que ce qui restait encore devant Messine
était le tiers à peine de son armée.
Aussitôt les Almogavares se firent ouvrir deux portes, et,
séparés en deux troupes, ils fondirent sur les
huit ou dix mille hommes qui restaient encore, ce que voyant les
Messinois, ils s'armèrent de leur côté de
tout ce qu'ils purent trouver, et sortirent de la ville au
nombre de huit ou dix mille. Les Français
essayèrent d'abord de résister, d'autant plus
qu'ils voyaient revenir de Reggio les galères qui les
devaient emporter. Cependant, quel que fit leur courage, ils ne
purent soutenir le choc acharné de leurs ennemis, ils se
dispersèrent tout le long du rivage, jetant leurs armes
pour courir plue vite, tendant les bras vers leurs vaisseaux, et
criant :
- A l'aide ! à l'aide !
Mais quoique ceux qui montaient les galères fissent
force de rames, ils n'arrivèrent que bien tard au
gré de ceux qui les appelaient, car il y en avait
déjà plus de trois mille de tués.
Enfin ceux qui restaient étaient si pressés de
fuir, qu'ils n'attendirent pas que les vaisseaux abordassent, et
qu'ils se jetèrent à la mer pour les aller
rejoindre, de sorte que beaucoup périrent dans le trajet,
et que, de sept ou huit mille hommes que le roi Charles avait
laissés après lui, à peine en vit-il
revenir cinq cents.
Cette journée fut une riche journée pour les
Almogavares car les Français n'avaient pas même
pris le temps de plier leurs tentes et de les emporter : aussi y
gagnèrent-ils un si riche butin que les florins d'or
roulaient le lendemain dans Messine comme de menus
deniers.
Deux jours après, le roi Pierre d'Aragon fit son
entrée à Messine au milieu des cris de joie et des
acclamations de tout le peuple, et les fêtes qu'on lui fit
durèrent quinze jours et quinze nuits : pendant ces
quinze nuits. la ville fut illuminée de façon
qu'on y voyait à se promener dans ses rues comme à
la lumière du soleil.
Ce fut ainsi que la terre de Sicile fut délivrée
du dernier Français, et cela se passa l'an de grâce
1282.
Puisse-t-il arriver une pareille joie à tout noble
peuple opprimé par l'étranger !
Voilà la véritable chronique des vêpres
siciliennes, telle que je l'ai copiée dans la
bibliothèque du Palais-Royal à Palerme.