Chapitre 33

Comment le comte d'Anjou se présenta au pape et lui demanda la permission de faire la conquête de la Sicile ; comment le pape la lui accorda et lui donna la couronne dudit royaume ; comment dès ce jour il prit le titre de roi, jour fatal, né pour le plus grand malheur de la chrétienté.

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«Saint-Père, j'ai appris que vous aviez ordonné à tout roi et à tout fils de roi chrétien de s'emparer du pays du roi Mainfroi, et que tous vous ont dit non ; mais moi, pour votre honneur et celui de la sainte Eglise romaine et de la sainte foi catholique, j'accepte l'offre de cette conquête telle que vous l'avez faite à tous les rois : et voilà pourquoi je me suis rendu ici. Je n'ai pris conseil ni de mon frère, le roi de France, ni de qui que ce soit ; tout le monde ignore le but de mon voyage. Pourvu que vous consentiez à payer les frais avec les trésors de la sainte Eglise, je suis prêt à entreprendre sans retard cette conquête ; car si vous ne pouviez, Saint-Père, me fournir les fonds nécessaires, je ne pourrais rien entreprendre ; mes forces et mes biens ne sont pas tels qu'ils puissent y suffire ; car vous n'ignorez pas que le roi Mainfroi est un des plus puissants seigneurs du monde, qui vit le plus somptueusement et possède une bonne et nombreuse cavalerie. Il sera donc indispensable de commencer cette entreprise avec de grandes forces.»

Le pape se leva et alla le baiser sur la bouche en lui disant : «O fils de la sainte Eglise, sois le bienvenu ! Moi, de la part de Dieu, et par le pouvoir que je tiens de saint Pierre et de saint Paul, je te rends grâces de l'offre que tu viens de me faire. Dès ce moment je te mets sur la tête la couronne de Sicile, je te fais maître et seigneur, toi et tes descendants, de tout ce que possède le roi Mainfroi, et je te déclare que, des fonds de saint Pierre, je fournirai à tout ce qui te sera nécessaire jusqu'à ce que cette conquête soit terminée.»

Cela lui fut octroyé dès le jour même, jour funeste pour les chrétiens ! Car cette donation fut cause que toutes les terres d'outre-mer furent perdues pour eux, et que le royaume d'Anatole tomba au pouvoir des Turcs, qui ont enlevé même bien d'autres terres à l'empereur de Constantinople ; elle a causé et causera la mort de bien des chrétiens ; aussi peut-on bien appeler ce jour, un jour de pleurs et de douleurs.

Le comte sortit du consistoire la couronne sur la tête et une autre couronne en sa main, laquelle lui avait été donnée par le pape, afin qu'en arrivant dans ses terres il pût la mettre sur la tête de la comtesse. C'est ce qu'il fit en arrivant à Marseille ; et il la couronna reine, et pris dès ce jour pour lui-même le nom de roi Charles. Le pape avait envoyé avec lui un cardinal qui, de la part du Saint-Père et dudit roi Charles, devait placer la couronne de Sicile sur la tête de la comtesse, et cela fut ainsi fait.

Après avoir terminé ces choses à Rome, il prit congé du pape et des cardinaux, et s'en retourna à Marseille, où il trouva la comtesse, qui fut heureuse et satisfaite de ce qu'elle apprit, et surtout de se voir couronnée reine. Après cela le roi Charles et la reine sa femme allèrent en France, et se rendirent à Paris, et les reines prirent toujours place sur le même siège, ce qui fit grand plaisir à l'une et à l'autre. Mais si elles furent satisfaites, le roi de France eut un grand déplaisir de ce qu'avait fait le roi Charles, et s'il eût pu éviter de le faire, il l'aurait évité volontiers. Toutefois il ne pouvait abandonner son frère, et il le secourut et aida de tout ce qu'il put. Tous les barons de France le secondèrent, les uns de leur argent, les autres de leur personne ; de sorte qu'il réunit des forces considérables, marcha contre le roi Mainfroi et entra dans son royaume.

Couronnement de Charles Ier de Naples
BNF ms Français 2813 , fol. 294
Grandes Chroniques de France
XIVe siècle


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