Acte I |
Personnages
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Le théâtre représente une grande salle du palais du Temple. On y voit des trophées d'armes, les tableaux des batailles des chevaliers, et les statues de huit grands-maîtres :
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Scène 1.
Le ministre, le chancelier
LE MINISTRE
Illustre chancelier, le roi que je devance
Veut que dans ce palais j'annonce sa présence.
Vous savez son dessein : avant la fin du jour
Un grand événement étonnera la cour.
LE CHANCELIER
Ministres l'un et l'autre, il faut que notre zèle
De Philippe outragé défende la querelle.
Ces fameux chevaliers qui, s'égalant aux rois,
Remplissaient l'Orient du bruit de leurs exploits,
Qui dans toute l'Europe, et surtout dans la France,
étalaient leur orgueil, leur faste, leur puissance,
Les templiers, enfin, ne peuvent échapper
Aux coups dont le monarque est prêt à les frapper.
S'il faut les accuser, je l'oserai moi-même :
L'intérêt de l'état sera ma loi suprême.
LE MINISTRE
Leur pouvoir, de grands noms, de perfides bienfaits,
Attachent à leur sort la plupart des Français ;
De nombreux courtisans, même le connétable,
Forment aux templiers un parti redoutable.
Plus d'une fois la reine a prodigué pour eux
Un crédit tout puissant, des soins trop généreux ;
Sans doute elle voudra protéger le grand-maître :
Oui, les plus grands dangers nous attendent peut-être ;
Mais vous me connaissez, comptez toujours sur moi
Contre ces ennemis de l'état et du roi.
Quoi ! leur coupable audace est encore impunie !
Ils vivent étrangers dans leur propre patrie.
Ils se sont affranchis des tributs solennels
Que partout les chrétiens acquittent aux autels.
Riches de nos bienfaits, mais possesseurs avides,
Ils repoussent loin d'eux le fardeau des subsides.
Dangereux ennemis et perfides sujets,
Sans cesse ces guerriers formaient d'affreux projets ;
Et s'ils ont quelquefois combattu pour la France,
Ils voulaient par leur gloire affermir leur puissance.
LE CHANCELIER | * L'accusation contre les templiers supposait que d'après les nouveaux statuts qui avaient remplacé l'ancienne règle de l'ordre, le chevalier récipiendaire était obligé de renier Jésus-Christ, de cracher sur la croix, et de souffrir des libertés criminelles qui devaient autoriser ensuite la dépravation, de ses moeurs. (Voyez les cent vingt-sept chefs d'accusation que Clément V publia contre eux.) |
LE MINISTRE | * Le Vatican bâti dès le 5e siècle fut beaucoup agrandi par Nicolas III, dans le 13e. siècle. |
LE CHANCELIER | (1) L'entrevue et la convention entre le roi et Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, depuis pape sous le nom de Clément V, eurent lieu dans une abbaye, proche Saint-Jean-d'Angely, en 1305. (2) Boniface VIII, mort deux ans auparavant, est le premier pape dont on trouve un monument qui représente le pontife paré de la triple couronne ; quoique l'on pût établir que c'est postérieurement que les papes en ont fait l'un de leurs ornements, es prétentions exagérées et orgueilleuses de Boniface VIII permettent de croire qu'il donna le premier l'exemple de porter la triple couronne. |
Scène 2
Les mêmes, le Grand-Maître, Laigneville
LE CHANCELIER
Je viens vous annoncer les volontés du roi.
De ce vaste palais les superbes portiques
Ont cessé d'étaler vos titres magnifiques.
En tous lieux, désormais, vous et tous vos guerriers,
Vous ne paraîtrez plus qu'en simples chevaliers ;
Déjà de votre sort vous vous doutez peut-être !
LE GRAND MAITRE
Je l'attends sans effroi.
LE CHANCELIER
Vous n'êtes plus grand-maître.
LE GRAND MAITRE
Qui l'a jugé ?
LE CHANCELIER
Le roi.
LE GRAND MAITRE
Mais l'ordre entier ?
LE CHANCELIER
N'est plus.
LE GRAND MAITRE
Croirai-je ?...
LE CHANCELIER
Epargnez-vous des regrets superflus ;
Obéissez au prince ; il l'espère, il l'ordonne.
LE GRAND MAITRE
Mais en a-t-il le droit ? Quel titre le lui donne ?
Mes chevaliers et moi, quand nous avons juré
D'assurer la victoire à l'étendard sacré,
De vouer notre vie et notre saint exemple
A conquérir, défendre et protéger le temple,
Avons-nous à des rois soumis notre serment ?
Non, Dieu préside seul à cet engagement.
Le roi l'ignore-t-il ? C'est à vous de l'instruire :
Le seul pouvoir qui crée a le droit de détruire.
Le prince m'entendra, je vais auprès de lui ;
Il faut...
LE MINISTRE
Dans ce palais il arrive aujourd'hui ;
Cest ici seulement qu'il voudra vous entendre.
LE GRAND MAITRE
Non, je cours le chercher.
LE MINISTRE
J'ose vous le défendre.
LE GRAND MAITRE
Comment !
LE MINISTRE
Nul chevalier ne sort de ce palais.
LE GRAND MAITRE
C'est vous qui l'annoncez !
LE MINISTRE
Par des ordres exprès.
LE GRAND MAITRE
Le roi peut contre nous s'armer de sa puissance ;
Nous joindrons à nos droits ceux de notre innocence.
Quels que soient les projets qu'on forme contre nous,
Il importe au monarque, et, le dirai-je ? à vous,
A tous qui disposez de son pouvoir auguste,
Qu'on cesse à notre égard un traitement injuste.
Ce n'est pas que le roi nous puisse humilier ;
Mais que ses serviteurs se gardent d'oublier
Qu'en ce palais encore ils parlent au grand-maître ;
Oui, je le suis toujours, je saurai toujours l'être.
LE CHANCELIER.
De résister au roi prévoyez le danger.
LE GRAND MAITRE
Portez-lui ma réponse au lieu de la juger.
(Il se retire avec Laigneville)
Scène 3
Le chancelier, le ministre
LE CHANCELIER
Sa haine et sa fureur cessent de se contraindre ;
S'ils ne périssent pas, nous avons tout à craindre.
LE MINISTRE | * En France et en Angleterre, les palais du Temple gardaient les trésors des Rois. |
LE CHANCELIER
De tous les chevaliers la haine redoutable
Chaque jour contre nous devient plus implacable.
LE MINISTRE
Jaloux de mon pouvoir, rivaux de mon crédit,
Si le roi m'encourage, ou la cour m'applaudit,
De leur haine soudain éclate le murmure :
Chacun de mes succès leur paraît une injure.
Et moi, des templiers ennemi sans retour,
J'osai les accuser, les poursuivre à mon tour.
De leurs vils attentats votre active prudence
Enfin a préparé la preuve et la vengeance.
LE CHANCELIER
L'inquisiteur partout a des agents secrets ;
S'il devait seulement venger nos intérêts,
On pourrait suspecter sa promesse et son zèle ;
Maïs lorsqu'il doit punir, croyez qu'il est fidèle.
On vient... c'est le monarque.
Scène 4
Les mêmes, le roi, Marigni fils, suite du roi
LE ROI, au ministre | * Le même jour que les templiers furent arrêtés, le roi se saisit du Temple, y alla loger, y mit son trésor et les Chartres de France. (Dupui, p. 10) |
LE ROI, au chancelier
Parlez-moi du grand-maître.
Souscrit-il à son sort ?
LE CHANCELIER
Sire, je suis confus
D'avoir subi pour vous l'orgueil de ses refus...
LE MINISTRE
Si les armes pouvaient appuyer sa querelle,
Sans doute nous aurions à combattre un rebelle ;
Mais votre garde entoure et remplit ce palais,
Et d'une vaine audace arrête les projets.
LE ROI
Je l'avoûrai, longtemps j'ai refusé de croire
Que tant de chevaliers, émules de ma gloire,
Se fussent avilis par l'horrible attentat
D'insulter à l'église et de trahir l'état ;
Je n'osais démentir leur noble renommée.
Marigni, votre fils revient de l'Idumée ;
J'ai su qu'à côté d'eux il avait combattu ;
Qu'il parle, que peut-il attester ?
MARIGNI fils
Sire, pardonnez-moi ce langage sincère,
Je dis la vérité, je ne puis vous déplaire.
LE MINISTRE
Quoi ! mon fils, lorsqu'ils sont accusés par le roi !
LE ROI
Qu'il parle, je le veux.
MARIGNI fils | * Le fait est historique |
LE MINISTRE
Il aidera lui-même à punir les coupables.
LE ROI, au ministre et au chancelier
C'est le trône et l'autel qu'il s'agit de venger...
Mais quand notre prudence écarte le danger,
Prenez soin qu'on ne puisse accuser ma mémoire.
LE CHANCELIER
Nous voulons vous venger et servir votre gloire.
LE ROI | (1) Philippe-le-Bel admit le tiers-état dans l'assemblée des Etats-Généraux, ainsi nommés depuis la réunion des trois ordres, en 1002. |
Le pontife romain, hardi dans ses projets, | (2) Voyez le recueil : Acta inter Bonifacium VIII et Philippum pulchrum regem christi. - L'histoire des différends de Philippe-le-Bel avec Boniface VII. Boniface VIII et Clément V ont été jugés sévèrement par le Dante qui, dans les 19e. et 27e. chants de sa Divina comedia les place tous les deux dans l'enfer. Diverses éditions de la Divina comedia ont été dédiées aux papes. Celle de 1544, in-4°., à Paul III ; celle de 1564, in-fol, à Pie IV ; celle de 1782 à Clement XII. |
Les exploits d'Edouard menacent-ils la France ? | (3) Philippe chassa les Anglais du continent ; il entreprit une grande expédition contre l'Angleterre ; la flotte française débarqua au port de Douvres, sous le commandement de Matthieu de Montmorency et de Jean d'Harcourt. |
Si les Flamands d'abord vainquirent mon armée,
| (4) Après la bataille de Mons en Puelle, le roi vainqueur, disent quelques historiens, entra à cheval dans l'église de Notre-Dame de Paris : il avait les mêmes armes et le même cheval dont il s'était servi dans le combat. En mémoire de cet acte de piété, on érigea dans l'église la statue équestre de ce roi. Elle a été détruite depuis peu d'années. |