Scène 1
Un vieillard, ORESTE, PYLADE
Le Vieillard entre le premier ; il fait signe
à Oreste et à Pylade qu'ils peuvent
s'approcher.
LE VIEILLARD
O dernier rejeton du destructeur de Troie,
Les dieux, m'ont donc gardé cette suprême
joie
De ramener l'enfant sous mes yeux
élevé
Au lieu même où, par moi, jadis il fut
sauvé !
Ces murs sont ceux d'Argos ; ce ruisseau qui
serpente,
C'est l'Inachus ; ce mont à la rapide
pente,
C'est le mont Arachné ; ce palais, c'est
celui
Où nous devons rentrer inconnus
aujourd'hui,
Pour accomplir des dieux l'arrêt vengeur et
sombre.
Enfin, dans ce tombeau repose la grande ombre
De celui qui tomba sous de perfides coups.
Pylade, incline toi ! - Fils d'Atride, à genoux
!
ORESTE, debout et les mains au ciel
O fils de Jupiter, messager des
ténèbres,
Toi qui guides les morts dans les sentiers
funèbres,
Et qui m'as en ces lieux fidèlement
conduit
A travers les dangers inconnus de la nuit,
Mercure, jusqu'au bout couvre-moi de ton aile ;
Tu me vois honorant la tombe paternelle,
Mais, ce devoir rempli, fatal élu des
dieux,
Tu me verras venger un forfait odieux.
Fais donc qu'Agamemnon sur sa couche de pierre
Rouvre, au son de ma voix, l'oreille et la
paupière,
Et, tressaillant au pas du sombre voyageur,
Reconnaisse à la fois son fils et son vengeur
!
(Il s'agenouille.)
Mon père, écoute-moi, regarde-moi.
J'atteste
Que celui qui te parle à genoux, c'est Oreste
!
Penché sur ton tombeau, je t'appelle,
entends-moi,
Si les dieux de la mort ont suspendu la loi ;
Pour arriver au but, écoute ce qu'ordonne
Celui qui fait parler les chênes de Dodone
:
«Oreste, m'a-t-il dit, si tu veux
sûrement
Venger l'époux, punir et l'épouse et
l'amant,
Ne prends contre ceux-là, que ton exil
accuse,
Pour témoin que la nuit, pour appui que la
ruse».
Or, suivant en tout point l'oracle solennel,
Etranger, je reviens au foyer paternel,
Avec ces deux amis, chargés chacun du
rôle
Que d'avance traça ma prudente parole.
Mon père, tu vas donc, dans le projet
conçu,
Les voir agir tous deux selon l'ordre reçu
;
Leur oeuvre, c'est la mienne ; à tous trois sois
propice !
Et maintenant, au lieu du riche sacrifice
Que je voudrais t'offrir et t'offre par mes
voeux,
Mon père, laisse-moi déposer ces
cheveux,
Don le plus précieux, offrande la plus
chère
Que puisse faire un fils à la tombe d'un
père.
(Il coupe avec son poignard une boucle de cheveux
à sa tête et la dépose sur le
tombeau. - A Pylade et au Vieillard.)
Et vous qui de ce fils partagez les douleurs,
Joignez à ces cheveux vos cyprès et vos
fleurs,
Afin que de chacun, l'ombre sévère et
tendre
Reçoive le tribut qu'elle a le droit d'attendre
!
ELECTRE, dans le palais
Hélas ! infortunée !
PYLADE
Ami,
n'entends-tu pas
Une voix qui se plaint ?
ELECTRE
Infortunée
! hélas !
PYLADE
Quelque nouveau malheur, dans la maison funeste,
Va-t-il donc s'éveiller pour ton retour, Oreste
?
LE VIEILLARD
Regarde !
Scène 2
ELECTRE paraît avec un choeur de JEUNES
ElLLES ; ORESTE, PYLADE et le vieillard, près
du tombeau
ELECTRE, sur les marches du
palais
Azur du ciel, air pur, feux de la nuit,
Hélas ! combien de fois, quand s'endormait tout
bruit,
Avez-vous entendu, veillant dans les
ténèbres,
Le douloureux accent de mes plaintes funèbres
?
ORESTE
Quelle est donc cette femme aux sombres
vêtements
Dont la douleur s'épanche en longs
gémissements,
Triste comme une esclave et pâle comme un spectre
?
Oh ! je la reconnais à ses pleurs, c'est Electre
!
Electre seule peut, fidèle à ton
cercueil,
Mon père, en ce palais, mener ce triste
deuil.
ELECTRE
Combien de fois mes pleurs ont arrosé la terre
!
Oh ! seule, tu le sais, ma couche solitaire ;
Seul aussi, toi peut-être, hôte de
l'Achéron,
Qui croulas comme un chêne aux coups du
bûcheron ;
Car on dit que le mort, sur sa tombe
fermée,
Compte les pleurs que verse une paupière
aimée.
ORESTE
Tu vois, elle est fidèle au moins à nos
douleurs.
LE VIEILLARD
Mon fils, laissons la femme impuissante à ses
pleurs ;
Mais nous, hommes, avec les dieux d'intelligence,
Agissons, et marchons droit à notre
vengeance.
Viens !
ORESTE
Au
revoir, Electre.
(Tous trois sortent.)
Scène 3
ELECTRE, le choeur de Jeunes Filles
ELECTRE
Oh
! oui, je pleurerai.
Tant qu'on verra, brillant de leur splendeur
première,
Dans l'océan des cieux, ces Iles de
lumière,
Comme le rossignol appelant ses petits,
Fait sans cesse aux échos dire : Ithys ! cher
Ithys !
Sans cesse je dirai cette plainte suprême
A l'écho de la tombe, ô mon père
que j'aime !
Pluton, du sombre empire ô sombre souverain
!
Terribles Erynnis, Mercure souterrain,
Dieux qui vengez le meurtre, en mon destin
contraire,
Prenez pitié de moi ! Renvoyez-moi mon
frère ;
Car, seule, je succombe à ce fardeau
vainqueur
Que la rigueur du sort fait trop lourd pour mon
coeur.
PREMIERE JEUNE FILLE, représentant le
choeur
Electre, tu le sais, ni prières ni larmes
Ne peuvent arracher ton père aux sombres
bords.
Orphée avec ses chants, Hercule avec ses
armes,
Ont pu, seuls, jusqu'ici vaincre le dieu des
morts.
ELECTRE
N'essayez pas, mes soeurs, de calmer mes tristesses
;
Mes yeux, devenant secs, deviendraient criminels,
Et j'estime à l'égal des plus grandes
déesses
Niobé, dont le marbre a des pleurs
éternels.
DEUXIEME JEUNE FILLE
O ma soeur ! la Justice, au front pâle, à
l'oeil sombre,
Prompte, frappe parfois dans le jour avec bruit ;
Mais, lente, plus souvent elle marche dans
l'ombre,
Et n'arrive à son but qu'au milieu de la
nuit.
Quand le sang a coulé, que sur sa main
immonde
Le coupable l'a vu sans cesse renaissant,
L'Océan aux deux mers réunirait son
onde,
Qu'à laver cette main il serait
impuissant.
ELECTRE
J'attends depuis sept ans. Depuis sept ans,
j'espère.
Ma jeunesse a passé sous ces noirs
vêtements.
Depuis sept ans, tu vois ton Electre, ô mon
père !
Esclave, se nourrir des plus vils aliments.
Hélas ! depuis sept ans, vers la voûie
céleste,
Triste, sans me lasser, j'élève les deux
bras.
Depuis sept ans, aux dieux je redemande Oreste :
Depuis sept ans, les dieux ne me le rendent pas !
Plus que je ne le suis, je devrais être
forte
Et laisser la justice accomplir ses desseins ;
Mais, lorsque, chaque soir, je franchis cette
porte,
Et me sens face à face avec ses assassins
;
Lorsque je vois assis sur ton trône, ô mon
père !
Ta couronne à leur front, ton sceptre daus leur
main,
Ma mère et cet Egysthe !... alors, je
désespère,
Et dis : L'éternité s'appelle donc
demain !...
Quand je les vois répandre au foyer
domestique,
A la place où leur bras fit le crime sans
nom,
La libation sainte, et, sous la voûte
antique,
Suer leur adultère au lit d'Agamemnon,
Je crie alors, pareille à la noire
Euménide :
O Jupiter, vengeur des hommes et des dieux !
La foudre est donc éteinte et l'Olympe est donc
vide ?
Il n'est donc plus d'éclairs ni de tonnerre aux
cieux ?
PREMIERE JEUNE FILLE
Pour qu'ainsi ta parole et l'accuse et le brave,
Il faut que du palais Egysthe soit absent.
ELECTRE
Il est absent, mes soeurs ; sans quoi, la pauvre
esclave
N'oserait pas franchir ce seuil taché de
sang.
DEUXIEME JEUNE FILLE
Oh ! qu'un dernier espoir au fond du coeur te reste
!
ELECTRE
Tout espoir s'est éteint au souffle des
douleurs.
PREMIERE JEUNE FILLE
Ne vois-tu pas de loin venir ton frère Oreste
?
ELECTRE
On voit mal quand les yeux sont inondés de
pleurs.
DEUXIEME JEUNE FILLE
Un matin du retour te garde les surprises.
ELECTRE
Au retour trop tardif le coeur n'a plus de foi.
PREMIERE JEUNE FILLE
On hésite à tenter les grandes
entreprises.
ELECTRE
Ai-je donc hésité quand je l'ai
sauvé, moi ?
DEUXIEME JEUNE FILLE
Prends courage, ma soeur !
ELECTRE
En
moi, plus rien ne vibre !
PREMIERE JEUNE FILLE
Le jour va naître au ciel.
ELECTRE
Le
jour m'est odieux !
DEUXIEME JEUNE FILLE
Voudrais-tu donc mourir ?
ELECTRE
Je
voudrais être libre !
PREMIERE JEUNE FILLE
Sais-tu ce qu'est la mort ?
ELECTRE
C'est
le baiser des dieux !
Scène 4
Les mêmes, ELECTRE au tombeau ;
CLYTEMNESTRE, sur les marches du palais
DEUXIEME JEUNE FILLE
Silence ! du palais je vois dans les
ténèbres
Sortir ta mère, Electre, en proie à ses
remords
Et tenant à sa main ces offrandes
funèbres
Que l'amour des vivants fait au tombeau des
morts.
ELECTRE
Comme vous, je la vois ! Oh ! sa terreur,
j'espère,
Cherche quelque autre objet que ce tombeau
sacré.
Elle vient profaner ton sépulcre, ô mon
père !
Mais je suis là, mon père, et je le
garderai !
CLYTEMNESTRE, aux esclaves suivantes
d'Electre
Femmes, éloignez-vous !
(A ses Femmes.)
Venez
! (Apercevant Electre voilée.)
Quel
est ce spectre
Qui garde le tombeau d'Agamemnon !
ELECTRE
Electre.
CLYTEMNESTRE
Dans ton appartement ne peux-tu demeurer ?
Ici que viens-tu faire, à cette heure ?
ELECTRE
Pleurer
!
CLYTEMNESTRE
Crains de lasser enfin ma trop longue indulgence
!
Que demandes-tu donc sans cesse aux dieux ?
ELECTRE
Vengeance
!
CLYTEMNESTRE
Vengeance ? de quoi donc ? du meurtre d'un époux
?
Mais Thémis elle-même a frappé par
mes coups !
Et toi, si ta raison ne se fût obscurcie,
Tu m'eusses dû prêter ton assistance.
ELECTRE
Impie
!
CLYTEMNESTRE
Mais cet Agamemnon que tu pleures toujours,
D'Iphigénie, enfin, avait tranché les
jours.
Il n'avait point passé par les douleurs
amères
De cet enfantement qui déchire les mères
;
Car il n'eût point souscrit à ce meurtre
odieux.
Qui donc le commandait ? qui l'exigeait ?
ELECTRE
Les
dieux !
CLYTEMNESTRE
Les dieux ! mais Ménélas avait une
famille,
Deux enfants ! De quel droit venir prendre ma fille
?
L'oracle, et c'était juste, à sa place
acceptait
L'enfant de celui-là pour qui l'on
combattait.
Le sombre dieu des morts était-il plus
avide,
Dis, du sang du premier, que du second Atride ?
Ou ce père cruel n'avait-il donc d'amour
Que pour ceux qui de lui ne tenaient pas le jour
?
D'un avis différent d'autres seront
peut-être ;
Mais, si la pauvre morte, ici, pouvait
renaître,
Et sortir un instant de la sombre prison,
On verrait qui de nous, près d'elle, aurait
raison !
ELECTRE
Oh ! vous ne direz point, pour cette fois, ma
mère,
Qu'Electre vous blessa par quelque plainte
amère.
C'est vous qui, conduisant la provocation,
Demandez, imprudente, une explication !
Je vais donc la donner, calme, simple, rapide,
Et telle qu'elle sied à la fille d'Atride.
O reine ! plût aux dieux que jamais votre
coeur
N'eût de l'âpre Vénus senti le feu
vainqueur !
Et plût aux dieux aussi que votre soeur
Hélène
N'eût jamais navigué sur la liquide plaine
!
L'une, en abandonnant son époux
Ménélas,
Hélène a mis l'Asie en flammes ; l'autre,
hélas !
Pour savourer en paix un amour adultère,
A tué son époux ! L'autre, c'est vous, ma
mère !
Il est vrai qu'en votre âme endormant le
remord,
Vous dites que sa mort fut le prix de la mort.
Ma mère, dites-le, d'autres pourront vous
croire,
N'ayant pas du passé comme moi la
mémoire.
Avant que vous partiez, ma mère, pour
Aulis,
Avant qu'Iphigénie eût ses jours
accomplis,
Déjà tressant les noeuds de votre
chevelure,
Vous ne vous occupiez que de votre parure,
Et, cambrant votre taille au reflet d'un miroir,
Vous donniez la journée à l'orgueil de
vous voir.
Or, son époux absent, femme qui se fait
belle,
Appelez-la d'avance une femme infidèle ;
Car elle n'a désir de se faire admirer
Que pour trahir l'époux qu'elle devrait
pleurer.
Ce n'est pas tout : cédant à des espoirs
infâmes,
Seule, je vous ai vue, entre toutes nos femmes,
Aux succès des Troyens applaudissant,
encor
Que vous pleuriez tout bas aux défaites d'Hector
!
Tant la crainte était grande, en votre âme
en détresse,
De voir Agamemnon de retour dans la Grèce
!
O femme ! et cependant vous aviez un époux
Si grand qu'Egysthe à peine atteignait ses
genoux ;
Si brave, que les Grecs d'une voix unanime
L'avaient donné pour chef à leur cause
sublime ;
Si prudent, que sa voix aux avis précieux
Balançait les conseils d'Ulysse, fils des dieux
!
Maintenant, si, frappant au coeur de sa famille,
Mon père, dans Aulis, immola votre fille,
Oreste et moi, quel crime avons-nous donc commis,
Que nous soyons traités par vous en ennemis
?
D'où vient que vous chassez, étant mort
le coupable,
Les enfants du palais, les agneaux de
l'étable,
Et, d'un nouvel époux achetant le soutien,
Payez son alliance au prix de notre bien ?
Cet époux, qui nous fait un destin si
funeste,
A-t-il, lui, par l'exil, payé l'exil d'Oreste
?
Et par son esclavage, ou même son remord,
Payé mon esclavage, à moi, pis que la
mort ?
Ne parlez pas ainsi ; car, dans ma crainte
amère,
C'est moi qui vous le dis : prenez garde, ma
mère !
Si tout meurtre est puni par un meurtre certain,
Vous ne vivez que grâce au sursis du
destin.
Si vous avez frappé justement et sans
crainte,
Vous serez justement et sans remords atteinte.
Et maintenant, voyons, dites, que venez-vous
Faire avec cette offrande au tombeau d'un époux
?
CLYTEMNESTRE
Hélas ! j'aurais voulu demander à son
ombre
Pourquoi les dieux pour moi font cette nuit si
sombre,
Et d'un rêve effrayant, à mes
côtés debout,
Confier le secret à la Mort, qui sait
tout.
ELECTRE
Ce n'est point, ce me semble, à cette tombe
sainte
Que vous devez, ma mère, abriter votre
crainte.
Vous ne sauriez offrir sans profanation
Aux mânes d'un époux une libation,
Quand cet époux tombé sous votre main
funeste
Invoque encore en vain la justice céleste.
Si d'un songe vengeur le trouble vous poursuit,
Demandez avant tout à sa mère, la
Nuit,
Si ce songe sortait, réel ou
dérisoire,
Par la porte de corne ou la porte d'ivoire.
Vous avez fait tailler dans le plus pur paros
L'image d'Apollon, protecteur de Claros.
Interrogez celui dont l'oracle est suprême,
Puisque vous honorez ce dieu ; ce dieu vous aime,
Et vous répondra, certe, avec plus de
bonté
Que ne le pourrait faire un époux
irrité.
CLYTEMNESTRE, à
elle-même
D'où vient que j'obéis quand Electre
commande ?
(Au pied de la statue.)
Apollon Loxias, accepte mon offrande...
Reçois avec mes voeux et ce lait et ces
fleurs,
Et dissipe d'un mot mes nocturnes terreurs.
Voici ce que j'ai vu, dieu puissant, dans un rêve
:
La Mort, à mon époux accordant une
trêve,
Et, rendant à la terre un Atride
géant,
Pâle le rejetait de son tombeau
béant.
Lui, cependant, le front plutôt joyeux que
triste,
S'avançait, et, prenant son sceptre aux mains
d'Egysthe,
Taudis que celui-ci de terreur haletait,
Ainsi qu'un jeune chêne en terre il le
plantait.
Une branche en jaillit dont le vaste feuillage
Aussitôt sur Argos étendit son
ombrage,
Et, sortant de leurs murs, les Argiens, joyeux,
Baisaient cet arbre-sceptre et rendaient grâce
aux dieux !
Maintenant, si, malgré cette sombre
figure,
Ce songe était pour moi d'un favorable
augure,
Si l'ombre de mes nuits n'assombrit pas mes
jours,
Laisse, ô grand Apollon, mes destins à
leur cours !
Mais, si dans mon récit tu voyais, au
contraire,
Quelque complot tramé par Electre ou son
frère,
Apollon, dont la main tient l'avenir soumis,
Retourne ce complot contre mes ennemis,
Et fais que, toujours calme et toujours
honorée,
Je porte en paix le sceptre et le bandeau
d'Atrée.
UNE FEMME
Clytemnestre, un vieillard s'avance vers ces
lieux,
Qui semble t'apporter la réponse des
dieux.
Scène 5
Les mêmes, un vieillard, portant une
urne
LE VIEILLARD
Etrangère, veuillez éclaircir dans son
doute
Un voyageur perdu qui demande sa route :
Je désire savoir où je me trouve
ici.
CLYTEMNESTRE
Près d'Argos.
LE VIEILLARD
Le
palais d'Egysthe ?
CLYTEMNESTRE
Le
voici.
LE VIEILLARD
Maintenant, si j'en crois la majesté
suprême
Empreinte sur ce front, c'est la reine
elle-même
Qu'au-devant de mes pas conduisit le hasard ?
CLYTEMNESTRE
Oui, c'est elle, en effet. Que lui veux-tu, vieillard
?
LE VIEILLARD
Avant tout, laisse-moi te saluer, ô reine !
Le ciel de jours heureux fasse ta coupe pleine,
Et ne permette pas que le Destin moqueur
En change le doux miel en amère liqueur !
CLYTEMNESTRE
Un tel souhait, vieillard, est d'un ami
fidèle,
LE VIEILLARD
O reine ! je t'apporte, une riche nouvelle.
CLYTEMNESTRE
Dis.
LE VIEILLARD
Pour
Egysthe et toi se déclare le sort.
CLYTEMNESTRE
Je t'écoute, vieillard ; achève.
LE VIEILLARD
Oreste
est mort !
ELECTRE
Hélas !
CLYTEMNESTRE
Répète
!
LE VIEILLARD
Mort
!
CLYTEMNESTRE, joyeuse
En
es-tu sûr ?
ELECTRE
Infâme
!
CLYTEMNESTRE
Vieillard, n'écoute pas les cris de cette
femme...
Oreste est mort ?
LE VIEILLARD
Oui,
reine.
ELECTRE
Inexorable
loi !
CLYTEMNESTRE
Mort !... nous sommes sauvés !
ELECTRE
Mort
!... C'en est fait de moi !
CLYTEMNESTRE
Oh ! je doute !...
LE VIEILLARD
La
paix dans ton coeur va descendre.
Cette urne...
CLYTEMNESTRE
Eh
bien, cette urne ?...
LE VIEILLARD
Elle
contient sa cendre.
ELECTRE, lui prenant l'urne des
mains
Donne ! sur elle j'ai le droit de la douleur.
(Elle se couche au pied du tombeau d'Agamemnon,
tenant entre ses bras l'urne d'Oreste.)
Fais ton oeuvre à présent, messager de
malheur !
CLYTEMNESTRE
Oui, raconte-moi tout ! - Mais, d'abord, qui t'envoie
?
LE VIEILLARD
Lycus le Phocéen.
CLYTEMNESTRE
Le
ciel le tienne en joie !
(Le Vieillard va pour parler.)
Attends... Fut-il témoin de sa mort ?
LE VIEILLARD
Je
le fus.
CLYTEMNESTRE
Que tes désirs jamais n'éprouvent de
refus !
J'écoute.
LE VIEILLARD
Eh
bien, Oreste avec toute la Grèce,
Cherchant, sûr de sa force et fier de son
adresse,
Le glorieux danger d'un concours orageux,
A Delphe était venu pour prendre part aux
jeux.
Sitôt que du héraut la clameur
souveraine
Appela les élus, il parut dans
l'arène.
Alors, chaque regard, sur lui se concentrant,
Le vit, grand par son nom, par son malheur plus
grand,
Et chaque spectateur dans son âme
étonnée
Eprouva le désir que de cette
journée,
Sur tous les concurrents, objets de son
mépris,
Vainqueur aux cinq combats, Oreste obtînt le prix
;
Et, vainqueur en effet, à la course, à la
lutte,
Au saut, au pugilat, au disque, dans sa chute,
Exemple par le sort offert aux nations,
Oreste recueillit plus d'acclamations
Que jamais souverain triomphant et
prospère
N'en souleva, montant au trône de son
père.
Cent mille voix criaient en répétant son
nom :
C'est Oreste d'Argos, le fils d'Agamemnon !...
Du héros, qui, jadis, contre Troie
alarmée,
De nos pères vainqueurs guida l'illustre
armée,
Et que le monde entier, témoin de ses
exploits,
Dans son étonnement nomma le roi des rois
!
Il triomphait ainsi ; mais, dans sa jalousie,
Quand par le doigt d'un dieu la victime est
choisie,
L'homme le plus puissant ne saurait
échapper
Au coup dont le Destin s'apprête à le
frapper !
Le lendemain le cirque était plein dès
l'aurore ;
Oreste s'avança, guidant le char sonore,
Et maîtrisant d'un geste et d'un accent
aimés
Deux blancs coursiers d'Elide au frein
accoutumés ;
Parmi ses concurrents, un venait d'Etolie,
Un de Thèbe, un de Sparte et deux de Thessalie
;
Un autre était d'Epire ; un autre Libyen ;
Un autre, le huitième, était
Athénien.
Les arbitres des jeux avaient proscrit le reste :
Ils étaient donc en tout neuf, eu comptant
Oreste.
Lorsque, selon le sort, on eut aux concurrents
Remis leurs numéros et désigné
leurs rangs,
Le signal retentit, et, prompts comme l'orage,
Les neuf chars emportés, dans un poudreux
nuage,
Firent jaillir, ainsi que d'un choc souterrain,
Des tonnerres de bronze et des éclairs
d'airain.
D'abord, l'oeil vainement chercha dans la
carrière,
A distinguer les chars qui restaient en
arrière,
De ceux qui, plus ardents, poussés par
l'aiguillon,
Sur le sable imprimaient un flamboyant sillon ;
Mais on ne voyait rien qu'une confuse houle.
Semblable aux flots bruyants que la tempête
roule,
Lorsque le vent arrache, en passant sans
l'éclair,
Leur crinière d'écume aux coursiers de la
mer !
Six fois on vit ainsi l'ardente cavalcade,
Rapide tourbillon, faire le tour du stade,
Et les neuf concurrents, consommés dans leur
art,
A ce sixième tour pressés comme au
départ.
Mais enfin les chevaux du citoyen de Sparte
S'emportent... C'est en vain que le Thébain
s'écarte :
Le char de son rival, contre le sien
poussé,
Le heurte et sur le sol le jette renversé,
Tandis qu'au même choc l'autre, perdant sa
roue,
Dans le cirque, à son tour, comme un navire
échoue.
Les autres chars venaient à leur suite...
Surpris,
Cinq d'entre eux, emportés, vont heurter ces
débris,
Et couvrent, fracassés, éperdus, hors
d'haleine,
De naufragés nouveaux cette fatale plaine.
Avec l'Athénien, dans, l'immense cercueil,
Oreste est seul debout... Ainsi, longeant
l'écueil
Où vient de se briser une imprudente
flotte,
Derrière elle, l'on voit un habile pilote
Manoeuvrer au milieu du dangereux récif,
Et tirer du détroit l'équipage et
l'esquif ;
Ainsi, des chars brisés évitant les
approches,
Habile nautonier voguant entre les roches,
On voit soudain Oreste, au milieu des bravos,
Pareil au dieu du jour, jaillir de ce chaos,
Et, calme, souriant, poursuivre sa
carrière,
Aussi beau qu'Apollon sur son char de
lumière.
Reste l'Athénien ; désormais entre eux
deux
Se débattra le prix du combat hasardeux ;
Pour le leur disputer plus de gloires rivales !
Légèrement courbé sur ses blanches
cavales,
Mais pour les exciter n'employant que la voix,
Oreste a parcouru le stade quatre fois,
L'Athénien le suit et parfois le
précède ;
Seulement, on le voit appeler à son aide
Des coups pressés du fouet le dangereux
secours,
Et l'on pense qu'il reste à faire encor deux
tours,
Et que, dans ces deux tours, grâce aux cavales
blanches,
Le fils d'Atride aura de faciles revanches.
L'Athénien aussi le pense, et, furieux
De perdre ainsi le prix qu'ont entrevu ses yeux,
Le coeur désespéré, le: front
pâle, l'oeil morne,
Il pousse avec son char Oreste vers la borne.
Oreste voit le piège et, d'un cercle
sanglant,
Son fouet des blancs coursiers enveloppe le
flanc.
De rage et de douleur les cavales hennissent.
D'un indomptable élan, maître et chevaux
boudissent..
Et l'essieu, d'un seul coup, heurte et brise de
front
Et la borne et le char, et, les brisant, se
rompt.
Aussitôt retentit un long cri d'épouvante
;
Car on ne voyait plus, dans l'arène
mouvante,
Qu'un groupe monstrueux, et, par le sang
marbrés,
Des chars se renversant sur des chevaux cabrés
!
Broyé par ses coursiers, déchiré
sur le sable,
Mourant, défiguré, sanglant,
méconnaissable,
Ce fut de ces débris qu'après bien des
efforts,
Du malheureux Oreste on dégagea le corps.
(A Electre, qui sanglote.)
Oh ! pleurez ! trop de pleurs ne se peuvent
répandre
Sur ce corps qui n'est plus, hélas ! qu'un peu
de cendre
Que dans l'urne d'airain je rapporte, pieux,
Pour qu'elle ait une place au tombeau des aïeux
!
LE CHOEUR
D'aujourd'hui, ta maison, Atride, est en ruine ;
Car Oreste au tombeau rejoint Agamemnon,
Et de l'arbre coupé jusque dans sa racine
La mort vient de briser le dernier rejeton.
CLYTEMNESTRE
Apollon, que penser de ce récit funeste ?
Dois-je me réjouir ou bien pleurer Oreste
?
Je sens qu'au fond du coeur, hélas !
malgré leurs torts,
Une mère ne peut haïr ses enfants
morts.
LE VIEILLARD
Reine, est-ce une douleur que ma voix te
révèle ?
CLYTEMNESTRE
Non, non... C'est, tu l'as dit, une heureuse
nouvelle.
Il n'était point mon fils, celui qui, loin de
nous,
A, presque enfant, pour fuir, glissé de mes
genoux,
Et qui, me reprochant l'assassinat d'un
père,
S'unissait à sa soeur pour menacer sa
mère.
Mais toute crainte cesse à partir d'aujourd'hui
;
Je ne redoute plus rien d'elle ni de lui.
Mes ennemis sont morts, et leur plainte importune
Ne viendra plus jeter d'ombre sur ma fortune.
Grâce soit donc rendue à l'heureux
messager
Qui, de mon front royal, écarte le danger.
ELECTRE
Oreste, cher Oreste ! hélas ! c'est à
cette heure
Que véritablement ton Electre te pleure,
Puisque c'est à cette heure, ô dernier
coup du sort !
Qu'elle voit Clytemnestre applaudir à ta mort
!
CLYTEMNESTRE
Oh ! oui, j'applaudirais... fût là toute
la Grèce !
ELECTRE
Tu ne l'entends donc pas, Némésis
vengeresse ?
CLYTEMNESTRE
Entre dans ce palais, vieillard aimé des dieux
!
ELECTRE
Car, si tu l'entendais, tu descendrais des cieux
!
(Clytemnestre rentre avec le vieillard et les femmes
de sa suite. Electre, couchée au pied du
tombeau, reste avec les jeunes filles.)
Scène 6
ELECTRE, les jeunes filles
LA PREMIERE JEUNE FILLE, regardant
s'éloigner Clytemnestre
Ainsi, ce doux instinct, cette sainte tendresse
Qu'aux coeurs les plus cruels mettent les dieux
cléments,
Cet amour des enfants qui fait que la tigresse
Pleure ses petits morts par des rugissements,
Nous l'avons, ô mes soeurs ! au coeur de cette
femme
Demandé vainement au nom de son fils mort
!
Epouse parricide, et marâtre sans
âme,
Elle a laissé sa joie éclater sans
remord.
ELECTRE
Que vas-tu devenir, maintenant, pauvre Electre ?
Oreste te manquant pour frapper tes bourreaux,
Tu vas, toutes les nuits, errante comme un
spectre,
Sur deux urnes gémir, pleurer sur deux tombeaux
!
O monument pieux ! seul prix de mes souffrances,
Cendres qui de la mort remontez jusqu'à
moi,
Qu'avez-vous fait, hélas ! des sombres
espérances
Dont mon coeur s'était fait une pieuse loi
?
Que n'ai-je succombé dans cette nuit
suprême
Qui mit un terme, Atride, à tes jours
triomphants !
Mon frère, sous leurs coups, que n'es-tu mort
toi-même !
Un seul marbre eût couvert le père et les
enfants.
Mais non, pauvre exilé, sur des rives
funestes,
Tu tombas tristement, loin d'Electre, et ses
mains,
O fils du roi des rois ! n'ont pu rendre à tes
restes
Ces devoirs qui sont dus au dernier des humains.
Enfant, j'avais pour toi les soins d'une
nourrice,
Soins qui, pour mon amour, étaient pleins de
douceur ;
Et ta bouche, à son tour, par un tendre
caprice,
Longtemps avant ta mère avait nommé ta
soeur.
Oh ! je te vois encor, de jeunesse splendide,
Courant, roi des enfants par ton ordre
assemblés,
Fier de tes cheveux blonds, qui, seuls, dans
l'Argolide,
Etaient, avec les miens, de la couleur des blés
!
Chaque matin alors amenait une fête ;
L'espoir nous couronnait de ses plus belles fleurs
;
Mais ton soleil d'un jour, en brillant sur ma
tête,
Fait plus profonde encor la nuit de mes douleurs.
Je partageais ton sort, qu'il fût brillant ou
sombre ;
Nous marchions éclairés par le même
flambeau ;
Du moment que tu meurs, je ne suis plus qu'une
ombre...
A tes côtés fais-moi place dans ton
tombeau.
Jours avant l'heure éteints, flamme trop
tôt ravie,
Arbre brisé trop vite aux tempêtes du
sort,
Puisqu'il m'est défendu de te rendre à la
vie,
Mon frère bien-aimé, reçois-moi
dans la mort !
(Elle se baisse sur l'urne et laisse glisser sa
main, qui se porte sur l'urne et les fleurs.)
Mais sur ces froids degrés, est-ce donc un
prodige ?
On dirait des rameaux ; il semblerait des fleurs
Qu'une pieuse main arrache de leur tige
Pour parer cette tombe ! Eclairez-moi, mes soeurs
!
PREMIERE JEUNE FILLE
Hélas ! Oreste mort, Electre
prisonnière,
Qui donc pour ce sépulcre a gardé des
regrets ?
ELECTRE
O mes soeurs, hâtez-vous ! approchez la
lumière...
Je ne me trompais pas : des fleurs et des cyprès
!
DEUXIEME JEUNE FILLE
Que ces fleurs, par nos mains saintement
recueillies,
A dire ses secrets forcent la Nuit qui ment.
ELECTRE
Vous le voyez, ces fleurs sont fraîchement
cueillies ;
O mes soeurs ! ces rameaux sont brisés
fraîchement.
PREMIERE JEUNE FILLE
Quel peut être celui dont la douleur pieuse
Sur ce marbre apporta son offrande et ses voeux ?
ELECTRE, trouvant la boucle de
cheveux
Voyez, mes soeurs, voyez, chose plus
précieuse,
Non seulement des fleurs, mais encor des cheveux.
DEUXIEME JEUNE FILLE
Les enfants éplorés sur la tombe d'un
père,
Les épouses en deuil au tombeau d'un
époux,
La soeur désespérée au
sépulcre d'un frère,
Offrent seuls leurs cheveux, don le plus saint de tous
!
ELECTRE
Regardez !... ces cheveux sont blonds, prodige
étrange !
Blonds comme les cheveux de mon frère et les
miens.
Enfants, nous les tressions, tendre et charmant
mélange !
Et nul ne distinguait alors les miens des siens.
Voyez, avec ceux-ci formant une couronne,
Je présente à vos yeux un mélange
pareil ;
Sont-ils plus ressemblants sur le front de
l'automne,
Deux blonds épis dorés par le môme
soleil ?
Qui donc s'agenouilla, ce soir, sur cette pierre
?
Qui voua ces cheveux, ces rameaux et ces fleurs ?
Qui donc, en les vouant, répandit sa
prière
Sur ce marbre qui semble humide encor de pleurs ?
Oh ! c'était un ami, celui-là qui, dans
l'ombre,
Se cachant aux regards de mes tyrans jaloux,
Est venu, comme moi, le coeur triste, l'oeil
sombre,
Sur la trace des miens poser ses deux genoux !
Attendez ! sur le sable il a laissé
peut-être
L'empreinte de son pas, le pieux visiteur.
Mon coeur, chasse l'espoir qui dans toi veut
renaître...
Impossible ! n'importe, éclaire-moi, ma soeur
!
Hélas ! quand, autrefois, nous courions dans la
plaine,
Mon cher Oreste et moi, nous tenant par la main,
Et qu'au but arrivés, ayant repris
haleine,
Nous repassions tous deux par le même chemin
;
De mes pas et des siens l'enfant cherchant
l'empreinte,
S'amusait à marcher sur nos traces
ployé,
Et, pressant le terrain d'une nouvelle
étreinte,
Dans le contour du mien il appuyait son pied.
Et ce nouvel effort sur l'argile ou le sable,
Dans le moule étranger marquait aussi le sien
;
Seulement, plus petit, mais en tout point
semblable,
Il était débordé par le contour du
mien.
Maintenant, s'il vivait, c'est moi qui, sur sa
trace,
Comme il faisait jadis, marcherais à mon
tour,
Et verrais, dénonçant une commune
race,
Son pied grandi du mien déborder le contour
!
(Mesurant son pied dans la trace laissée par
le pied d'Oreste.)
O prodige ! mes soeurs, cette forme est la même
!
J'hésitais... Maintenant, mon doute est
éclairci,
C'est le pied de mon frère. O justice
suprême !
Oreste n'est pas riiort ! Oreste...
Scène 7
Les mêmes, ORESTE, PYLADE
ORESTE
Me
voici !
ELECTRE
Jour mille fois heureux !
ORESTE
Ma
soeur qui m'es si chère !
ELECTRE
Est-ce bien toi qui parle, ô douce voix d'un
frère ?
ORESTE
Oui, c'est moi ! c'est ma voix !
ELECTRE
Tu
vis, mon seul amour !
Toi que, depuis sept ans, j'appelle nuit et jour,
Et que tu revois juste à l'heure
douloureuse
Où tu pleurais sa mort, Electre bienheureuse
!
ORESTE
Couvre-moi tout entier de ton regard joyeux,
Mon coeur contre ton coeur et tes yeux sur mes
yeux.
Ma soeur !...
ELECTRE
Oh
! c'est bien lui, Minerve protectrice !
Au-dessus de son oeil, voici la cicatrice
D'un coup qu'il se donna, dans une chute, enfant,
Un jour que nous courions après un jeune
faon.
(Aux Jeunes Filles.)
O vous, à l'esclavage avec moi
condamnées,
Qui n'avez, jusqu'ici, connu que mes douleurs,
Le voilà ! cet Oreste, aux nobles
destinées,
Qui vient, comme Phoenix, de renaître à
nos pleurs !
PREMIERE JEUNE FILLE
Jour si longtemps promis, heure terrible et
sainte,
Tu te lèves enfin à l'horizon vermeil
!
Salut, lumière absente et qu'on croyait
éteinte ;
Et devant qui, demain, pâlira le soleil !
ELECTRE
Oh ! sois le bienvenu dans Mycènes ravie !
Qu'Argos te reconnaisse et t'ouvre ses remparts,
Cher objet de mes soins, chère âme de ma
vie,
Toi pour qui de mon coeur le ciel fit quatre parts
!
Que j'aime de l'amour que j'avais pour mon père
;
Que j'aime de l'amour que j'aurais pour ma soeur
;
Que j'aime de l'amour que j'eusse eu pour ma
mère ;
Que j'aime de l'amour que j'ai pour mon vengeur !
DEUXIEME JEUNE FILLE
Oh ! puisque te voici, fils d'Atride, courage !
L'ombre d'Agamemnon marchera devant toi.
Rends trépas pour trépas, outrage pour
outrage,
Mal pour mal, sang pour sang ; c'est notre vieille loi
!
ELECTRE
Mais, d'abord, dis-moi tout, déroule-moi la
chaîne
De ces événements qui forment chaque jour
;
Nomme tes ennemis, afin qu'ils aient ma haine ;
Apprends-moi tes amis, pour qu'ils aient mon
amour.
ORESTE
Nous n'avons d'ennemis, ma soeur, sur cette
terre,
Que l'époux parricide et l'épouse
adultère ;
Et nous n'avons d'ami digne de notre foi
Que celui-ci, ma soeur... Pylade, approche-toi.
Ma soeur, voici celui qui, dans les jours
d'orage,
A, d'un oeil souriant, relevé mon courage
;
Qui, le coeur sur mon coeur et la main dans ma
main,
Exilé, m'a conduit dans mon âpre chemin
:
Qui, lorsque les frimas descendaient de la nue,
Etendant son manteau sur ma poitrine nue ;
Qui, lorsque le soleil montait à
l'horizon,
Ramenant les ardeurs de la chaude saison,
Comme il avait vaincu les frimas au temps sombre,
Sur un sol embrasé savait répandre
l'ombre ;
Qui, sous le sort fatal lorsque, courbant mon
front,
Inhabile à souffrir la misère et
l'affront,
Je tombais, haletant, sur le bord de la route,
Criant : J'ai soif ! criant : J'ai faim !
criant : Je doute !
Savait trouver, avec l'hôtesse qui sourit,
L'onde qui désaltère et le pain qui
nourrit ;
Et, mieux que tout cela, la parole de flamme
Qui rend la force au corps, rendant l'espoir à
l'âme...
ELECTRE, tendant la main à
Pylade
Mon frère !
PYLADE
Oreste
a dit, ma soeur, les mauvais jours ;
Mais aux cieux incléments ne régnent pas
toujours
Le Verseau répandant une froide
rosée,
Ou le Lion soufflant son haleine embrasée.
Même pour l'exilé, sombre et chargé
d'ennuis,
Il est quelques beaux jours et quelques douces
nuits.
Oreste a dit la route aride et difficile,
Le précipice ouvert, la montagne indocile,
Les ardeurs de l'été, la bise des hivers
:
Mais il a négligé les beaux horizons
verts
Qu'avril, en souriant de sa corbeille épanche
;
Et septembre cueillant un fruit sur chaque branche
!
Trop indulgent pour moi, trop ingrat pour les
dieux,
Il n'a point raconté ces matins radieux
Où l'aube, au haut des monts, apparaissant
féconde,
D'un doux frissonnement fait tressaillir le monde
;
Ni ces soirs où, suivant du regard le
soleil,
Navire d'or qui sombre à l'occident
vermeil,
Nous écoutions chanter Philomèle
plaintive,
Ou murmurer la mer qui vient lécher sa rive
;
Ni ces nuits où, pensifs, la reine au char
d'argent,
Sous son silence ami, nous a vus voyageant,
Et, se penchant vers nous, douce comme une
mère,
Caressait nos deux fronts de sa pâle
lumière...
Scène 8
Les mêmes, le vieillard, sur la
terrasse
LE VIEILLARD
Vous perdez votre temps en frivoles propos,
Enfants, et le tyran va revenir d'Argos.
ORESTE
Egysthe est donc absent ?
ELECTRE
Jusqu'à
l'aube prochaine.
LE VIEILLARD
Non ; car un messager envoyé par la reine
Est parti dès longtemps, et doit le
prévenir
Qu'Oreste est mort.
ORESTE, joyeux
Alors,
Pylade, il va venir.
DEUXIEME JEUNE FILLE
O mes soeurs, invoquons la puissance céleste
!
Le moment est venu qui va briser nos fers.
Le glaive expiateur est à la main
d'Oreste...
Place sur le chemin qui conduit aux enfers !
ELECTRE
0h ! ne va pas fléchir dans l'oeuvre qui
t'amène !
Notre divinité, souviens-t'en, c'est la haine
!
C'est la sombre Erynnis, déesse au coeur
d'airain,
Qui tient, même endormie, un poignard dans sa
main.
Ne va pas oublier la nuit du parricide...
Elle dira qu'elle est ta mère, la perfide
!
Mensonge !... il n'en est rien... Réponds-lui
par tes coups ;
Frappe l'épouse, ainsi qu'elle a frappé
l'époux :
Sans pitié, sans relâche !... Est-elle
notre mère,
Celle qui nous a fait cette existence amère
?...
A toi l'exil, à moi la captivité ! -
Voi
Ce qu'il advient de ceux qu'elle tient sous sa loi
:
La chaîne à chaque main, à chaque
pied l'entrave ;
Suis-je sa fille, dis, ou suis-je son esclave ?
Dieux vengeurs ! notre mère !... elle, Oreste
?... Non, non !
Tu ne serais pas là, tombe d'Agamemnon,
Si nous étions vraiment les fils de cette
infâme !...
Pour être mère, il faut avant tout
être femme :
Et c'était un démon aux enfers
échappé,
Celui qui, sans remords, mon père, t'a
frappé,
Et qui, l'oeil sec, ainsi qu'un ennemi qui tombe,
T'a, d'un pied dédaigneux, poussé dans
cette tombe !
ORESTE
C'est bien ; rentre au palais, Electre. Je suis fort
;
Par ruse, sous leurs coups, Agamemnon est mort ;
Par ruse, ils tomberont, et, sur ce marbre avide,
Feront libation de leur sang parricide.
Si les dieux, jusqu'ici, m'ont conduit vainement,
Si mon coeur s'amollit au suprême moment,
Mon père, je consens que ton ombre
puissante
Du fond du monument se lève
menaçante,
Et, tournant contre moi son bras
désespéré,
M'appelle enfant ingrat et fils dénaturé
!...
Va, ma soeur.
(Electre sort.)
Scène 9
ORESTE, PYLADE, le choeur
ORESTE
Vous,
veillez. Nous, Pylade, à nos rôles!
Détache ce manteau de dessus mes épaules
;
Le moment est venu d'accomplir mon dessein ;
Préparons donc le piège où prendre
l'assassin !
UNE JEUNE FILLE
Oreste, on voit d'ici, sur la route prochaine,
A l'endroit où, passant au pied d'un if
brisé,
Se croisent les chemins d'Argos et de
Slycène,
Un homme qui vers nous marche d'un pas
pressé.
ORESTE
Est-il seul ?
LE CHOEUR
Un
porteur de torche le précède.
ORESTE
Est-ce Egysthe, ma soeur ? le reconnaissez-vous ?
LE CHOEUR
C'est lui !
ORESTE
Vous
le voyez, les dieux nous sont en aide.
(Au Choeur.)
Pleurez Oreste mort ! - Toi, Pylade, à genoux
!
(Oreste se couche. Pylade le couvre de son manteau
et s'agenouille près de lui.)
LE CHOEUR, se lamentant
Messager du trépas, sombre écho des
ténèbres
Qui, faisant tressaillir le monde souterrain,
Au fond des monuments, sur leurs couches
funèbres,
Vas réveiller les morts comme un clairon
d'airain,
Un instant en ce lieu suspends ton vol rapide ;
Celui dont les trois soeurs ont éteint le
flambeau
Etait prince d'Argos et fils de cet Atride
Qui dort depuis sept ans couché dans ce
tombeau,
Fais entendre la voix à son oreille
éteinte,
Aux larmes des vivants rouvre son oeil fermé
;
Dis-lui de se ranger, et qu'en la sombre enceinte
Il lui faut faire place à son fils
bien-aimé.
Scène 10
Les mêmes, EGYSTHE
EGYSTHE
O femmes ! qui poussez cette plainte funeste,
Est-ce vrai, répondez, ce que l'on dit d'Oreste
?
PREMIERE JEUNE FILLE
Si l'on t'a dit, ô roi ! qu'il avait
existé,
Le messager funèbre a dit la
vérité.
EGYSTHE
Mais celui qui nous met à cette rude
épreuve,
Nous a-t-il de sa mort apporté quelque preuve
?
PREMIERE JEUNE FILLE
Tu peux l'interroger toi-même, il est ici.
EGYSTHE
Je cherche vainement du regard...
PYLADE
Me
voici !
EGYSTHE
Toi, jeune homme ?...
PYLADE
Déjà
j'ai prévenu la reine.
EGYSTHE
Et tu peux m'annoncer sa mort comme certaine ?
PYLADE
Il est mort sous mes yeux, il est mort dans mes
bras.
EGYSTHE
Dis-moi tous les détails de cette mort.
PYLADE
Hélas
!
Inutile. Et voilà qui parle à voix plus
haute
Que ne ferait ma bouche, à cette heure, ô
mon hôte !
(Il montre Oreste couvert de son manteau. Electre
paraît sur la terrasse.)
EGYSTHE
Eh quoi! le corps d'Oreste ?...
PYLADE
Apporté
par mes soins.
EGYSTHE
Sous ce manteau son corps ?
PYLADE
Les
dieux m'en sont témoins.
EGYSTHE, à son esclave
Soulève ce manteau... Mais non !... je veux
moi-même
M'assurer si c'est bien son cadavre...
(Oreste se relève sur un genou.)
Anathème
!
Est-ce l'ombre d'Oreste ou mon vivant remord ?
(Reculant.)
Oreste... Il est debout ! il frappe !... Grâce
!... Ah !...
ELECTRE
Mort
!
ORESTE, se relevant
Le sang du meurtrier, mon père, est sur mon
glaive...
Est-ce tout ?... Un des deux te suffit-il ?
ELECTRE
Achève
!
Scène 11
Les mêmes, CLYTEMNESTRE, au seuil du
palais
CLYTEMNESTRE
Quel est ce cri ?
ORESTE, reculant
C'est
elle !
ELECTRE
Oreste,
souviens-toi...
CLYTEMNESTRE
Oreste ! Ici, qui donc invoque Oreste ?
ELECTRE
Moi
!
CLYTEMNESTRE
Delphe des jours d'Oreste a vu couper la trame.
ELECTRE
Oreste vit.
CLYTEMNESTRE
Tu
mens !
ELECTRE
Oreste
vit, madame.
CLYTEMNESTRE
Oreste !
ORESTE
Est
devant vous.
CLYTEMNESTRE
O
ténébreux desseins !
Palais vide d'amis et rempli d'assassins !
Quel piège caches-tu sous ton ombre perfide
?
ELECTRE
Le même dans lequel se débattit
Atride.
(Oreste saisit Clytemnestre par la main et veut
l'entraîner vers le tombeau.)
CLYTEMNESTRE
A moi !... grâce !
ORESTE
Venez
!
CLYTEMNESTRE
Egysthe
! mon époux !
ELECTRE
Son époux, comprends-tu, c'est Egysthe ?
ORESTE
A
genoux !
CLYTEMNESTRE
Egysthe !
ORESTE
Voyez...
CLYTEMNESTRE
Mort
! cher Egysthe !
ELECTRE
Adultère,
Jusque sur ton tombeau, tu l'entends, ô mon
père !
CLYTEMNESTRE
Mon fils, ne poursuis pas ton projet criminel !
Ce fer...
(Elle l'écarte.)
Oh
! loin, ce fer, de ce sein maternel
Où, suivant autrefois les lois de la
nature,
Tes lèvres ont puisé la douce
nourriture...
ORESTE, faiblissant
Pylade, elle me prie.
PYLADE
Entends
l'ordre des dieux.
ORESTE
Electre, tu la vois ?...
ELECTRE
Frappe
en fermant les yeux !
ORESTE, frappant avec un geste solennel,
comme frappe un sacrificateur
Femme ! ce n'est pas moi qui contre toi
décide...
C'est le destin !... Meurs donc!
CLYTEMNESTRE
Malheur
au parricide !
(Elle tombe.)
ORESTE
Vous l'avez entendu, ce râle de douleur
!...
Elle a dit : Parricide !... Elle a crié
malheur !...
(Il se voile de son manteau.)
PREMIERE JEUNE FILLE
Les imprécations, ma soeur, sont
accomplies.
Le mort était vivant, et les vivants sont
morts.
Remets ton fer sanglant aux saintes panoplies.
Qui suit l'ordre des dieux, Oreste, est sans
remords.
ORESTE, toujours se cachant le
visage
Si c'est l'ordre des dieux, Jupiter doit
m'absoudre.
(Le tonnerre gronde.)
Mais alors pourquoi donc fait-il gronder sa foudre
?
(L'éclair brille.)
Si c'est l'ordre des dieux, pourquoi donc dans les
airs
A pleines mains ainsi secouer les éclairs
?
(Les Euménides sortent de terre.)
Si c'est l'ordre des dieux, pourquoi, sombre
Euménide,
Sors-tu donc de l'enfer en criant : Parricide
!
L'EUMENIDE
Parricide !
TOUS
Grands
dieux !
ORESTE
Là...
là... Les voyez-vous ?
(Courant se jeter aux pieds d'Electre.)
Protège-moi, ma soeur !
ELECTRE, brisant une branche de laurier et
l'étendant au-dessus de la tête
d'Oreste
Apollon,
défends-nous !
(Après une obscurité complète,
une lueur brille au ciel et un rayon de lumière
descend sur le palais.)
LE VIEILLARD
Mais que vois-je ! au-dessus de la maison fatale,
Du ciel descend vers nous un rayon radieux.
Oh ! relève ton front, petit-fils de Tantale
!
Nous sommes, vils mortels, visités par les
dieux.
Scène 12
Les mêmes, CASTOR et POLLUX,
descendant du ciel et s'arrêtant sur la
terrasse
CASTOR
Fils d'Atride, tu vois en nous les Dioscures ;
Nous veillons dans les cieux pendant les nuits
obscures,
Et, du haut de l'azur, le regard sur les flots,
Nous protégeons les nefs des hardis matelots
;
Mais notre oeil a quitté l'Océan
solitaire,
Car aujourd'hui l'orage éclate sur la terre
!...
Par l'ordre d'Apollon t'érigeant en
vengeur,
Oreste, tu frappas ta mère, notre soeur ;
Elle était adultère, impure, criminelle
:
Mais, aux regards d'un fils, majesté maternelle
!
Ton bras s'est égaré dans la
punition.
Le châtiment est juste, et non pas
l'action.
Voilà pourquoi, sortant de leurs gouffres
avides,
Te menacent déjà les noires
Euménides,
Qui, prêtresses d'enfer, sur les pas du
malheur
Vont moissonnant le fruit amer de la douleur.
Voici donc le décret du souverain
suprême
Que, d'après son désir, je l'apporte
moi-même :
Il est auprès d'Athène un temple
révéré,
Sur la colline sainte à Pallas
consacré.
Dirige vers ces lieux ta course expiatoire :
De la soeur d'Apollon baise les pieds d'ivoire.
Et son bras étendra, sur ton front
pâlissant,
Du bouclier sacré le disque
menaçant.
Puis elle assemblera ce tribunal de sages,
De qui les jugements sont le flambeau des
âges,
Et ces hommes divins prononceront sur toi
En l'appliquant l'antique ou la nouvelle loi.
Tel est l'ordre des dieux !
ORESTE
J'obéis
! Soeur, si chère...
Il faut nous dire adieu.
ELECTRE
Je
te suivrai, mon frère.
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