Scène 1
Les Euménides, endormies ; ORESTE,
enchaîné par le corps ;
il a les pieds et les mains libres ; LA STATUE
d'APOLLON
ORESTE, à demi-voix
Dorment-elles ?... Silence !... écoutons. La
dernière
Vient de fermer enfin sa tardive paupière,
Elles dorment... Aux cieux... sur la terre... tout dort
!...
Fils de la Nuit, Sommeil ! doux frère de la
Mort,
Chaque chose créée accepte ton empire
;
Et tu donnes le calme à tout ce qui
respire.
L'oiseau divin s'endort aux pieds de Jupiter ;
Le nuage se berce endormi dans l'éther ;
Les blés, pendant le mois à la
brûlante haleine,
Sur leurs sillons courbés, s'endorment dans la
plaine ;
La mer dort sur sa rive, attendant le reflux.
Tout dort dans l'univers ; moi seul, je ne dors
plus,
Depuis que, s'éteignant près du tombeau
d'Atride,
Une voix a crié : Malheur au parricide
!
Cette voix me poursuit, sombre écho du
trépas.
Je fuis !... fuite inutile ! En vain devant mes
pas
Se déroulent les mers, se dressent les montagnes
!...
Sans cesse relancé par mes rudes
compagnes,
Devant elles chassé comme un cerf aux
abois,
J'ai franchi les torrents, j'ai traversé les
bois.
Enfin, j'ai cru trouver pour ma force abattue
Un refuge, Apollon, au pied de ta statue.
Mais le marbre impuissant auquel j'avais recours
A leurs serpents hideux m'a livré sans secours
!
Apollon, dieu menteur, à l'oracle frivole,
Qui voudra désormais agir sur ta parole,
Hélas ! si celui-là t'implore
vainement,
Qui n'a fait qu'obéir à ton commandement
?
(Se dégageant lentement d'entre les
Euménides, mais retenu par des liens dont elles
tiennent les extrémités tant en
dormant.)
Mais non ! pardonne-moi !... je crois en ta
promesse,
Dieu puissant qu'on adore aux rives du Permesse ;
Et tu prendras pitié d'un malheureux
client
Qui dépose à tes pieds le rameau
suppliant.
APOLLON
Ce n'est pas vainement que ta main, dans sa
crainte,
Aura touché la main qui tient la lyre
sainte,
Oreste ! et, soutenu par les bras d'un ami,
Je veux que jusqu'au bout tu marches affermi.
Autour de toi regarde, et vois les soeurs cruelles
:
Le sommeil sur leur front a secoué ses ailes
;
Qui donc, sinon le dieu qui lance au loin les
traits,
Fit dormir celles-là qui ne dorment jamais
?
ORESTE
Eh ! que m'importe, à moi, que l'infernale
horde
Veille ou dorme ? Enlacé des noeuds de cette
corde,
Pris ainsi qu'un lion dans un réseau de
fer,
Suis-je pas le captif de ces filles d'enfer ?
A mon aide, Apollon ! Il est temps... je
succombe...
De ta puissante voix dis que l'entrave tombe...
Libre alors, je fuirai... Mais avant... je ne
puis,
Apollon protecteur !...
APOLLON, le touchant du rameau
C'est
bien, sois libre, et fuis !
(Les cordes tombent.)
ORESTE
Ah ! je suis donc enfin délivré de mes
chaînes !
Maintenant, quel chemin me conduit vers Athènes
?...
Sois mon guide, Apollon, ne m'abandonne pas.
APOLLON
La ville que tu vois à l'horizon,
là-bas,
C'est la ville sacrée à ton repos
promise,
Et que de ses flots bleus arrose le Céphise
:
Là, Minerve t'attend.
ORESTE
Dieu
du sacré vallon...
Je te promets un temple, ô Phoebus Apollon
!
(Il sort.)
Scène 2
Les Euménides, endormies ;
L'OMBRE DE CLYTEMNESTRE sortant de
terre
L'OMBRE
Tu dors, fille d'enfer ; tu dors, triple
Euménide...
Allons, réveille-toi ! alerte au parricide
!...
Je croyais qu'il n'était pour toi ni nuits ni
jours,
Que sur les meurtriers ton oeil veillait
toujours,
Et que, ton fouet vengeur les poursuivant sans
trêve,
Ils ne connaissaient plus de repos, même en
rêve !
Alerte ! vois-tu pas dans l'ombre de la nuit,
Libre de ses liens, ton prisonnier qui fuit ?...
Seule entre tous les morts, serai-je
négligée ?
Je suis le spectre errant de la mère
égorgée...
Regarde la blessnre où ruisselle le sang.
L'esprit a, quand il dort, le regard plus
perçant...
Ecoute... et, t'accusant, cette bouche funeste
Demande : Qu'as-tu fait du parricide Oreste ?
Tiens, le vois-tu là-bas ? Pieds et bras
déliés,
Bondissant comme un faon qui franchit les
halliers,
Il va dans un instant disparaître au bois
sombre...
Sus !... sus !..., n'entends-tu pas les plaintes de mon
ombre ?
L'EUMENIDE, rêvant
Arrête !... arrête !....arrête
!...
L'OMBRE
Inutiles
abois !
Pareils à ceux du chien qui rêve qu'en un
bois
Il poursuit le gibier d'une course impuissante,
Et qui ferme les dents sur une proie absente !
Allons ! allons ! debout ! Assez dormir, va, cours
!
Seuls entre tous les dieux, les miens seront-ils sourds
?
Mais ton prisonnier fuit !... ton prisonnier t'outrage
!
Tes serpents ont-ils donc perdu toute leur rage ?
Oh ! d'indignation mon sang revit et bout !
Allons, filles du mal, debout ! debout ! debout !
Elle rentre en terre.)
Scène 3
Les Euménides, APOLLON
L'EUMENIDE
Eveillons-nous, mes soeurs !... Debout ! est-ce un vain
songe
Dont la nuit a sur nous secoué le mensonge
?
(Regardant autour d'elle.)
Mais non, tout est réel. Notre captif a
fui.
O mes soeurs ! quelle honte est sur nous aujourd'hui
!
Vainement notre meute après la piste
aboie,
Du piège nous avons laissé fuir notre
proie.
O vainqueur de Python, dieu jeune et plein
d'orgueil,
C'est toi qui, le voyant prisonnier sur ton
seuil,
Eus, brisant nos liens, pitié de ses
détresses ;
Et nous insultes, nous, titaniques déesses
!
Sauver un suppliant qui t'implore en ce lieu,
C'est ton droit ; je dis plus, ton devoir comme
dieu,
Dès lors que c'est à toi qu'est
consacré ce temple.
Mais donner aux mortels cet exécrable
exemple
De soustraire à nos coups celui-là
justement
Dont le crime appelait le pire châtiment,
Celui-là qui, conçu dans une nuit
amère,
Parricide, s'est fait l'assassin de sa
mère,
C'est l'audace inouïe, ô fils de
Jupiter,
Où l'on vous reconnaît, vous autres dieux
d'hier !
Placé bien haut, tu peux descendre de ce faite
:
L'Olympien déjà t'exila chez
Admète,
Et dieu-berger, tombé de la lyre aux
pipeaux,
Comme un simple mortel, tu gardas les troupeaux !
Vainement donc le ciel sur le coupable tonne
Quand on est protégé par le fils de
Latone.
C'est la guerre ! - Eh bien, soit ! Juge sans
équité,
A toi le contempteur du destin irrité,
Je dis, moi : Ton Oreste est à mon fouet
immonde,
Et je le rejoindrai, fût-ce au centre du monde
!
APOLLON
En attendant, objet des mortels
exécré,
Ne souille plus l'abord de mon parvis
sacré,
Ou crains, pour te punir, que mon carquois
n'épanche
Le trait rapide et sûr, serpent à l'aile
blanche,
Qui te fera jeter, dans ton coeur
s'enfonçant,
Ta venimeuse écume et vomir tout le sang
Que tes lèvres ont bu depuis que dans
l'abime
Le meurtre te jeta sa première victime !
Que viens-tu faire ici ? Ton empire est ailleurs.
Va parmi les bourreaux, parmi les tenailleurs
Qui torturent les chairs sur le champ des
supplices.
La douleur fait ta joie et la mort tes
délices.
Ce n'est point dans ce temple aux prophétiques
murs
Que vous devez chercher un chevet, fronts impurs
!
C'est dans l'antre sanglant, dans la caverne
sombre,
Où se traîne en rampant le tigre, ami de
l'ombre.
Erre donc sans berger, loin du toit protecteur,
Troupeau, dont aucun dieu ne veut être
pasteur.
L'EUMENIDE
O Nuit ! terrible Nuit ! déesse
redoutée,
Pour l'effroi des méchants toi qui m'as
enfantée,
Souviens-toi que Phoebus a sur mon pâle
front
Fait passer la rougeur de son premier affront !
Venez, mes soeurs, venez, et, sur la terre
humide,
A la trace du sang suivons le parricide !
(Elles sortent.)
Scène 4
APOLLON, seul
O Minerve, ma soeur ! qu'à cette heure tu
sois
Sur terre ou dans les cieux, Minerve, entends ma voix
!
Franchis les océans et traverse les plaines
;
Mon suppliant t'attend, dans ton temple
d'Athènes,
Etre sourd au malheur embrassant nos autels,
C'est offenser les dieux et trahir les
mortels!...
Le théâtre change et
représente l'intérieur du temple de
Minerve, à Athènes.
Scène 1
ORESTE, seul et entrant d'une course
précipitée
O toi que pour soutien Apollon me
réserve,
Reçois-moi sous ta garde, ô puissante
Minerve !
Celui qui te supplie et t'adresse ces voeux,
Ce n'est plus un maudit, ce n'est qu'un
malheureux,
Et le sang qu'a lavé l'hécatombe
récente
Commence à s'endormir sur ma main
pâlissante.
O Minerve ! courbé sous mes destins amers,
Pour venir jusqu'ici j'ai traversé deux
mers,
Mesurant mon désir, et non pas la
distance,
Et je tombe à tes pieds, où j'attends ma
sentence.
Scène 2
ORESTE, Les Euménides
L'EUMENIDE
Alerte! alerte! alerte ! Il est proche. Voyez !
Sur le marbre voici la trace de ses pieds.
Ah ! je le savais bien, qu'arrachée à sa
proie,
La meute du gibier retrouverait la voie.
Le voyez-vous, là-bas, le maudit, le
souillé ?
Au pied de sa Minerve il est agenouillé !
Espérant le retour de sa force abattue,
De sa main criminelle il presse la statue ;
Afin de se soustraire au juste châtiment,
Sa voix aux dieux nouveaux demande un jugement.
Il peut se racheter par la sainte
hécatombe,
Celui-là dont la main a poussé dans la
tombe
L'ennemi qui venait au-devant de ses pas ;
Mais le sang maternel ne se rachète pas !
Adjure donc ensemble Apollon et Minerve :
Ce que la terre a bu, la terre le conserve,
Et l'immuable arrêt du Destin tout-puissant
Veut que ce sang versé soit payé par ton
sang.
Il faut, dusses-tu fuir aux confins de la terre,
Qu'en la rouge liqueur ma soif se
désaltère ;
Il faut que, succombant sous une lente mort,
L'oeil à peine fermé, rouvert par le
remord,
Tu te sentes, rebelle au trépas qui
délivre,
Revivre pouf mourir, et remourir pour vivre.
ORESTE
O Minerve ! Apollon m'a promis ton secours ;
Je t'appelle à grands cris, accours, Minerve,
accours !
Accours ! Et je te donne Argos avec
Mycènes,
Mon royaume, vallons, lacs, monts, forêts et
plaines,
Esclaves, paysans, citoyens, chefs et roi ;
Mais accours sans retard ! A moi, Minerve, à moi
!
Scène 3
Les mêmes, MINERVE, sur son char
MINERVE
Arrêtez ! Du rivage où se lève
l'aurore,
J'entends le suppliant d'Apollon qui m'implore.
A ses accents plaintifs, je monte sur mon char,
Et, craignant un reproche en arrivant trop tard,
Je mets, pour renverser tout obstacle au passage,
Aux flancs de mes coursiers les ailes de l'orage.
Est-il temps ? Me voici. Femmes, que voulez-vous
A celui dont la bouche embrasse mes genoux ?
L'EUMENIDE
Ne reconnais-tu pas à leurs faces livides
Celles que les enfers nomment les Euménides
?
MINERVE
Si fait, je vous connais, qnoique, parmi les
dieux,
On n'ait jamais souffert votre aspect odieux.
Notre séjour n'est point, en effet, sur la
cime
Où s'assied menaçant l'Olympien
sublime.
L'EUMENIDE
Filles de la Nuit sombre et du sombre
Achéron,
Nous habitons l'abîme, et, quand, noir
bûcheron,
La Mort, n'attendant pas le compte des
années,
Tranche violemment les grandes destinées,
Nous jaillissons soudain de l'ombre des enfers,
Et qui nous voit passer nous prend pour trois
éclairs !
Quand nous l'avons marqué, pas un qui ne
succombe :
Plus le coupable est haut, et plus de haut il
tombe.
Or, celui qu'Apollon contre tout droit soutient
Est par nous réclamé, car il nous
appartient ;
Son nom seul changera ta clémence en
colère :
C'est Oreste d'Argos, l'assassin de sa mère
!
ORESTE
O puissante Minerve ! Apollon Loxias
M'avait, tu le sais bien, ordonné son
trépas.
Des maux affreux devaient retomber sur ma
tête.
Si, dans l'enivrement de leur sanglante
fête,
J'hésitais à frapper, sourd au
commandement,
Avec le même fer, et l'amante et l'amant.
Dans cette extrémité, dis ! que devais-je
faire,
Quand j'avais sous les yeux le tombeau de mon
père,
Et quand un dieu vengeur, d'accord avec mes
voeux,
Me traînait vers le meurtre en disant : Je le
veux !
MINERVE
Nul mortel n'oserait, fût-ce Minos
lui-même,
Rendre entre Oreste et vous un jugement
suprême.
Jupiter pense donc que l'arrêt vaudra mieux
Emanant à la fois des hommes et des dieux.
Quant à moi, je ne puis, déesse trop
rigide,
Repousser qui chercha l'ombre de mon
égide.
Je sais que, noirs huissiers des arrêts de
l'enfer,
Vous les exécutez avec des mains de fer !
Mais, si des temps futurs j'ai compris la
pensée,
Des implacables dieux je crois l'ère
passée,
Et que du jugement que nous allons porter
Désormais, plus clémente, une autre va
dater.
(Les vieillards entrent.)
Venez, sages vieillards, aréopage auguste,
Nous allons séparer le juste de l'injuste
;
Voir si le criminel, une fois condamné,
Doit être, à tout jamais, à son
crime enchaîné ;
S'il lui faut dire adieu, public objet de haine,
A l'espoir de rentrer dans la famille humaine,
Et s'il doit renoncer, courbé sous
l'abandon,
A cueillir ce fruit d'or qu'on nomme le pardon.
Héraut, fais ton devoir, que la trompette
sonne,
Que du seuil de ce temple on n'écarte
personne,
Car l'arrêt qui sera dans un instant
porté
Est celui qu'à genoux attend
l'humanité.
Vieillards, place en vos rangs où
l'équité réside ;
Les débats sont ouverts et Minerve
préside.
ORESTE
Mon père, défends-moi, sors de la tombe
!... sors !
L'EUMENIDE
Assassin de sa mère, il compte sur les morts
!
UN VIEILLARD
La parole est à toi, déesse accusatrice
;
Parle donc la première.
MINERVE
A
tous il faut justice :
D'abord, à l'accusé je dois un
défenseur.
Homme ou dieu, qui défend Oreste ?
Scène 4
Les mêmes, ELECTRE
ELECTRE
Moi,
sa soeur !
ORESTE
Electre !... mon Electre !
ELECTRE
Oreste
!
ORESTE
Oh
! soeur si chère !
ELECTRE
Ne t'avais-je pas dit que je te suivrais, frère
!
UN VIEILLARD
Parlez !
L'EUMENIDE
Sages
vieillards qui remplacez les dieux,
Quelles lois vont régir et la terre et les
cieux
Si le meurtre triomphe, et du coupable immonde
Si l'absolution épouvante le monde ?
Il faut alors dresser au crime souverain
Un autel au milieu de notre âge d'airain ;
Préparer la famille aux angoisses
amères,
Car le bras des enfants est levé sur les
mères.
Songez-y donc, vieillards, si le courroux divin
Sur les pas du coupable impuni, marche en vain,
Si nous ne sommes plus les trois soeurs
vengeresses,
De l'implacable enfer, implacables
prêtresses,
Le temple de Thémis, ébranlé par
vos coups,
Inutile, n'a plus qu'à s'écrouler sur
nous.
J'ai dit !... Que maintenant votre équité
décide...
Nous venons réclamer de vous le parricide
!
LE VIEILLARD
Le crime est-il nié ?
ORESTE
Non.
ELECTRE, vivement
Ecoutez
ma voix !...
Bien ! le lutteur n'a plus qu'à succomber deux
fois !
LE VIEILLARD
Répondez.
ELECTRE
Celle-là
qu'il poussa dans l'abîme,
Avait commis, hélas ! elle, un bien autre
crime,
Crime tellement noir, tellement odieux,
Qu'il n'a pas son pareil à la face des
dieux.
La nuit où son époux, après dix
d'absence,
Revoyant le palais où notre double enfance
D'un tyran étranger subissait les
affronts,
Du baiser paternel éclaira nos deux
fronts,
Cette nuit qui pour tous eût été
solennelle,
Fut une nuit de sang pour cette criminelle !...
Ah ! vous ne savez pas, vous, quelle fut la mort
De celui que sa main égorgea sans remord !
Par quels semblants d'amour, quelle fatale
adresse
Elle enlaça l'époux confiant, la tigresse
!
Non, vous n'étiez point là, vous n'avez
pas vu, vous,
Mon père se débattre expirant sous ses
coups,
Adjurant, enchaîné de mortelles
entraves,
Dieux, parents, citoyens, amis, soldats, esclaves
!
Entendu de sa voix les râles
étouffants,
Et son dernier soupir qui criait : Mes enfants
!
Vous n'avez pas, sanglant, emporté votre
frère !...
L'EUMENIDE
Celui qu'elle emportait devait tuer sa
mère.
ELECTRE
Vous n'avez pas sept ans supporté comme
nous,
Lui l'exil, moi les fers... Oh ! vous n'avez pas,
vous,
Innocents, poursuivis par un destin funeste,
Erré de mers en mers, comme mon cher
Oreste.
Tandis qu'au toit fatal profané sans
retour
Régnait effrontément un adultère
amour.
Nul de vous, rejeton d'une race royale,
N'a, fils d'Agamemnon, petit fils de Tantale,
Désaltérant sa soif au torrent
écarté,
Mangeant le pain douteux de l'hospitalité,
Demandé sous quel toit, quel rocher ou quel
chêne,
Reposerait son front pendant la nuit prochaine ;
Et, lorsque de sa mort le bruit vint jusqu'à
moi,
De l'Olympe, dieux bons, vous vîtes mon effroi
;
Qu'ainsi que tombe l'eau de l'arbre qu'on secoue,
Ainsi tombaient les pleurs ruisselants sur ma
joue.
Vous le vîtes, dieux bons, puisque, prenant
pitié,
Vous m'avez de mon coeur rendu l'autre
moitié.
Oh ! quelle joie, alors que tu revins, mon frère
!...
L'EUMENIDE
Celui qui revenait venait tuer sa mère.
ELECTRE
Oh ! voulez-vous savoir qui la tua ? - Voyez
Ce carcan à mon cou, ces anneaux à mes
pieds ;
Voyez ces bras meurtris au contact de ma
chaîne,
Ces vêtements de deuil, sombres comme ma
haine..
Joignez-y le spectacle incessant, odieux,
De mon malheureux père égorgé sous
mes yeux,
Mes craintes pour mon frère alors que, noir
présage,
Les cris de l'alcyon m'annonçaient quelque
orage,
Et que je le rêvais, jouet des flots amers,
Roulé comme Ceyx, au sein des vastes mers
!
Qui ? lui, son meurtrier ? Non, par les dieux,
j'atteste
Que le vrai meurtier, c'est moi, non pas Oreste.
Alors qu'elle essayait d'écarter de son
sein
Le fer expialeur du pieux assassin,
Et qu'Oreste, à ses pieds laissant tomber ses
armes,
Tournait de mon côté ses yeux remplis de
larmes,
C'est moi, coeur sans pitié, c'est moi, bras
inhumain,
Qui ramassai le glaive échappé de sa main
;
C'est donc moi la coupable, et non pas toi, mon
frère !
L'EUMENIDE
Avec ce glaive impie, il a tué sa
mère.
MINERVE
Vieillards aimés des dieux, sans
partialité,
Ce qui vient d'être dit, vous l'avez
écouté.
Thémis entre vos mains a remis sa balance,
Donnez votre suffrage et rendez la sentence.
L'EUMENIDE, pendant qne l'Aréopage
vote
J'ai, soyez-en témoin, vidé sur
l'accusé
Jusqu'à son dernier trait mon carquois
épuisé.
Nous allons, maintenant que te crime est notoire,
Voir à qui de nous deux restera la
victoire.
ORESTE
O puissant Apollon, toi par qui j'ai tout fait,
Si tu l'as inspiré, charge-toi du forfait
;
Mais, si j'en ai conçu la pensée en mon
âme,
Livre-moi, j'y consens, à la déesse
infâme.
MINERVE
Athéniens, comptez les votes avec soin,
Songez que vous avez le monde pour témoin
:
Un suffrage de moins le supplice s'achève
;
Un suffrage de plus, l'accusé se
relève.
LE VIEILLARD
Les votes sont égaux par un hasard du sort
!
Six sont pour le pardon, et six sont pour la mort
;
Maintenant, c'est à toi, Pallas, déesse
sage,
De peser sur l'arrêt par ton divin
suffrage.
MINERVE
C'est bien. Passez-moi l'urne où sont les votes
blancs :
J'apporte l'espérance aux coupables
tremblants.
La haine a jusqu'ici fait la terre
déserte,
Il est temps qu'à la fin la porte soit
ouverte
A l'avenir clément où pour l'homme
abattu
Le repentir sera la suprême vertu.
L'âge antique est fini, l'âge nouveau
commence.
La sagesse toujours vola pour la clémence
!
LE HERAUT
Peuple, écoute l'arrêt sur Oreste
porté !
LE VIEILLARD
Oreste, repentant, par nous est acquitté.
TOUS
Oreste est acquitté !...
ELECTRE, s'agenouillant
Divin
Aréopage !...
ORESTE
O ma soeur, désormais reprenons notre
hommage
A ces antiques dieux qui n'ont su que punir,
Et rendons grâce, Electre, aux dieux de
l'avenir.
Merci aux artistes qui, après m'avoir fait
un succès, m'ont forcé de venir recevoir
les applaudissements qui leur étaient
dus.
Alexandre Dumas
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