Scène 1 Antiochus, Arsace ANTIOCHUS Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux, Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux. Souvent ce cabinet superbe et solitaire Des secrets de Titus est le dépositaire. C'est ici quelquefois qu'il se cache à sa cour, Lorsqu'il vient à la reine expliquer son amour. De son appartement cette porte est prochaine, Et cette autre conduit dans celui de la reine. Va chez elle : dis-lui qu'importun à regret J'ose lui demander un entretien secret.
ARSACE Vous, Seigneur, importun ? Vous, cet ami fidèle Qu'un soin si généreux intéresse pour elle ? Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ? Vous, que l'Orient compte entre ses plus grands rois ? Quoi ? Déjà de Titus épouse en espérance, Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?
ANTIOCHUS Va, dis-je : et sans vouloir te charger d'autres soins, Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins. Scène 2 Antiochus, seul ANTIOCHUS Hé bien ! Antiochus, es-tu toujours le même ? Pourrais-je, sans trembler, lui dire : «Je vous aime ?» Mais quoi ? Déjà je tremble, et mon coeur agité Craint autant ce moment que je l'ai souhaité. Bérénice autrefois m'ôta toute espérance ; Elle m'imposa même un éternel silence. Je me suis tu cinq ans, et jusques à ce jour, D'un voile d'amitié j'ai couvert mon amour. Dois-je croire qu'au rang où Titus la destine Elle m'écoute mieux que dans la Palestine ? Il l'épouse. Ai-je donc attendu ce moment Pour me venir encor déclarer son amant ? Quel fruit me reviendra d'un aveu téméraire ? Ah ! Puisqu'il faut partir, partons sans lui déplaire. Retirons-nous, sortons ; et sans nous découvrir, Allons loin de ses yeux l'oublier, ou mourir. Hé quoi ? Souffrir toujours un tourment qu'elle ignore ? Toujours verser des pleurs qu'il faut que je dévore ? Quoi ? Même en la perdant redouter son courroux ? Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ? Viens-je vous demander que vous quittiez l'empire ? Que vous m'aimiez ? Hélas ! Je ne viens que vous dire Qu'après m'être longtemps flatté que mon rival Trouverait à ses voeux quelque obstacle fatal, Aujourd'hui qu'il peut tout, que votre hymen s'avance, Exemple infortuné d'une longue constance, Après cinq ans d'amour et d'espoir superflus, Je pars, fidèle encor quand je n'espère plus. Au lieu de s'offenser, elle pourra me plaindre. Quoi qu'il en soit, parlons : c'est assez nous contraindre. Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ? Scène 3 Antiochus, Arsace ANTIOCHUS Arsace, entrerons-nous ?
ARSACE Seigneur, j'ai vu la reine ; Mais pour me faire voir, je n'ai percé qu'à peine Les flots toujours nouveaux d'un peuple adorateur Qu'attire sur ses pas sa prochaine grandeur. Titus, après huit jours d'une retraite austère, Cesse enfin de pleurer Vespasien son père. Cet amant se redonne aux soins de son amour ; Et si j'en crois, Seigneur, l'entretien de la cour, Peut-être avant la nuit l'heureuse Bérénice Change le nom de reine au nom d'impératrice.
ANTIOCHUS Hélas !
ARSACE Quoi ? Ce discours pourrait-il vous troubler ?
ANTIOCHUS Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ?
ARSACE Vous la verrez, Seigneur : Bérénice est instruite Que vous voulez ici la voir seule et sans suite. La reine d'un regard a daigné m'avertir Qu'à votre empressement elle allait consentir ; Et sans doute elle attend le moment favorable Pour disparaître aux yeux d'une cour qui l'accable.
ANTIOCHUS Il suffit. Cependant n'as-tu rien négligé Des ordres importants dont je t'avais chargé ?
ARSACE Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance. Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence, Prêts à quitter le port de moments en moments, N'attendent pour partir que vos commandements. Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?
ANTIOCHUS Arsace, il faut partir quand j'aurai vu la reine.
ARSACE Qui doit partir ?
ANTIOCHUS Moi.
ARSACE Vous ?
ANTIOCHUS En sortant du palais, Je sors de Rome, Arsace, et j'en sors pour jamais.
ARSACE Je suis surpris sans doute, et c'est avec justice. Quoi ? Depuis si longtemps la reine Bérénice Vous arrache, Seigneur, du sein de vos états ; Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ; Et lorsque cette reine, assurant sa conquête, Vous attend pour témoin de cette illustre fête, Quand l'amoureux Titus, devenant son époux, Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous...
ANTIOCHUS Arsace, laisse-la jouir de sa fortune, Et quitte un entretien dont le cours m'importune.
ARSACE Je vous entends, Seigneur : ces mêmes dignités Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés. L'inimitié succède à l'amitié trahie.
ANTIOCHUS Non, Arsace, jamais je ne l'ai moins haïe.
ARSACE Quoi donc ? De sa grandeur déjà trop prévenu, Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ? Quelque pressentiment de son indifférence Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?
ANTIOCHUS Titus n'a point pour moi paru se démentir, J'aurais tort de me plaindre.
ARSACE Et pourquoi donc partir ? Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ? Le ciel met sur le trône un Prince qui vous aime, Un Prince qui jadis, témoin de vos combats, Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas, Et de qui la valeur, par vos soins secondée, Mit enfin sous le joug la rebelle Judée. Il se souvient du jour illustre et douloureux Qui décida du sort d'un long siège douteux. Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ; Le bélier impuissant les menaçait en vain : Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main, Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles. Ce jour presque éclaira vos propres funérailles : Titus vous embrassa mourant entre mes bras, Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas. Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre Le fruit de tant de sang qu'ils vous ont vu répandre. Si, pressé du désir de revoir vos Etats, Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas, Faut-il que sans honneur l'Euphrate vous revoie ? Attendez pour partir que César vous renvoie Triomphant et chargé des titres souverains Qu'ajoute encore aux rois l'amitié des Romains. Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ? Vous ne répondez point ?
ANTIOCHUS Que veux-tu que je dise ? J'attends de Bérénice un moment d'entretien.
ARSACE Hé bien, Seigneur ?
ANTIOCHUS Son sort décidera du mien.
ARSACE Comment ?
ANTIOCHUS Sur son hymen j'attends qu'elle s'explique. Si sa bouche s'accorde avec la voix publique, S'il est vrai qu'on l'élève au trône des Césars, Si Titus a parlé, s'il l'épouse, je pars.
ARSACE Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?
ANTIOCHUS Quand nous serons partis, je te dirai le reste.
ARSACE Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit ?
ANTIOCHUS La reine vient. Adieu : fais tout ce que j'ai dit. Scène 4 Bérénice, Antiochus, Phénice BERENICE Enfin je me dérobe à la joie importune De tant d'amis nouveaux que me fait la fortune ; Je fuis de leurs respects l'inutile longueur, Pour chercher un ami qui me parle du coeur. Il ne faut point mentir : ma juste impatience Vous accusait déjà de quelque négligence. Quoi ? Cet Antiochus, disais-je, dont les soins Ont eu tout l'Orient et Rome pour témoins ; Lui que j'ai vu toujours constant dans mes traverses Suivre d'un pas égal mes fortunes diverses ; Aujourd'hui que le ciel semble me présager Un honneur qu'avec vous je prétends partager, Ce même Antiochus, se cachant à ma vue, Me laisse à la merci d'une foule inconnue ?
ANTIOCHUS Il est donc vrai, Madame ? Et, selon ce discours, L'hymen va succéder à vos longues amours ?
BERENICE Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes : Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes ; Ce long deuil que Titus imposait à sa cour Avait même en secret suspendu son amour ; Il n'avait plus pour moi cette ardeur assidue Lorsqu'il passait les jours attaché sur ma vue. Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux, Il ne me laissait plus que de tristes adieux. Jugez de ma douleur, moi dont l'ardeur extrême, Je vous l'ai dit cent fois, n'aime en lui que lui-même ; Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu, Aurais choisi son coeur et cherché sa vertu.
ANTIOCHUS Il a repris pour vous sa tendresse première ?
BERENICE Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière, Lorsque, pour seconder ses soins religieux, Le sénat a placé son père entre les dieux. De ce juste devoir sa piété contente A fait place, Seigneur, au soin de son amante ; Et même en ce moment, sans qu'il m'en ait parlé, Il est dans le sénat, par son ordre assemblé. Là, de la Palestine il étend la frontière ; Il y joint l'Arabie et la Syrie entière ; Et si de ses amis j'en dois croire la voix, Si j'en crois ses serments redoublés mille fois, Il va sur tant d'Etats couronner Bérénice, Pour joindre à plus de noms le nom d'impératrice. Il m'en viendra lui-même assurer en ce lieu.
ANTIOCHUS Et je viens donc vous dire un éternel adieu.
BERENICE Que dites-vous ? Ah ciel ! Quel adieu ! Quel langage ! Prince, vous vous troublez et changez de visage ?
ANTIOCHUS Madame, il faut partir.
BERENICE Quoi ? Ne puis-je savoir Quel sujet...
ANTIOCHUS (à part) Il fallait partir sans la revoir.
BERENICE Que craignez-vous ? Parlez, c'est trop longtemps se taire. Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?
ANTIOCHUS Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois, Et que vous m'écoutez pour la dernière fois. Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance, Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance, Madame, il vous souvient que mon coeur en ces lieux Reçut le premier trait qui partit de vos yeux. J'aimai. J'obtins l'aveu d' Agrippa votre frère ; Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère Alliez-vous de mon coeur recevoir le tribut ; Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut. Il parut devant vous, dans tout l'éclat d'un homme Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome. La Judée en pâlit. Le triste Antiochus Se compta le premier au nombre des vaincus. Bientôt, de mon malheur interprète sévère, Votre bouche à la mienne ordonna de se taire. Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux ; Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux. Enfin votre rigueur emporta la balance. Vous sûtes m'imposer l'exil ou le silence. Il fallut le promettre, et même le jurer. Mais, puisqu'en ce moment j'ose me déclarer, Lorsque vous m'arrachiez cette injuste promesse, Mon coeur faisait serment de vous aimer sans cesse.
BERENICE Ah ! Que me dites-vous ?
ANTIOCHUS Je me suis tu cinq ans, Madame, et vais encor me taire plus longtemps. De mon heureux rival j'accompagnai les armes ; J'espérai de verser mon sang après mes larmes, Ou qu'au moins, jusqu'à vous porté par mille exploits, Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix. Le ciel sembla promettre une fin à ma peine : Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine. Inutiles périls ! Quelle était mon erreur ! La valeur de Titus surpassait ma fureur. Il faut qu'à sa vertu mon estime réponde. Quoique attendu, Madame, à l'empire du monde, Chéri de l'univers, enfin aimé de vous, Il semblait à lui seul appeler tous les coups, Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre, Son malheureux rival ne semblait que le suivre. Je vois que votre coeur m'applaudit en secret : Je vois que l'on m'écoute avec moins de regret, Et que, trop attentive à ce récit funeste, En faveur de Titus vous pardonnez le reste. Enfin, après un siège aussi cruel que lent, Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant Des flammes, de la faim, des fureurs intestines, Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines. Rome vous vit, Madame, arriver avec lui. Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! Je demeurai longtemps errant dans Césarée, Lieux charmants où mon coeur vous avait adorée. Je vous redemandais à vos tristes Etats ; Je cherchais en pleurant les traces de vos pas. Mais enfin, succombant à ma mélancolie, Mon désespoir tourna mes pas vers l'Italie ; Le sort m'y réservait le dernier de ses coups. Titus en m'embrassant m'amena devant vous. Un voile d'amitié vous trompa l'un et l'autre, Et mon amour devint le confident du vôtre. Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs : Rome, Vespasien traversaient vos soupirs : Après tant de combats, Titus cédait peut-être. Vespasien est mort, et Titus est le maître. Que ne fuyais-je alors ? J'ai voulu quelques jours De son nouvel empire examiner le cours. Mon sort est accompli. Votre gloire s'apprête ; Assez d'autres, sans moi, témoins de cette fête, A vos heureux transports viendront joindre les leurs : Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs, D'un inutile amour trop constante victime, Heureux, dans mes malheurs, d'en avoir pu sans crime Conter toute l'histoire aux yeux qui les ont faits, Je pars, plus amoureux que je ne fus jamais.
BERENICE Seigneur, je n'ai pas cru que dans une journée Qui doit avec César unir ma destinée, Il fût quelque mortel qui pût impunément Se venir à mes yeux déclarer mon amant. Mais de mon amitié mon silence est un gage : J'oublie en sa faveur un discours qui m'outrage. Je n'en ai point troublé le cours injurieux ; Je fais plus : à regret je reçois vos adieux. Le ciel sait qu'au milieu des honneurs qu'il m'envoie, Je n'attendais que vous pour témoin de ma joie. Avec tout l'univers j'honorais vos vertus. Titus vous chérissait, vous admiriez Titus. Cent fois je me suis fait une douceur extrême D'entretenir Titus dans un autre lui-même.
ANTIOCHUS Et c'est ce que je fuis. J'évite, mais trop tard, Ces cruels entretiens où je n'ai point de part. Je fuis Titus : je fuis ce nom qui m'inquiète, Ce nom qu'à tous moments votre bouche répète. Que vous dirais-je enfin ? Je fuis des yeux distraits Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais. Adieu : je vais, le coeur trop plein de votre image, Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage. Surtout ne craignez point qu'une aveugle douleur Remplisse l'univers du bruit de mon malheur. Madame, le seul bruit d'une mort que j'implore Vous fera souvenir que je vivais encore. Adieu. Scène 5 Bérénice, Phénice PHENICE Que je le plains ! Tant de fidélité, Madame, méritait plus de prospérité. Ne le plaignez-vous pas ?
BERENICE Cette prompte retraite Me laisse, je l'avoue, une douleur secrète.
PHENICE Je l'aurais retenu.
BERENICE Qui ? Moi ? Le retenir ? J'en dois perdre plutôt jusques au souvenir. Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?
PHENICE Titus n'a point encore expliqué sa pensée. Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux ; La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous : L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine ; Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.
BERENICE Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvais trembler. Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler. Il verra le sénat m'apporter ses hommages, Et le peuple de fleurs couronner ses images. De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ? Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins de sa grandeur ? Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée, Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée, Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat, Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ; Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire, Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ; Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts Confondre sur lui seul leurs avides regards ; Ce port majestueux, cette douce présence. Ciel ! Avec quel respect et quelle complaisance Tous les coeurs en secret l'assuraient de leur foi ! Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi, Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître, Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ? Mais, Phénice, où m'emporte un souvenir charmant ? Cependant Rome entière, en ce même moment, Fait des voeux pour Titus et par des sacrifices De son règne naissant célèbre les prémices. Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux, Au ciel, qui le protége, offrir aussi nos voeux. Aussitôt, sans l'attendre et sans être attendue, Je reviens le chercher, et dans cette entrevue Dire tout ce qu'aux coeurs l'un de l'autre contents Inspirent des transports retenus si longtemps. |