[XV. Ceres en Italie]

Les anciennes religions italiques avaient un certain nombre de déesses chthoniennes, étroitement apparentées dans leurs origines et dans leur conception à Déméter, comme Tellus, Ops, la Fortuna Primigenia de Préneste et surtout la Bona Dea. Nous avons déjà montré [sect. IX] l'influence profonde que, dès le VIIIe ou le VIIe siècle av. JC., exerça sur les cultes de ces divinités la religion de Déméter, implantée par les colonies helléniques en Italie sous la double forme du culte Thesmophorien et des mystères dionysiaques de la Grande-Grèce. C'est alors que la Bona Dea reçut le nom grec de Damia, Damusa à Capoue, péloponnésien d'origine et introduit, semble t-il, par Tarente, que le sacrifice mystérieux qu'on lui offrait fut appelé damium, damion, et sa prêtresse damiatrix. Mais ce fut en Campanie que le culte de la Déméter hellénique, exactement tel que les Grecs l'avaient apporté avec eux, se nationalisa définitivement chez les populations italiques et que la déesse reçut le nom dont la forme latine est Ceres. Ce nom n'avait pas d'abord un caractère individuel, mais une signification générique. Dans les inscriptions osques, le mot kerrés et kerré est un substantif indifféremment masculin ou féminin, dont le sens correspond à celui du latin genius, et on en dérive un adjectif Kerriíúís genialis. Dans l'ancien latin, kerus ou cerus a le même sens de «génie», pour lequel l'ombrien emploie çerfus d'où l'adjectif çerfius. Dans le chant des Saliens, on disait à Janus duonus cerus es pour bonus genius es, et une coupe à relief de la fabrique de Calès porte l'inscription keri pocolom, qui dans le latin classique serait Genii poculum. On rattache ces mots à la racine du verbe qui est en latin creare, contracté de cereare. Paul explique cerus manus par creator bonus, et Servius Ceres a creando. M. Bréal admet une forme primitive kersés en osque, çersus en ombrien, en latin kersus ou cersus, identique au second élément des noms du couple cabirique de Samothrace, Axio-kersos et Axio-kersa [Cabiri].

Les Campaniens avaient adopté avec empressement le culte de Déméter, qu'ils avaient connue par les Grecs de Cumes et de ses colonies. C'était une divinité qui convenait particulièrement à un pays comme le leur, éminemment propre à la production des céréales, qui s'y était développée sur la plus large échelle. Aussi s'y était-il rapidement formé une légende qui disait que Déméter et Dionysos étaient venus dans le pays et s'en étaient disputé la possession. Déméter identifiée à la Damusa qu'on adorait à Capoue, devint pour les habitants de cette contrée la déesse par excellence, kerrí. Et bientôt ce terme, originairement générique, prit le caractère d'une appellation spéciale appliquée comme nom propre à la déesse des récoltes ; il y avait même là une traduction naturelle de la façon dont les Grecs appelaient la mère et la fille Tô Theô, «les deux Déesses», et même Déméter ê Theos, «la Déesse par excellence». Dans la célèbre inscription osque d'Agnone, kerri est employé simultanément avec le double sens d'un terme générique voulant dire «génie, dieu», et du nom d'une divinité déterminée, qui est mentionnée aux côtés d'Evklú=Dionysos. Keri arentika, c'est-à-dire Ceres ultrix, est la déesse des morts, la Déméter, Chthonia, dans l'inscription imprécatoire d'une lame de plomb trouvée à Capoue. La Campanie fut le point où la triade hellénique de Déméter, Perséphoné et Dionysos, ou Déméter, Coros et Cora, fut traduite sous la forme italique de Kerrí, Lúvfrús et Lúvfrí en osque, ce qui est en latin Ceres, Liber et Libera.

C'est donc manifestement à la Campanie, dont ils avaient occupé une partie au VIe siècle avant l'ère chrétienne, et avec laquelle ils entretenaient des rapports étroits par terre et par mer, que les Etrusques empruntèrent le nom et le personnage de Kerrí ou Ceres. Ils lui donnèrent place dans leur série de Pénates célestes [sect. XI de cet article ; Penates]. Mais, en dehors de cette donnée spéciale, Cérès ne paraît pas avoir eu beaucoup d'importance dans leur mythologie, et nous ignorons la forme étrusque précise de son nom.

C'est aussi de la Campanie, pays qui était avec la Sicile celui d'où Rome tirait le blé nécessaire à sa subsistance, que les Romains reçurent le culte de Cérès, qui s'y établit avec celui de Bacchus et vers le même temps que celui d'Apollon [Apollo]. En 496 av. JC., le dictateur A. Postumius, le vainqueur du lac Régille, ayant consulté les Livres Sibyllins apportés de Cumes, pour y chercher les moyens de conjurer la stérilité et la disette, y trouva l'ordre d'élever un temple à Ceres, Liber et Libera, c'est-à-dire, comme devait porter la rédaction grecque de ces livres, à Déméter, Dionysos et Coré. L'édifice fut dédié trois ans après par le consul Sp. Cassius. Décoré par les sculpteurs et peintres Damophile et Gorgasos, ce fut le premier temple d'art purement grec que Rome posséda. Bien que les divinités auxquelles il était consacré y reçussent des noms italiques et latins, le culte y demeura tout grec, et par ses rites et par la langue des formules qu'on y récitait et par les noms de toutes les choses qu'on y employait. Ce fut à tel point que ce culte de Cérès demeura classé parmi les sacra peregrina, comme ceux d'Esculape [Aesculapius] et de la Magna Mater [Cybele]. Les prêtresses du temple étaient grecques et, jusqu'à l'époque de Cicéron, elles avaient été toujours prises dans l'une des deux villes de Néapolis et de Velia, indice décisif de l'origine campanienne de cette religion. Toutes les fêtes romaines de Cérès, établies à diverses époques, l'avaient été sur le modèle des fêtes helléniques et placées aux mêmes époques de l'année [Cerealia].

Le culte de Cérès à Rome n'a donc jamais rien eu d'original ni d'indigène. C'est celui de la Déméter hellénique transplanté sous un autre nom. De même, les artistes romains n'ont fait que copier et continuer les types grecs de la déesse, et ses mythes ont passé tout entiers sans modifications dans la poésie latine.

C'est de la Campanie que Cérès est venue à Rome ; c'est de l'Italie méridionale et de la Sicile, et non directement de la Grèce, que les Romains ont reçu ses symboles, ses types et ses légendes. Au temps des troubles des Gracques, en 133 av. JC., un oracle tiré des livres sibyllins ordonna d'apaiser par des expiations la plus antique Cérès. Au lieu de s'adresser à Eleusis, c'est vers Enna que les Romains se tournèrent. Ils y envoyèrent une légation solennelle, en reconnaissant officiellement ce sanctuaire pour la métropole primitive et originaire de la religion de Déméter. Aussi la plus grande impiété que Cicéron reproche à Verrès, la plus inexpiable est d'avoir porté une main sacrilège sur les temples d'Enna. De cette façon, l'adoption de la version sicilienne du mythe des Grandes Déesses, de l'enlèvement de Perséphoné,devint chez les Romains un véritable dogme officiel [sect X]. Et c'est ainsi que nous trouvons cette version invariablement suivie par tous les poètes de Rome, par Ovide, Stace, Silius Italicus et Claudien. Le dernier et le plus lointain écho des récits siciliens se trouve dans la narration de Julius Firmicus Maternus.

Les inscriptions, les monnaies et les monuments de toute nature attestent la popularité du culte de Cérès dans le monde romain jusqu'aux derniers soupirs du paganisme.


Article de F. Lenormant