[XI. Dimension mystique du culte de Déméter]

Dans la mythologie poétique, Perséphoné est la fille unique de Déméter. Dans la donnée mystique, elle est seulement sa première née, prôtogonê, titre sous lequel les Lycomides lui rendaient un culte spécial à Phlya en Attique, et à Andania en Messénie, et auquel les Orphiques donnèrent une importance cosmogonique de premier ordre [Orphici, Proserpina]. En effet, nous avons déjà vu [sect. III] qu'un mythe agraire très ancien, que l'on trouve déjà chez Homère et chez Hésiode, faisait naître un fils, Ploutos, des amours de Déméter et du laboureur Iasion [Plutus]. Ce Ploutos figure à côté des deux Déesses Thesmophores dans l'invocation des Thesmophories athéniennes, où il tient exactement la place d'Iacchus dans la donnée fondamentale du culte d'Eleusis [Eleusinia, sect. I]. A quelle époque remonte dans les mystères le personnage d'Iacchos ? L'hymne homérique n'en parle pas ; mais faut-il conclure de là, comme l'ont fait nombre d'érudits, qu'il n'a été introduit que plus tard dans les Eleusinies, sous l'influence de l'orphisme ? C'est l'opinion de Welcker, de Gerhard et de Preller dans ses derniers travaux. Mais n'est-ce pas par une réticence volontaire que l'auteur de l'hymne a laissé dans l'ombre le plus mystérieux des personnages adorés dans le culte d'Eleusis ? Ottfried Müller, qui a très bien vu dans le Démophon de l'hymne un pendant imparfait d'Iacchos, fait remarquer que le nourrisson humain de Déméter n'a pu être imaginé qu'en contraste avec Iacchos, son nourrisson divin. Il faut donc, avec M. Kock, faire remonter aux aèdes thraces, et par conséquent à l'origine même des mystères, la conception de ce démon mystique, associé aux Grandes Déesses et complétant leur groupe par la donnée essentiellement pélasgique et primitive du daimôn médiateur et sauveur, issu de la Déesse-mère. Sans doute, le nom d'Iakchos n'est pas primitif ; il a un caractère dionysiaque manifeste1 [Bacchus], il a été tiré des cris joyeux dont on accompagnait la procession du jeune dieu, et a désigné d'abord la procession même ; ou le cantique qu'on y chantait, avant d'être appliqué au dieu, probablement désigné à l'origine par le nom de Ploutos, rappelé plus tard par l'épithète d'Iacchos ploutodotês. Ce nom de Ploutos appartenait au fond premier de la religion de l'Attique, comme celui d'un fils mystérieux de Déméter, et nous venons de voir que le nom d'Iacchos ne l'avait jamais supplanté dans l'invocation des Thesmophories. Welcker Gerhard et M. Stephani ont admirablement reconstitué la physionomie originaire et la conception fondamentale d'Iacchos Ploutos, en montrant son originalité mystique, laquelle diffère profondément de la physionomie dionysiaque revêtue par le même dieu à une époque quelque peu postérieure. La version qui faisait Iacchos fils de Déméter a été certainement la plus ancienne. C'est seulement ensuite qu'on a conçu Iacchos comme le fruit de l'union de Perséphoné avec son époux souterrain, ce qui finit, du reste, par être la donnée admise dans la représentation mystique d'Eleusis [Eleusinia, sect. VII ; Iacchus]. Et dans ce cas même, comme vestige de la notion première, Déméter reste sa nourrice, si elle n'est plus sa mère. Un beau camée du Cabinet de France représente Ilithyie qui remet à Déméter, assise sur le même trône que sa fille Coré, le petit Iacchos, pour qu'elle le nourrisse.

Nous disons ailleurs [Bacchus] comment d'une part l'Iacchos d'Eleusis devint un Dionysos enfant et de l'autre Dionysos, assimilé à Hadès-Pluton, fut transformé en roi des enfers, époux de Perséphoné-Coré. De là naquit l'idée de faire de Dionysos le frère de Coré, en même temps que son époux. C'est le couple mystique de Coros et Cora, le fils et la fille, nés tous deux de Déméter, couple si bien mis en lumière par Creuzer, que Cicéron appelle Liber et Libera, mais en les distinguant soigneusement des divinités italiques de ce nom. La terre-cuite ci-contre, trouvée à Préneste, représente Déméter portant ses deux enfants, de sexe différent.

La donnée de Perséphoné-Coré et de Hadès-Pluton, frères en même temps qu'époux, et issus tous les deux de Déméter, devient le fondement de tous les mystères dionysiaques du Péloponnèse [Bacchus], dont ceux de Lerne peuvent être pris pour type. Elle a probablement été influencée dans une certaine mesure par la religion cabirique de Samothrace, qui nous offre, au-dessous de la déesse mère, Axiéros, le couple conjugal et fraternel à la fois d'Axiokersos et Axiokersa, ce que Mnaséas et Dionysodore traduisaient par Déméter, Hadès et Perséphoné [Cabiri]. La constitution du couple de Dionysos-Hadès et Perséphoné comme Coros et Cora est, du reste, notablement plus ancienne, dans la religion du Péloponnèse, qu'on n'eut été d'abord disposé à le croire. Elle a précédé d'une manière sensible l'introduction du mythe crétois de Zagreus sur le continent grec. Nous en avons la preuve par les bas-reliefs de Sparte, de si ancien style, qu'ont publiés MM. H. Dressel et A. Milchhoefer, et dont une partie au moins remontent au VIIe siècle av. JC. Les deux savants éditeurs ont vu dans le couple infernal qui y est représenté celui de Zeus Chthonios et de Déméter. Mais ils ne semblent pas s'être préoccupés de rechercher comment il se fait que le roi des enfers, sauf dans un exemple, y est représenté imberbe, et presque à l'âge éphébique, exception aux habitudes de l'art grec primitif qui ne peut avoir eu lieu qu'en vertu d'une intention de symbolisme formelle. C'est la marque certaine de ce que le monarque chthonien y est envisagé comme un dieu fils et juvénile, koros, et cette dernière expression avait un sens spécialement précis à Sparte, où les inscriptions nous montrent que la désignation officielle des éphèbes était oi koroi. Les noms à appliquer aux deux divinités infernales des bas-reliefs archaïques de Sparte me paraissent donc être ceux de Coros et de Cora, d'autant plus que l'attribut dionysiaque du canthare y est presque constamment mis àla main du dieu chthonien, représenté sous les traits d'un éphèbe.

Ce couple de Coros et Cora, ou Dionysos et Perséphoné, associé à Déméter, fut donc tout naturellement porté en Italie par les colons grecs de cette contrée, qui, pour la majeure partie, sortaient du Péloponnèse. On sait [Bacchus, Ceres, sect. II] quelle fut dans cette contrée la brillante fortune de la triade de mère, fils et fille, formée par Déméter, Dionysos et Coré, ce qu'on traduit en latin par Ceres, Liber et Libera, et à quel vaste développement de mysticisme elle y donna lieu. On peut suivre, sous des noms divers, la propagation de cette triade introduite par les Grecs, dans un certain nombre de cultes proprement italiques qui remontent à une date antérieure au développement de la puissance de Rome. A Capoue, par exemple, du temps de l'indépendance osque, nous voyons adorer la déesse mère Jovia Damusa avec ses deux enfants Vesolia et Jupiter Flagius, triade qui est traduite à l'époque romaine en Ceres, Venus Jovia et Jupiter Compages ou Juno Lucina, Venus Genetrix et Jupiter Compages. Dans le Latium, le fameux culte de Préneste, sur lequel l'influence des Thesmophories helléniques est manifeste, offre à nos regards la Fortuna Primigenia, mère de Juno et de Jupiter puer et ici la déesse fille devient quelquefois dans les inscriptions Ops ou Feronia, cette dernière formant à Tarracina un couple fraternel et conjugal avec le Jupiter Anxur, juvénile comme celui de Préneste, tandis qu'au mont Soracte elle est associée au dieu à la fois chthonien et juvénile Soranus. D'un autre côté, à Antium, la Fortune de Préneste et sa fille deviennent les célèbres Fortunae Antiates, Fortuna et Sors ou Fortuna fortis et Fortuna felix, que traduisent ailleurs Fortuna respiciens et Proserpina propitia et encore mieux Minerva et Venus avec Amor maxsumus. Nous comparons encore, avec Gerhard, à ces groupements de divinités celui de Fortuna et Mater Matuta ou Juno Matuta, au Forum Boarium de Rome, et la série des Pénates célestes des Etrusques, composée de Fortuna, Ceres, Pales et Genius Jovialis.

Ces groupements de divinités procèdent si clairement et si directement d'une forme déterminée du culte hellénique, qu'il n'y a pas moyen de ne pas en reconnaître l'emprunt et d'y voir seulement le résultat d'une parenté originaire entre les religions italiques et grecques, remontant à la source des Pélasges. Quant aux variations des noms divins dans l'expression de la même donnée religieuse, il n'y a pas lieu d'en être surpris ; c'est, comme on le voit aussi quand on suit la filiation des cultes cabiriques [Cabiri], le résultat de la superposition de cette donnée importée de l'extérieur, sur le substratum des anciens cultes locaux.


Article de F. Lenormant