[VI. Déméter institutrice du mariage]
Nous venons de voir Déméter nourricière et protectrice des jeunes enfants. Envisageons-la maintenant sous son aspect d'institutrice du mariage. C'est une des attributions les plus importantes de la déesse, celle qui est essentiellement exprimée par son surnom de Thesmophoros, traduit en latin Legifera, et dont les épithètes de Thesmia, Thesmothetis, Thesmodoteira ne sont que des variantes.
C'est Déméter qui a établi le mariage, en l'élevant à la hauteur d'une loi sacrée et en faisant passer la femme, de sa position primitive de simple concubine sans honneurs et sans droits, au rang d'épouse légitime. Tel est le sens sous lequel est envisagé le lien conjugal lorsque, dès les époques les plus anciennes, on lui applique spécialement le terme de thesmos qui désigne au propre un droit et un précepte sacré, jus sacrum ; il est le thesmos theôn gamêliôn te kai omogniôn te genethliôn. Tel est le patrios thesmos qu'à Athènes la prêtresse de Déméter donnait aux nouveaux mariés enfermés dans la chambre nuptiale. Car, dans cette cité, elle demeure toujours la déesse des mariages et n'est jamais supplantée par Héra, divinité d'introduction plus récente dans ce rôle, qui en beaucoup d'autres endroits appartient à l'épouse de Zeus [Juno]. C'est conformément à la tradition des poètes attiques que Virgile fait offrir par Didon le sacrifice nuptial à Ceres legifera. Les jeunes filles athéniennes priaient Déméter pour obtenir un époux ; les femmes juraient par les déesses d'Eleusis qu'elles étaient restées fidèles à la foi conjugale. C'est tout spécialement le thesmos nuptial qui est attribué à la Déméter thesmophoros et dont l'institution est commémorée dans la fête des Thesmophories, célébrée dans tant de parties de la Grèce, et à Athènes en particulier, avec une solennité qui dépasse celle de la même cérémonie dans les autres contrées. Nous n'entrerons pas ici dans le détail des cérémonies de cette fête dans les différents lieux où on la faisait [Thesmophoria]. Notons seulement que son caractère essentiel était l'exclusion absolue des hommes, comme dans les fêtes de la Bona Dea de Rome. Les hommes faisaient tous les frais des Thesmophories, mais ils en étaient écartés de la façon la plus sévère. C'était la fête exclusive des femmes, qui venaient appeler la bénédiction de la déesse sur leur union, et l'honorer spécialement pour leur avoir donné leur rang légitime dans l'association conjugale. Aussi les matrones y étaient-elles seules admises, et non les courtisanes. Les principaux rites des Thesmophories, les invocations liturgiques qu'on y prononçait et qui s'adressaient en partie aux theoi gamêlioi, étaient en rapport avec l'institution du mariage. De là la légende qui représentait les matrones athéniennes sauvées des embûches des pirates par Hyménée, leur protecteur naturel, un jour qu'elles allaient faire une partie des cérémonies de la fête à Halimonte et au cap Colias.
Des raisons de deux ordres différents, l'un moral et l'autre physique, avaient conduit à faire ainsi de Déméter, de la déesse de l'agriculture, la divinité institutrice du mariage, une divinité à laquelle la tourterelle était consacrée comme l'oiseau qui s'associe en couples indissolubles. En enseignant aux hommes la culture de la terre, Déméter avait fait cesser la promiscuité sauvage ; elle avait fixé les humains errants et sans lois comme des bêtes fauves ; elle les avait amenés à prendre des demeures fixes et à se créer des familles régulières, première base de toute société. Fondant ainsi la famille, à laquelle elle fournissait ses moyens de subsistance, elle était devenue la protectrice du foyer domestique, celle qui y réside, Estiouchos, la gardienne du lien conjugal, veillant sur les rapports de l'époux et de l'épouse, sur la naissance et la croissance de leurs enfants.
Voilà pour le côté moral. Pour ce qui est du côté physique, une métaphore toute naturelle, et qui s'est partout présentée de même à l'esprit des peuples primitifs, est celle qui consiste à assimiler le rôle du mari dans l'acte qui perpétue la famille à celui du laboureur et du semeur, le rôle de la femme à celui de la terre qui reçoit la semence. De là le fameux oracle donné à Laios : Mê speire teknôn aloka daimonôn bia ; de là la formule rituelle des mariages athéniens, ep'arotô paidôn gnêsiôn, et tant d'autres expressions des écrivains grecs, basées sur la même figure. «Ce n'est pas la terre, dit de son côté Platon, qui imite la femme dans sa grossesse et dans son enfantement ; c'est la femme qui se modèle sur l'exemple de la terre». Déméter, comme la terre envisagée sous le point de vue de la production agraire, est donc devenue la déesse du mariage, en tant qu'institution ayant pour objet la procréation d'enfants légitimes ; sa maternité universelle est le type de la maternité de l'épouse. C'est à elle que le mariage doit sa fécondité, et elle arrive même à être considérée comme une déesse obstétrice, en tant qu'Epilusamenê. Le mariage ep'arotô est celui qu'ont en vue les Thesmophories. Plus d'un symbole y fait allusion, avec une singulière crudité, à la fécondité de l'union conjugale. En même temps que Déméter et sa fille, qui sont toujours associées dans cette fête comme «les deux Thesmophores», tô Thesmophorô, on y invoque à Athènes des divinités dont le nom est bien significatif, Gê Kourotrophos et Calligeneia, «celle qui donne de beaux enfants». Cette Calligeneia tient aussi sa place dans les Thesmophories d'Erétrie d'Eubée, et une inscription d'Acrae, en Sicile, lui est dédiée. Alciphron appelle même le Thesmophorion, temple de Calligeneia, et une des journées de la fête attique recevait le nom de Kalligeneia [Thesmophoria]. C'est là d'abord un surnom de Déméter, synonyme de celui d'Aglaopais, qui lui est donné comme mère de Perséphoné, «la belle enfant» par excellence, kallipais thea. On fait ensuite de Calligeneia un génie femelle distinct, daimôn, un ministre, propolos, de Déméter, que Nonnos représente comme la nourrice de Perséphoné. D'autres enfin voient dans Calligeneia la fille même de Déméter, une forme de Perséphoné. Quoi qu'il en soit, l'idée que ce nom exprime est la même qui a fait introduire des concours de beauté féminine en rapport avec les Thesmophories, à Basilis en Arcadie, et d'autres dans le culte de Déméter Pylaia, aux Thermopyles, comme il y en avait de consacrés à Héra, autre déesse des mariages. Il importe encore de considérer l'époque constante où ont lieu les Thesmophories, en quelque endroit que nous les trouvions établies ; cette fête de l'union conjugale et de sa fécondité se célèbre au moment des semailles, et certainement une pareille coïncidence a été hautement significative dans la pensée de ses instituteurs. Rappelons que les divinités auxquelles on offrait le sacrifice des Proteleia dans les noces grecques, Héra, Artémis et les Moirai étaient à cette occasion nommées theoi proêrosioi, de même que celles à qui l'on offrait le sacrifice des Proerosia avant les labours.
Mais si le lien conjugal était par excellence le thesmos établi par Déméter Thesmophoros, celui qui tenait la première place dans les rites des Thesmophoria, il ne faut pourtant pas exclure, comme l'ont fait trop facilement Preller et Welcker, un point de vue plus large, et dans l'institution de la fête et dans la qualification de la déesse. Sans doute il y a une distinction à faire entre thesmos et nomos, et le premier de ces deux mots n'est en aucune façon le terme propre pour désigner les lois écrites d'un caractère politique et civil. Mais thesmos n'est pas, pour cela, restreint à la loi du mariage ; c'est proprement le précepte, la règle, et en particulier ce terme s'applique à tout ce qui constitue le jus sacrum. Les prescriptions légales revêtues d'un caractère sacré recevaient donc le nom de thesmoi en même temps que celui de nomoi ; on appliquait, par exemple, cette expression aux lois de Dracon, et Solon s'en sert en parlant des siennes propres. C'est dans ce sens qu'Héraclide de Syracuse avait écrit peri thesmôn. On devait donc considérer comme de véritables thesmoi Dêmêtros les préceptes fondamentaux de la constitution de la famille et de la vie civilisée, née immédiatement de l'établissement de l'agriculture suivant le système de philosophie de l'histoire universellement admis des Grecs. L'homme, disait-on, est un zôon êmeron, à cause de son êmeros trophê. En donnant ses fruits aux hommes, Déméter a fait qu'ils n'ont plus vécu comme des bêtes ; ces fruits sont la cause qui fait vivre sous des lois régulières (nomimôs zên). Aussi les Athéniens se vantaient-ils de ce que le froment et les lois avaient été inventés en même temps dans leur pays, eurêkenai purous kai nomous. Ces préceptes fondamentaux de la vie agricole et civilisée constituaient ce que l'on appelait à Athènes «les lois de Triptolème», conservées à Eleusis dans le temple du héros. Porphyre, qui parle d'après Xénocrate des nomoi Triptolemou, en cite trois préceptes : «Honorer ses parents ; offrir aux dieux les prémices des fruits ; ne pas maltraiter les animaux domestiques». Un autre encore nous a été conservé comme enseigné à Triptolème par Déméter elle-même et semble avoir été inséré par Sophocle dans sa tragédie de Triptolème ; il correspond exactement au biblique : «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front». Tels sont les nomoi, véritables thesmoi, qui faisaient compter Triptolème par les Athéniens comme leur «plus ancien législateur». Ce sont les lois que, chez les écrivains latins, Cérès est dite avoir instituées en même temps qu'elle établissait le mariage, et il ne faut pas voir ici, avec Preller, une altération de l'ancienne donnée ; leges Cereris y rend d'une manière fort acceptable une expression grecque, thesmoi tês Dêmêtros.
Il n'y a donc pas de raison sérieuse de rejeter, comme l'a fait Preller, et comme on l'a admis trop facilement d'après lui, le témoignage qui dit formellement que l'on portait dans les Thesmophories le livre des lois de Déméter, venu d'Eleusis. Ce témoignage est d'autant plus croyable que le volumen des lois devient, dans les monuments de l'art, l'attribut caractéristique de Déméter Thesmophoros. Bronsted a proposé de reconnaître la déesse munie de cet attribut dans une des métopes du Parthénon, et cette conjecture, sans être absolument certaine, offre une grande vraisemblance.
Nous reproduisons ici une peinture de vase où la figure de Déméter tenant le rouleau des lois ouvert est incontestable. Elle y est associée à Dionysos, parce que le surnom de Thesmophoros est aussi attribué à ce dieu, non pas comme protecteur du mariage (ceci ne rentre pas dans ses attributions), mais comme ayant enseigné aux hommes les règles des sociétés et de leurs relations réciproques [Bacchus]. Un célèbre camée du Cabinet de France montre Déméter portant le volumen, montée à côté de Triptolème dans le char que traînent les serpents [Triptolemus] ; c'est la réunion de Déméter Thesmophoros et de Triptolème Nomothetês. Gerhard a très heureusement expliqué par ce que l'on dit de la procession des livres des lois de Déméter aux Thesmophories certaines figurines de terre cuite trouvées dans des dépôts d'ex-votos, tous relatifs au culte de la déesse, et qui représentent une femme portant un rouleau et un diptyque.
C'est donc à bon droit que Virgile a traduit en Ceres Legifera la Déméter Thesmophoros des Grecs. Le titre de Thesmophoros exprime la notion de la déesse qui a apporté aux hommes les lois essentielles de la vie civilisée, qui veille sur leur maintien et en qui même, comme le rend plus spécialement l'épithète de Thesmia, ces lois se personnifient. Ici il importe de bien fixer le berceau de cette forme de Déméter et de la fête des Thesmophoria. Tout le monde, et avec raison, rejette ce que dit Hérodote de leur prétendue origine égyptienne et de leur importation dans le Péloponnèse par les filles de Danaos. Sans doute même Welcker a eu raison de ne pas regarder les Thesmophories comme une institution primitive et exclusivement pélasgique, et de contester ce qu'ajoute Hérodote que c'est en Arcadie que cette fête s'était perpétuée avec les autres usages religieux des Pélasges, après l'invasion dorienne. L'Arcadie, on a pu le voir plus haut, est, au contraire, peut-être la partie de la Grèce où les Thesmophories à proprement parler se sont le moins naturalisées. Le peu de vestiges qu'on en rencontre dans cette contrée appartiennent certainement à la seconde couche du culte de Déméter, à celle qui n'y est pas originairement indigène. Les Thesmophories n'ont été introduites en Arcadie que tardivement, avec les Eleusinies, et elles y ont beaucoup moins réussi. Y avait-il dans le Péloponnèse avant l'invasion dorienne, ce qui justifierait dans une certaine mesure le dire d'Hérodote, des fêtes des femmes en l'honneur de Déméter institutrice du mariage ? La chose n'est pas impossible ; mais en tous cas ce n'étaient pas de vraies Thesmophories, en tant que celles-ci impliquent essentiellement la conception de la déesse comme législatrice de la famille et de la société, au sens à la fois le plus large et le plus précis de cette expression.
Welcker paraît disposé à croire que c'est à Athènes qu'a pris naissance la conception de Déméter Thesmophoros et l'institution de sa fête. Il est vrai que c'est d'Athènes que cette institution a rayonné sur tous les pays ioniens ; c'est là que le rituel de la fête a revêtu sa forme définitive, à la suite d'une association intime avec les Eleusinies, dont l'esprit particulier les a désormais pénétrées et y a fait introduire des cérémonies directement empruntées aux traditions spéciales d'Eleusis. Il suffira de rappeler l'usage de précipiter dans des trous en terre de petits cochons vivants, en mémoire des porcs d'Eubuleus engloutis quand Pluton entraîna Perséphoné dans le sein de la terre, rite auquel on pourrait cependant aussi attribuer une origine béotienne. Mais, à l'origine, la fête des Thesmophories, qui semble s'être d'abord établie seulement à Halimonte avant d'être admise à Athènes même, a été en Attique une importation étrangère. Les Athéniens eux-mêmes le reconnaissaient. Xénophon et Plutarque attribuent l'origine des Thesmophories aux Cadméens de Thèbes et aux Géphyréens, qui leur sont intimement associés, qui vinrent, dit-on, s'établir de Béotie en Attique et auxquels Hérodote rapporte l'introduction du culte de Déméter Achaia. Et cette dernière forme de la déesse n'est pas sans rapport avec les Thesmophories, puisque la sorte de pain spécial qu'on y employait portait le nom d'achainê. Ainsi par la recherche du berceau où le culte Thesmophorien des Grandes Déesses a pris naissance, d'où il s'est propagé dans l'Attique et dans le reste de la Grèce, nous sommes conduits à Thèbes de Béotie, dont les traditions locales prétendaient montrer le plus antique temple de Déméter Thesmophoros, établi par le héros Cadmos dans sa propre maison. Comme l'a justement remarqué Preller, il y a une signification profonde dans cette attribution de l'établissement du culte de la déesse Thesmophoros ou législatrice à un héros dont le nom, Kadmos, signifie «l'ordonnateur» [Cabiri] et dont l'épouse est Harmonia. Nous avons déjà étudié, à la suite d'Ottfried Müller, le système de groupement et de hiérarchie des divinités poliades de Thèbes. Nous avons vu qu'il était entièrement cabirique et étroitement apparenté à celui de Samothrace, d'où la légende fait venir Cadmos en Béotie, puisque ce héros y figurait en qualité de ministre à demi divin, de propolos des Grandes Déesses, tenant exactement la place du Cadmilos de Samothrace. Mais le Cadmilos ou Cadmos cabirique, nous l'avons aussi montré, est presque constamment assimilé à Hermès. Quand donc l'invocation solennelle des Thesmophories athéniennes, et aussi le sacrifice des Hieropoei à Eleusis dans un des jours des mystères [Eleusinia, sect. VI], sacrifice où le groupement des divinités honorées est manifestement emprunté au culte Thesmophorien, quand ces deux cérémonies plaçaient Hermès et les trois Charites en qualité de divinités ministres aux côtés des «deux Thesmophores», les Thesmophories attiques conservaient fidèlement la construction cabirique de la religion de Thèbes, Hermès correspondant régulièrement à Cadmos et les Charites à Harmonie. Maintenant, rien de plus complexe que le personnage de Cadmos, surtout à Thèbes ; sa nature et sa physionomie se sont formées de traits fournis par deux personnages homonymes, l'un purement pélasgique, l'autre incontestablement phénicien ; et le lieu où s'est opérée cette fusion a été Thèbes, où l'influence cahirique de Samothrace est évidente et où il est également impossible de révoquer en doute l'existence historique d'une colonie phénicienne, exerçant une action profonde sur la religion locale. Une des particularités les plus formellement phéniciennes de la légende de Cadmos est son hymen avec Harmonie. Ce nom appartient essentiellement au cycle mythologique de la Phénicie dans la traduction grecque de ses appellations indigènes. C'est une conception propre de la religion des Chananéens que celle d'une déesse Harmonie, Hhouscharth, qui préside à la loi constitutive de l'ordre de l'univers et des sociétés, en qui cette loi se personnifie même à tel point qu'on arrive à l'appeler Thorah, «la Loi», Thourô ê metonomastheisa Chousarthis. Mais cette notion, introduite en Grèce par les Cadméens ou «Orientaux» établis à Thèbes, ne se reflète pas seulement dans le personnage héroïque d'Harmonie. Elle présente une singulière analogie avec celle de la Déméter Thesmophoros ou Thesmia, dont l'origine est précisément rapportée à Cadmos et à Harmonie. On serait donc en droit de supposer que cette forme spéciale de la Déméter pélasgique a pris naissance à Thèbes, par suite d'une influence de l'idée sémitico-chananéenne de la Thorah sacrée, éternelle et divine, que le terme de thesmos traduirait mieux que tout autre en grec. Nous ne pouvons ici qu'indiquer ce point de vue.
En dehors même de l'enchaînement d'idées qui avait développé la conception spéciale de la déesse Thesmophoros, un trait particulier des usages les plus antiques des populations de la Grèce avait conduit naturellement de très bonne heure à faire de Déméter la protectrice des plus grands actes de la vie civile, la déesse qui présidait aux assemblées populaires. «C'était, dit Aristote, l'habitude des anciens de tenir les assemblées fédérales et de célébrer les grands sacrifices nationaux au sortir de la moisson ; car c'était le moment où les populations agricoles avaient leur temps libre». Les assemblées tenues à ce moment s'ouvraient naturellement par un sacrifice d'actions de grâces à Déméter, dont on venait d'éprouver les bienfaits, et se mettaient ainsi sous son patronnage. C'est de cette façon que la réunion d'automne de l'Amphictyonie du Nord de la Grèce se tenait aux Thermopyles, à côté du temple et sous l'invocation de Déméter Pylaia ou Amphityonis. A la même saison, les diètes fédérales des Achéens avaient lieu à Aegion sous les auspices de Déméter Panachaia et de Zeus Homagyrios, et la même déesse présidait aussi, avec Zeus Homoloios, aux Homoloia de la Béotie. A Athènes, avant l'ouverture de l'assemblée populaire, les Peristiarchoi en purifiaient le local, arrosant les bancs en l'honneur de Déméter, du sang d'un porc immolé, victime habituelle des sacrifices en l'honneur de la déesse. Les Heliastae athéniens, en entrant en charge, prêtaient serment par Zeus, Athéné et Déméter, réunion de divinités où Zeus est le dieu Boulaios, Athéné la Poliade et Déméter la patronne de l'assemblée du peuple. Cet usage avait été établi par les lois de Dracon.
Dans la grande solennité panthellénique des Olympia, la prêtresse de Déméter Chamyné avait une place d'honneur pour assister aux jeux ; et les statues des Grandes Déesses étaient érigées dans le gymnase d'Elis. Déméter et sa fille n'étaient pas absolument étrangères à la célébration des Panathenaea ; le rhéteur Aristide dit qu'elles y conduisent les choeurs en l'honneur d'Athéné, et ainsi se justifie leur présence dans le groupe central de divinités vers lequel se dirige la procession panathénaïque dans la frise du Parthénon.
Institutrice de la civilisation en même temps que de l'agriculture, législatrice, présidant à l'assemblée du peuple et par suite au lien national, Déméter est une des déesses garantes des serments solennels. Elle n'apparaît pas seulement comme telle dans la prise de possession de la charge des héliastes, mais aussi dans l'usage syracusain de jurer, dans les grandes circonstances, par Déméter et Coré. C'est elle qui a appris aux hommes à construire des villes (magnas conlidit urbes) ; aussi se montre-t-elle comme divinité poliade, présidant à la fondation même de la cité, dans un certain nombre de lieux, comme à Thèbes, à Phlionte, à Corinthe et à Mégare. De là sans doute l'épithète de purgophoros qui lui est quelquefois donnée, mais qui peut tenir aussi à l'assimilation qui se prononça de bonne heure entre Déméter et Rhea, et qui avait, d'ailleurs, sa racine dans le point de départ originaire commun de la conception de ces deux déesses. Cette assimilation est déjà en voie de se former dans l'hymne homérique à Déméter et elle devient tout à fait formelle et complète chez les Orphiques. Elle fut un des échelons qui conduisirent à l'identification de Déméter avec Cybèle, la Mère des dieux phrygienne, identification dont nous avons déjà parlé plus haut [sect. II] et à laquelle se rapporte l'épithète de Chalkokrotos attribuée par Pindare à la déesse dans le rôle de parèdre de Dionysos. Cette qualification, qui l'associe au fracas bruyant dont le dieu du vin aime à être toujours entouré [Bacchus], convient bien mieux à la nature orgiastique du culte de la Cybèle phrygienne qu'à celle de la Déméter hellénique. Et Porphyre avait bien saisi la différence fondamentale des deux déesses quand, s'appuyant sur la distinction de leur rôle physique pour l'étendre à leur caractère moral, il dit que Rhéa-Cybèle est la terre montagneuse et sauvage, Déméter la terre civilisée des plaines mises en culture.
Nous avons passé en revue les attributions de Déméter, qui rentrent dans son rôle superterrestre. On a dû voir combien cette déesse se distingue, au milieu des autres personnages de l'Olympe hellénique, par sa pureté vraiment auguste, par son caractère chaste et grave. Elle mérite bien les épithètes qui expriment une semblable notion et qui lui sont propres, que du moins sa fille est seule à partager avec elle, agia, agiôtatê, potnia, agnê, cette dernière qualification, qu'on trouve déjà chez Hésiode et chez Archiloque, étant spécialement mise en rapport avec le culte mystique de Déméter. Elle est aussi semnê, comme sa fille, et toutes les deux réunies sont par excellence et absolument ai Semnai. Ce terme de semnos a une haute importance dans le langage de la théologie attique, où il est appliqué d'une manière spéciale et constante à tout ce qui appartient à la religion d'Eleusis, à ses rites et à ses sanctuaires comme à ses divinités. Il exprime la notion de quelque chose de particulièremènt auguste et de saint, qui inspire un sentiment de vénération mêlé de terreur. La même qualification est donnée à titre euphémique aux Erinnyes, qui même à l'Aréopage d'Athènes sont appelées absolument ai Semnai. Il semble donc que l'épithète de semnê ou semnotatê soit spécialement donnée à Déméter en rapport avec son caractère funèbre et infernal, dont il nous reste à nous occuper.
Article de F. Lenormant