[II. Localisation du culte de Déméter en Grèce]

Nous commencerons par le nord, par les contrées qui apparaissent historiquement comme le berceau, ou du moins comme le plus ancien séjour connu des populations pélasgiques et helléniques, notre revue des lieux où Déméter était spécialement adorée. Gerhard a justement relevé des traces de relations entre le culte de cette déesse en Béotie et en Attique et le sanctuaire de Dodone et, près de cette dernière cité, dans la Thesprotie, un groupe de légendes met en rapport avec la religion des Grandes Déesses l'antique oracle des morts à Ephyra. Cependant rien n'indique que Déméter ait eu jamais formellement une place dans le culte de Dodone, s'y soit montrée avec une physionomie nettement distinguée de Gê ou de Dione : sa conception y existait seulement en germe, comme nous venons de la voir dans la formule d'invocation des Péliades. En revanche, la Thessalie se montre à nous comme un des plus antiques foyers où la religion de Déméter se soit définitivement constituée, un de ceux d'où elle a rayonné sur le reste du monde hellénique. Là se trouve, non loin de Phères, au milieu d'une plaine fertile et de très bonne heure cultivée, Dôtion, qui tire son nom de dôs, «le don», terme que, dans l'hymne homérique, la déesse emploie pour se nommer elle-même pendant son séjour à Eleusis. Dôtion est le siège d'un culte de Déméter, qui remonte à la plus haute antiquité ; c'est le théâtre de la fable de Triopas et d'Erysichton, sur laquelle nous reviendrons plus loin [sect. III] et le point de départ d'une forme spéciale de la religion de la déesse, de celle que l'on doit appeler triopienne [sect. IX et XII] Un peu plus au sud, sur le golfe Pagasique, nous rencontrons Pyrasos, la ville du froment, qui déjà dans les poésies homériques est représentée comme possédant un téménos de Déméter, devenu plus tard le centre d'une localité du nom de Démétrion, et tout auprès Antrôn, mentionné pour son culte dans l'hymne de la collection homérique. Enfin tout à côté des Thermopyles, la ville d'Anthéla possède le temple de Déméter Amphictyonis ou Pylaia, protectrice et patronne de l'Amphictionie du Nord de la Grèce.

A cette Déméter amphictionique est étroitement apparentée celle que l'on honorait à Thèbes, concurremment avec Zeus, dans la fête des Homoloia. Dans la citadelle de la Cadmée était un temple de Déméter Thesmophoros, que l'on disait avoir été originairement la maison de Cadmos ; Coré s'y trouvait associée dans le culte à sa mère, et la fable locale racontait que la citadelle de Thèbes avait été donnée en dot par Zeus à la jeune déesse, prototype des récits analogues qui se faisaient à Cyzique et à Agrigente. On disait apparentés aux Cadméens, les Géphyréens, qui, venus d'abord d'Erétrie en Eubée, s'établirent aux environs de Tanagra, puis enfin émigrèrent en Attique, où ils apportèrent le culte de la Déméter Achaia ou Achea, en l'honneur de laquelle les femmes de la Béotie célébraient aussi une fête de deuil. La Déméter apportée par les Géphyréens en Attique portait aussi, en vertu de cette origine, le surnom de Gephyraia. Signalons encore le culte de Déméter Cabiria, en compagnie de Coré, tout à côté de Thèbes, et dans les mêmes environs celui de Potniae, où l'on adorait Déméter, Coré, Zeus Dodonéen et Dionysos Aigobolos, racontant que les porcs que l'on y précipitait en l'honneur de Déméter dans des cavités souterraines, megara, reparaissaient au jour à Dodone. A Mycalessos, en face de la côte de Béotie, Pausanias signale le temple de Déméter Mycalessia, fondé par le Dactyle idéen Héraclès, temple où l'on faisait à l'automne, aux pieds de la déesse, une offrande de fruits, qui restaient ensuite là toute l'année. Déméter, sous le surnom d'Eurôpé était une des divinités principales associées à Trophônios dans le culte mystérieux de Lébadée ; on disait qu'elle avait été sa nourrice. Et dans les légendes héroïques de cette localité, Hercyna, la Nymphe de la fontaine, compagne des jeux de Coré, n'était elle-même autre chose qu'une forme juvénile de Déméter, à laquelle nous connaissons le surnom d'Hercyna. Près de là la Nysa de l'Hélicon est donnée dans les documents d'une haute date comme l'Hymne homérique, pour le théâtre de l'enlèvement de Perséphoné. A Scolos on adore Déméter Megalartos et Megalomazos ; enfin Xiphêphoros est cité comme une épithète béotienne de la déesse. En Phocide, nous avons la Déméter Hermuchos de Delphes et la Stiritis de Stiris, dont le temple renfermait une statue de marbre, de la bonne époque de l'art, tenant les flambeaux, et un vieux xoanon enveloppé de bandelettes. Drymaea adorait aussi Déméter Thesmophoros, de même que la petite ville d'Algonos. Chez les Locriens, les monnaies d'Oponte offrent la tête de cette déesse, et à Scarpheia l'on signale une Déméter Euryodeia.

A propos de l'émigration des Géphyréens et de la transplantation de leur culte, nous avons déjà parlé de l'Attique. Ce pays est le siège de la plus importante et de la plus glorieuse institution de la religion des Grandes Déesses ; l'éclat et l'importance morale d'Eleusis éclipse tous les autres sanctuaires de Déméter et de sa fille. Nous n'avons pas à nous appesantir ici sur les mystères éleusiniens et leur propagation, cette partie capitale de notre sujet fournira la matière d'un article spécial [Eleusinia]. Nous renverrons également à l'article Thesmophoria pour tout ce qui touche à cette autre fête de Déméter et de Coré, expression d'une forme différente de leur religion. Nous reviendrons du reste [sect. V], sur le culte de Déméter Thesmophoros, sur son introduction à Athènes et sur la part que cette cité a eue dans sa propagation vers les autres contrées helléniques. Ici nous nous bornerons à signaler le très ancien culte attique de Déméter Chloé ou Euchloos, associée comme fille à Gê Kourotrophos et honorée au printemps dans le sacrifice des Chloeia ; puis celui de la Déméter Proêrosia, à qui la fête des Proerosia était consacrée, en même temps qu'à Zeus Ombrios et à Poseidon Phytalmios.

Mégare porte un nom tout particulièrement significatif par rapport à la religion de Déméter, car megara était le terme consacré pour désigner les sanctuaires souterrains des divinités chthoniennes. On ne doit donc pas être surpris de voir que les habitants de cette ville prétendaient posséder le plus antique temple ou megaron consacré à la déesse ; ils en attribuaient la construction à leur premier roi, Car, fils de Phoronée, ce qui implique la tradition d'une origine carienne. Tandis que ce sanctuaire primitif s'élevait sur l'acropole de la Caria, il y avait dans la ville basse un temple plus récent de Déméter Thesmophoros, et à Nisaea, le port de Mégare, la même déesse était adorée sous le vocable de Malophoros. C'est de Mégare que le culte de Déméter fut porté à Byzance, colonie de cette ville, qui eut aussi une part considérable à sa diffusion en Sicile. Cette influence fut à la fois médiate et immédiate, car on attribuait à la Déméter de Syracuse une origine corinthienne ; or c'est de Mégare, suivant toutes les probabilités, que le culte de la déesse avait passé à Corinthe, où il se présente à nous avec un certain développement, comme un reste subsistant de l'antique religion locale des temps antérieurs à l'invasion dorienne, alors que la ville portait encore son nom primitif d'Ephyra, lequel est de nature à faire penser à une parenté avec la religion chthonienne de la localité de même nom dans la Thesprotie. L'association de Déméter aux Nymphes Lemniennes, soeurs des Cabires, dans les traditions de Corinthe, montre aussi l'existence d'une part d'élément cabirique.

Sicyone avait une légende qui rappelait étroitement celle de Démophon à Eleusis [sect. X de cet article ; Balletys ; Eleusinia, sect. I]. Le roi Plemnaios perdait tous ses enfants, qui mouraient en jetant leur premier cri ; mais Déméter eut pitié de lui, et prenant la figure d'une vieille femme elle se fit la nourrice d'un nouveau fils de Plemnaios, nommé Orthopolis, qu'elle conduisit à bien jusqu'à l'âge d'homme. On disait aussi que Sicyone s'était appelée primitivement Mécôné, comme le lieu où Déméter avait produit pour la première fois le pavot, une de ses plantes sacrées [sect. III et XIII]. Or, chez Ovide, elle emploie le pavot pour guérir Triptolème, qui comme son nourrisson, prend la place de Démophon dans les versions les plus récentes de la légende éleusinienne. Il semble donc qu'elle devait en faire le même usage en faveur d'Orthopolis dans le mythe local de Sicyone, et que cette plante y était le succédané de l'herbe ballis de la légende de Tylos, le Triptolème de la Lydie, et peut-être aussi de quelques versions de celle de Démophon.

A Pyraea, entre Sicyone et Phlionte, on voyait un temple de Déméter Prostasia et de Coré, avec deux édifices où les hommes et les femmes en célébraient séparément la fête ; dans celui des femmes, appelé Numphôn, Dionysos était associé aux deux Grandes Déesses. A Phlionte même, le culte principal de l'acropole était celui de Hébé ou Ganyméda qui s'y présentait comme une variante de la Coré mystique [Bacchus] ; et en même temps, tout à côté, on voyait un temple de Déméter et de sa fille dans l'acropole, comme un autre dans la basse ville. Toutes les traditions de Phlionte ont trait à un très antique développement agricole, son nom primitif d'Armthyrea, celui de la colline voisine, Arantinos lophos et celui du vieux héros local Aras, fils de Prométhée, antérieur de trois générations à Arcas et aux premiers autochthones d'Athènes, héros dont le fils est appelé Aoris, «l'homme à la faucille». On montrait le tombeau d'Aras dans la localité voisine de Célées, siège d'une institution de mystères issue de celle d'Eleusis. C'était, nous dit Pausanias, celle qui copiait le plus exactement les rites éleusiniens, et on en attribuait l'établissement à Dysaulès, frère de Céléos, chassé d'Eleusis par Ion. Des chants en l'honneur d'Aras étaient exécutés en commençant la cérémonie des mystères de Célées.

Argos est, dans le Péloponnèse, un des plus anciens centres de la religion de Déméter ; elle y remontait aux âges primitifs de la période pélasgique et y avait survécu à l'invasion des Doriens et à leur hostilité. L'institution des Thesmophoria passait pour y avoir été implantée par les filles de Danaos ; et comme on faisait venir celles-ci, avec leur père, d'Egypte ou de Libye, il y avait tout près d'Argos un temple de Déméter Libyssa, dans un lieu que Festus appelle Libycus campus. La ville même renfermait un temple de Déméter Pelasgis, fondé, disait-on, par Pélasgos, fils de Triopas ; dans son enceinte étaient le tombeau de Pélasgos et l'édifice de bronze, chalkeion, qui passait pour renfermer les cendres de Tantale, avec les trois statues de Zeus Mêchaneus, d'Artémis et d'Athéné. Dans un gouffre voisin, on jetait à certaines époques des flambeaux allumés en l'honneur de Coré. On racontait même que Déméter avait honoré Argos de sa visite, et qu'elle y avait reçu l'hospitalité de Mysios et d'Athéras, tandis que Colontas refusait de l'accueillir, et le souvenir de ce passage de la déesse était consacré par le temple sans toit de Déméter Mysia, près de Mycènes, auquel attenait un autre sanctuaire de briques, contenant les images de Déméter, de Coré et de Pluton.

Lerne prétendait montrer, sur les bords du torrent Gheimarrhos, le champ où Pluton avait enlevé Perséphoné, et c'est tout auprès, dans le bois sacré descendant du mont Pontinos à la mer, bois où étaient bâtis les deux temples de Déméter Prosymna et Dionysos et de Dionysos Saotès et Aphrodite, que l'on célébrait les célèbres mystères de Lerne. Ces mystères, consacrés simultanément à Déméter et à Dionysos, étaient au nombre de ceux qui étaient issus des mystères éleusiniens [Bacchus], lesquels y fournirent même à diverses époques une partie du personnel sacré. Mais la part de Déméter y était primée par le côté dionysiaque, auquel seul se rattachaient les plus anciennes traditions du lieu et sans doute son culte originaire, sur lequel s'étaient ensuite greffés les mystères, qui, Pausanias le reconnaît lui-même, portaient le cachet d'une institution récente. C'est là, du reste, ce que Preller appelle très justement la forme relativement moderne de la religion de Déméter en Argolide, par opposition à sa forme vraiment antique, le culte de Déméter Pelasgis. Celle-ci remonte aux âges antédoriens, tandis que le culte mystique de Lerne ne s'est sûrement établi qu'après les Guerres Médiques.

La religion d'Hermioné, l'antique cité des Dryopes, telle qu'elle nous est décrite par Pausanias, présentait une physionomie assez originale et assez intéressante pour que nous en parlions avec quelque détail. Sur le mont Prôn, voisin de la ville, s'élevait un temple de Déméter Chthonia, que la tradition prétendait avoir été fondé par Clyménos fils de Phoronée, et Chthonia, soeur de Clyménos suivant les Hermioniens, fille de Colontas d'après les Argiens. Dans le culte de ce lieu, la Déméter Chthonienne était associée à Clyménos, celui qu'on entend et qu'on ne voit pas, personnage divin dans lequel on reconnaissait Hadès, souverain des régions infernales. La grande fête du sanctuaire était appelée Chthonia et avait lieu en été. Elle consistait en une procession des hommes, des femmes et des enfants, tous vêtus de blanc et couronnés des fleurs d'une espèce d'hyacinthe qu'on appelait cosmosandalon. Cette procession amenait au temple des vaches, qu'on y faisait entrer successivement et dont chacune, les portes fermées derrière elle, était tuée dans l'intérieur à coups de faucille par les vieilles femmes investies de la prêtrise. Celles-ci avaient droit à l'honneur de statues iconiques érigées en avant du temple, et seules étaient admises à contempler le symbole mystérieux de Déméter Chthonia, tenu soigneusement caché aux yeux du vulgaire, probablement un emblème phallique. Car en pénétrant dans le temple on n'y voyait que deux statues peu anciences de Déméter et d'Athéné, placées à l'endroit même où avait lieu l'immolation des vaches. En face du temple de Déméter il y en avait un de Clyménos, dans lequel on sacrifiait à ce dieu, et à côté un sanctuaire d'Arès. A droite du temple de Déméter, le portique d'Echo. Enfin, en arrière de ce même temple, trois endroits distincts étaient qualifiés comme le champ de Clyménos, le champ de Pluton et le lac Achérusien. Dans le champ de Pluton, un gouffre entouré d'une clôture de pierre passait pour avoir été l'ouverture par où Héraclès était remonté des enfers en ramenant Cerbère, ce qui fait que les Hermioniens prétendaient être dispensés de payer tribut à Charon en descendant chez les morts. Dans les notions ainsi fournies par Pausanias, Coré ou Perséphoné n'a point de place ; elle n'est rappelée que par le personnage héroïque de la jeune Chthonia, soeur d'un Clyménos que la légende populaire distinguait du dieu homonyme. Mais d'autres sources, littéraires et épigraphiques, représentent le culte d'Hermioné comme associant à Déméter-Chthonia sa fille Cora, en tant qu'épouse de l'infernal Clyménos ; c'est la donnée que, dès la XLe Olympiade, avait admise le poète Lasos d'Hermioné ; Philiscos, un des poètes de la Pléiade, fournissait même la série suivante de divinités, Gê Chthonia, Déméter, Coré et Clyménos.

A Trézène, Déméter Thesmophoros avait un temple, dont on attribuait la fondation à Althépos ; il était situé au-dessus de celui de Poseidon. Dans cette ville, la déesse recevait aussi l'appellation d'Amaia, que nous trouvons accouplée à celle d'Azésia, d'une manière qui semble indiquer un groupe de deux déesses correspondant à celui de Déméter et de sa fille. Entre Trézène et Hermione on rencontrait un sanctuaire de Déméter Thermésia et un autre de Déméter et Coré au lieu nommé Eileoi. Une forme particulière du culte des Grandes Déesses, désignées non plus par les noms de Déméter et Coré, mais par ceux de Damia et Auxesia, avait eu sa source à Trézène et de là était passée à Epidaure, puis à Egine. Quand l'adoration de ces déesses s'établit à Epidaure, la Pythie ordonna de faire leurs statues en bois d'olivier, et les Epidauriens, considérant les oliviers de l'Attique comme les plus sacrés de tous, demandèrent aux Athéniens d'aller en couper chez eux, ce qui leur fut accordé à condition de faire des présents annuels à Athéné Polias. Aussi les images de Damia et d'Auxésia surmontaient-elles le fronton du temple d'Athéné dans l'île d'Egine. Dans les fêtes de ces déesses à Trézène avait lieu une Lithobolia ou combat à coups de pierres, analogue à la Balletys d'Eleusis ; dans celles d'Egine, elle était remplacée par un échange d'apostrophes injurieuses et plaisantes, pareilles aux Gephyrismi du retour des Eleusinies et aux Stenia des Thesmophories attiques. Cette dernière circonstance est de nature à faire soupçonner que les Thesmophories que l'on signale à Trézène et à Egine n'étaient peut-être pas autre chose que les fêtes de Damia et d'Auxésia. En tous cas, comme l'a très bien vu Preller, elles avaient dû suivre la même voie et passer par Epidaure dans leur transmission d'Athènes à Egine. Ajoutons qu'une des journées des Grandes Eleusinies portait le nom d'Epidauria et était marquée par un sacrifice à Asclépios, le grand dieu d'Epidaure [Eleusinia, sect. VI], fait qui se rattache à l'alliance que nous venons d'indiquer entre les religions d'Athènes et d'Epidaure.

En Laconie, dans la contrée où l'esprit dorien s'était le mieux conservé avec sa rudesse et son caractère primitif, nous ne voyons le culte de Déméter que dans un très petit nombre d'endroits, où il ne s'était établi que tout à fait tardivement, par suite d'une importation étrangère. A Sparte même il y avait un temple de Déméter Chthonia, que ses desservants prétendaient faire remonter à Orphée ; mais Pausanias lui-même signale la vanité de cette prétention et reconnaît que c'est d'Hermioné que le culte de la déesse avait été apporté bien plus tard à Sparte. Les autres foyers de la même religion dans la Laconie procèdent du sanctuaire d'Eleusis. Tel est certainement le cas de la Déméter Eleusinia, dont le temple, situé sur le Taygète, renfermait une image antique d'Orphée, regardée comme l'oeuvre des Pélasges, et passait pour bâti sur l'endroit où Asclépios avait caché Héraclès, tandis qu'il le guérissait de ses blessures. A Gythion, Déméter avait un sanctuaire auquel s'attachait une vénération mystique, et à côté une statue de Poséidon Gaiaochos. Enfin, la ville de Caenépolis sur le promontoire du Ténare, dont le nom même indique la fondation récente, possédait un mégaron de Déméter à l'imitation de celui d'Eleusis.

Les Messéniens rapportaient l'origine de leur nation aux deux frères, fils de Lelex, Mylès et Polycaon, et à la femme de ce dernier, venue d'Olympie, Messène, fille de Teiopas, origine qui la met en rapport avec la plus antique forme de la religion de Déméter chez les Pélasges [sect. IX et XII]. Et en effet les légendes du pays liaient cette Messène avec le souvenir de l'établissement dans la ville d'Andania, capitale de la Messénie, d'un culte issu de celui d'Eleusis. L'instituteur en avait été, disait-on, Caucon, fils de Celainos, fils de l'autochthone Phlyos, venu directement d'Eleusis avec le secret des rites orgiastiques des Grandes Déesses. Cette généalogie rattache, du reste, en réalité, les mystères d'Andania à ceux de Célées près de Phlionte (source des deux noms de Célainos et Phlyos) et impose d'admettre qu'ils ne procédaient des Eleusinies que par l'intermédiaire de ceux-ci. Leur plus grand éclat, suivant les récits traditionnels, eut lieu quand vint d'Attique Lycos, fils de Pandion, longtemps après Caucon. A la suite des désastres de la première guerre de Messénie, la famille qui desservait ces mystères, et qui semble avoir prétendu tirer son origine de Lycos, l'initiateur, émigra en Attique, et de grandes probabilités indiquent qu'elle y fut la souche des Lycomides, qui à partir d'une certaine époque fut investie de l'office de la daduchie à Eleusis même [Eleusinia, sect. I].

Ces Lycomides, en Attique, établirent leur sanctuaire de famille, honoré avec des rites particuliers, à Phlya, nom qui rappelle ceux de la ville péloponnésienne de Phlionte et du premier ancêtre de l'instituteur des mystères de la Messénie. Ceux-ci, privés de leurs hiérophantes émigrés, achevèrent de disparaître après la chute définitive de l'indépendance messénienne. La tradition en resta ainsi interrompue pendant plusieurs siècles, jusqu'au temps d'Epaminondas et à la reconstitution nationale des Messéniens. Alors le Lycomide Méthapos, hiérophante ambulant qui avait consacré sa vie au rétablissement et à la réorganisation des vieux mystères tombés en désuétude, après avoir reconstitué ceux de Déméter Cabiria auprès de Thèbes, revint dans le pays d'origine de sa famille et y institua de nouveau les mystères d'Andania. Mais au lieu de les refaire, comme on disait qu'ils avaient été d'abord, tout éleusiniens et consacrés exclusivement à Déméter et à sa fille, il leur donna le caractère cabirique qu'avaient toutes ses institutions religieuses [Cabiri], pour lesquelles il semble avoir puisé directement à la source de Samothrace. Ils avaient encore ce caractère en 91 av. JC., époque où fut gravée l'inscription, retrouvée il y a peu d'années dans les ruines d'Andania, qui en donne le règlement. Les mystères y apparaissent consacrés à Déméter, à Coré, sous le nom d'Hagna, aux deux Cabires, à Apollon Carnéios et à Hermès. Mais plus tard les Cabires en furent évincés, et du temps de Pausanias on y honorait seulement Déméter, Coré-Hagna, Apollon Carnéios et Hermès.

Lycos, fils de Pandion, passait pour avoir encore institué des mystères pareils aux Eleusinies à Aréné, la seconde capitale de la Messénie. Après la reconstitution de la nation messénienne, ces mystères ne furent pas rétablis, comme ceux d'Andania. Mais Aréné possédait toujours un téménos d'Hadès et un bois sacré de Déméter. C'est dans les environs de cette ville que l'on plaçait l'aventure de la Nymphe Minthé, transformée en la plante de la menthe pour avoir excité la jalousie de Perséphoné dans l'Hadès ou pour avoir insulté à la douleur de Déméter. A côté de Lépréos on voyait une fontaine Aréné ; il est donc probable que c'est de cette ville qu'y était venu le culte de Déméter. Les Hilotes transportés de la Messénie à Hélos avaient une extrême dévotion pour les Grandes Déesses ; chaque année, le jour de la fête, ils amenaient processionnellement une statue de Coré au temple de Déméter Eleusinia sur le Taygète. Pylos est un des lieux auxquels s'attache le souvenir de Triopas ; c'est aussi le théâtre du combat d'Héraclès contre Hadès. Les cultes de Déméter, Coré et Hadès y étaient en grand honneur.

En Elide, Olympie montrait, au pied du mont Cronion,le lieu où le sol s'était ouvert, puis refermé, pour donner passage au char d'Hadès enlevant Perséphoné. Là s'élevait un temple de Déméter Chamyné, où du temps de Pausanias, les anciennes statues de Déméter et de Coré venaient d'être renouvelées par Hérode Atticus. La prêtresse de ce temple jouissait du privilège exceptionnel d'assister aux jeux Olympiques, assise sur un autel, en face des hellanodiques. Dans l'Altis, Pausanias signale un autel consacré à la Despoina que nous allons retrouver en Arcadie comme la fille de Déméter, et un peu plus loin il parle d'un culte commun des deux grandes Déesses sous le nom de ai Despoinai, culte où il n'était pas permis d'employer de vin dans les libations. L'Achaïe nous offre le temple de Déméter Panaeliaia, situé à Aegion, à côté de celui de Zeus Homagyrios. Ces deux divinités présidaient au lien fédéral des Achéens, et c'est à côté de leurs temples, sous leur protection, que se tenaient les assemblées du conseil de la Ligue. Les images de Déméter Panachaia et de Zeus Homagyrios forment les types des monnaies de bronze de la confédération des Achéens. Auprès du temple de Déméter à Aegion il y en avait un autre de Coré et un de Poseidon. A soixante stades de Pellène, un sanctuaire, entouré d'un bois sacré, était dédié à Déméter Mysia et passait pour avoir été fondé par l'Argien Mysios, hôte de la déesse. On y célébrait annuellement une fête qui durait sept jours ; le troisième, les femmes accomplissaient des rites mystérieux, d'où non seulement les hommes étaient exclus, mais aussi tous les animaux mâles ; le lendemain, une lutte d'apostrophes satiriques et bouffonnes avait lieu entre les hommes et les femmes. Tout ceci rentre exactement dans la donnée d'une fête de Thesmophoria. A Patrae il y avait un temple de Gê, Déméter et Coré, avec une source à laquelle était attaché un oracle infaillible pour les malades. On y regardait dans un miroir magique, où l'on voyait guérie ou morte la personne au sujet de laquelle on était venu consulter.

L'Arcadie était restée, jusque dans les siècles de la pleine histoire, la terre pélasgique par excellence ; aussi est-ce là seulement que certains cultes et certains mythes avaient conservé fidèlement leur forme primitive, et souvent étrange, remontant au temps des vieux Pélasges. Ceci est particulièrement marqué dans ce qui touche à la religion de Déméter. Hérodote dit qu'après l'invasion dorienne les Arcadiens furent les seuls dans le Péloponnèse à conserver l'usage des Thesmophories, qui ne se rétablirent que plus tard dans les pays conquis par les Doriens. Surtout l'Arcadie gardait encore dans certaines localités une version singulièremeut antique du mythe fondamental de Déméter ; nous l'exposerons dans la section X. C'est celle que l'on racontait à Phigalie au sujet du temple de Déméter Melaina, et avec quelques variantes, à Thelpusa, à l'occasion du sanctuaire qui renfermait la double image de Déméter comme Erinnys et comme Lusia, ainsi qu'auprès de Phénée, dans la légende du bain de Déméter irritée dans le Styx, dont sa colère avait troublé les eaux. D'après ce récit, Déméter aurait subi la violence de Poseidon, et serait ainsi devenue mère d'une fille que les Arcadiens nommaient Despoina. C'était une forme particulière de Perséphoné, qui se rapprochait par certains côtés d'Artémis, avec laquelle elle avait en commun la biche comme animal sacré [Proserpina]. Il y avait à Lycosura un temple de Déméter et de Despoina. Le plus fameux sanctuaire de Despoina était à Acacésion et Pausanias le décrit longuement. En avant de l'entrée du péribole sacré se trouvait un petit temple d'Artemis Hégémoné, comme à Eleusis celui d'Artémis Propylaia. Les propylées du péribole étaient décorés de bas-reliefs représentant les Parques sous la conduite de Zens Moiragétès et la lutte d'Héraclès et d'Apollon pour la possession du trépied ; on y voyait aussi suspendu un tableau qui contenait le règlement des cérémonies mystérieuses à accomplir dans le temple. En avant de celui-ci, trois autels étaient consacrés à Déméter, à Despoina et à la Grande Mère des dieux. Le groupe colossal et monolithe, placé dans le sanctuaire, était l'oeuvre du sculpteur Damophon. Il représentait Déméter et Despoina assises sur un même trône : la mère tenant un flambeau de la main droite et appuyant la gauche sur l'épaule de sa fille ; celle-ci avec un long sceptre à la main et la ciste mystique sur ses genoux. Deux figures de plus petite dimension, debout, étaient placées des deux côtés du trône : auprès de Déméter, Artémis en costume de chasseresse, le carquois aux épaules, son chien auprès d'elle, tenant d'une main un flambeau et de l'autre deux serpents ; auprès de Despoina, représenté comme un homme armé, le Titan Anytos, que la légende locale disait l'avoir élevée. Au pied de ce groupe, les habitants apportaient des offrandes de tous les fruits, excepté des grenades. A la paroi gauche de l'intérieur de la cella était suspendu un miroir doué de propriétés merveilleuses. Ce temple, constamment ouvert aux adorations publiques, était distinct du mégaron où se célébraient des initiations où tous les Arcadiens étaient admis et où les sacrifices, à cette occasion, avaient lieu avec des rites particuliers. Au-dessus du mégaron s'étendait le bois sacré de Despoina, entouré d'une enceinte, avec des autels à Poseidon Hippios, père de la déesse, et à d'autres dieux. De là on montait par un escalier à un temple de Pan, dieu qui joue un rôle important dans la légende de Déméter Melaina à Phigalie. La réunion de divinités de cet ensemble de sanctuaires offrait une très étroite analogie avec celle qui, dans la ville voisine de Mégalopolis, marquait le péribole des Grandes Déesses. A l'entrée, deux bas-reliefs représentaient l'un Artémis, l'autre Asclépios et Hygie. Dans l'enceinte se dressaient les deux statues de Déméter et de Coré Soteira, hautes de quinze pieds. En avant, de plus petites statues représentaient des jeunes filles en tuniques talaires, portant sur la tête des corbeilles de fleurs ; les uns disaient que c'étaient les deux filles de Démophon, les autres Artémis et Athéné avec les fleurs qu'elles cueillaient en compagnie de Perséphoné quand elle fut enlevée, deux interprétations dont l'une plus relevée et plus mystique que l'autre, mais qui toutes deux reportaient à la source des traditions d'Eleusis. A côté de l'image de Déméter, une statue d'une coudée de haut représentait le Dactyle idéen Héraclès, qui tenait ici la place du Titan Anytos à Acacésion et que nous avons déjà vu mentionné comme le fondateur du temple de la déesse à Mycalessos de Béotie. D'autres petites figures retraçaient deux Heures, Pan jouant de la syrinx et Apollon lyricine. En outre, devant les simulacres des Grandes Déesses était une table des sacrifices ornée de bas-reliefs, où l'on voyait Zeus enfant porté dans les bras de Naïs, au milieu des Nymphes de l'Arcadie, Anthracia armée d'un flambeau, Hagno avec une hydrie et une phialé, Archiroé et Myrtoessa avec des vases d'où l'eau s'échappait. Dans le même péribole était le temple de Zens Philios, forme particulière du dieu des enfers, que sa statue par Polyclète représentait sous les traits et avec les attributs ordinaires de Dionysos [Bacchus] ; ce temple était précédé de deux statues de Déméter et de Coré.

Les deux cultes d'Acacésion et de Mégalopolis ne nous présentent plus dans sa pureté la vieille religion pélasgique arcadienne de Déméter. Ils en conservent seulement quelques vestiges, combinés avec des éléments éleusinions devenus prédominants, surtout à Mégalopolis. En effet, dans toute l'Arcadie, nous observons par dessus ce fond primitif une nouvelle couche, bien distincte, de diffusion de la religion des Grandes Déesses, qui procède directement du sanctuaire mystique d'Eleusis et qui semble avoir été apportée par de véritables missionnaires répandus dans tout le pays vers l'époque d'Epaminondas. A Thelpusa ce nouveau culte se superpose à l'ancien, et tous deux restent intacts, côte à côte, en bonne intelligence. En même temps que le vieux sanctuaire de Déméter Erinnys et Lusia, on y voit un temple de Déméter Eleusinia, où elle est honorée conjointement avec Coré et Dionysos. A Phénée, il ne reste plus de l'ancienne religion que la légende du bain de Déméter dans le Styx, mais le temple de la ville, au temps de Pausanias, était consacré à Déméter Eleusinia et on y célébrait des initiations conformément au rituel d'Eleusis. Tout près du temple était ce qu'on appelait le petroma, deux grandes pierres debout, exactement appliquées l'une contre l'autre. Tous les ans, lors du retour des mystères, qui avaient lieu à la même date qu'à Eleusis, on faisait pivoter les deux pierres, mettant en évidence une inscription gravée à l'intérieur, qui comprenait le rituel de la cérémonie. On en donnait lecture aux candidats à l'initiation, et la nuit suivante on refermait le petroma. Sur les deux pierres, pour les retenir unies, était placé une sorte de couvercle rond, contenant un masque de Déméter Cidaria. A la fête des mystères, le prêtre en couvrait son visage, et dans cet accoutrement frappait de verges les gens de la contrée qui se présentaient devant lui. A quinze stades de Phénée était encore un temple de Déméter Thesmia, sur l'emplacement où, disait-on, les Phénéates Trisaulès et Damithalès avaient autrefois reçu la déesse dans ses courses errantes sur la terre. En récompense de leur hospitalité, Déméter leur avait donné toutes les plantes alimentaires des jardins, à l'exception de la fève. Cette dernière partie de la légende avait évidemment pour origine la défense de manger des fèves, faite aux initiés de Phénée comme à ceux d'Eleusis. Trisaulès et Damithalès étaient représentés par la fable locale comme les instituteurs des mystères, qui, disait-on, s'étaient d'abord célébrés dans le temple de Déméter Thesmia. A Mégalopolis, quatre individus, probablement de la famille des Lycomides, Callignotos, Mentas, Sosigénès et Polos, avaient introduit les initiations d'Eleusis vers l'époque de la fondation de la ville par Epaminondas.

Citons encore, à cinq stades de Mégalopolis, le temple de Déméter au Marais, en elei, où les femmes avaient seules le droit d'entrer, ce qui indique un culte de la nature des Thesmophoria. Auprès de Tégée, sur la route d'Argos, étaient, au milieu d'un bois de chênes, les deux sanctuaires contigus de Déméter en Korutheusi et de Dionysos Mystès. A Tégée même, il y avait un temple de Déméter Carpophoros et de Coré ; l'emplacement en a été retrouvé sur la colline d'Haglicos Sostis, et on y a découvert, en 1861, un dépôt très considérable de terres cuites votives ; la plupart reproduisaient les xoana archaïques des deux déesses, d'autres un type plus avancé de représentation de Déméter ; quelques-unes enfin, d'une grossièreté affectant l'archaïsme, Apollon lyricine, circonstance digne de remarque, car tout auprès du temple de Déméter Carpophoros, à Tégée, on voyait un autel de Coré entre deux temples de Dionysos et d'Apollon, ce dernier avec un xoanon doré, attribué au Crétois Cheirisophos. De même, nous venons de voir à Mégalopolis la statue d'Apollon lyricine auprès de celles des Grandes Déesses, et à Thelpusa le lieu où s'élevait le temple de Déméter Erinnys et Lusia, et où s'en était localisée la légende, était appelé Onceion, d'après Oncos, fils d'Apollon. Enfin Pallantion possédait aussi un temple de Déméter et de Coré.

Dans la mer Egée, la Crète nous apparaît comme un des plus anciens foyers de la religion de Déméter. C'est dans cette île qu'Hésiode place les amours de la déesse avec Jasion, déjà chantés dans l'Odyssée. L'hymne homérique à Déméter la représente, à son arrivée à Eleusis, comme se donnant pour venue de Crète. Bacchylide plaçait dans cette île l'enlèvement de Perséphoné. Hiérapytna rendait un culte public aux Grandes Déesses. La numismatique de Priesos, de Cnosse et de la Communauté des Crétois sous l'empire romain, nous offre des symboles de Déméter. Là, du reste, nous constatons, comme en Arcadie, par dessus l'ancien fond national, une nouvelle couche de ce culte, venue de l'Attique. C'est sûrement d'Athènes qu'on y avait importé les Eleusinies et les Thesmophories, dont l'adoption est attestée par les noms des mois Eleusinios et Thesmophorios. L'introduction des Thesmophories en Crète devait, du reste, être assez ancienne, car tout semble indiquer que c'est de Crète que fut porté à Paros le culte de Déméter Thesmophoros, qui y prit un développement considérable. Et il était déjà établi dans cette dernière île avant la colonisation de Thasos par les Pariens. Ces colons portèrent, en effet, à Thasos leur Déméter Thesmophoros. Polygnote, Thasien de naissance, avait représenté, dans sa peinture des enfers à la Lesché de Delphes, Tellis et Cleoboia, les deux personnages qui avaient transmis de Paros à Thasos les orgies mystérieuses de Déméter ; et Tellis était bisaïeul du poète Archiloque, qui consacra un hymne célèbre aux Grandes Déesses. Les prêtres de ces déesses à Paros portaient le nom de Cabarni et se disaient descendants d'un certain Cabarnos, qui aurait informé Déméter de l'enlèvement de sa fille. Ce nom semble étroitement apparenté à celui des Cabiri, et l'on pourrait en conclure qu'à Paros l'institution des Thesmophories s'était greffée sur un ancien culte cabirique. L'île entière était quelquefois appelée Démétrias ou Cabarnis. Source probable des Thesmophories de Paros, la Crête l'était sûrement du culte de Damia et Auxêsia à Trézène. Les Pariens adoraient encore une Déméter Carpophoros.

A Syros les inscriptions mentionnent le culte de Déméter et Coré comme «déesses célestes», ouraniai theai ; les monnaies attestent celui d'une Déméter Cabirique, accompagnée de deux Dioscures-Cabires, Kabeiroi Surioi. A Délos, il est question de la célébration de Thesmophories ; aussi à Erétrie d'Eubée, où certains détails prouvent que cette fête avait été apportée d'Athènes. Les inscriptions parlent aussi de l'adoration des Grandes Déesses à Mitylène, dans l'île de Lesbos. A Samos on rendait un culte à Déméter comme Kourotrophos et comme Enelyscis. On signale à Rhodes une fête de la déesse, les Episcaphia, dont le nom semble indiquer qu'elle était en rapport avec le hersage des champs, et nous parlerons un peu plus loin de la part que les cités rhodiennes prenaient au culte Triopien de Cnide. Une inscription de Palaepaphos mentionne la grande prêtresse de tous les temples de Déméter dans l'île de Cypre, et nous savons qu'on y célébrait des Thesmophories de neuf jours de durée, qui jouent même un rôle dans les fables de Cinyras et de Myrrha. Cependant, on ne connaît jusqu'ici de sanctuaires spéciaux, que celui de Déméter Paralia à Cition, et, somme toute, le culte des Grandes Déesses ne paraît avoir été que peu développé à Cypre.

Si maintenant nous nous tournons vers le Nord, Acanthe de Macédoine nous offre une Déméter Acanthia. En Thrace, on célèbre les Thesmophories à Abdère, et en dehors de Byzance, dont nous avons déjà parlé, la numismatique atteste le culte des Grandes Déesses à Périnthe, Hadrianopolis et Philippopolis, comme à Stobi de Macédoine, à Tomi et à Nicopolis dans la Moesie, et à Olbia sur la côte de Scythie.

Les Ioniens, lors de leur grande émigration en Asie-Mineure, transportèrent dans les établissements qu'ils fondèrent sur les rivages de la contrée qui prit d'eux le nom d'Ionie, le culte et les fêtes de Déméter et de sa fille. Telle est la conclusion qu'Ottfried Müller et Boeckh se sont crus l'un et l'autre autorisés à tirer du passage de Strabon où l'on voit que, de son temps même, les Nélides ou Androclides d'Ephèse, descendants des anciens rois de l'Attique, conservaient avec le titre de basileis, comme l'Archonte-Roi d'Athènes, le privilège des sacrifices en l'honneur de Déméter Eleusinia, sacrifices qui étaient accompagnés de jeux et de combats d'animaux. On voit aussi dans Hérodote Philistos, fils de Pasiclès, venu à la suite de Nélée, fils de Codros et fondateur de Milet, consacrer un temple à la même déesse sur le promontoire de Mycale. Les Thesmophories furent alors portées d'Athènes en Ionie, en même temps que le culte éleusinien et s'y maintinrent jusqu'à l'époque impériale. Une inscription de cette dernière période, à Smyrne, parle des «mystes de la grande déesse Déméter Thesmophoros, du temple qui est en avant de la ville», tês megalês Theas pro poleôs Thesmophorou Dêmêtros. Le culte de la même forme de la déesse à Priène est encore attesté par l'épigraphie. Aussi les colonies milésiennes portèrent-elles la religion de Déméter jusque dans le fond du Pont-Euxin. Ici nous nous bornerons à citer l'importance de cette religion à Héraclée de Bithynie, où la déesse portait le surnom de Pampano, et l'établissement du culte de Déméter Thesmophoros à Panticapée, sur le Bosphore Cimmérien.

Les inscriptions nous font connaître le culte que Sigée de Troade rendait aux Grandes Déesses, les médailles l'importance que le même culte avait à Parion de Mysie, à Nicée de Bithynie et dans plusieurs autres villes de la même région. Cyzique en particulier, colonie d'abord de Milet puis de Mégare, était consacrée tout à fait spécialement à Coré, surnommée Soteira ; les habitants prétendaient que leur ville avait été donnée en dot à la déesse par Zeus. Les cultes de Cyzique ont été l'objet d'une étude de Panofka. La principale légende de cette ville était celle des amours de Dionysos avec la nymphe Aura, forme héroïque du mythe essentiel de la religion locale, de l'union de Dionysos Soter avec Coré Soteira, représentée avec son nom au droit des statères d'argent de Cyzique, ou, sous d'autres noms, de Dionysos Eleuthérios avec l'Eleutheria figurée sur un célèbre statère cyzicène d'électrum, que Millingen a le premier fait connaître [Bacchos ; Proserpina]. Cette association de Dionysos à Coré est toute éleusinienne, et les noms sous lesquels elle s'exprime, que nous avons déjà rencontrés à Lerne et à Mégalopolis, ont directement trait aux doctrines sur l'autre vie. Ce qui est propre à Cyzique, c'est que la Coré Soteira de cette ville, dans sa conception comme dans ses représentations plastiques, réunissait les attributs d'ordinaire séparés de la mère et de la fille. Aussi Déméter n'apparaissait presque pas dans le culte et dans les traditions de cette ville ; parmi les types de ses monnaies elle ne figure qu'en rapport avec des épisodes de la légende poétique de Perséphoné. Cette adoration de la fille seule, rendue presque entièrement indépendante de sa mère, est un fait exceptionnel, qui ne se produit jamais dans la Grèce proprement dite. Mais nous le retrouvons à Sardes. Là il est positivement le résultat de la traduction hellénique en Perséphoné d'une antique divinité lydienne, dont nous ignorons le nom. Il semble qu'à Cyzique également, dans la conception particulière de la Coré Soteira locale, les traits de la Coré hellénique, se soient fondus, avec ceux de la Dindymène, forme juvénile de Cybèle, dont les Cyzicéniens avait enlevé de Proconnèse la statue vénérée pour la transporter dans leur ville. La tête de Coré Soteira, avec le type qui resta depuis lors consacré, fait son apparition sur les monnaies de Cyzique précisément à l'époque du transfert du simulacre de Dindymène. Dans les articles Cybèle et Sabazios, nous montrerons qu'il est des mythes où la Cybèle phrygienne se dédouble en deux personnes distinctes, l'une matronale et l'autre juvénile, et qu'à l'époque où l'Asie-Mineure entière achève de s'helléniser, ce dédoublement de la vieille déesse nationale est traduit par le couple de Déméter et Coré. C'est par cette substitution de Déméter à Cybèle que s'explique le culte rendu à l'époque impériale par Pessinonte, la ville de la Mère des dieux, à Déméter Eubosia, adorée aussi près d'Aezani et à Déméter Carpophoros.

Nous trouvons aussi le culte de Déméter à Ancyre, à Cibyra, à Laodicée, et à Iconium un grand prêtre de Déméter Achaia ou Iachaia (il y a doute sur la lecture exacte du nom), laquelle reçoit en même temps les épithètes singulières de dekamazos ou tetrakorê, qui font évidemment allusion à des légendes toutes locales. Des inscriptions parlent encore du culte de Déméter à Tralles en Lydie. Y eut-il également en Carie assimilation d'anciennes divinités nationales à Déméter et à sa fille ? On l'ignore. Mais en tous cas, Nysa de Carie, fondée sous les Séleucides, prétendit être la Nysa où l'hymne homérique à Déméter plaçait l'enlèvement de Perséphoné.

Aussi, vers la fin de la république romaine, adopta-t-elle la représentation de cet enlèvement pour type de ses monnaies. L'exemple de Nysa fut presque immédiatement suivi par Orthosia de Carie et Hiérapolis de Phrygie, puis, à l'époque impériale, par un grand nombre de villes de Carie, d'Ionie, de Lydie, d'Eolide, de Mysie, de Bithynie, de Pamphylie et de Pisidie [Proserpina]. Sous les empereurs, Nysa admit aussi parmi les types monétaires l'image de Déméter à la recherche de sa fille, et un certain nombre d'autres cités de l'Asie-Mineure firent de même.

La religion de Déméter, sous une forme purement hellénique, s'était, du reste, implantée sur la côte de Carie dès l'époque de la fondation des établissements doriens de cette région ; et l'on prétendait même qu'il y existait bien antérieurement. C'était Triopas en personne, disait-on, qui, fuyant la Thessalie, avait été le premier fondateur de Cnide et du célèbre sanctuaire du promontoire Triopion, centre religieux et politique des cités grecques de la Doride asiatique, de Rhodes et des îles voisines. Le dieu principal du Triopion de Cnide était Apollon, le dieu dorien par excellence ; mais on y voyait aussi un temple des Grandes Déesses dont M. Newton a découvert les ruines. Il y a de fortes raisons pour croire, surtout avec la façon dont Triopas en était représenté comme le fondateur, que c'est à ces déesses que le Triopion de Cnide avait été d'abord consacré et que le dieu national des Doriens ne s'y était introduit que plus tard [voy. sect. IX] ; mais en tous cas, le culte de ce lieu saint et fameux avait fini par réunir Apollon, Déméter et Coré, association que nous avons déjà vue à Andania et que nous retrouvons dans le temple situé au milieu du défilé du mont Corydallos, à moitié chemin entre Athènes et Eleusis. En avant du promontoire de Cnide est située l'île de Télos, d'où était originaire la famille des pontifes des Grandes Déesses à Gé1a, ce qui rattache à cette source l'introduction du culte de Déméter dans une partie de la Sicile.

Une inscription de Sidé de Pamphylie a trait à la religion des Grandes Déesses. En Cilicie, Tarse, Syedra et Coracésion mettent l'image de Déméter sur quelques-unes de leurs monnaies impériales, et Syedra y place aussi l'enlèvement de Perséphoné. Rappelons aussi la légende forgée à l'époque des Séleucides et qui faisait venir Triptolème, le favori de Déméter, d'Argos, en Cilicie, puis de là en Syrie, à Antioche, et dans le pays de Byblos en Phénicie, et qui envoyait même son fils Gordys, portant avec lui le culte de la déesse, jusque dans le pays de Gordyée, sur le Tigre [Triptolemus]. Ici il doit y avoir eu, comme pour le Tylos de la Lydie, assimilation d'un personnage des légendes indigènes avec le héros grec. Du reste, l'adoration de Déméter, dans les temps grecs et romains, ne paraît guère s'être naturalisée parmi les pays Syro-palestiniens, où aucune divinité nationale n'a été identifiée avec elle d'une manière formelle. Dans cette région, il n'y a que la ville de Sébaste de Samarie qui ait adopté le type de l'enlèvement de Proserpine sur une partie de ses espèces monétaires, au temps des empereurs.

Au contraire, l'image de Déméter, ses emblêmes, l'enlèvement de sa fille, ou bien la représentation de Triptolème tiennent une large place entre les types de la numismatique impériale d'Alexandrie. C'est que, dès le premier moment où les Grecs entrèrent en contact avec l'Egypte, ouverte à leur commerce par Psammétique, ils rapprochèrent de leur Déméter l'Isis des bords du Nil. L'école des égyptologues se hâta de conclure de ce rapprochement que Déméter et ses mystères avaient été importés d'Egypte en Grèce. Hérodote n'a pas un doute à ce sujet et croit trouver aux rives du Nil la source des Thesmophoria, tandis qu'Archemachos voulait reconnaître Perséphoné dans Isis, évidemment sous la préoccupation du mythe orphique de Zagreus, tandis qu'Eudoxe, mieux au courant des choses de l'Egypte, relevait de nombreuses différences entre les déesses ainsi rapprochées. Mais malgré ses objections, l'assimilation devint si absolue et si généralement admise que Tertullien put en venir à écrire Ceres Pharia pour Isis Pharia. En même temps, les Egyptiens hellénisés et les Grecs égyptologues revendiquèrent une origine égyptienne au personnage de Triptolème.

Revenons maintenant dans les pays purement helléniques en nous tournant vers l'Occident. A l'entrée de la mer Adriatique, Corcyre nous présente une légende particulière, qui remonte peut-être à une époque antérieure à l'établissement des colons corinthiens dans cette île. Les habitants y montraient que c'était là que Déméter avait enseigné aux Titans à moissonner ; la déesse, ajoutaient-ils, avait obtenu de Poseidon, à force de prières, qu'il cesserait de bouleverser l'île par ses flots, raffermissement du sol qui y avait valu le nom antique de Scheria, et pour assurer l'inviolabilité de ses rivages, elle y avait enfoui sa propre faucille d'où l'appellation de Drépané. On narrait une légende analogue à propos du cap Drépanon de Sicile, dont le nom était aussi rapporté à la faucille de Déméter.

La numismatique des villes de la Grande Grèce atteste combien le culte de Déméter et de sa fille avait d'importance dans presque toutes. Les témoignages littéraires ne sont pas moins formels à cet égard. A Tarente on adorait une Déméter Epilysamené, c'est-à-dire présidant à l'accouchement des femmes. A Métaponte et à Crotone, les légendes fabuleuses de la vie de Pythagore s'accordent avec les médailles pour donner une place de premier rang aux Grandes Déesses dans la religion locale. A Locres, c'était Perséphoné qui était la protectrice spéciale de la ville, dont le principal temple lui était dédié. A Hipponium, Strabon nous parle aussi de l'adoration des Grandes Déesses. A Posidonia-Paestum, en 1820, on découvrit un dépôt de plusieurs milliers de statuettes votives en terre-cuite de Déméter Kourotrophos entre le Temple dit de Neptune et la prétendue Basilique, ce qui prouve qu'un de ces deux sanctuaires, les principaux de la ville, était consacré à Déméter. La numismatique de Paestum montre d'ailleurs que dans le culte de cette ville elle tenait le premier rang après Poseidon. Les écrivains nous parlent encore du développement de la religion de Déméter à Eléa-Vélia et à Néapolis de Campanie. Dans cette dernière ville on l'honorait comme Thesmophoros et la prêtresse de cette forme de la déesse, dont on a trouvé une inscription grecque à Pompéi, devait exercer son sacerdoce, non dans la ville devenue romaine après avoir été osque, mais dans la cité voisine de Néapolis. C'est de Cumes, sa métropole, où le sacerdoce de Déméter Thesmophoros était le plus haut honneur auquel les matrones pussent prétendre, que ce culte y avait passé. Sur le lac Averne, les colons grecs avaient établi l'adoration de Perséphoné comme déesse infernale et ils prétendaient y retrouver le bois de la déesse, par où Ulysse, dans le XIe chant de l'Odyssée, pénètre dans les demeures des morts. Ils racontaient aussi, et les Grecs de Sicile comme eux, que les Sirènes, dont on montraient les tombeaux à Néapolis et au promontoire Pélôron, étaient des compagnes de Perséphoné, associées à ses jeux sur les bords de l'Achéloos quand elle fut enlevée, l'avaient cherchée inutilement et avaient fini par mourir de douleur dans ces différents endroits, en exhalant des chants mélodieux [Sirenae]. C'est enfin aux Grecs de Cumes et de Néapolis qu'il faut attribuer l'invention de la fable de la dispute de Déméter et de Dionysos pour la possession de la Campanie. Mais ici nous touchons au domaine de la Ceres italique, dont nous devons réserver l'étude pour la dernière section de ce chapitre. Remarquons seulement que, dans la religion des Hellènes de l'Italie méridionale, Déméter occupe généralement une position plutôt subordonnée à celle de sa fille ; qu'elle y prend place surtout comme mère de Dionysos et de Perséphoné, de Coros et de Cora, traduits en latin Liber et Libera. C'est qu'en effet, dans toute cette contrée, le culte des divinités chthoniennes s'établit surtout avec la forme mystique et se constitua en mystères où l'élément dionysiaque prédominait, issus des mystères bachiques du Péloponnèse bien plus que le des Eleusinies attiques [Bacchus].

Mais c'est surtout la Sicile qui devint, dans la partie occidentale du monde hellénique, la terre classique par excellence de la religion de Déméter et de Perséphoné. Les Grecs de ce pays prétendaient que leur île avait été dès l'origine consacrée aux deux Grandes Déesses. En réalité le culte en avait été introduit par les colons hellènes, et ce n'est même qu'assez tard que les légendes et les prétentions siciliennes à ce sujet, cessant d'avoir un caractère exclusivement local, se firent adopter hors de l'île. Différents courants y avaient concurremment apporté les principales formes que cette religion des Grandes Déesses avait prises en Grèce. Nous les y retrouvons toutes, tendant à se confondre et à s'amalgamer.

Le culte Triopien des cités de la Doride, ainsi que nous l'avons dit tout à l'heure, avait été introduit à Géla par cette famille sacerdotale originaire de Télos dont la descendance produisit Gélon et Hiéron Ier, les plus glorieux tyrannoi des cités siciliennes. Agrigente était une colonie de Géla, et parmi les grandes familles établies dans cette ville dès sa fondation, les Emménides se vantaient d'une origine thébaine. Aussi ne devons-nous pas être surpris de voir Agrigente se vanter, exactement comme Thèbes, d'avoir été le présent de noces fait par Zeus à Perséphoné lors de son hymen avec Pluton. A l'imitation des usages des noces humaines, cette constitution de dot était commémorée dans la cérémonie des Anakalypteria laquelle faisait partie des fêtes appelées Theogamia et destinées à célébrer l'union de la jeune déesse et de son époux infernal. Il y avait aussi des Anakalypteria, ayant le même caractère et le même objet, à Thèbes et à Cyzique, c'est-à-dire dans les deux cités qui prétendaient également avoir été la dot de Proserpine. On célébrait, du reste, également des Theogamia dans le culte de Déméter en Carie, et par conséquent cette fête avait dû venir à Agrigente de deux sources différentes.

C'est de Mégare et de Corinthe, nous l'avons indiqué déjà plus haut, que l'adoration de Déméter Thesmophoros passa en Sicile par Syracuse. On célébrait les Thesmophoria dans toute l'île, mais entre ces fêtes, celle de Syracuse était la plus célèbre et la plus brillante. Dans cette grande cité, Déméter avait un temple magnifique au quartier de Néapolis ; elle y était en outre adorée, non seulement comme Thesmophoros, mais aussi comme Hermioné, ce qui rapelle le culte dryopique d'Hermioné, et comme Sito et Himalis, en mémoire de l'invention du pain. Les Syracusains célébraient en l'honneur de la déesse et de sa fille deux fêtes annuelles, dont l'époque était la même que celle des Petits et des Grands Mystères du culte éleusinien. L'une de ces fêtes avait lieu au printemps ; c'était celle de Déméter, les Demetria, correspondant par leurs rites aux Thesmophories, qui duraient dix jours, et où l'on offrait à la déesse les gâteaux appelés mylloi. La fête d'été, coïncidant avec la maturité des grains et, par suite, à peu de chose près avec les Grandes Eleusinies, était consacrée à Perséphoné-Coré, dont elle commémorait l'hymen avec Hadès-Pluton ; elle portait le nom de Koreia ou Katagôgê Korês, et elle correspondait aux Theogamia d'Agrigente. Un des actes principaux y consistait en cérémonies nocturnes et mystérieuses à la fontaine Cyané, où les Syracusains prétendaient montrer la place à laquelle Pluton s'était englouti dans les entrailles de la terre en emportant Perséphoné. Des sarcasmes et des bouffonneries analogues à ceux des Eleusinies et des Tesmophories, d'un grand nombre de localités et des fêtes de Damia et d'Auxésia à Egine, marquaient aussi ces solennités de Syracuse en l'honneur de Proserpine.

Dans tout ceci apparaît une part bien sensible d'influence attique et éleusinienne, ce qui s'accorde avec le fait de l'adoration d'une Artémis Eleusinia en Sicile. Preller cherche pourtant à nier cette influence, en s'appuyant sur le fait que, dans cette portion du monde hellénique, les Léontins et les Rhégiens étaient seuls en alliance ancienne et étroite avec Athènes. Mais nous croyons, avec Gerhard, que cette influence, peut-être réelle et considérable, n'a pas eu besoin de s'exercer directement ; son action par le canal de Mégare, de Corinthe et de Syracuse est naturelle et vraisemblable. Ainsi s'explique l'étroite conformité des traditions propres d'Eleusis et de celles qui, en Sicile, finirent par se fixer dans la localité d'Enna, colonie de Syracuse, au centre d'une plaine d'une merveilleuse fertilité, toute entière consacrée à la culture des céréales. C'est là que pour les Siciliens se localisa définitivement le mythe de l'enlèvement de Perséphoné, auquel ils prétendirent, comme beaucoup d'autres, donner leur propre pays pour théâtre. Les Romains acceptèrent cette prétention, en l'an 621 de leur ère, et reconnurent solennellement la Cérès d'Enna pour la plus antique et la plus vénérable de toutes. Aussi leurs poètes et leurs mythographes suivirent-ils la narration sicilienne, dont la valeur devint comme un dogme au temps de l'empire, et ils allèrent jusqu'à admettre que c'était d'Enna que Triptolème avait porté le blé à Eleusis, avant d'en répandre ensuite la connaissance dans les îles et en Asie. Enna, du temps de la domination romaine, prit parmi les Grecs de Sicile le même rôle et la même situation que Delphes dans la Grèce propre ; ce fut aussi le véritable centre religieux du pays. Malgré la façon dont les légendes d'Enna procédaient de celles d'Eleusis, dont elles n'étaient qu'une nouvelle localisation, aucune cérémonie secrète ne s'accomplissait dans le culte de cette ville. Des mystères sur le type des Eleusinies ne paraissent s'être implantés nulle part en Sicile. C'est à la religion de la Déméter Thesmophoros, et non de l'Eleusinia, qu'il faut rattacher ce qu'on dit du caractère mystérieux qu'avait à Catane un antique simulacre de la déesse, placé au fond du sanctuaire et dont la vue était interdite aux hommes ; les femmes pouvaient seules s'en approcher pour lui rendre un culte. Et Verrès fut le premier qui osa porter sur ce simulacre révéré des yeux et des mains profanes.

Le culte des Grandes Déesses se montre encore à nous établi à Sélinonte, où Perséphoné recevait l'appellation de Pasikrateia. Notons aussi les légendes qui racontaient une dispute de Déméter et d'Héphaistos pour la possession de la Sicile, symbole de la lutte qui se renouvelle constamment entre la fécondité naturelle du sol et des effets dévastateurs de la lave dans la région de l'Etna, où Déméter passait pour avoir allumé ses flambeaux quand elle cherchait sa fille et où l'enlèvement de Perséphoné était quelquefois localisé. Enfin l'on racontait que Perséphoné, avec ses deux compagnes Athéné et Artémis, s'étaient partagé la souveraineté de l'île, Athéné prenant le pays d'Himéra, Artémis Ortygie et Perséphoné la région d'Enna, et qu'ensemble elles avaient brodé un magnifique péplos pour Zeus leur père.

Suivant le récit de Plutarque, lorsque Timoléon était prêt à faire voile de Corinthe pour arracher la Sicile au joug des tyrans, les prêtresses de Perséphoné virent eu songe les deux Grandes Déesses qui se disposaient à accompagner le libérateur et à passer avec lui dans leur île. Informés de ce prodige, les Corinthiens armèrent une trirème sacrée, qu'ils joignirent à la flottille de Timoléon et à laquelle ils donnèrent le nom des déesses. Le souvenir de l'origine corinthienne de la religion de Déméter et de sa fille en Sicile, se réveillait ainsi dans cette circonstance solennelle. Mais le développement universel du culte des deux déesses dans l'île avait été dans une forte mesure un résultat de l'influence personnelle des premiers princes syracusains, Gélon et Hiéron, qui étaient, en même temps que souverains de la plus grande partie de la Sicile, pontifes de Déméter Phoinicopeza et de Perséphoné Leucopolos, par héritage du sacerdoce que leur ancêtre Télinès avait établi à Géla. Ce fut Gélon qui construisit les temples d'Enna avec le butin fait sur les Carthaginois à la bataille d'Himéra. On doit remarquer, du reste, que nulle part la religion de Déméter et de Coré ne se montre, en Sicile, associée à des éléments dionysiaques. C'est qu'elle garda toujours dans ce pays le caractère avec lequel elle y avait été portée, au VIIIe et au VIIe siècle avant l'ère chrétienne, antérieurement à l'époque où s'opéra la fusion entre les mystères de Déméter et ceux de Dionysos [Bacchus ; Eleusinia, sect. I].

Nous reviendrons [sect. XII] sur les différents cultes de Déméter que nous venons de passer en revue dans leur distribution géographique, afin de les classer par familles et par systèmes. Mais auparavant il nous faut étudier la nature intime de la déesse, ses attributions et les différentes faces de sa physionomie, ainsi que les mythes principaux qui se rapportent à chacune d'entre elles.


Article de F. Lenormant