[VII. Déméter, déesse chthonienne]

Parmi les expressions qui, en grec, servent à désigner la terre, celle de chthôn exprime spécialement du sol et de ses profondeurs. Dans la conception première, comme une des formes de la terre divinisée, Déméter était la déesse à laquelle devait par excellence appartenir l'épithète de chthonia, que nous ne lui voyons pas seulement donner comme surnom, mais qui devient son appellation même dans le culte d'Hermioné. Elle s'identifie entièrement à la Gê chthonia d'Eschyle, et à ce point de vue, de souveraine du sol fécond de l'humus où germe la végétation, elle voit, par une marche naturelle des idées, son empire s'étendre à ce qui est au-dessous de ce sol, à la sombre région où habitent les ombres des morts dont la dépouille a été confiée à la terre. Elle personnifie les entrailles de la terre aussi bien que le sol cultivable qu'ouvre la charrue, et comme telle est identique à la chthôn nertera d'Euripide. Elle est donc katachthonos en même temps que chthonia ; et cette dernière qualification même tend à prendre de plus en plus le sens d'infernale. Comme telle, Déméter est rangée dans la classe des dieux que l'on appelle aussi bien oi chthonioi que oi kata chthonos, oi upernerthe, oi enerthe, oi nerteroi, oi katô, oi upochthonioi, oi upogaioi. A Hermioné, Chthonia est associée à Clyménos, le même qu'Hadès, le roi des régions infernales et de l'empire des morts, couple correspondant exactement à celui que nous offre Hésiode, de Déméter et de Zeus Chthonios, le même que le Zeus Katachthonios des poésies homériques. Chez Euripide l'expression de chthonios est employée pour désigner un mort.

Le plus ancien mode de sépulture chez les Grecs fut l'inhumation, et non la crémation [Funera ; Sepultura] ; c'était celui de l'âge pélasgique. Les Athéniens en attribuaient l'établissement à Cécrops ; et même après que les lois de Solon eurent admis l'usage de brûler les corps, le rite plus ancien de les inhumer se maintint parallèlement. Les Athéniens avaient l'habitude de choisir suivant leurs idées ou leurs convenances personnelles la manière dont ils seraient enterrés, et les fouilles de leurs tombeaux montrent que le plus souvent ce n'était pas la crémation qu'ils préféraient. En cas d'inhumation, le corps était déposé en terre la tête tournée vers l'Occident, tandis que les Mégariens ne se préoccupaient pas de l'orientation du cadavre dans la sépulture. Ainsi la terre engloutissait les hommes dans son sein après la mort, après leur avoir donné l'existence et les avoir nourris pendant leur vie ; elle devient encore plus sainte quand elle leur donne la sainteté du sépulcre qu'exprime l'épithète d'agnos laquelle appartient au tombeau comme à la déesse chthonienne. Par rapport à l'homme, comme par rapport aux autres créatures, la terre était celle qui produit tout et ensuite absorbe tout ce qu'elle a fait naître. De là naquit l'idée d'assigner aux morts pour demeure les entrailles du sol.

Gê, par suite, est une déesse funèbre [Tellus], et certains des sacrifices qu'on lui offre ont le caractère d'une commémoration des morts. Telle est, dans le culte attique, la fête des Horaia, dont on attribue l'établissement à Erichthonios, et qui consiste en même temps dans des nekusia et dans une offrande des prémices des principaux fruits du sol. Du moment que se fut établie la distinction de Gê et de Déméter comme deux personnalités difrentes, c'est Déméter qui, comme représentant plus spécialement le sol, fut tenue pour la déesse à qui l'on confiait la dépouille des morts, pour celle qui gardait leurs ombres dans son sein. Pour exprimer ce rôle, on lui mettait quelquefois dans la main, comme à Gê, la clef qui ferme les demeures infernales, la clef de l'erkos où sont parqués les morts, identiques à l'Orcus latin, auquel préside la Déméter Hercyna de Lébadée, divinité essentiellement funèbre, dont Welcker a justement assimilé le nom à celui d'Orcina. A Athènes, les morts inhumés dans la terre étaient qualifiés de Dêmêtreioi, ceux qui appartiennent à Déméter. A Sparte, le douzième jour après le décès, les rites de deuil se terminaient par un sacrifice à cette déesse. Cicéron nous apprend qu'un des plus anciens usages religieux de l'Attique faisait semer des grains sur la fosse funèbre. Il faut rapprocher ici l'usage, introduit de la Grèce à Rome, du sacrifice de la porca praecidanea ou praesentanea immolée à Cérès en l'honneur des morts au moment de la moisson, et avec le sang de laquelle on purifiait la maison.

Dans ces derniers rites, comme dans ceux des Horaia d'Athènes, en l'honneur de Gê, nous voyons apparaître l'idée de l'enchaînement du vaste ensemble de phénomènes qui font continuellement succéder la mort à la vie, puis la vie à la mort dans le sein de la nature, phénomènes au milieu desquels l'homme se sentait lui-même emporté, et spécialement l'assimilation qui s'imposa de bonne heure à l'esprit, car nous la retrouvons chez des peuples très divers, en Egypte aussi bien qu'en Grèce, de la destinée humaine après la tombe avec celle du grain qui, déposé en terre, renaît en produisant une plante nouvelle. Cette notion était en germe dans la conception primitive, naturaliste et agraire, de la religion des Grandes Déesses. Entendue d'abord, suivant toutes les vraisemblances, au sens grossier d'une palingénésie purement terrestre, d'un retour à l'existence de ce monde, elle alla en se spiritualisant chaque jour davantage avec le progrès de la pensée religieuse, jusqu'à atteindre à la conception d'une véritable immortalité, d'une vie par delà la tombe. Ce fut le point de départ, la source de toute la mystique du culte de Déméter et de sa fille ; ce fut l'essence même de leurs mystères, en particulier de ceux d'Eleusis, car c'est précisément l'application à la vie future des mérites des purifications et des sacrifices accomplis dans ces cérémonies, ainsi que de la science qu'on y acquérait, qui fut le véritable objet de leur institution [Eleusinia, sect. I ; Mysteria]. Cette notion de palingénésie et d'immortalité est déjà empreinte partout dans l'hymne homérique à Déméter, et avec elle l'autre dogme, connexe et exprimé en termes formels de la double destinée des âmes, du bonheur de celles des initiés et du malheur de celles des non-initiés. «Voss et d'autres ont remarqué avec raison, dit Guigniaut, que, bien que Triptolème soit nommé deux fois dans l'hymne à Déméter parmi les princes d'Eleusis, il n'y est pas question de lui comme ayant le premier reçu de la déesse, puis communiqué aux hommes, de concert avec elle, le présent du blé. Tout au contraire, le blé est supposé préexistant en Attique, et le grand bienfait de Cérès, c'est l'institution de ses mystères par elle-même, avec le sens profond que révélaient leurs cérémonies et leurs mythes, en retour de l'hospitalité qu'elle avait trouvée dans la famille de Céléos. Cette tradition implique, ainsi que les rites significatifs qui s'y liaient, tout au moins une vie nouvelle, sinon l'immortalité absolue de l'âme humaine». Aussi est-ce dans les Eleusinies que le dogme de la vie divine après le trépas, de l'immortalité de l'âme avec des récompenses et des peines, se développa principalement, avant que la philosophie ne s'en emparât indépendamment de la religion [Eleusinia, sect. VIII].

De simple déesse funèbre, investie de ce rôle parce qu'elle était la terre qui reçoit dans son sein la dépouille des morts, Déméter devint ainsi, avec sa fille, la déesse des belles espérances après le trépas. Mais ce rôle de divinité des morts, qui préside à leur nouvelle vie au-delà du sépulcre, la typifie et en assure la béatitude, appartient en propre à la fille plutôt qu'à la mère, du moment qu'on eut admis leur dualité. Déméter n'est que rarement la déesse infernale, et cela dans quelques circonstances particulières qui persistent comme des vestiges d'un état de choses tout à fait primitif, antérieur à son dédoublement en un couple de mère et de fille. Dès que ce couple est formé, c'est Perséphoné-Coré qui est la reine des enfers, la déesse de l'autre vie.


Article de F. Lenormant