[VIII. Dualité Déméter/Perséphone]

Avec la doctrine de panthéisme qui fait le fond de toutes les religions antiques, l'ensemble révolutoire de mort et de vie, dans lequel l'homme est entraîné par les lois fatales de la nature, n'est point distinct à ses yeux de la divinité elle-même. Puisque la divinité est tout et que tout est divinité, celle-ci est la mort et la vie, la destruction et la reproduction ; elle veut la dissolution et le renouvellement des êtres ; elle-même, elle vit et elle meurt tour à tour. De là, pour les religions panthéistiques, une conséquence frappante; ce grand Tout qu'on adore, c'est la vie et la mort réunies ; c'est à la fois l'être actif et la matière passive. Aussi dans le détail des mythes et des cérémonies de l'antiquité, la divinité occupe-t-elle tour à tour toutes les places, tantôt demandant des victimes, tantôt représentée comme une victime elle-même.

Cette complication et cette variété d'aspects, au premier abord contradictoires, existent plus que partout ailleurs dans la conception d'une déesse Terre, en qui se personnifie la nature féconde et productrice, embrassant, dans son essence et dans sa vie divine, tout le cycle des phénomènes de la vie universelle des êtres, avec ses vicissitudes périodiques et ses alternances. «La terre, sous beaucoup de noms et beaucoup de faces, est une seule forme», dit Eschyle. On a pu voir combien la variété, et même dans une certaine mesure la contradiction des aspects et des attributions existe chez Déméter. Comme toutes les déesses de même nature, qui plongent également leurs racines dans les vieilles conceptions religieuses des Pélasges, elle est essentiellement une déesse double, à deux faces et à deux significations, car suivant le point de vue où on l'envisage elle personnifie toujours à la fois la vie et la mort, la production et la destruction, ou la maternité primordiale et le renouvellement perpétuel des êtres qu'elle enfante. De là, comme pour toutes les déesses analogues et étroitement apparentées à elle dans l'origine, une tendance à décomposer son unité primitive en une dualité extérieure, où se marque la distinction de ses deux aspects fondamentaux, de ses deux natures.

Cette décomposition d'une seule déesse en deux déesses s'opère de diverses manières. Le premier procédé, celui qui a dû se présenter tout d'abord à l'esprit, est celui du dédoublement pur et simple, qui place côte à côte deux déesses homonymes et pareilles, ou qui présente simultanément aux adorations deux images de la même divinité, représentant deux de ses aspects divers. C'est ainsi que nous avons une double Athéné, une double Aphrodite, une double Artémis. De la même façon, dans le culte de Déméter, nous avons l'adoration parallèle de la Sitô et de l'Himalis à Syracuse, de la Megalartos et de la Megalomazos en Béotie, de l'Amaia et de l'Azésia à Trézène. Une variante du même procédé est celle qui amène à présenter, au lieu de Déméter, un couple de deux déesses absolument pareilles entre elles, mais désignées par des noms différents, entre lesquelles on n'établit aucun lien de filiation et qui ont plutôt l'apparence de soeurs que de mère et de fille, comme Damia et Auxésia en Crète, à Trézène, à Epidaure et à Egine.

Mais un procédé de dédoublement beaucoup plus fréquent est celui qui décompose la déesse, conçue d'abord comme unique et variable, en une dualité de mère et de fille, exprimant par cette dernière forme la notion du renouvellement perpétuel de la nature, que symbolise, chez la déesse restée unique, le bain où chaque année Héra va reprendre sa virginité. Nous avons déjà observé ce fait dans la conception et le développement de la déesse mère de la religion cabirique de Samothrace [Cabiri] ; nous le constaterons de nouveau dans les variations des légendes de la Cybèle phrygienne [voy. aussi Sabazius]. Il devient fondamental dans la religion de Déméter. Dès une extrême antiquité, bien antérieure à la composition des poésies homériques et telle que certains érudits, comme Preller, ne semblent pas admettre la possibilité d'une conception plus primitive de Déméter seule, cette déesse, presque partout où elle est honorée, se montre à nous inséparable de l'adoration rendue en même temps à une déesse qui est sa fille. Comme nous l'avons dit plus haut [sect. 1], la seconde déesse de ce groupe indissoluble est appelée Korê, «la fille» par excellence, dénomination d'origine spécialement attique et éleusinienne, ou Persephonê, nom dont l'étymologie implique une signification funèbre et dont la variante en Thessalie, Persephassa ou Persephatta, se montre à nous chez les Aenianes, comme l'appellation d'une déesse encore toute indépendante, déesse funèbre qui est donnée comme une forme d'Aphrodite. Au point de vue purement physique et agraire, qui a été l'origine de la conception première de cette dualité féminine, Déméter est la terre féconde et mère, Perséphoné-Coré la végétation qui se développe de son sein, la graine confiée au sol et qui y germe en reparaissant à la lumière sous la forme d'une plante nouvelle, et aussi la puissance mystérieuse qui anime cette végétation. Leur couple correspond ainsi exactement à celui de Gê Kourotrophos et Déméter Chloé à Athènes, dans lequel Déméter remplit par rapport à Gè le rôle qui, dans la donnée plus habituelle, appartient à Perséphoné par rapport à Déméter ; c'est aussi la même notion qu'impliquent les deux noms de Damia et Auxésia, la déesse du sol et celle de la croissance végétative. Puis, par le développement naturel du sens de son mythe et de la conception de la divinité chthonienne, Perséphoné devient bientôt spécialement l'épouse d'Hadès, la reine des demeures infernales et des morts qui les habitent, ce qu'elle est déjà dans les poésies homériques, enfin le type mystique de la destinée de l'homme après le trépas, de sa palingénésie et de sa vie éternelle [Proserpina].

Déméter et Perséphoné-Coré forment, ainsi que nous l'avons déjà remarqué [sect. I], le couple des «Deux Déesses» par excellence, Tô Theô, ou Megalai Theai, appelées aussi ai diônumoi theai, ai omobômoi, et quand il s'agit spécialement de leur présence dans les Thesmophories, tô Thesmophorô. Cet accouplement ainsi exprimé implique, comme l'a très bien vu Welcker, une parité absolue entre les deux déesses et la notion de l'unité primordiale à laquelle peut toujours se ramener leur dualité si l'on pénètre au fond des choses, surtout dans la religion mystique. Ceci entraine une homonymie parfaite dans leurs surnoms. Ainsi agnê est une des plus antiques épithètes de Déméter et Hagna une appellation spéciale de Coré en Messénie ; toutes deux réunies sont en Sicile ai Agnai. Dans l'hymne homérique, Déméter est appelée semnê et avec sa fille semnai ; une inscription de Posidonia qualifie Coré de trisemnos. Déméter est encore dans l'hymne potnia et polupotnia, et nous avons pour les deux déesses potniai chez Sophocle et chez Aristophane, et chez ce dernier encore Thesmophorô polupotnia. La localité de Potniae près de Thèbes devait bien évidemment son nom au culte qu'elle leur rendait et était à son tour le point de départ d'une nouvelle forme de leur qualification, ai Potniades theai. Nous avons comme désignation commune ai Despoinai ; en même temps l'épithète de despoina appartient à Déméter et à Perséphoné, et Despoina devient en Arcadie le nom même de la déesse qui correspond à cette dernière. Sôteira est une des qualifications les plus habituelles de Perséphoné, en rapport avec son caractère infernal ; mais nous avons vu plus haut que Déméter recevait aussi quelquefois le même surnom. A cette identité de qualifications, à cette homonymie correspond la communauté de leurs principaux attributs et symboles ; celle de l'attribut des flambeaux donne même lieu à un nouveau surnom commun, ai purphoroi theai. La même notion s'exprime dans le langage plastique de l'art par une singulière analogie du type idéal des deux déesses, entre lesquelles on est loin de marquer toujours une différence entre la matrone et la jeune fille ; à tel point que l'attribution exacte des noms de Déméter et de Coré est quelquefois extrêmement difficile en présence des monuments qui les représentent toutes les deux ensemble, et encore plus quand il s'agit de déterminer les têtes de l'une ou de l'autre des déesses qui figurent isolément au droit des monnaies, quand ces têtes ne sont pas accompagnées d'une inscription explicative [sect. XIV].

Gerhard a insisté avec raison sur la parité absolue avec laquelle Déméter et Perséphoné-Coré se montrent dans un certain nombre de monuments figurés. Ceux-ci traduisent exactement l'idée dont les Pythagoriciens se sont inspirés quand ils ont appelé la dyade Déméter ou Eleusinia. C'est comme deux déesses exactement égales et pareilles, aussi bien que la Damia et l'Auxesia qui couronnaient le fronton du temple d'Egine, que nous voyons Déméter et Perséphoné dans les bas-reliefs du fameux tombeau des Harpyes à Xanthos en Lycie. Le même caractère est marqué de la façon la plus nette dans la terre cuite de Préneste, que nous reproduisons, où les deux déesses, siégeant sur le même trône, sont accompagnées du petit Iacchos, assis à terre entre elles deux. Il n'y a ici aucune trace d'une distinction extérieure de mère et de fille, mêtêr kai kourê, ou de presbutera kai neôtera, pas plus que dans un bas-relief votif de Panticapée.

M. Stephani reconnaît encore Déméter et Coré avec cette similitude parfaite de représentation dans des terres cuites du Bosphore Cimmérien, et Gerhard dans les deux déesses de plus petite dimension que la figure principale, que certaines terres cuites d'Athènes placent aux côtés d'Athéné Polias assise. Ces dernières images représenteraient donc le groupement de divinités indiqué dans le serment nai tain Theain kai tês Poliados ; cependant les deux plus petites figures pourraient y être expliquées aussi bien par les deux Heures attiques primitives, Thallo et Carpo, accompagnant Athéné comme déesse agraire. Il est vrai que ces deux Heures exprimant les phases de la végétation ont la plus grande ressemblance avec les deux Grandes Déesses quand elles sont absolument égales, et aussi, comme l'a remarqué Welcker, avec Damia et Auxesia. Quoi qu'il en soit, on observe une égalité parfaite de position entre Déméter et Perséphoné dans un certain nombre de monuments, où la distinction de la mère et de la fille se marque cependant par quelques traits qui donnent à la dernière un caractère plus juvénile. Tel est un marbre de Préneste où les deux déesses sont placées côte à côte sur un lectisterne ; telle est aussi une série de groupes votifs de terre cuite trouvés dans la même ville, dont il faut en rapprocher d'autres, de l'Italie méridionale. C'est ainsi qu'à Acacésion d'Arcadie le sculpteur Damophon avait figuré Déméter et Despoina assises côte à côte sur le même trône.

Il est vrai que, si nous avons ainsi toute une suite de représentations qui font de cette parité une donnée hiératique et consacrée, d'autres expriment une supériorité de la mère sur la fille. La manière la plus antique de la peindre consiste à représenter Déméter assise en reine sur un trône, tandis que Perséphoné-Coré se tient debout. C'est la différence que l'on observe déjà dans les deux statuettes de terre cuite d'ancien style, trouvées ensemble dans un même tombeau à Egine. La même distinction d'attitude est ce qui permet de distinguer la mère et la fille dans les idoles votives de terre cuite, d'un travail si étrangement grossier, qui ont été découvertes en grande quantité à Tégée. Nous la trouvons conservée à l'époque de l'art le plus perfectionné dans la composition des deux statues de marbre de Déméter et de Perséphoné exhumées à Cnide du milieu des ruines du temple des Grandes Déesses auprès du promontoire Triopien. Coré, debout, tandis que Déméter est assise, s'observe encore sur le célèbre sarcophage de Wiltonhouse, dans divers monuments représentant une scène de l'époptie d'Eleusis et sur le grand vase à reliefs de Cumes.

La même notion d'une supériorité de la mère sur la fille est exprimée encore d'une autre manière par la cidaris et le sceptre royal donnés à Déméter, tandis que Coré a une coiffure beaucoup plus simple et tient le flambeau, dans la peinture de vase ci-contre représentant la mission de Triptolème.

La nature des attributs des deux déesses ne permet pas, en effet, de douter que nous ayons ici un des exemples où, contrairement à la donnée la plus générale [Triptolemus], les rôles habituels de la mère et de la fille s'échangent, où c'est Coré qui verse à Triptolème la libation du départ.

Nous mettons en parallèle une autre peinture du même sujet, où les deux déesses, assistées de Hadès-Pluton, qu'accompagne un chien ou un loup, sont, au contraire, sur un pied d'égalité parfaite, toutes deux munies du sceptre de reine, lequel convient également à l'une et à l'autre, à Déméter comme anassa, à Coré comme basilis ou pambasileia. La mère ne se distingue de sa fille que par le voile qui couvre sa tête et qui rappelle la période de deuil qu'elle traverse après l'enlèvement de Perséphoné [sect. X], ainsi que par la grue placée à côté d'elle. Ce couple des deux déesses conçu dans un esprit de semblable parité est celui dont le scoliaste d'Euripide exprime la nature en disant : «Toutes les deux s'apellent Déméter, la plus jeune aussi bien que l'aînée». Les Orphiques le ramènent à son unité primordiale, quand ils qualifient Déméter de kourotrophe kourê et quand ils lui disent, réunissant en elle ses attributions et celles de Coré, su chthoniê, su de phainomenê. Pour Hésychius, c'est Déméter qui est «la vierge sacrée», désignation que l'on s'attendrait à voir appliquer à sa fille.

L'unité fondamentale des deux Grandes Déesses se rétablit aussi dans le culte extérieur et public de quelques cités, en petit nombre, par l'adoration de la seule Perséphoné-Coré, qui absorbe en elle les attributs et le rôle de la mère. Tel est le cas à Locres, à Catane et à Cyzique ; et Welcker a ingénieusement remarqué que c'est spécialement dans ce cas que la couronne d'épis, qui appartient d'ordinaire à Déméter, vient ceindre le front de sa fille. Mais à son tour Perséphoné, envisagée au point de vue mystique, est une déesse à double sens et à double nature, susceptible, elle aussi, de se résoudre en une dualité. Car nous trouvons quelquefois deux Perséphonés mises en contraste [Proserpina].


Article de F. Lenormant